Séance exceptionnelle - Commémoration de la séance inaugurale de l'Assemblée consultative provisoire dans l'hémicycle du Sénat le 9 novembre 2004
PRÉSIDENCE DE M. CHRISTIAN PONCELET
SOMMAIRE
COMPTE RENDU INTÉGRAL
(La séance exceptionnelle est ouverte à seize heures.)
M. Christian Poncelet, président du Sénat. Messieurs les ministres, mesdames, messieurs les ambassadeurs, mesdames, messieurs, mes chers collègues, j'ouvre solennellement la séance exceptionnelle pour commémorer la séance inaugurale de l'Assemblée consultative provisoire de la République française au Palais du Luxembourg du 9 novembre 1944.
J'ai le très grand plaisir de saluer tout particulièrement la présence des anciens délégués de l'Assemblée consultative provisoire. (Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et applaudissent.)
J'ai également la joie, avec tous mes collègues, de revoir ici M. René-Georges Laurin, ancien membre de l'Assemblée consultative provisoire et sénateur du Var jusqu'en octobre 2004. (Applaudissements.)
Je souhaite, par ailleurs, la plus cordiale bienvenue dans nos tribunes à Mmes et MM. les représentants de la chancellerie de l'ordre de la Libération, des associations d'anciens combattants et résistants, et des corps diplomatiques, (Applaudissements.) ainsi qu'à notre ancien collègue l'amiral de Gaulle. (Applaudissements.)
Avec cette commémoration de la séance inaugurale de l'Assemblée consultative provisoire, qui s'est tenue il y a soixante ans aujourd'hui, nous célébrons l'essentiel. Il s'agit du rétablissement de la démocratie, du refus de la tyrannie et du retour de la paix, après cinq années de guerre.
Certes, toute commémoration est par nature tournée vers le passé, dans la mesure où elle affirme un refus de l'oubli.
Mais le devoir de mémoire auquel nous nous livrons aujourd'hui est ancré dans le présent par la pérennité de la reconnaissance due à tous ceux qui ont permis la libération du territoire national, la restauration de la démocratie et l'instauration de la paix.
Permettez-moi, en cet instant, de saluer ceux d'entre eux qui nous font l'honneur d'être avec nous dans cet hémicycle et dans ces tribunes.
Ce devoir de mémoire, si exigeant soit-il, ne néglige pas l'avenir, car il constitue aussi un perpétuel appel à la vigilance. Ces évidences que sont le refus de la tyrannie - quelles qu'en soient les formes hideuses -, l'exigence de démocratie et l'aspiration à la paix nécessitent un combat permanent, opiniâtre et déterminé. Les tensions d'un monde incertain, tensions qui se propagent jusqu'à l'intérieur de nos frontières montrent que ce combat demeure plus que jamais actuel.
La lecture des débats de l'Assemblée consultative provisoire fait apparaître cette instance comme la synthèse contrastée d'une époque, à la fois complexe et unique, et d'un message qui est toujours d'une présente actualité.
L'Assemblée consultative provisoire fut, au cours de sa brève existence, tout à la fois la revendication d'une puissante symbolique de continuité démocratique, une réalité politique et parlementaire fortement significative, mais injustement sous-estimée et, enfin, l'expression d'un espoir et d'une volonté imaginative de progrès et d'entente dans une France affaiblie, amoindrie et meurtrie.
Elle fut aussi le lieu, organisé et privilégié, de l'expression, de la volonté, je dirai même de la mystique, du renouveau économique et social de notre pays.
L'Assemblée consultative provisoire fut tout à la fois l'ordre dans une France morcelée, divisée et dévastée, et le mouvement dans une France abaissée, humiliée et paralysée.
Voulue dès 1941 par le général de Gaulle, et organisée sur le plan institutionnel par René Cassin, commissaire à la justice, l'Assemblée consultative provisoire siégea, à partir de novembre 1943, à Alger sous la présidence de Félix Gouin.
Au long de sa brève existence parisienne, du 7 novembre 1944 au 3 août 1945, l'Assemblée consultative provisoire fut d'abord un symbole fort : celui de la volonté, affirmée et affichée, du rétablissement de la chaîne brisée de la souveraineté populaire.
Une prompte et tangible affirmation de la continuité démocratique de la France était, en effet, à cette époque, essentielle.
Elle correspondait à une aspiration nationale profonde.
Elle était nécessaire pour des raisons évidentes, et nobles, de politique intérieure.
Elle était également indispensable - et cette dimension était particulièrement importante aux yeux du général de Gaulle - pour rétablir la légitimité extérieure et, partant, le poids international de la France.
Cette symbolique s'inscrivait aussi dans un contexte plus général, celui de la restauration de l'Etat.
Dans une France morcelée et en partie détruite, dans laquelle une partie importante des pouvoirs en place avait failli sous l'Occupation, il convenait, avant tout, de restaurer l'Etat pour que la France puisse se réconcilier avec elle-même.
Il importait que le Gouvernement gouverne, que l'armée combatte l'ennemi encore présent à l'époque, ne l'oublions pas, sur le territoire national, que l'administration administre un pays en proie à de redoutables problèmes quotidiens, que la monnaie - le franc - soit restaurée, que l'économie soit relancée, que la reconstruction du pays soit engagée et, enfin, que la voix de la France soit entendue dans le concert des nations.
Ces ardentes et décisives exigences impliquaient de façon impérieuse l'affirmation de la continuité démocratique du pays, clef de voûte de la nation en reconstruction.
Il n'est pas excessif de dire que l'Assemblée consultative provisoire fut, de ce fait, un élément déterminant du rétablissement de la France dans ses valeurs, dans son rang, dans sa lumière.
Ce point me semble devoir être médité. En ce qu'elle illustra le rôle indispensable de l'institution parlementaire dans la reconstitution de la force d'un Etat, la brève histoire de l'Assemblée consultative provisoire ne conserve-t-elle pas une actualité toute particulière ?
Permettez-moi de penser ici au défi majeur de ces nations divisées et détruites, dont la reconstruction conditionne la sécurité du monde, à l'orée de ce XXIe siècle.
La genèse d'un parlement, de préférence bicaméral, ne constitue-t-elle pas, pour ces pays dévastés et décomposés, pour ces Etats sans nation, pour ces nations sans Etat, la première pierre de leur reconstruction, de leur affirmation et de leur intégration dans le concert pacifique des nations ?
Symbole puissant, l'Assemblée consultative provisoire fut aussi une réalité parlementaire tangible et, à maints égards, exemplaire.
