Sommaire

Présidence de M. Gérard Larcher

séance solennelle

Commémoration de la séance inaugurale de l’Assemblée consultative provisoire, le 9 novembre 1944

M. le président

M. Mathieu Darnaud

M. Patrick Kanner

M. Hervé Marseille

M. François Patriat

M. Claude Malhuret

Mme Cécile Cukierman

Mme Maryse Carrère

M. Guillaume Gontard

M. Michel Barnier, Premier ministre

M. le président

compte rendu intégral

Présidence de M. Gérard Larcher

séance solennelle

Commémoration de la séance inaugurale de l’Assemblée consultative provisoire, le 9 novembre 1944

(La séance solennelle est ouverte à dix heures trente.)

M. le président. Monsieur le Premier ministre, madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale, mesdames, monsieur les ministres, mesdames, messieurs, mes chers collègues, j’ouvre cette séance particulière que nous consacrons au quatre-vingtième anniversaire de l’installation de l’Assemblée consultative provisoire dans notre hémicycle.

Je tiens de nouveau à remercier M. le Premier ministre d’avoir accepté de conclure cette commémoration.

Avant de poursuivre et d’entendre les présidentes et présidents de groupes du Sénat, nous avons souhaité qu’un film évoque ce que fut l’installation de cette assemblée provisoire dans nos murs.

Place à l’Histoire.

(Un film retraçant lhistoire de lAssemblée consultative provisoire est diffusé.) – (Applaudissements.)

Les extraits des actualités de 1944 et de 1945 que nous venons de voir ainsi que l’exposition qui se trouve en salle des conférences nous donnent un aperçu du contexte dans lequel se déroulèrent les travaux de l’Assemblée consultative provisoire de la République française.

C’est l’assemblée de la liberté retrouvée, une assemblée composée de femmes et d’hommes qui ont su se dresser contre la soumission et le renoncement. Parlementaires, représentants de mouvements de la Résistance, de syndicats, de l’outre-mer, puis de prisonniers et de déportés, tous incarnaient une parcelle de la légitimité française.

Cette assemblée croyait de nouveau en l’avenir, après les heures les plus sombres, et alors que les combats continuaient dans certaines parties de notre territoire, en Alsace et autour des poches de l’Atlantique.

Dans une France ruinée et meurtrie, l’espérance était plus que jamais présente au sein de cet hémicycle.

L’Assemblée consultative provisoire s’inscrivait dans le prolongement de la IIIe République et du refus de quatre-vingts parlementaires de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.

Certains des sénateurs qui siégeaient en 1940 étaient présents sur ces travées lors de la séance inaugurale. Je tiens à rappeler leurs noms : Marcel-François Astier, Georges Bruguier, Pierre de Chambrun, Auguste Champetier de Ribes, Pierre Chaumié, Paul Fleurot, Justin Godart, Louis Gros, François Labrousse, Jean Odin, Joseph Paul-Boncour, Marcel Plaisant, Camille Rolland, Henry Sénès.

Et comment ne pas avoir aujourd’hui une pensée pour les sénateurs qui s’opposèrent à Vichy et au nazisme et qui furent assassinés, tels Marx Dormoy et Joseph-Paul Rambaud.

Dès le 25 octobre 1940, le général de Gaulle avait pris l’engagement solennel de rendre compte de ses actes aux représentants du peuple français, dès que celui-ci aurait pu les désigner.

Le 24 septembre 1941, cette assemblée provisoire prenait corps grâce à René Cassin, via une ordonnance promulguée à Londres, qui disposait qu’il serait constitué une assemblée consultative destinée à fournir au Comité français de libération nationale (CFLN) une expression aussi large que possible de l’opinion française.

Le 17 septembre 1943 est créée, à Alger, une Assemblée consultative provisoire chargée de préparer les institutions de la France après la Libération. Celle-ci est uniquement consultative, ce qui ne l’empêche en rien de traiter de sujets essentiels, tels que l’effort de guerre, l’organisation future des pouvoirs publics en France, le vote des femmes.

Cette assemblée de la liberté retrouvée ne peut se concevoir sans cette conquête fondamentale.

Marthe Simard, venue du Comité de la France Libre du Québec, est la première femme à siéger au sein de l’assemblée à Alger.

Douze femmes siégeront dans cet hémicycle en novembre 1944, auxquelles se joindront quatre femmes déléguées, à partir du 20 juillet 1945, au titre des prisonniers et déportés. Je tiens également à en rappeler les noms : Lucie Aubrac, Madeleine Braun, Marie Couette, Claire Davinroy, Andrée Defferre, Alice Delaunay, Marthe Desrumaux, Annie Hervé, Marie-Hélène Lefaucheux, Mathilde Péri, Gilberte Pierre-Brossolette, Pauline Ramart, Marthe Simard, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Marianne Verger et Andrée Viénot.

Je revois le visage de Lucie Aubrac présente sur ces travées, en 2004, pour le soixantième anniversaire de l’installation de l’Assemblée consultative provisoire dans nos murs.

L’ordonnance signée le 21 avril 1944 par le général de Gaulle élargit le droit de vote aux femmes. Un an plus tard, le 29 avril 1945, alors que siège cette assemblée, les femmes ont pu voter pour la première fois lors des élections municipales.

Le 12 juin 1945, l’Assemblée consultative provisoire adopte à l’unanimité une résolution permettant aux femmes d’exercer la fonction de magistrat.

Le général de Gaulle dit lui-même qu’« il serait vain […] de vouloir chercher un précédent historique à la création » de cette assemblée. Elle ne devait être qu’une étape vers le retour à des institutions démocratiques.

L’Assemblée consultative provisoire délibère, mais ne légifère pas, puisqu’elle n’est pas issue du suffrage universel. Le général de Gaulle réserve au pouvoir exécutif, qu’il entend incarner, la faculté de procéder par ordonnances, lesquelles font l’objet de l’avis de cette assemblée.

