M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, président du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements.)
M. Guillaume Gontard, président du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. Monsieur le président, je tiens avant tout à vous remercier de l’organisation de cette séance commémorative, dont chacun mesure l’importance.
Monsieur le Premier ministre, je souhaite également saluer votre présence, à mes yeux indispensable.
Particulièrement pesant, le contexte politique de cette semaine donne à notre séance une tonalité plus solennelle encore.
Hier tombait en effet le verdict dramatique de l’élection présidentielle américaine. Aux États-Unis, le peuple souverain a choisi pour conduire les destinées de la Nation un homme qui, entre autres outrages, s’est rendu complice, si ce n’est coupable, d’une tentative de coup d’État contre un Parlement lui aussi souverain.
Le scrutin de mardi dernier est venu rappeler que les démocraties sont mortelles et que, souvent, elles se donnent elles-mêmes la mort.
À l’heure où nous craignons l’effondrement de l’une des plus grandes et plus vieilles démocraties du monde, d’une démocratie qui en a inspiré tant d’autres à travers l’Histoire, il convient plus que jamais de commémorer le rétablissement d’une République démocratique.
J’insiste sur le terme « République », et j’exprime ainsi une nuance avec certains des orateurs précédents.
Je ne crois pas que le Gouvernement provisoire de la République française et l’Assemblée consultative provisoire se soient contentés de rétablir la légalité républicaine. Je crois qu’ils ont pavé le chemin du rétablissement de la République tout entière.
Les héritiers du gaullisme et les constitutionnalistes débattront encore longtemps de cette question. Mais je suis de ceux pour qui la IIIe République est morte le 10 juillet 1940 ; de ceux pour qui, malheureusement, la France légale était à Vichy ; de ceux pour qui les agissements de ce régime demeurent une souillure de notre histoire et « une injure à notre passé », pour reprendre le discours historique prononcé par Jacques Chirac lors de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, en 1995.
Par conviction personnelle sans doute, par nécessité politique certainement, le général de Gaulle n’a pas souhaité proclamer la République au balcon de l’Hôtel de Ville, comme l’avait fait Gambetta en son temps. Il partait du principe que la République n’avait jamais cessé d’être et il a tout fait, en pleine guerre, pour en rétablir les institutions.
Dès l’instauration du Comité national français (CNF), premier gouvernement de la France libre, le 24 septembre 1941, la création d’une assemblée consultative est prévue par ordonnance. Son rôle doit être de « fournir au Comité national une expression, aussi large que possible, de l’opinion nationale ».
Je ne suis pas certain que le général de Gaulle ait été un grand défenseur du parlementarisme ; mais il était indubitablement un grand défenseur de la République, régime dont le principe constitutif est la séparation des pouvoirs, notamment législatif et exécutif. À ses yeux, il était donc impératif d’adjoindre à son gouvernement un organe consultatif aussi représentatif que possible, à défaut d’être législatif, et pour cause : dans de telles circonstances, celui-ci ne pouvait émaner du suffrage universel.
C’est notamment cette construction institutionnelle originale, cette « surprenante aventure », pour reprendre les termes d’Émile Katz-Blamont, secrétaire général de l’Assemblée consultative provisoire, qui a permis au Général de convaincre Roosevelt de ses intentions républicaines et à la France d’éviter l’occupation par les troupes alliées.
Tel n’est toutefois pas le seul mérite de cette assemblée, constituée à Alger dans des circonstances rocambolesques, puis siégeant dans cet hémicycle après la libération de Paris ; de cette assemblée composée d’illustres membres – héros de la Résistance, comme René Capitant, Gilberte Brossolette, les époux Aubrac et tant d’autres, parlementaires ayant refusé le vote des pleins pouvoirs à Pétain, comme Paul Giacobbi, Henri Queuille ou encore Vincent Auriol, et grands représentants syndicaux, comme Ambroise Croizat.