Quoique les anciens parlementaires y fussent minoritaires, l'Assemblée consultative provisoire, dominée par les représentants des organisations résistantes, a été, à la Libération, une expression représentative de la nation française. Elle l'a été par sa composition, élargie en octobre 1944. Elle l'a été par le rôle qui fut le sien.
Simplement délibérative, l'Assemblée consultative provisoire ne fut pas, pour autant, une simple chambre d'enregistrement. Loin s'en faut !
Elle travailla avec ardeur selon les règles les plus éprouvées, et je dirais les plus sophistiquées, du parlementarisme français. Son bilan est éloquent : cent vingt séances publiques, de nombreux avis et résolutions amendés, plusieurs centaines de réunions de commissions, soixante-dix-neuf rapports de commissions, plusieurs missions d'information ou d'enquête, presque un millier de questions au Gouvernement.
De fortes voix s'y élevèrent avec fougue, passion et éloquence.
Je citerai, parmi ces voix qui se sont tues, celles de Maurice Schumann, de Gaston Monnerville, d'André Colin, de Jacques Duclos, de Vincent Auriol, de Jules Moch, de Jacques Debû-Bridel, de Pierre Cot et d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie.
Profondément attachée au régime représentatif, l'Assemblée consultative provisoire ne se résigna pas à n'être, circonstances obligent, que consultative, et le président du gouvernement provisoire dut faire face aux revendications de délégations de ses membres réclamant les pleins pouvoirs... législatifs.
En un mot, l'Assemblée consultative provisoire honora le parlementarisme, dont elle prépara la pleine reconstitution.
Des débats parfois âprement contradictoires s'y déroulèrent. Ils portèrent, bien sûr, sur les problèmes cruciaux d'une époque marquée par la guerre : l'épuration, les spoliations de l'occupation, le rapatriement des déportés survivants et des prisonniers de guerre, le ravitaillement de la population, la reconstruction d'une France largement ruinée et détruite.
Ils portèrent aussi, souvent en présence du chef du gouvernement provisoire, le général de Gaulle, sur l'avenir, la politique générale du pays, les questions économiques et budgétaires, la politique étrangère.
Ces débats furent particulièrement émouvants, marqués par une vibrante, unanime et inoubliable Marseillaise le 15 mai 1945, jour de la célébration en séance publique de la victoire contre le nazisme.
M. René-Georges Laurin. Très bien !
M. Christian Poncelet, président du Sénat. Ils furent âpres, controversés et précurseurs de l'histoire constitutionnelle de la IVe République et de la Ve République lorsqu'ils portèrent sur l'avenir des institutions de la République.
Ils furent lucides, imaginatifs et annonciateurs du douloureux processus de décolonisation lorsque des circonstances dramatiques conduisirent à aborder l'avenir de l'Algérie et, au-delà, le devenir du Maroc, de la Tunisie et de l'Indochine.
Ils furent, enfin, généreux, unanimes et porteurs d'avenir sur la sécurité sociale, les accidents du travail, les comités d'entreprise ou le rôle civique des femmes.
Symbole puissant et réalité parlementaire forte, l'Assemblée consultative provisoire fut aussi l'expression frémissante d'un espoir et d'une volonté, tout à la fois imaginative et déterminée, de progrès et d'entente civique.
A ce titre, elle fut l'expression et le symbole d'un moment exemplaire et rare dans la vie d'une démocratie.
Profondément attachée à l'union de la nation tout entière, après les divisions de la guerre et de l'avant-guerre, mais respectueuse de la diversité qui est l'essence même de la démocratie, l'Assemblée consultative provisoire fut un lieu d'imagination, une enceinte de dialogue, un espace d'écoute, un havre de respect.
Fidèle à la promesse de renouveau qu'exprimaient dans la richesse de leur diversité les idées de la Résistance, l'Assemblée consultative provisoire fut une force de proposition riche, généreuse et tournée vers la construction de l'avenir de notre pays, dont elle aborda quasiment tous les grands chantiers.
Il s'y exprima une confiance volontariste dans l'avenir, un devoir de penser le futur, qui pourrait inspirer nos travaux dans cette époque, la nôtre, où l'imagination est trop souvent bridée par le désenchantement, le pessimisme, les particularismes, les corporatismes et les a priori partisans.
L'Assemblée consultative provisoire fut, comme par une sorte de magie fugitive, l'expression ardente tout à la fois de valeurs communes retrouvées, d'un espoir partagé, d'un « vouloir vivre ensemble » et d'un devoir d'élaboration d'un futur meilleur pour tous.
Cette volonté de construire en commun un Etat plus juste, plus fort, plus efficace, plus généreux, plus sûr, s'y exprima dans le mélange rare et exemplaire d'un devoir d'écoute, d'un respect mutuel et d'une volonté de recherche du consensus qui n'excluait en rien la fidélité aux convictions des uns et des autres.
L'Assemblée consultative provisoire reste, de ce point de vue aussi, un modèle et une référence qui doivent nous inspirer.
L'Assemblée consultative provisoire sut être fidèle à l'épopée de larmes, de sang, de légende, mais de rêve aussi, que fut la Résistance, dont elle était très largement issue.
Avec un grand professionnalisme, elle sut réaliser la transition vers le débat contradictoire et la démocratie.
Toujours, elle sut s'exprimer avec générosité et hauteur de vue.
Souvent, elle sut tracer les voies d'une approche empirique et pragmatique des choses, exigée par l'urgence de la reconstruction du pays et de l'Etat.
Son soutien au gouvernement provisoire fut tangible. Il ne s'exprima cependant pas toujours sans circonspection, ni réserve.
En certaines occasions, elle se divisa même profondément.
En ce jour, qui est aussi celui de l'anniversaire de la mort du général de Gaulle, ce géant, ce héros, qui fut l'inspirateur de l'Assemblée consultative provisoire, je crois que nous pouvons être fiers que l'Assemblée consultative provisoire ait existé, et qu'elle ait travaillé en cet hémicycle, le nôtre, celui du Sénat. Elle l'a honoré.
Puissions-nous méditer les leçons, plus actuelles que jamais, qu'en dépit du contexte très singulier de son existence éphémère, elle a su, à nous tous, nous léguer ! (Applaudissements.)
Je vais maintenant donner la parole aux présidents des groupes qui composent notre assemblée.
La parole est à M. Jacques Pelletier, président du groupe du Rassemblement démocratique et social européen.