Une fois Paris libéré, il revint au secrétaire général de cette assemblée, Émile Katz-Blamont, de chercher un lieu pour l’y accueillir : le Palais du Luxembourg fut choisi et remis en état en l’espace d’une semaine. Dès les jours qui suivirent le 25 août 1944, les fonctionnaires du Sénat, alors transférés rue Guynemer et boulevard Saint-Michel, réintégrèrent le palais.

L’Assemblée consultative provisoire se réunit pour la première fois le 7 novembre 1944 sous la présidence de Paul Cuttoli, sénateur de Constantine.

Dans Le Figaro du lendemain, on put lire : « Le Palais du Sénat a abrité la première séance de l’Assemblée consultative provisoire. C’était une minute émouvante que celle où nous avons revu, après des années de mort, cette salle illustre retrouver sa vie. »

Au travers de cette assemblée, Charles de Gaulle veut retrouver tous les instruments de la légitimité démocratique et républicaine. Elle joua son rôle de représentation nationale, assura la continuité de la République et apporta au Gouvernement provisoire sa légitimité.

L’Assemblée consultative provisoire se fit l’interprète de l’opinion, d’abord celle de la France occupée, puis celle de la France libérée. Elle fut, de ce fait, un élément déterminant du rétablissement de la souveraineté nationale.

Attachée à l’unité de la Nation, après les divisions dévastatrices de la guerre, tout en étant respectueuse de la diversité, essence même de la démocratie, cette assemblée fut un lieu d’imagination, d’innovation, d’audace, de dialogue, d’écoute et de respect, dont l’exemple mérite d’être médité.

Cette culture de la négociation et du compromis était déjà à l’ordre du jour dans une assemblée ne disposant pas de majorité préétablie, une culture indispensable afin que le Gouvernement provisoire tienne compte de ses avis sur les sujets dont elle était saisie et des questions qu’elle soulevait dans le cadre des pouvoirs de contrôle dont elle disposait.

Le 8 novembre 1944, l’Assemblée consultative provisoire porte à sa présidence Félix Gouin, ancien député socialiste, qui présidait déjà l’Assemblée consultative provisoire d’Alger, et futur président du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) en 1946.

Le 9 novembre 1944, Félix Gouin et le général de Gaulle inaugurent les travaux de l’Assemblée consultative provisoire réunie au Palais du Luxembourg.

Le président Gouin prononça alors des mots qui me semblent toujours d’actualité : « Je vous convie à l’union ; si cette union se crée, si elle se fortifie, alors nous aurons créé les conditions indispensables à une démocratie rénovée. »

Après une longue ovation, le général de Gaulle, alors président du Gouvernement provisoire, rendit hommage aux combattants de la première heure et aux Français qui les ont progressivement ralliés. Il rappela que, grâce à la Résistance, l’Assemblée consultative provisoire pouvait siéger au Palais du Luxembourg, symbolisant ainsi la continuité de la légalité républicaine dans une France encore en guerre.

Pour le général de Gaulle, la réunion de l’assemblée consultative marquait « une nouvelle étape sur la route qui mène à la fois vers la victoire et vers la démocratie ». Il précisa dans son discours que « tout se [passait] comme si, pour la nation française, il y avait un contrat naturel entre la grandeur et la liberté ».

L’Assemblée consultative provisoire fut celle non seulement de la liberté retrouvée, mais aussi du renouveau du débat démocratique.

De nombreux débats essentiels se déroulèrent en effet dans cet hémicycle.

Dès le lendemain de l’intervention du général de Gaulle, un débat eut lieu sur la réintégration de l’Alsace-Lorraine. Puis, dans les jours qui suivirent, se tint un débat sur la politique extérieure de la France, sur la question du ravitaillement, sur la reconstruction des réseaux de transport, sur l’organisation des armées.

Ces débats furent aussi annonciateurs du processus de décolonisation et conduisirent cette assemblée à aborder l’avenir de l’Algérie, du Maroc, de la Tunisie et de l’Indochine. Le débat qui eut lieu lors de la séance du 10 juillet 1945, à la suite des événements dramatiques de Sétif, en Algérie, en est l’illustration.

L’Assemblée consultative provisoire s’inscrivait dans le prolongement du discours du général de Gaulle à Brazzaville, le 30 janvier 1944, au cours duquel celui-ci considéra que l’apport des Africains à la Libération et à la victoire obligeait la France à accompagner les aspirations de ceux qui, à leur tour, s’apprêtaient à prendre leur destin en main.

Gaston Monnerville devint le président de la commission de la France d’outre-mer de l’Assemblée consultative provisoire. Le 6 février 1945, il déclara : « La souveraineté française dans les colonies doit reposer sur le consentement des populations et ne peut se manifester de façon effective que si l’organisation politique permet de connaître les désirs et l’opinion de ces populations. »

C’est seulement en février 1945 que l’assemblée consultative se consacra à l’examen des projets de budget des différents ministères, qui se poursuivit jusqu’au 31 mars. La déclaration de politique générale de Charles de Gaulle aura lieu le 2 mars, au milieu des débats budgétaires.

Le général de Gaulle décida alors de venir présenter ses propositions de réforme des structures de l’économie nationale, et notamment les processus de nationalisation.

Il faut encore retenir combien les travaux menés au Palais du Luxembourg jusqu’en août 1945, furent facteurs de progrès social, et combien ils s’enrichirent de la contribution des organisations syndicales présentes dans cette assemblée, qui s’inspirèrent du programme du Conseil national de la Résistance. Je salue à ce titre les représentants des organisations syndicales d’aujourd’hui, présents dans nos tribunes en cet instant.

La commission du travail et des affaires sociales, qui se réunit en novembre 1944, avait pour ordre du jour le projet d’ordonnance relative aux comités d’entreprise. Albert Gazier, représentant de la Confédération générale du travail (CGT), l’enrichira en abaissant le seuil des entreprises concernées à cinquante salariés.

De même, lors de la séance du 31 juillet 1945, sera discutée la proposition de résolution de Gaston Tessier de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) sur l’organisation de la sécurité sociale. Le projet d’ordonnance visait à mettre en place l’organisation administrative amenée à assumer le service des différentes prestations.

Je parlais d’une assemblée de la liberté retrouvée. Comment ne pas évoquer la séance exceptionnelle qui se tint le 15 mai 1945 dans cet hémicycle, lors de laquelle le général de Gaulle vint célébrer la victoire ?