Mes chers collègues, je viens de citer le nom de Gilberte Brossolette : l’autre spécificité de cette assemblée fut d’accueillir des déléguées féminines – c’était tout simplement inédit en France –, avant que les premières femmes parlementaires ne soient élues à l’Assemblée constituante, le 21 octobre 1945.
Permettez-moi d’avoir également une pensée pour Madeleine Riffaud, qui nous a quittés hier : si elle ne siégea pas à l’Assemblée consultative provisoire, elle fut une véritable héroïne de la Résistance parisienne.
Durant deux ans, dans un esprit de concorde républicaine entre les représentants des partis et mouvements de Résistance de gauche et de droite, unis contre l’extrême droite de Vichy, l’Assemblée consultative provisoire a accompagné le Comité français de libération nationale, puis le Gouvernement provisoire de la République française, dans la mise en œuvre du programme du Conseil national de la Résistance : conduite des opérations militaires et de la politique de défense ; réorganisation des pouvoirs publics ; création des comités d’entreprise ; et surtout préparation des grandes réalisations du GPRF après la victoire, parmi lesquelles la nationalisation de grandes banques et d’entreprises stratégiques, l’instauration de la sécurité sociale, l’encadrement des prix des denrées alimentaires et la préparation de la Constituante.
Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, la démocratie est aujourd’hui menacée par un nouveau fascisme. Avant qu’il ne soit trop tard, inspirons-nous de cette période politique enthousiasmante. Les forces républicaines ont alors su faire front pour reconstruire une République plus démocratique, conduire une politique économique résolument administrée, instaurer une politique sociale historiquement ambitieuse, que nous chérissons encore aujourd’hui, et accompagner judicieusement un vent de modernisation de la société.
Les leçons de l’Histoire sont toujours précieuses. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements.)
M. Michel Barnier, Premier ministre. Monsieur le président Gérard Larcher, madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale Naïma Moutchou, mesdames, messieurs les présidents de groupe, mesdames, messieurs les sénateurs, à mon tour, je tiens à saluer la présence dans les tribunes de nombre d’anciens membres de la Haute Assemblée ainsi que de représentants des organisations syndicales et du président de la fondation Charles-de-Gaulle.
Monsieur le président, j’ai été très touché de votre invitation. Je suis à la fois heureux et ému d’être à vos côtés pour commémorer l’installation, dans ces murs, de l’Assemblée consultative provisoire. J’ajoute que plusieurs membres du Gouvernement qui ont précédemment siégé sur ces travées m’accompagnent aujourd’hui.
Les sentiments qui m’animent, à l’heure où nous faisons œuvre de mémoire, sont le respect, l’humilité et la fidélité.
Vous vous êtes exprimé en termes éloquents, suivi des présidents de groupe, au sujet de cette importante journée du 7 novembre 1944. Je vous en remercie, tout en saluant l’extraordinaire travail d’archives accompli par les services du Sénat – le film diffusé à l’ouverture de la séance en témoigne.
Cette séance inaugurale fut un moment historique et un acte fondateur. Elle reste source d’inspiration pour chacune et chacun de nous, à la place où nous nous trouvons, et doit en ce sens guider notre action. On le constate à la lumière des citations très opportunes que vous avez rappelées et des réflexions par lesquelles vous avez conclu votre intervention.
Pour la France, cette leçon historique nous rappelle la nécessité du bicamérisme et celle, sur laquelle ont insisté plusieurs présidents de groupe, de l’union des Européens, aujourd’hui comme demain.
La séance du 7 novembre 1944 est d’abord un symbole démocratique.
Paris a été libéré le 25 août. Strasbourg sera reprise le 23 novembre. Entre ces deux dates majeures de la libération du pays, l’installation de l’Assemblée consultative provisoire à Paris est bien plus qu’une simple étape : elle marque la reconquête du Palais du Luxembourg, occupé des années durant par les forces ennemies, après de très âpres combats au cours desquels, disait le général de Gaulle, le destin moral et physique de tant d’hommes et de femmes, et pas seulement des Français, aura été engagé.