M. Jacques Pelletier. Monsieur le président, messieurs les ministres, madame et messieurs les grands anciens de notre pays, que nous sommes si heureux d'accueillir aujourd'hui dans notre hémicycle, mes chers collègues, au nom des sénateurs du Rassemblement démocratique et social européen, je me réjouis de fêter le soixantième anniversaire du retour de la légalité républicaine dans notre pays par l'installation, au palais du Luxembourg, de l'Assemblée consultative provisoire.
Dès 1942, en accord avec les chefs de la Résistance intérieure, le général de Gaulle avait dit que le peuple français libéré aurait à choisir un régime nouveau.
L'ordonnance d'Alger précisa que le peuple déciderait de ses institutions en pleine liberté.
C'est dans cet esprit que, le 7 novembre 1944, la France occupée renouait avec fierté et solennité avec la souveraineté parlementaire, mise à l'index quatre ans auparavant.
Le 10 juillet 1940, quatre-vingts parlementaires, parmi lesquels vingt et un sénateurs, se sont opposés au vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain. « Penser, c'est dire non », écrivait Alain, et ce « non » nous paraît si évident aujourd'hui...
Il aura fallu beaucoup de courage, de fermeté et de force de conviction à ces hommes pour oser se dresser contre la capitulation, la résignation et le refus de l'action.
Aux côtés du général de Gaulle, ils participèrent ainsi, anticipant ses pensées et son action, à l'organisation de la continuité républicaine de la France libre.
Parmi ces parlementaires qui se sont levés au milieu d'un marais soumis, on a compté quatorze sénateurs appartenant au groupe de la gauche démocratique, que j'ai le plaisir de présider aujourd'hui, et à leurs côtés aussi sept socialistes et deux non inscrits.
Je souhaiterais citer le nom de chacun d'eux, afin qu'il résonne à nouveau dans cet hémicycle comme il le mérite : Marcel Astier, Emile Bender, Pierre Chaumié, Paul Fleurot, Paul Giaccobi, Justin Godart, François Labrousse, Victor Legorgeux, Jean Odin, Joseph Paul-Boncour, Marcel Plaisant, Joseph-Paul Rambaud, René Renoult et Camille Rolland pour la gauche démocratique ; Alexandre Bachelet, Georges Bruguier, Joseph Depierre, Marx Dormoy, Louis Gros, Georges Pézières et Henry Sénès pour le groupe socialiste, ainsi que Pierre de Chambrun et Auguste Champetier de Ribes, qui n'appartenaient à aucun groupe.
Sept membres de la gauche démocratique ont aussi volontairement choisi de s'abstenir.
A la fin des débats, Marcel Astier, sénateur de l'Ardèche, fut le seul à prendre la parole, à la suite de Pierre Laval, pour lancer dans l'hémicycle un vibrant « Vive la République quand même ! ».
Je profite de l'occasion qui m'est ici donnée pour exprimer le souhait de notre collègue et ami Gilbert Barbier de rappeler le souvenir de ces hommes qui ont voulu que la République ne cède pas devant l'effondrement des armées françaises.
Le Sénat pourrait ainsi honorer leur mémoire par le dévoilement d'une plaque dans notre palais.
Ils ont, pour nous, toute leur place au Panthéon des résistants, eux qui furent les précurseurs de ces hommes et de ces femmes, de ces « héros obscurs réfugiés dans les maquis et dans les montagnes de la vieille Gaule », comme les décrivait Paul Cuttoli, lors de la séance d'installation de l'Assemblée consultative provisoire de la République.
L'ordonnance d'Alger du 9 août 1944, relative au rétablissement de la légalité républicaine, disposait, dans son article 1er, que la forme du Gouvernement est et demeure la République.
Ce que nous commémorons aujourd'hui, c'est donc le retour de la légalité républicaine dans notre pays après quatre années de souffrance, d'errements funestes, de mesures pour lesquelles la France reste débitrice devant l'Histoire.
Il y a des principes sur lesquels on ne transige pas. Les fondements mêmes de notre démocratie constituent un socle non négociable, et l'Histoire nous a appris à quel point ils étaient précieux et indispensables.
D'Alger au Palais du Luxembourg, des plages de Normandie à Dunkerque, dernière ville française libérée le 9 mai 1945, le chemin vers la lumière et la liberté fut interminable et douloureux.
La République, à laquelle nous sommes tous attachés, a payé un lourd tribut au fanatisme des idéologies, avant d'être en mesure de se relever et d'arborer solennellement sa volonté de redonner à tous nos compatriotes leur dignité et leur fierté.
Ce que nous commémorons aussi aujourd'hui, c'est l'union de tout un pays pour sa reconstruction et son redressement, ce que Paul Cuttoli désignait comme « le juste combat des partis et des groupes dans une émulation de tous les instants vouée au bien public », l'unité nationale, par-delà les clivages partisans, dans le respect des principes démocratiques.
C'est dans cet esprit de rassemblement que fut pensée la composition de l'Assemblée consultative provisoire de 1944, qui, malgré l'absence de vote populaire, reflétait néanmoins toutes les strates de la population et toutes les sensibilités qui faisaient la richesse de notre pays.
Des gaullistes aux communistes, des socialistes aux démocrates-chrétiens, des radicaux aux républicains, toute la France se trouvait représentée dans cette assemblée, qui, bien que ses compétences fussent très réduites, sut se comporter en assemblée parlementaire.
La gauche démocratique était présente au Sénat bien avant la guerre. Elle le fut pendant la guerre au sein de l'Assemblée consultative d'Alger, mais aussi après.
Le 7 novembre 1944, quinze sénateurs qui siégeaient en 1940 étaient de nouveau présents sur ces bancs lors de la séance inaugurale. Parmi eux, se trouvaient Joseph Paul-Boncour, Marcel Plaisant ou Justin Godart, qui avaient refusé les pleins pouvoirs au Maréchal en 1940.
La République naissante accordait ainsi une prime à la constance et au courage en choisissant ces hommes pour son redressement.
La gauche démocratique est toujours présente au Sénat : le groupe du RDSE assure avec constance - et avec d'autres - la permanence des idées qui ont fait la République.
En tant que sénateur, je suis également heureux de commémorer en ce jour la restauration d'une véritable assemblée parlementaire, qui préfigura le rétablissement de l'expression de la souveraineté nationale au travers du Conseil de la République et de l'Assemblée nationale.
Pour la première fois, douze femmes ont pu siéger sur les bancs de cet hémicycle, donnant enfin à la moitié de la population française le droit de s'exprimer.