Charles de Gaulle prononça ces mots qui résonnent encore aujourd’hui : « Se tournant vers l’avenir, [la France] discerne le long et dur effort qui seul peut la rendre assez forte, fraternelle et nombreuse pour assurer son destin et, par là même, lui permettre de jouer pour le bien de l’Humanité un rôle dont il est trop clair que l’Univers ne se passerait pas. […]. En avant donc pour l’immense devoir de travail, d’unité, de rénovation ! »

Oui, l’Assemblée consultative provisoire fut celle de la liberté retrouvée. Comment ne pas évoquer également l’ordonnance du 18 novembre 1944 qui institua la Haute Cour de justice ? Lorsque s’ouvrit le 23 juillet 1945 le procès du maréchal Pétain, dix membres de cette assemblée faisaient partie du jury.

L’Assemblée consultative provisoire fera du rétablissement de la démocratie une priorité.

Elle jouera un rôle charnière, consistant à définir, de concert avec le Gouvernement provisoire, les conditions nécessaires à l’organisation successive des élections municipales et cantonales, des élections à l’Assemblée constituante à la proportionnelle par département, et à la préparation d’une nouvelle Constitution.

Le projet de Constitution française du 19 avril 1946, rédigé par la première assemblée constituante, prévoyait d’établir un régime parlementaire monocaméral, avec une assemblée unique élue au suffrage universel direct pour cinq ans. Ce projet fut voté par les députés le 19 avril 1946, mais les Français le rejetèrent lors du référendum du 5 mai 1946.

Une nouvelle assemblée constituante fut élue le 2 juin. Celle-ci rédigea un nouveau projet instituant un régime bicaméral, soumis lui aussi au référendum, qui fut adopté : il s’agissait de la Constitution du 27 octobre 1946.

Le Conseil de la République, né de cette Constitution, verra ses pouvoirs d’abord réduits par rapport à ceux du Sénat de la IIIe République, mais il retrouvera ensuite la plupart d’entre eux. Nous connaissons la suite de l’histoire de notre assemblée, et nous la construisons ensemble chaque jour, mes chers collègues.

Célébrer cet anniversaire revient aussi à dresser un bilan de l’Assemblée consultative provisoire.

Le 3 août 1945, le général de Gaulle déclara, dans son discours de clôture, pouvoir assurer que, malgré des divergences d’opinions, l’Assemblée consultative provisoire avait répondu, depuis le premier jusqu’au dernier débat, à ce qu’était le sentiment profond du pays.

Cette assemblée fut vraisemblablement un laboratoire pour la pensée du général de Gaulle. Elle fut pour lui un formidable poste d’observation de la vie politique française.

Cette assemblée l’a ému, l’a enthousiasmé, mais elle l’a aussi agacé ! Après la victoire, il apparut, à ses yeux, que l’Assemblée consultative provisoire était moins unie qu’elle ne l’était à Alger, du fait du retour des partis qu’il dénoncera lors de son célèbre discours de Bayeux, en 1946, lors duquel il déclara que « la rivalité des partis [revêtait] chez nous, un caractère fondamental, qui [mettait] toujours tout en question, et sous lequel [s’estompaient] trop souvent les intérêts supérieurs du pays ».

Le général de Gaulle, lorsqu’il est revenu au pouvoir, a tiré la conclusion que la combinaison d’un exécutif puissant, responsable devant le Parlement, était une bonne formule de gouvernement.

Lors de son discours d’Épinal, le 29 septembre 1946, il déclara que « le Parlement [devait] comporter deux Chambres : […] l’Assemblée nationale, élue au suffrage direct, la seconde, […] élue par les Conseils généraux et municipaux, complétant la première, notamment en faisant valoir, dans la confection des lois, les points de vue financier, administratif et local qu’une Assemblée purement politique [avait] fatalement tendance à négliger ».

Au sein de cette assemblée, le général de Gaulle forgea ses convictions qui n’étaient « ni de gauche ni de droite » et qui n’avaient « qu’un seul objet qui est d’être utile au pays ».

Mesdames, messieurs, chers anciens collègues que je vois nombreux dans ces tribunes et que je salue avec plaisir, au travers de l’anniversaire de l’Assemblée consultative provisoire, il s’agit de célébrer cette volonté de construire en commun un État plus juste, plus fort, plus efficace, plus généreux, plus sûr, qui s’y exprima dans le mélange rare et exemplaire d’un devoir d’écoute, d’un respect mutuel et d’une volonté de recherche du consensus qui n’excluait en rien la fidélité aux convictions des uns et des autres. C’est, me semble-t-il, ce que le Parlement doit s’efforcer de faire aujourd’hui.

Le bicamérisme est indispensable à l’équilibre de nos institutions, particulièrement dans le moment politique que nous vivons.

Michel Debré décrivait ce rôle spécifique du Sénat dès l’été 1958 en présentant le projet de Constitution de la Ve République devant le Conseil d’État : « Il est […] facile de comprendre pourquoi il faut à la France une puissante deuxième chambre […]. Notre régime électoral nous empêche de connaître les majorités cohérentes qui assurent, sans règles détaillées, la bonne marche du régime parlementaire. » Voilà l’illustration d’une prescience que nous vivons concrètement.

Oui, je suis convaincu que le bicamérisme est utile pour notre démocratie.

Le Sénat d’aujourd’hui, à l’image de cette Assemblée consultative provisoire, ne doit pas hésiter à oser : oser proposer, oser avancer, oser expérimenter, oser être audacieux, oser en même temps assurer la stabilité de l’essentiel.

Le Sénat souhaite réconcilier la France avec ses territoires en donnant plus de liberté, de stabilité, de confiance et de respect aux élus.

Alors que nous allons célébrer l’année prochaine le cent cinquantième anniversaire du Sénat de la République, souvenons-nous du rôle fondamental joué par l’Assemblée consultative provisoire. Une commémoration n’ayant de sens que si l’on apprend du passé, sachons en tirer les enseignements pour l’avenir.