Plus largement, cette séance symbolise le retour de la démocratie au cœur de notre capitale. En effet, la victoire emportée par le courage et par les armes ne peut être totale sans le retour de la démocratie, de la légalité et des institutions républicaines.
Le Gouvernement provisoire de la République française s’est installé à Paris le 31 août 1944. L’Assemblée consultative provisoire vient quant à elle préfigurer le retour de la vie parlementaire. Sa séance inaugurale symbolise non seulement le retour de la démocratie, mais l’unité nationale, sur laquelle plusieurs orateurs ont insisté.
L’assemblée qui s’installe ici en novembre 1944 comprend 248 membres : députés et sénateurs parmi les quatre-vingts qui ont eu le courage de refuser les pleins pouvoirs à Pétain, parlementaires dont il était très émouvant d’entendre M. le président égrener les noms ; membres des partis, des syndicats, des mouvements de la Résistance représentés au CNR ; membres des mouvements de la Résistance hors de métropole ; délégués de l’outre-mer ; puis, à partir de juin 1945, représentants des prisonniers et déportés rapatriés d’Allemagne.
Il faut garder en tête la modernité de cette assemblée unique en son genre, dénombrant au total seize femmes, parmi lesquelles Lucie Aubrac et Madeleine Braun.
Les membres de cette assemblée venaient d’horizons très divers, pour certains bien éloignés de la vie parlementaire. Ils ne partaient pas tous du même point et n’allaient d’ailleurs pas tous dans la même direction. Mais ils ont accepté d’unir leurs forces, de travailler ensemble, pour éclairer de leurs avis le Comité français de libération nationale et, ainsi, poser les fondations de la France libérée. Le président Félix Gouin, dont le nom a été cité à plusieurs reprises au cours de cette séance, a su œuvrer à cet esprit d’action commune.
Ce faisant – c’est peut-être un des enseignements majeurs de leur action –, ils ont montré à nos alliés l’unité de vues qui, pour s’être construite progressivement, n’en a pas moins existé entre les différents mouvements de la Résistance. On mesure l’importance de cette unité quand on parcourt les dialogues, tenus en cette époque tragique, entre le général de Gaulle, d’une part, et, de l’autre, le président Roosevelt ou le Premier ministre Churchill.
En apportant un précieux soutien au Comité français de libération nationale, devenu ensuite le Gouvernement provisoire de la République française, l’Assemblée consultative provisoire en a renforcé la légitimité aux yeux du monde.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce symbole démocratique, cette manifestation d’unité nationale, les membres de l’Assemblée consultative provisoire les ont placés au service d’une vision d’avenir. C’est, à mon sens, ce que la commémoration d’aujourd’hui doit avant tout mettre en valeur.
Bien sûr, cette assemblée ne disposait que de pouvoirs limités. Elle rendait des avis consultatifs ; elle émettait des vœux. Mais, comme le rappelle la remarquable brochure éditée par les services du Sénat, document à la fois très précis et très bien conçu, elle a su s’emparer des vrais sujets et ses avis ont été écoutés.
À Alger, déjà, l’Assemblée consultative provisoire avait donné des preuves de sa capacité de réforme. Le 24 mars 1944, au cours d’un débat sur l’organisation des pouvoirs publics en France après la Libération – M. le président a invoqué, à ce titre, la grande figure de René Cassin –, elle avait ainsi adopté un amendement de Fernand Grenier en vertu duquel « les femmes seront électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ». Moins d’un mois plus tard, mettant fin à une longue injustice, l’ordonnance du 21 avril 1944 accordait le droit de vote aux femmes.
Au fil des mois, notamment après son retour à Paris, l’Assemblée consultative provisoire se penche sur la création des comités d’entreprise dans les établissements industriels et commerciaux ; sur l’accès des femmes à la magistrature ; sur le statut des fonctionnaires ; ou encore sur l’organisation de la sécurité sociale.