Les territoires de ce que l'on appelait encore l'Empire étaient également représentés, juste hommage de la nation à la France combattante, à ses fils qui avaient lutté contre l'ennemi, venant des quatre coins de l'Empire.
Le Sénat d'aujourd'hui doit beaucoup à toutes celles et à tous ceux qui ont siégé sur nos travées le 7 novembre 1944. Notre liberté de parole et d'action ou notre pouvoir de rendre la loi meilleure en sont un legs direct que nous nous devons de préserver jour après jour, dans le respect de toutes nos différences.
Le souvenir de tous les membres de l'Assemblée consultative provisoire de la République française restera longtemps vivace dans cet hémicycle. Nous savons ce que nous leur devons.
La politique, qui demeure la science de la liberté, le sait aussi. (Applaudissements.)
M. Christian Poncelet, président du Sénat. La parole est à M. Josselin de Rohan, président du groupe Union pour un mouvement populaire.
M. Josselin de Rohan. Monsieur le président, messieurs les ministres, madame et messieurs les anciens membres de l'Assemblée consultative provisoire, mes chers collègues, dans quelques instants Alain Delon fera revivre dans cet hémicycle la grande voix du général de Gaulle. Soixante ans après, la clarté, la force et la concision de son message nous frappent encore, comme l'ambition qu'il assignait à la France : refaire notre puissance militaire, restaurer l'Etat, assurer l'action de la justice, retrouver notre place dans le concert des grandes nations, entreprendre les grandes réformes économiques et sociales que le pays attendait.
Quelles pensées traversaient l'esprit du chef du gouvernement ce jour où, sur le territoire national, la France renouait avec les institutions de la démocratie ?
Se souvenait-il de son départ solitaire pour Londres avec, pour tout bagage, l'honneur et la fortune de la France ou bien de son retour à Paris, lorsqu'il descendait l'avenue des Champs-Elysées au milieu d'une marée humaine ivre de joie et de liberté, hurlant son amour pour la patrie ?
A quoi songeaient les anciens parlementaires qui avaient vu une écrasante majorité d'entre eux abdiquer la République au profit d'un régime dictatorial et servile ? Se remémoraient-ils Georges Mandel, Jean Zay, Marx Dormoy lâchement assassinés, Jean Catelas exécuté par l'ennemi, Pierre Masse, Joseph-Paul Rambaud ou Lionel de Moustier déportés dans les camps de la mort, Félix Grat ou Léo Lagrange morts au champ d'honneur, Léon Blum, Edouard Daladier et Paul Reynaud captifs en Autriche à la merci de leurs geôliers ?
Quels sentiments étreignaient ces femmes et ces hommes issus de la Résistance, que de Gaulle a qualifiée « d'élite du combat et de l'ardeur », celle des grandes figures dont l'ombre planait sur l'Assemblée, Jean Moulin, Honoré d'Estienne d'Orves, Pierre Brossolette, Jean Cavaillès ou Gabriel Péri, dont les veuves siégeaient désormais à l'Assemblée consultative provisoire, celle de tant de leurs camarades tombés dans les maquis, bravant les pelotons d'exécution au moment d'être fusillés, succombant sous la torture, promis à l'extermination dans les bagnes du IIIe Reich ?
Parmi ces nouveaux venus figurait le benjamin de l'Assemblée, notre ancien collègue René-Georges Laurin, à qui j'adresse notre très affectueux salut, comme j'adresse notre respect à tous les anciens membres de l'Assemblée consultative provisoire qui l'entourent.
En cet automne 1944, comme les obstacles à surmonter et les défis à relever semblaient immenses !
Mais, grâce au courage et à l'allant de nos soldats, grâce aux succès de notre armée, la France figurerait parmi les vainqueurs.
Encore quelques semaines et, devant une assemblée frémissante de fierté et en proie à la plus vive émotion, le général de Gaulle viendrait en personne annoncer que Strasbourg était libérée et que le serment de Koufra avait été tenu. Encore quelques mois, après les rudes combats des Vosges et de la plaine d'Alsace, et Leclerc atteindrait Berchtesgaden ; la 1ère armée, le Tyrol ; de Lattre, au nom de la France, signerait la capitulation du IIIe Reich.
Grâce à la foi de ses enfants, la France commençait à panser ses plaies, à remettre en ordre ses services publics, ses voies de communication et à redonner vie à son économie. Au moment où les derniers puits de mine se ferment dans notre pays, n'oublions jamais tout ce que nous devons aux mineurs de 1944 sans lesquels nous n'aurions pu ni remettre en route nos industries ni chauffer notre population. Gardons la mémoire de ces cheminots qui, après avoir saboté leurs outils de travail au risque de leur vie pour éviter qu'ils ne servent à l'ennemi, se sont employés sans relâche à rétablir le réseau ferré en dépit de la pauvreté de leurs moyens.
Certes, il aura fallu encore beaucoup de temps, de souffrance et de peine pour que la France retrouve une vie normale et reconstruise son économie, ses infrastructures ou ses habitations.
Certes, le spectacle de ces villes rasées par les bombardements, de ces pauvres baraques provisoires - mais qui devaient durer si longtemps - où s'entassaient les sinistrés, était poignant, comme était accablante la vue de nos ponts détruits, de nos églises, de notre patrimoine monumental et de nos usines réduits à l'état de spectres.
Certes, un très grand nombre de nos compatriotes attendait le retour des pères, des enfants ou des êtres chers prisonniers en Allemagne et dont on était sans nouvelles. Qui se doute encore des séquelles matérielles et morales qu'a entraînées dans les familles une séparation de près de cinq années ?
Il faudrait aussi de long mois et même des années pour que les rescapés de Dachau, d'Auschwitz, de Neuengamme, de Mauthausen ou de Buchenwald puissent tenter, quand ils en avaient la force, de faire comprendre à leurs proches l'indicible et l'horreur des camps de la nuit et du brouillard.
Mais, c'est au cours de l'automne 1944, malgré le deuil, malgré les larmes, malgré les privations, que les Français ont forgé leur foi dans le renouveau et l'avenir de leur pays, ainsi que leur volonté de le relever de ses ruines.
C'est à l'Assemblée consultative provisoire qu'ont été préparées et discutées nombre de réformes fondamentales qui ont modifié en profondeur nos institutions et nos structures économiques et sociales. C'est à l'Assemblée consultative provisoire que la France a retrouvé le débat démocratique et qu'ont émergé, à côté de parlementaires chevronnés, de nouvelles figures et de nouveaux talents qui marqueront bientôt la vie politique de l'après-guerre.