Vive la République et vive la France ! (Vifs applaudissements.)

Je vais maintenant donner la parole aux présidents des groupes qui composent notre assemblée.

La parole est à M. Mathieu Darnaud, président du groupe Les Républicains. (Applaudissements.)

M. Mathieu Darnaud, président du groupe Les Républicains. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, monsieur les ministres, mes chers collègues, nous sommes réunis ce matin dans un élan de mémoire et de recueillement.

Ce moment solennel nous invite à honorer l’héritage de ceux qui, voilà quatre-vingts ans, se sont installés ici, au Palais du Luxembourg, dans un contexte de guerre, au cœur d’un pays profondément meurtri, fracturé, divisé.

Le 7 novembre 1944 s’ouvrait la première séance de l’Assemblée consultative provisoire. Ce fut l’un de ces instants fondateurs jalonnant notre histoire parlementaire et un acte symbolique puissant, marquant la renaissance démocratique de la France.

Au travers de cette assemblée, notre nation, par le courage et la détermination de ses représentants, commença à se reconstruire dans la légitimité républicaine. Ces femmes et ces hommes venus de la Résistance, du monde syndical, de la société civile portaient la voix de la liberté et le refus de la tyrannie. Ils sont pour nous un exemple éternel de résilience et d’engagement républicain.

Le choix d’installer l’Assemblée consultative provisoire au Palais du Luxembourg n’était pas anodin ; il constitua un acte de foi envers la démocratie parlementaire. Ce palais, notre Sénat, représentait depuis longtemps la continuité des institutions de la République. En y plaçant cette assemblée, le gouvernement provisoire du général de Gaulle signifiait à la Nation que la République n’avait jamais cessé d’exister, même sous la pression des forces d’occupation et du régime de Vichy.

Dans ces murs, la démocratie renaissait de ses cendres, portée par la foi en des valeurs auxquelles nous croyons plus que jamais : l’unité, la souveraineté et le respect des institutions.

Cette assemblée était, à l’image de la nôtre, synonyme de diversité. Elle réunissait des parlementaires en exil, des représentants de mouvements de la Résistance, des syndicalistes, des personnalités de tous horizons politiques et sociaux. Ensemble, ils ont incarné une France unie, par-delà les désaccords partisans.

À l’heure où notre pays fait face à plusieurs défis de taille, nous devons plus que jamais avoir en tête que les différences idéologiques n’empêchent pas les compromis. Cette capacité à trouver un terrain d’entente au service de l’intérêt général doit, je le crois, plus que jamais demeurer au cœur de l’action du Sénat.

Au-delà du symbole et des idéaux qu’elle a portés, l’Assemblée consultative provisoire a marqué une nouvelle étape sur la route qui mène à la fois vers la victoire et vers la démocratie. Elle a porté des réformes profondes en matière sociale et économique, en lien avec les aspirations du Conseil national de la Résistance. Elle a soutenu les bases d’une protection sociale solide, le droit au travail et à la sécurité, l’accès à la santé et à l’éducation pour tous. Elle a travaillé à rendre la France plus juste et plus solidaire et à inscrire dans la loi les droits et les protections pour lesquels ses membres s’étaient tant battus.

Ces réformes constituent le fondement de notre modèle social et doivent être préservées.

Par ses travaux, l’Assemblée consultative provisoire porta également un message de souveraineté et d’indépendance. La France de 1944 voulait réaffirmer sa place sur la scène internationale, retrouver son honneur et montrer au monde que, même affaiblie, elle restait debout en tant que nation.

En créant cette assemblée, le général de Gaulle en a fait le symbole d’une France libre et souveraine, refusant d’abandonner ses valeurs et sa dignité. Devant les multiples défis de notre temps, cet attachement à la souveraineté nationale doit nous guider plus que jamais. Nous devons continuer de défendre une France maîtresse de ses choix, forte de ses institutions et fidèle à ses valeurs républicaines.

L’histoire de cette assemblée nous rappelle enfin que la responsabilité de gouverner est indissociable de celle de représenter le peuple.

Au travers de leurs travaux, les membres de l’Assemblée consultative provisoire ont démontré une humilité exemplaire, une écoute, un sens du devoir que nous devons continuer de faire vivre. Ils ont rappelé que la légitimité politique trouve sa source dans l’engagement pour le bien commun et dans le respect de nos concitoyens.

À l’heure où la défiance à l’égard de nos institutions grandit, où le lien de confiance entre les citoyens et leurs représentants s’érode, nous avons le devoir de renouer avec cette exigence démocratique. Comme le disait André Malraux, la France n’est grande que lorsqu’elle se bat pour les idéaux de la République. C’est ce combat qui doit inspirer notre travail et notre engagement.

Mes chers collègues, en célébrant cet anniversaire, nous honorons un prestigieux héritage. Par cet acte, nous rendons hommage à toutes celles et à tous ceux qui ont cru en la France, dans l’honneur et l’indépendance. Souvenons-nous que nous portons, dans cet hémicycle, une responsabilité immense : celle de faire vivre cet héritage et de le transmettre. C’est-là notre devoir envers le peuple français. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Patrick Kanner, président du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements.)

M. Patrick Kanner, président du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Monsieur le président, je vous remercie de cette initiative qui nous réunit dans un esprit de concorde.

Monsieur le Premier ministre, mesdames, monsieur les ministres, mes chers collègues, mes chers anciens collègues, je me réjouis de reconnaître en tribune le visage de Jacques Legendre, dont j’ai été l’élève dans le Nord, bien que, chaque fois qu’il me voit, il me dise que j’ai très mal tourné. (Sourires.)

Par cette cérémonie, nous célébrons avec force les lueurs d’espoir qui ont été ravivées après les heures les plus sombres de notre histoire.

Après le débarquement des Alliés en Normandie en juin 1944, au moment de la libération progressive de la France, la question de la gouvernance du pays après la chute du régime de Vichy est devenue cruciale. Le Gouvernement provisoire de la République française, dirigé par le général de Gaulle, a alors été créé pour organiser la transition entre l’occupation allemande et le rétablissement de la République.