En parallèle, elle préfigure la montée en puissance du contrôle parlementaire en auditionnant le président du Gouvernement provisoire de la République française, lequel vient rendre compte des grandes étapes du rétablissement de la légalité républicaine.
À la fin du mois de juillet 1945, cette assemblée, unique en son genre, avait rempli sa mission. La victoire s’était accompagnée du retour de la démocratie et de la République. Au travers de ses avis, l’Assemblée consultative provisoire avait contribué à remettre le pays en marche, à définir un horizon et une vision qui sont, à mes yeux, encore d’actualité pour de nombreuses raisons.
Il était alors temps de passer la main à une assemblée constituante. Pour paraphraser le général de Gaulle dans sa déclaration du 12 juillet 1945, la Nation pouvait « reprendre en main ses destinées ».
Quatre-vingts ans plus tard, il reste, dans notre législation et dans les textes qui régissent notre modèle social, des normes qui trouvent leur origine dans les travaux de l’Assemblée consultative provisoire. Notre histoire reste marquée par ce jour important où la France a en effet repris son destin parlementaire en main.
Il convenait, monsieur le président du Sénat, de nous en souvenir. Je tiens, au nom du Gouvernement, à vous remercier d’avoir pris cette belle initiative et de nous avoir conviés à y prendre notre part.
Il y a quelques instants, j’entendais Patrick Kanner citer un passage des mémoires d’Édouard Depreux, lequel laissait entendre que le général de Gaulle lui aurait dit que « si tout le monde était socialiste, il serait plus facile de le gouverner ». (Sourires.) J’ignore si cette citation est juste ni même si vous le pensez vraiment, monsieur le président Kanner (Nouveaux sourires.), mais ce dont je suis sûr, mesdames, messieurs les sénateurs, dans les fonctions que j’exerce aujourd’hui – pour un temps que je ne connais pas –, c’est que, si tout le monde en France était animé par l’esprit de l’Assemblée consultative provisoire et s’unissait autour des valeurs dont M. le président du Sénat nous a invités à nous souvenir à l’occasion de cette commémoration – la fierté républicaine, le travail en commun, le respect, le souci du compromis dynamique –, il serait plus facile de gouverner la France ! (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que Mmes et MM. les membres du Gouvernement, se lèvent et applaudissent longuement.)
M. le président. Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, non sans vous faire remarquer au passage que vos propos font l’unanimité dans cet hémicycle. Je remercie aussi l’ensemble des ministres présents au banc du Gouvernement, et ce d’autant plus qu’ils ont pour beaucoup un attachement particulier pour le Sénat.
Je tiens également à saluer Mme la vice-présidente de l’Assemblée nationale, dont la présence ici témoigne de l’inclination des Français pour le bicamérisme – il était très important que l’Assemblée nationale fût représentée.
Je veux enfin remercier l’ensemble des présidents de groupes qui se sont exprimés et tous nos anciens collègues qui assistent à cette séance depuis les tribunes.
Je souhaiterais m’associer, monsieur le Premier ministre, à la gratitude que vous avez exprimée vis-à-vis de tous ceux qui ont contribué au travail en profondeur qui a été réalisé pour commémorer cet événement – je pense notamment à la direction de la bibliothèque et des archives du Sénat, mais, plus largement, à l’ensemble du personnel qui s’est mobilisé pour cette occasion –, que nous connaissons moins bien que d’autres épisodes de notre histoire, et sur lequel nous continuerons à travailler. (Applaudissements.)
J’invite maintenant chacune et chacun à découvrir l’exposition photographique que nous consacrons, dans la salle des conférences, au quatre-vingtième anniversaire de la libération du Palais du Luxembourg et de l’installation de l’Assemblée consultative provisoire dans notre hémicycle.
La séance solennelle est levée.
(La séance solennelle est levée à douze heures cinq.)
Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,
le Chef de publication
FRANÇOIS WICKER