Sans l'acte inouï du 18 juin 1940, sans les combattants de la France libre et ceux de la Résistance, rien n'eût été possible. Pour que la France redevînt la France, il fallait impérativement qu'elle fût l'artisan de sa propre libération et ne remît pas à ses seuls alliés le soin de rompre ses chaînes ou d'établir son avenir.
« Honneur et patrie » : combien de fois, pendant la longue nuit de l'occupation, la voix chaleureuse de Maurice Schumann sur la BBC a-t-elle invoqué ce mot d'ordre pour apporter aux Français réconfort, espoir, encouragement à la lutte, jusqu'aux jours glorieux de la Libération ?
Novembre 1944 est l'automne de l'honneur retrouvé et de la patrie libérée. Il est l'automne de l'espérance. Vivons aujourd'hui intensément les moments trop rares où les différences et les querelles s'estompent pour célébrer ensemble la mémoire de nos devanciers et leur témoigner notre reconnaissance et notre fidélité.
Sachons comme eux placer la patrie au-dessus de nos pauvres personnes, et parfois même de nos vies, pour mériter l'honneur et le bonheur de vivre libres dans une France libre, souveraine et respectée. (Applaudissements.)
M. Christian Poncelet, président du Sénat. La parole est à M. Louis Mermaz, au nom du groupe socialiste.
M. Louis Mermaz. Monsieur le président, messieurs les ministres, madame et messieurs les anciens membres de l'Assemblée consultative provisoire, mes chers collègues, lorsque le jeudi 9 novembre 1944 le général de Gaulle, président du gouvernement provisoire, monte à la tribune du Sénat, la libération totale de la France n'est pas encore achevée.
Mulhouse ne sera libérée que le 20 novembre par la 1ère armée de Lattre, Strasbourg le 23 par la 2e DB de Leclerc. Colmar est encore aux mains des Allemands, ainsi que les poches de l'Atlantique et Dunkerque qui le resteront jusqu'à la signature de l'armistice.
Le pays vit désormais dans l'espoir de la victoire, mais il est aussi en proie à d'innombrables difficultés et à de grandes souffrances : on déplore la perte de centaines de milliers de vies humaines, un million et demi de prisonniers et de déportés sont encore éloignés de la patrie, des villes entières sont rasées, les voies de communication et les chemins de fer sont désorganisés, le ravitaillement des villes est extrêmement problématique.
Le général de Gaulle et le gouvernement provisoire issu, à la veille du débarquement de Normandie, du Comité français de libération nationale doivent donc faire face à une situation redoutable. L'Assemblée consultative provisoire qui s'installe au Palais du Luxembourg le 7 novembre 1944 et qui prend ainsi la suite, un an après, de celle d'Alger, aura pour tâche de soutenir et d'éclairer l'action du gouvernement provisoire dans des circonstances exceptionnelles. Elle le fera avec un ardent patriotisme.
Lorsque le général de Gaulle prit la parole ici au Sénat il y a exactement soixante ans, il déclara d'emblée que la réunion de l'Assemblée consultative provisoire à Paris marquerait une étape nouvelle sur la route qui conduit à la fois vers la victoire et vers la démocratie.
Tels avaient été en effet les objectifs de l'Assemblée d'Alger qui comprenait en son sein des représentants de la Résistance intérieure et extérieure et des parlementaires ayant refusé en juillet 1940 de voter des pouvoirs constitutionnels au gouvernement du maréchal Pétain. La « Consultative » de Paris, élargie à des représentants des partis - socialistes, communistes, démocrates-chrétiens, radicaux, alliance démocratique, fédération républicaine, non-inscrits, déjà présents à Alger -, élargie à des représentants des syndicats et à des représentants des territoires d'outre-mer va poursuivre ce qui a été engagé à Alger à une époque encore plus difficile.
De bout en bout, l'Assemblée consultative provisoire, siégeant à Alger, a appuyé l'action du général de Gaulle et du Comité français de libération nationale qu'il préside, véritable gouvernement provisoire avant d'en prendre le titre. Il importe alors à tous de faire reconnaître par les Alliés le rôle grandissant de la France dans la guerre, exigence fondamentale face à Churchill et, plus encore, face à Roosevelt. Ainsi, les territoires libérés seront-ils, le jour venu, placés sous une autorité française. Ainsi la France prendra-t-elle place à la table des vainqueurs au moment de la signature de l'armistice.
L'Assemblée consultative provisoire délibère, mais elle ne légifère pas, puisqu'elle n'est pas issue du suffrage populaire. Le général de Gaulle réserve au pouvoir exécutif qu'il entend incarner la faculté de procéder par ordonnances. Dans des circonstances exceptionnelles, il tient également à disposer d'une entière liberté d'action.
Mais ce serait manquer à l'objectivité historique de passer sous silence les tensions qui se sont manifestées à diverses reprises entre le général de Gaulle et l'Assemblée consultative provisoire qui aspire à voir ses prérogatives élargies. D'ailleurs, l'exécutif y consentira parfois.
Les Mémoires de guerre du général conservent de façon savoureuse le souvenir de ces péripéties : « A l'Assemblée consultative, cette façon de considérer de Gaulle, à la fois sous un angle favorable et sous un autre qui ne l'était guère, apparaissait, clairement. Je m'y rendais souvent, tenant à recueillir les idées à la source et à utiliser l'auditoire pour exposer publiquement mon action et mes raisons. Mais aussi, j'étais, de nature, attiré par ce que le corps parlementaire contient de vie profonde et contrariée, d'humanité ardente et voilée, de passions actives et contraintes, et qui, tantôt s'assoupit comme pour donner le change, tantôt éclate en heurts retentissants. Par convenances de protocole, mon entrée et mon départ s'effectuaient avec quelque solennité. Mais, tout le temps que je participais aux travaux de l'Assemblée, je faisais en sorte de ne la contraindre en rien, respectant son ordre du jour, prenant place à l'un de ses bancs, parlant à la même tribune que ses membres, devisant avec eux dans les couloirs. Les séances, il faut le dire, étaient souvent assez ternes, la plupart des orateurs lisant un texte monocorde qui dévidait des généralités et accrochait peu l'attention. Cependant, de temps en temps, le talent de certains, ministres ou non, tels MM. Auriol, Bastid, Bidault, Boncour, Cot, Denais, Duclos, Hervé, Lagniel, Marin, Mendès-France, Philip, Pleven, Schumann, Teitgen, etc. » - le « etc » est merveilleux ! -« donnait du relief aux débats. Parfois, sur un sujet brûlant, les sentiments s'échauffaient, une vive émotion collective planait au-dessus des travées. Alors, des phrases éloquentes, fusant dans l'atmosphère tendue, provoquaient des remous de colère ou d'enthousiasme ».