L’Assemblée consultative provisoire a été conçue dans ce contexte si sensible, si particulier pour l’histoire de la France. Elle était opportunément chargée d’exprimer aussi largement que possible l’opinion nationale, dans les circonstances où se trouvait la France, et de légitimer ainsi le pouvoir en place.

Sa principale attribution était de formuler des avis sur les questions les plus délicates que le gouvernement français avait à trancher autour de la reconstruction économique et politique du pays après les ravages causés par la guerre. Elle a notamment participé à la rédaction de la Constitution de la IVe République, adoptée en 1946.

Son siège fut tout d’abord fixé à Alger ; ce n’est qu’après la libération du territoire métropolitain qu’il fut transféré à Paris, au Palais du Luxembourg. Célébrer les 80 ans de l’installation de cette assemblée dans nos murs revêt une dimension particulière dans le contexte politique mondial si instable, pour ne pas dire dangereux, que nous connaissons.

Mes chers collègues, ces lieux que nous fréquentons chaque jour étaient alors porteurs de symboles forts : ils représentaient la victoire et le retour de la République.

L’Assemblée consultative provisoire a été « une étape nouvelle sur la route qui nous conduit à la fois vers la victoire et vers la démocratie », selon les mots du général de Gaulle lors de la première réunion de cette assemblée, le 9 novembre 1944.

C’est donc ici qu’il choisit de célébrer la victoire au lendemain de la capitulation allemande de mai 1945. Pourtant, disons-le entre nous, il avait une conception restrictive du rôle de cette assemblée. Non élue au suffrage universel, mais désignée sur la proposition des partis politiques et des groupes de la Résistance, l’Assemblée consultative provisoire n’a pas été conçue comme une instance souveraine, comme l’est actuellement le Sénat.

En effet, le général de Gaulle considérait, à juste titre, que la tenue d’élections générales était « la seule voie par où doive, un jour, s’exprimer la souveraineté du peuple ». Sûrement du fait de la méfiance envers le parlementarisme d’avant-guerre, cette assemblée n’avait pas non plus de vocation législative : vous le savez, elle n’était que consultative. D’ailleurs, les historiens ont rappelé que le président du gouvernement provisoire était libre de tenir compte ou non des avis émis ; manifestement, il ne s’en est pas privé.

Les lueurs d’espoir que j’ai évoquées en introduction, alimentées par l’esprit des Lumières, ont permis de bâtir notre République sociale. N’oublions pas que celle-ci est le fruit d’une longue construction. Cette refondation sociale des démocraties était considérée comme un antidote contre les dictatures – quelle juste prémonition !

Par ailleurs, il est frappant de constater l’unité et l’esprit de concorde qui se sont bâtis autour de la Résistance, rendant possible la fin victorieuse de la guerre.

La libération du territoire devait être l’occasion de mener de profondes réformes de structure – cela faisait consensus. La Seconde Guerre mondiale avait convaincu la Résistance et l’ensemble des Français qu’une paix universelle et durable ne pouvait être fondée que sur la justice sociale.

D’ailleurs, monsieur le président, le centre de gravité de l’Assemblée consultative provisoire était un peu plus à gauche qu’actuellement… (Sourires.) Félix Gouin, représentant du parti socialiste, a en effet été élu et réélu à la tête de cette assemblée – et, disons-le, assez facilement. Je vous remercie d’avoir eu la gentillesse de citer certains propos tenus par ce dernier.

Les discussions qui ont animé l’Assemblée consultative provisoire ont préparé de grandes réformes : la création de la sécurité sociale ; l’instauration d’une véritable démocratie sociale contribuant à l’amélioration des conditions de vie matérielles et à la dignité des travailleurs ; la libération de la presse ; la définition d’une nouvelle politique de la jeunesse ; ou encore la proposition d’accorder le droit de vote aux femmes, dès les premières élections d’après-guerre.

À ce propos, je tiens à préciser que douze femmes étaient membres de cette assemblée. Nous avons progressé depuis, mais il reste un peu de chemin à parcourir…

Ces réformes et ébauches de réformes ont débouché sur des progrès majeurs, permettant à notre pays d’entrer dans la modernité après avoir subi l’obscurantisme de l’Occupation.

Mes chers collègues, cette commémoration nous invite, au regard de la situation politique de la France, à continuer de nous battre pour mener notre pays vers une forme d’apaisement social.

Pour préparer mon intervention, j’ai consulté les mémoires d’un représentant de l’Assemblée consultative provisoire : le grand résistant Édouard Depreux, né dans le Nord, à Viesly. Cet avocat, alors député socialiste, fut nommé ministre de l’éducation nationale en 1948. L’ouvrage, intitulé Souvenirs dun militant : cinquante ans de lutte, de la social-démocratie au socialisme (1918-1968), constitue un témoignage éclairant de l’état d’esprit qui animait alors les libérateurs de la France dans la perspective de la reconstruction.

Édouard Depreux y rapporte un entretien qu’il avait eu avec le général de Gaulle, le 17 novembre 1944, au cours duquel ce dernier lui aurait dit : « Si tout le monde était socialiste, il serait beaucoup plus facile de le gouverner. » (Sourires.) Ironie ou clairvoyance ? (Nouveaux sourires.) Probablement les deux…

Mes chers collègues, le Palais du Luxembourg a donc été l’écrin de la liberté retrouvée, pour reprendre l’une des expressions de notre président. Sachons être les protecteurs inépuisables de ce bijou inestimable qu’est la liberté. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Hervé Marseille, président du groupe Union Centriste. (Applaudissements.)

M. Hervé Marseille, président du groupe Union Centriste. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, monsieur les ministres, mes chers collègues, le 7 novembre 1944, lorsque l’Assemblée consultative provisoire se réunit pour la première fois à Paris, le drapeau nazi flotte encore sur Strasbourg. À cette date, Metz, les Vosges, l’Alsace et la Lorraine sont encore sous contrôle allemand.

Le 7 novembre 1944, la guerre n’est donc pas finie, loin de là, mais les forces de la Résistance tiennent à placer le plus tôt possible la France libérée sous le signe de la démocratie. Tel est le sens de l’installation de cette instance ici même, au Palais du Luxembourg.