L'Assemblée consultative provisoire, par les avis qu'elle donne sur les projets de textes du Gouvernement, par ses propositions, par les débats, par la procédure des questions écrites, confère un éclat supplémentaire à la conduite de la guerre, puis à la reconstruction.
Elle prépare en effet le rétablissement des institutions démocratiques pour le jour où l'ennemi aura été complètement chassé du territoire national et où la souveraineté aura été rendue au peuple. Ainsi, dès Alger, l'Assemblée consultative provisoire, en liaison avec le Comité français de libération nationale, s'est prononcée pour le rétablissement de la légalité républicaine, a adopté le principe du vote et de l'éligibilité des femmes - elles siègent à la « Consultative », pour la première fois dans une assemblée française -, elle a adopté les principes généraux de l'organisation future de la presse et s'est prononcée enfin sur les questions ayant trait à la politique générale de libération pour réclamer en particulier en son temps aux Alliés un armement massif de la Résistance intérieure.
Il faut encore retenir parmi les travaux, menés cette fois-ci au Palais du Luxembourg jusqu'en août 1945, l'élaboration d'un plan pour la sécurité sociale, le projet de création des comités d'entreprise ou la réorganisation de l'armée.
L'Assemblée consultative provisoire s'est donc tournée résolument vers l'avenir. Elle a aspiré, au sortir des épreuves, à fonder une République vraiment nouvelle. Elle a manifesté à la fois un sens aigu de l'autorité de l'Etat et la volonté de répondre aux aspirations du monde du travail. Le retour dans la capitale de l'Assemblée marque la volonté du pays de renouer avec la tradition républicaine dans l'indépendance et la liberté. (Applaudissements.)
M. Christian Poncelet, président du Sénat. La parole est à Mme Nicole Borvo, présidente du groupe communiste républicain et citoyen.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, il est émouvant pour moi d'intervenir aujourd'hui, soixante ans après l'installation de l'Assemblée consultative provisoire, le 7 novembre 1944, dans ce Palais du Luxembourg, occupé par l'état-major général de l'armée de l'air allemande, la Luftwaffe, pour tout le front de l'Ouest, jusqu'à sa libération héroïque, le 25 août de cette même année.
Emotion aussi à la lecture des Mémoires de guerre du général de Gaulle, qui écrit à propos du 9 novembre : « Les assistants sont, comme moi, pénétrés du sentiment que leur réunion consacre une grande réussite française succédant à un malheur démesuré.... Ensuite, l'essentiel dépendra de ceux-là mêmes qui sont, aujourd'hui, assemblés autour de moi dans cette salle du Luxembourg, car, demain, le peuple fera d'eux ses mandataires élus et légaux. »
Dans la composition renouvelée pour siéger à Paris, l'Assemblée consultative provisoire se compose de deux cent quarante-huit membres. Je tiens particulièrement à saluer avec un très grand respect ceux qui sont présents parmi nous et dont je sais le combat incessant pour une société sans guerre, une société pour l'homme.
Notre pensée commune va à tous ceux qui ont payé de leur vie, au combat, sous la torture, fusillés ou déportés.
Parmi ces deux cent quarante-huit délégués, plus de trente étaient des résistants communistes. Permettez-moi de citer, d'abord, avec une particulière émotion Léopold Figuères ici présent, puis les membres du groupe communiste, dont Marcel Cachin était le président, Jacques Duclos, Arthur Ramette, Maurice Thorez, André Marty, Gaston Monmousseau et André Meunier, ainsi que, enfin, parmi les délégués, Maurice Thorez, François Billoux, Marcel Paul, Ambroise Croizat, Fernand Grenier, André Marty, qui furent ministres.
Le 7 septembre 1944, le président d'âge, Paul Cuttoli, rendait hommage « à ces étudiants, à ces paysans et à ces travailleurs manuels et intellectuels de la Résistance, à ces forces populaires qui, sans ambition, sans illusions, presque sans espérance, se sont jetés au plus fort du péril et se sont sacrifiés pour défendre la patrie asservie et trahie. Eux seuls nous ont montré par leur exemple ce que c'est que la conscience, le patriotisme et le devoir ! Ils ont été à la peine, à l'épreuve, au danger ! Ils doivent être à l'honneur et appelés aux responsabilités du pouvoir. »
Créée par l'ordonnance du 17 septembre 1943, siégeant à Alger de novembre 1943 à août 1944, l'Assemblée consultative provisoire travaillera sans relâche à Paris du 7 novembre 1944 au 3 août 1945.
C'est la première assemblée qui admet des femmes en son sein. Elles furent seize déléguées à Alger et à Paris. Je les citerai toutes : Lucie Aubrac, Madeleine Braun, Marie Couette, Claire Davinroy, Andrée Defferre, Alice Delaunay, Marthe Desrumeaux, Annie Hervé, Marie-Hélène Lefaucheux, Mathilde Péri, Gilberte Pierre-Brossolette, Pauline Ramart, Marthe Simard, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Marianne Verger et Andrée Viénot.
Ma pensée va à Madeleine Braun et à Marie-Claude Vaillant-Couturier, que j'ai longtemps côtoyées et tant admirées.
Ces femmes n'avaient jamais voté, mais elles s'étaient engagées. Plusieurs d'entre elles avaient été emprisonnées et déportées. Ma pensée va à celles qui ont été décapitées parce qu'elles n'avaient pas le droit d'être fusillées.
Bien que l'Assemblée consultative provisoire ait été une assemblée, comme son nom l'indique, provisoire, non élue et dotée d'un rôle consultatif, et, qui plus est, fut longtemps exilée, ses travaux furent d'une importance capitale pour l'avenir. Ils préfigurèrent l'oeuvre de l'après-guerre. Nul hasard, donc, si de ses membres seront issus nombre de parlementaires de 1946.
L'Assemblée consultative provisoire d'Alger a d'abord rétabli la légalité républicaine. Elle déclara : « La forme du gouvernement de la France est et demeure la République. En droit, celle-ci n'a jamais cessé d'exister. » Elle prépara efficacement le retour de la France à des institutions démocratiques.
Ses travaux se sont accordés avec le programme du Conseil national de la Résistance, ses délégués se reconnaissant dans des idéaux proches de ceux du Front populaire, la démocratie sociale, une presse affranchie du pouvoir de l'argent, un enseignement donnant ses chances à tous, une économie profitant à la nation plutôt qu'aux féodalités industrielles et bancaires.