Au travers de cette séance solennelle, nous commémorons et célébrons en réalité trois choses.

Premièrement, c’est l’aspect le plus visible, nous commémorons la renaissance du phénix démocratique. Le symbole est fort et impérissable : ni une invasion étrangère ni une dictature collaborationniste n’ont pu venir à bout de notre attachement à la démocratie.

Deuxièmement, l’Assemblée consultative provisoire est une assemblée représentative. En l’instaurant, le général de Gaulle réaffirme l’engagement de la France à bâtir la démocratie sur le socle de la représentation nationale.

Troisièmement, permettez-moi de le dire dans un clin d’œil avec une pointe de facétie, en nous réunissant aujourd’hui, nous célébrons aussi le fait que, désormais, les assemblées ne soient plus ni provisoires ni consultatives… (Sourires.)

Retour à l’Histoire : lors de la séance inaugurale de l’Assemblée consultative provisoire, le 9 novembre 1944, le général de Gaulle souligna l’importance de son installation à Paris. Il qualifia l’événement « d’étape nouvelle sur la route qui nous conduit à la fois vers la victoire et vers la démocratie ».

Pour autant, nous savons qu’il ne tenait pas les assemblées délibératives en très haute estime. C’est très explicite dans ses Mémoires de guerre : « Ce n’est pas que je prête à un tel collège la capacité d’agir », écrit-il au sujet de l’Assemblée consultative provisoire. Dans l’esprit du Général, cette dernière est « un exutoire » au « bouillonnement » des forces politiques disparates qui ont contribué à la victoire de la France – toute ressemblance avec la situation actuelle est évidemment fortuite…

Pour autant, cette assemblée joua un rôle non négligeable dans la reconstruction républicaine : réintégration de l’Alsace-Lorraine, construction européenne, reconnaissance de l’éphémère alliance franco-soviétique, réorganisation des transports, désignation des juges de la Haute Cour de justice, nationalisations, réforme fiscale… Les dossiers les plus brûlants du moment lui furent soumis.

En tant que président du groupe Union Centriste, vous me permettrez d’évoquer brièvement quelques figures marquantes de cette époque, en commençant par Maurice Schumann. Cofondateur du Mouvement républicain populaire (MRP), celui-ci s’est illustré par sa vision d’une Europe fondée sur la coopération et une paix durable.

Il a porté haut cet idéal au sein de la commission des affaires étrangères, et son message résonne encore à l’aune des défis européens actuels. Il nous invite à défendre une Europe intégrée, réactive et volontaire, conjuguant liberté d’entreprendre et humanisme pour accompagner les transformations technologiques et économiques. Ce message est plus que jamais d’actualité, vingt-quatre heures après les résultats de l’élection présidentielle américaine.

Je pense aussi à Marie-Hélène Lefaucheux, résistante et pionnière, qui s’est illustrée dans l’aide au rapatriement des déportés. Parmi les premières femmes à devenir parlementaires, elle s’est battue avec ardeur pour les droits des femmes. Au sein de la Commission de l’équipement national, de la production et des communications, parmi les représentants de l’Organisation civile et militaire (OCM) et, plus tard, à l’ONU, où elle a présidé pendant dix ans la Commission de la condition de la femme, elle a défendu l’idée d’une juste place des femmes dans la vie publique. Nous devons faire perdurer sa volonté en promouvant une politique d’intégration plus paritaire.

Enfin, je rendrai hommage à André Colin, qui fut le premier président de notre groupe, de 1963 à 1971. Homme de dialogue, il a joué un rôle au sein des commissions de la jeunesse et des sports, de l’intérieur et de la santé publique et du règlement de l’Assemblée consultative provisoire, proposant des mesures pour les aides aux familles, le remembrement agricole et le développement des régions – des engagements qui restent un modèle pour nous aujourd’hui.

Je le disais en préambule, le fait de commémorer est l’occasion d’honorer la mémoire, mais aussi de mesurer le chemin parcouru pour éclairer les temps présents. Le défi du 7 novembre 1944 était le retour du parlementarisme ; quatre-vingts ans après, le défi du 7 novembre 2024 est peut-être de le réinventer.

À la suite de la dissolution de l’Assemblée consultative provisoire, l’Assemblée constituante a élaboré la Constitution de la IVe République, qui périt en 1958 de son incapacité à assurer une stabilité institutionnelle suffisante. Et voici qu’aujourd’hui la Constitution de la Ve République, référence s’il en est du parlementarisme rationalisé, confronte de nouveau notre pays à une majorité au socle commun fragile.

Il est loin le temps où certains voulaient faire disparaître le Sénat. Comme vient de le souligner le président Larcher, le bicamérisme a démontré sa raison d’être. Pour que nos assemblées ne soient pas de nouveau réduites au rang d’exutoire au bouillonnement des forces politiques, il nous appartient individuellement de répondre, en responsabilité, aux attentes que la situation nous impose. Mais il est aussi de notre responsabilité collective de réfléchir aux adaptations nécessaires, tout en prolongeant l’action de nos anciens au sein de l’Assemblée consultative provisoire. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. François Patriat, président du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. (Applaudissements.)

M. François Patriat, président du groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, monsieur les ministres, mes chers collègues, célébrer cet anniversaire revient à nous replonger dans l’Histoire avec solennité, mais aussi avec émotion.

Pour vous faire sourire, nous sommes peu à pouvoir le dire dans cet hémicycle, sachez que j’étais déjà né lorsque l’Assemblée consultative provisoire tenait sa première séance de travail au Palais du Luxembourg. Je n’en ai certes aucun souvenir, mais je me rappelle la reconstruction de notre pays ; c’est mon enfance.

Je me souviens que la France entamait alors, dans la douleur, la décolonisation. Il y avait encore des bidonvilles dans notre pays. Je me souviens que l’Europe, autrefois si orgueilleuse, découvrait, au petit matin, la honte : celle des ravages de la Seconde Guerre mondiale, des crimes atroces, des camps de concentration, des exécutions sommaires, de la Shoah, des brigades de la mort, de la collaboration des autorités locales et, en ce qui nous concerne, nationales. Et pourtant, il soufflait un vent d’optimisme et d’enthousiasme sur le pays.

La reconstruction est une période dont on parle peu en France, marquée par les stigmates de la IVe République et par le réveil paradoxal de la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : à la fois dans le camp des vainqueurs et humiliée par la défaite militaire et morale que notre pays a connue en 1940.

Pourtant, la reconstruction est aussi la période où la France, en repartant de très bas, a réussi à redevenir une puissance mondiale respectée. Malgré l’instabilité ministérielle et le début de la guerre froide, l’Assemblée consultative provisoire a su poser les bases d’un pays fort et d’une construction européenne visant à bannir la guerre de notre continent et à construire une prospérité commune.

Devant les difficultés d’approvisionnement qui frappaient les Français au quotidien, le Gouvernement a réussi à relancer rapidement et efficacement la production et les chaînes logistiques. Face à l’inflation galopante, Antoine Pinay a su assainir en seulement dix mois les finances publiques et stabiliser le franc, engendrant une hausse massive du pouvoir d’achat des Français.

J’ai connu cette époque, et je peux témoigner que les débats politiques étaient au moins aussi enflammés qu’actuellement, si ce n’est plus. Mais prévalaient alors le respect du contradictoire et la primauté de l’intérêt général, ce qui permettait au pays d’avancer malgré les soubresauts de la vie politique. Il n’existait nul blocage inutile ou symbolique. Ainsi ont été posées les fondations des Trente Glorieuses.

La commémoration que vous avez organisée, monsieur le président – ce dont nous vous remercions – met en lumière un trait singulier de notre pays : aussi sombre soit la période que nous traversons, nous avons montré au fil des guerres, des crises et des épidémies que nous savons unir nos forces pour reconstruire une nation encore plus forte qu’auparavant. Au cœur des crises, l’esprit français ne se penche pas uniquement sur le meilleur moyen d’abattre son ennemi, il est résolument tourné vers l’avenir.

C’est dans la Résistance, par l’union de la rose et du réséda, qu’est née l’Assemblée consultative. Dans ce pays où une partie de la génération des grands-parents n’avait pas connu la République comme forme régulière de l’État français, des aristocrates, des communistes, des maquisards, d’anciens parlementaires et des citoyens normaux restauraient la République.

À cet instant, j’ai également une pensée pour le bataillon du Pacifique, qui se formait en Polynésie française dès 1940 pour continuer le combat.

C’est dans les caves, dans les greniers, à l’abri des miliciens et des soldats allemands que l’armée des ombres imaginait l’organisation des pouvoirs, de la santé, de la vie économique de notre pays après la victoire. Ainsi, le 15 mars 1944, huit mois avant la séance inaugurale de l’Assemblée consultative que nous commémorons aujourd’hui, le Conseil national de la Résistance signait son programme d’action.

Alors que le débarquement de Normandie n’avait pas encore eu lieu, alors qu’ils préparaient les échéances militaires à venir, ses membres avaient à cœur de dire comment il fallait rétablir nos institutions et notre démocratie, comment devrait fonctionner la vie dans les entreprises et dans la société. Ils ont eu la volonté et la capacité d’imaginer la sécurité sociale.

Dans ma vie, j’ai eu la chance extraordinaire d’avoir pour ami et mentor Pierre Meunier, qui fut le collaborateur direct de Jean Moulin, puis le secrétaire général du Conseil national de la Résistance. Jusqu’à son dernier souffle, je l’ai vu chaque semaine. Il me demandait régulièrement de conserver les acquis du Conseil national de la Résistance. (Murmures sur les travées du groupe CRCE-K.)

Par la suite, alors que le territoire n’était pas encore libéré et que la 2e DB n’avait pas encore libéré Strasbourg, l’Assemblée consultative se réunissait de nouveau sur le sol français.

Mes chers collègues, les crises qui se profilent à l’horizon menacent sérieusement notre pays dans toutes ses dimensions : notre économie, notre cohésion sociale, l’environnement dans lequel nous vivons. Et je n’oublie pas que la guerre fait de nouveau rage sur notre continent… Cette cérémonie est l’occasion de rappeler qu’aussi grandes soient les difficultés, l’esprit français nous impose de garder espoir et d’unir nos forces pour surmonter ces crises et construire un avenir meilleur pour nos enfants. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret, président du groupe Les Indépendants – République et Territoires. (Applaudissements.)

M. Claude Malhuret, président du groupe Les Indépendants – République et Territoires. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale, mesdames, monsieur les ministres, mes chers collègues, le premier enjeu d’une commémoration est de tirer la leçon des événements que nous commémorons.

C’est ce que faisait, le 9 novembre 1944, le général de Gaulle en résumant les années tragiques qui ont précédé la libération de la France : « Parmi les leçons des épreuves inouïes que la France traverse, l’une de celles qui apparaissent de la plus éclatante manière, c’est la conjugaison en quelque sorte organique du désastre avec la tyrannie, comme du succès avec la République. »

Quatre-vingts ans plus tard, il est à craindre que la France et, plus généralement, les démocraties n’aient oublié ces enseignements et l’aveuglement devant les totalitarismes que dénonçait de Gaulle. Alors qu’ils assistaient à la victoire du nazisme en Allemagne et du communisme en URSS, à la remilitarisation de l’Allemagne, à l’Anschluss, à l’invasion des Sudètes, à la signature du pacte germano-soviétique, la plupart des dirigeants furent incapables de comprendre la montée des périls ; quant à ceux qui avaient compris ces périls, ils furent incapables de convaincre leur peuple qu’il fallait les combattre tant qu’il était encore temps.

Ils avaient une excuse : ils étaient confrontés pour la première fois à l’essor des régimes totalitaires, pire encore, à leur improbable alliance. Nous n’avons plus cette excuse. Sous nos yeux l’histoire du XXe siècle se répète au XXIe siècle.