Je relève, dans son ordre du jour, l'institution des comités d'entreprise, la préparation d'un plan de la sécurité sociale, le contrôle du crédit en vue de la nationalisation de certaines banques...
Cette assemblée a confirmé le droit de vote des femmes, ce qui ne fut pas sans susciter un débat. On doit à la détermination du communiste Fernand Grenier la possibilité, pour celles-ci, de voter dès les élections municipales des 29 avril et 13 mai 1945.
Enfin, l'Assemblée consultative provisoire décida de l'élection d'une assemblée constituante, seule voie légitime pour modifier en profondeur les institutions.
Dans les débats de cette assemblée, vous comprendrez que je veuille souligner l'apport des délégués communistes. Ainsi, en matière de démocratie, Fernand Grenier soutenait que le renforcement de la stabilité gouvernementale devrait se faire « par le renforcement de la responsabilité politique chez les ministres, les parlementaires et les électeurs ; les vices de la démocratie que nous avons connus ne peuvent être corrigés que par une démocratie plus large et plus réelle ».
On connaît évidemment l'action des communistes dans la création des grands services publics à la Libération. Je pense à Marcel Paul, ministre de l'énergie, et à Ambroize Croizat, ministre de la sécurité sociale.
Le changement engagé à l'époque était profond, radical, réel et paraissait contredire à jamais l'injonction célèbre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa : « Il faut que tout change pour que tout reste en l'état. »
Hélas, ces conquêtes que nous défendons avec ardeur et auxquelles nous devons tous penser à l'occasion de cette commémoration, sont, tous les jours, petit à petit, remises en cause ! (Applaudissements.)
M. Christian Poncelet, président du Sénat. La parole est à M. Michel Mercier, président du groupe de l'Union centriste.
M. Michel Mercier. Monsieur le président, messieurs les ministres, madame et messieurs les anciens membres de l'Assemblée consultative provisoire, mes chers collègues, commémorer, c'est se souvenir ensemble - et je salue tous ceux qui nous ont précédés dans cette Assemblée provisoire consultative - et rechercher avec vous l'actualité de cette séance inaugurale.
Le Gouvernement provisoire de la République française a créé cette assemblée consultative provisoire et sa composition était symbolique de ce que voulait le général de Gaulle à la Libération, rassembler les Françaises et les Français, reconstruire une France plus juste, plus forte, et réunir dans une même chambre à la fois des parlementaires de la IIIe République qui avaient refusé de voter la loi du 10 juillet 1940, - j'ai l'honneur, avec d'autres membres dans cet hémicycle, de représenter un département dont la moitié des parlementaires ont refusé d'accorder les pleins pouvoirs le 10 juillet 1940 - et les forces nouvelles politiques et syndicales, issues de la Résistance.
C'était affirmer la permanence de la République et placer le combat de la Résistance dans une république fidèle à elle-même, qui avait su perdurer sous d'autres formes de 1940 à 1944.
C'était permettre aux forces nouvelles, qui avaient donné tout leur sens à la Résistance, de participer à la vie publique, et aussi accepter une France qui allait se reconstruire sur des fondements différents.
Chaque parti politique de l'époque y a pris part : communistes, socialistes, démocrates-chrétiens, radicaux, indépendants, gaullistes, bien entendu, tous ont participé à ce combat. Cette commémoration, à l'occasion de laquelle nous pouvons tous nous souvenir, fait partie de notre patrimoine commun.
Créer une assemblée consultative, fût-elle seulement consultative, c'était aussi faire un choix clair et signifier que la démocratie est d'abord un système où l'opinion peut se manifester. La reconnaissance de la démocratie d'opinion, dès 1944, est un choix novateur : une république nouvelle s'annonçait. Les propositions faites par le Conseil national de la résistance aux Françaises et aux Français de l'époque étaient porteuses d'espoir.
Le rassemblement de la France pour sa reconstruction et la reconnaissance de la démocratie d'opinion sont, me semble-t-il, les deux marques de l'Assemblée consultative provisoire, qui demeurent d'actualité.
Mais, pour nous qui n'avons pas connu cette période, ce qui est peut-être le plus marquant, ce qui demeure dans notre patrimoine républicain, c'est que le général de Gaulle, qui était à cette époque porteur de la légitimité nationale, a fait un choix clair. Il aurait pu, compte tenu de son environnement culturel, de son éducation, représenter à lui seul le gouvernement de la France. Il a fait un autre choix, qu'il a affirmé tout au long de sa vie politique, celui de la démocratie. En commémorant aujourd'hui ce choix démocratique, nous en gardons toute l'actualité. (Applaudissements.)
M. Christian Poncelet, président du Sénat. Nous allons maintenant écouter M. Alain Delon, qui va lire le discours du général de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République française, prononcé à la tribune du Sénat le 9 novembre 1944.
M. Alain Delon. Le 7 novembre 1944, l'Assemblée consultative, élargie par rapport à celle d'Alger, tient sa première séance au Palais du Luxembourg. Le général de Gaulle inaugure, le 9 novembre, la première séance de travail.
Monsieur le président, mesdames, messieurs, permettez-moi de vous dire la fierté qui est la mienne d'avoir l'honneur de tenter de vous lire le discours prononcé devant l'Assemblée consultative provisoire par le général de Gaulle.
« Mesdames, messieurs, dans le pays et dans le monde, chacun a déjà compris que la réunion à Paris de l'Assemblée consultative marquait une étape nouvelle sur la route qui nous mène à la fois vers la victoire et vers la démocratie. Parmi les leçons des épreuves inouïes que la France traverse, l'une de celles qui apparaissent de la plus éclatante manière, c'est la conjugaison en quelque sorte organique du désastre avec la tyrannie, comme du succès avec la République. Tout se passe comme si, pour la nation française, il y avait un contrat naturel entre la grandeur et la liberté.
« C'est pourquoi, dès l'instant même où nous décidâmes de poursuivre, pour la France et au nom de la France, une lutte à laquelle d'autres prétendaient la faire renoncer, nous avons placé notre initiative sous le signe de la démocratie comme sous celui de la guerre. Nous avons pris comme règles les lois de la République et les devoirs du combat. Nous avons fixé comme but et, j'ajoute, comme terme de notre tâche, la victoire de la France sur ses ennemis et la restauration de la souveraineté nationale.
« En agissant de la sorte, nous croyons avoir été fidèles au service de la patrie, mais nous pensons aussi avoir conservé, pour le lui rendre intact, le trésor des droits de la nation souveraine. C'est ce respect et ce maintien de la légitimité républicaine qui nous ont justifiés et nous justifient à exercer le pouvoir pour conduire le pays dans la guerre, nous confèrent la qualité de faire valoir ses intérêts dans le monde, nous revêtent de la capacité d'assumer, au-dedans comme au-dehors, les attributions de l'Etat. L'immense adhésion que veulent bien nous accorder les Français et les Françaises dans l'accomplissement de cette tâche de salut public nous permet de porter notre charge, en même temps qu'elle assure, à travers toutes les péripéties du drame, le maintien de l'unité nationale.
« Si, cependant, le Gouvernement a le devoir d'appeler, dès que possible, les citoyens à s'exprimer par le suffrage, si déjà les élections municipales et départementales sont prévues pour un avenir prochain, s'il est décidé que la consultation générale du pays aura lieu dès que les circonstances de la guerre le permettront, il a paru nécessaire au Gouvernement de créer, en attendant, une assemblée délibérative. Cette assemblée devait être susceptible de dégager une opinion qualifiée, de donner aux courants nouveaux que les événements ont fait naître dans l'esprit public et qui s'étaient concentrés pour la lutte contre l'ennemi dans l'admirable mouvement de la résistance nationale l'occasion de se préciser par la délibération des grandes affaires, afin d'offrir au Gouvernement lui-même cet élément d'inspiration et cet appui vis-à-vis du pays et de l'étranger que doivent lui conférer les débats et les avis d'hommes représentatifs des tendances variées de la nation en guerre. Dès le 24 septembre 1941, le Comité national français avait décidé de réunir dès qu'il le pourrait l'Assemblée consultative. Le 17 septembre 1943, une ordonnance la convoquait à Alger. Elle y a siégé jusqu'au jour où le cours de la bataille lui permit de se transférer et de s'élargir en territoire métropolitain. J'ai le devoir de témoigner, sans aucunement forcer les mots, de l'utilité incontestable du rôle qu'elle a déjà joué.
« Mais la voici constituée sous sa forme nouvelle. Aux côtés d'hommes qui furent consacrés par le suffrage du peuple, accoutumés aux affaires publiques, et qui surent dans une période tragique prendre les risques et donner l'exemple, siègent, en grand nombre, dans votre Assemblée, des représentants de cette élite du combat et de l'ardeur que la résistance à l'ennemi a glorieusement révélés sur le sol de la mère patrie ou sur celui de l'Empire. Certes, pour les uns comme pour les autres, l'effort auquel ils vont se consacrer diffère profondément de la lutte qu'ils viennent de mener. En outre, il est inévitable et d'ailleurs il est souhaitable que, dans le travail d'élaboration politique qui est désormais le leur, se formulent et se confrontent les tendances diverses qui reflètent celles de l'opinion. Mais il n'y a pas à douter que tous sauront retrouver, quand il s'agira de soutenir les intérêts vitaux de la France, la même admirable unanimité qu'ils apportèrent à les défendre contre l'oppression et les armes de l'envahisseur. C'est pourquoi, après les paroles de haute éloquence et de chaleureuse raison que vient de prononcer votre éminent président, le Gouvernement tient à dire tout de suite à l'Assemblée dans quel esprit d'entière confiance il envisage la collaboration qu'elle va lui continuer pour le service de la nation.
« Car c'est bien de service qu'il s'agit ! Cette guerre a eu pour causes, outre l'ambition inlassable du peuple allemand, la frénésie dominatrice d'un système politique, social, moral, abominable à coup sûr, mais revêtu du sombre attrait de la puissance. Elle a trouvé, pour la favoriser, la dispersion des Etats du parti de la liberté, l'ébranlement causé chez nous par les désillusions et les pertes de l'autre guerre, les divisions passionnées, les routines de tous ordres, la défaillance des élites dirigeantes. Elle a eu pour effets, en ce qui nous concerne, une désastreuse surprise, exploitée, pour des fins ambitieuses par une poignée d'usurpateurs, l'affreux travail d'abaissement physique et moral tenté dans notre peuple pendant plus de quatre années par l'ennemi et ses complices, la rupture prolongée ou le relâchement des relations entre la métropole et l'empire, la désorganisation de nos rapports internationaux, enfin les destructions causées sur notre sol par la grande bataille. Assurément, l'effort et le sacrifice de nos combattants, la volonté profonde de la nation de retrouver par la lutte son indépendance, sa liberté et sa grandeur, les succès des glorieuses armées alliées et françaises, viennent de nous tirer de l'abîme. Mais nous sommes assez lucides et assez résolus pour mesurer combien sont difficiles les conditions de notre relèvement à l'intérieur et au-dehors.
« Or, il nous faut tout à la fois, sans délai et sans réserves, poursuivre la guerre, jusqu'à ce qu'elle soit totalement gagnée, refaire tout en combattant notre puissance militaire, restaurer dans tous les domaines la seule autorité légale, celle de l'Etat, assurer l'action de la justice, jouer à nouveau notre rôle dans le concert des grandes nations, ranimer dans la mesure du possible la vie économique du pays, entreprendre ces réformes profondes que veut la nation entière, afin que tous ses enfants soient réellement les associés et les bénéficiaires de sa propre activité. Bref, c'est en plein combat, et par un immense effort, qu'il nous faut renaître et nous renouveler. C'est dire, et la nation en est convaincue, qu'il n'y a point d'intérêts, de passions, de querelles, qui puissent, sans culpabilité grave, contrarier l'ascension nouvelle de la France.
« Mais, c'est dire aussi quelle peut être l'importance du rôle de l'Assemblée consultative dont les libres débats et avis auront, dans la mesure où ils seront constructifs, tant de poids sur l'ensemble de la politique française. C'est dire enfin quelle est l'étendue du concours et de l'appui que le Gouvernement vous demande, messieurs, pour l'aider à accomplir ses lourds devoirs, jusqu'à ce que, dans la victoire, ait réapparu la souveraineté nationale. » (Applaudissements.)
M. Christian Poncelet, président du Sénat. Merci ! J'invite maintenant chacun de vous à rejoindre la salle des conférences pour l'inauguration de l'exposition « La liberté retrouvée, la souveraineté restaurée », réalisée par le service de la bibliothèque, des archives et de la documentation étrangère du Sénat.
La séance exceptionnelle est levée.
(La séance exceptionnelle est levée à dix-sept heures quinze.)