Aux totalitarismes nazi et soviétique ont succédé les dictatures russe, chinoise, nord-coréenne et iranienne, et au pacte germano-soviétique l’alliance de ces quatre tyrannies. À l’Anschluss, aux Sudètes et à la Pologne répondent l’invasion de la Géorgie et de l’Ukraine, les menaces sur la Moldavie, sur Taïwan et toute la mer de Chine et les appels à la destruction d’Israël. À l’obsession d’Hitler et de Staline de détruire par tous les moyens l’ordre démocratique fait suite la guerre que les despotes actuels ont ouvertement déclarée au monde de paix, de liberté et de prospérité instauré par les démocraties en 1945.

Aux cinquièmes colonnes qu’étaient les partis communistes et fascistes de l’entre-deux-guerres en Europe ont succédé des populismes d’extrême droite et d’extrême gauche ouvertement alliés aux tyrans. Ces populismes relaient leurs activités subversives et retournent contre les démocraties les réseaux numériques, dont nous avions cru qu’ils seraient un formidable outil d’information et de communication. Ils en font des armes redoutables, mises au service d’un affrontement permanent et d’une menace mortelle.

À force de détester leur pays, les extrémistes finissent toujours par le trahir.

Beaucoup de nos dirigeants affirment que nous ne sommes pas en guerre contre l’internationale des dictateurs, comme Daladier rentrant de Munich se félicitait d’avoir sauvé la paix.

Il n’y a rien de plus dangereux que de croire que nous ne sommes pas en guerre contre des gens qui sont en guerre contre nous et qui le disent. L’Europe doit comprendre qu’il est urgent pour elle de redevenir une puissance militaire ; le résultat des élections américaines doit achever de nous ouvrir les yeux. La prophétie du général de Gaulle est, en effet, en train de se réaliser : « Un jour, les États-Unis quitteront le vieux continent. » Si nous persistons dans notre aveuglement, ce n’est pas seulement l’Ukraine qui, demain, sera vaincue, mais la liberté.

« De 1933 à 1938, les Français ont fait tout ce qui était nécessaire pour mener à la guerre, parce qu’ils en avaient peur », disait Raymond Aron. Il ajoutait : « Je crois à la victoire des démocraties, à condition qu’elles le veuillent. »

Pour ma part, je ne suis pas certain qu’aujourd’hui, alors qu’une nouvelle guerre froide a commencé, les démocraties veuillent la victoire.

Mes chers collègues, 10 000 soldats nord-coréens viennent d’arriver en Russie. Or les Occidentaux continuent d’interdire aux Ukrainiens d’utiliser leurs missiles pour frapper en Russie les bases d’où partent les avions et les bombes qui détruisent l’Ukraine.

La dissuasion nucléaire est censée sanctuariser notre territoire et préserver notre liberté d’action ; et c’est au nom de cette même dissuasion que nous théorisons notre inaction, que nous laissons à Poutine le monopole de la menace et de l’agression. Nous savons pourtant que ses alliés chinois lui interdisent son emploi. Son abstention après que les Ukrainiens ont franchi la frontière russe à Koursk apporte la preuve que ses lignes rouges ne sont qu’un bluff.

La Seconde Guerre mondiale, disait de Gaulle le 9 novembre 1944, a eu pour cause « la frénésie dominatrice d’un système politique, social, moral, abominable […], mais revêtu du sombre attrait de la puissance. Elle a trouvé, pour la favoriser, la dispersion des États du parti de la liberté […], les divisions passionnées, les routines de tous ordres, la défaillance des élites dirigeantes ». En cet anniversaire, alors que les Ukrainiens meurent chaque jour par milliers pour défendre notre liberté, dans une indifférence chaque jour croissante, chaque jour plus préoccupante, puissions-nous méditer ces paroles prophétiques. (Applaudissements sur les travées du groupe INDEP, ainsi que sur des travées des groupes SER, RDSE, UC et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman, présidente du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky. (Applaudissements.)

Mme Cécile Cukierman, présidente du groupe Communiste Républicain Citoyen et Écologiste – Kanaky. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, mesdames, monsieur les ministres, mes chers collègues, quatre-vingts ans ont passé, mais l’Histoire est là, toujours présente, imprégnant nos débats d’aujourd’hui.

Voilà quatre-vingts ans, l’Assemblée consultative provisoire ouvrait ses travaux ici même, au Palais du Luxembourg, sous les drapeaux des forces alliées, qui lançaient alors un ultime et terrible assaut contre le IIIe Reich, contre la barbarie nazie.

C’est le général de Gaulle lui-même qui, le 9 novembre 1944, inaugura les travaux de cette assemblée dont la constitution marquait la renaissance de la démocratie. Il faut se transporter dans le temps, en cet automne de 1944 ; imaginer la situation de notre pays, de l’Europe et même du monde entier, confronté à une violence inouïe.

Sur notre continent, les morts se comptent par millions ; les populations civiles ont été décimées, notamment par la Shoah ; l’Europe doit affronter l’horreur des camps, qui ne sont pas encore libérés, ainsi que des combats terribles impliquant soldats et partisans. À la bataille de Stalingrad a succédé le débarquement de Normandie, mais la bataille des Ardennes n’a pas encore eu lieu et les armées d’Hitler n’ont pas dit leur dernier mot.

L’Assemblée consultative provisoire, créée par une ordonnance du Comité français de libération nationale du 17 septembre 1943, siège d’abord à Alger, puis se transporte à Paris, où sa première séance se tient le 7 novembre 1944 sur l’initiative du Gouvernement provisoire de la République française (GPRF).

Sa composition représente alors la France en lutte pour sa libération, les mouvements et organisations de la Résistance formant le socle du renouveau démocratique. Les délégués du Conseil national de la Résistance appartiennent de droit à l’Assemblée consultative provisoire, où les représentants des Francs-tireurs et partisans (FTP) côtoient ceux de Combat et bien d’autres encore. Les Forces françaises de l’intérieur (FFI) sont ainsi l’âme de cette assemblée.

Les syndicats, représentants des travailleurs, qui furent à maintes occasions le bras armé de la lutte contre le fascisme, étaient eux aussi dûment représentés. Je salue leurs délégués actuels, qui, depuis les tribunes, assistent à cette séance.

Mes chers collègues, je ne serais pas devant vous aujourd’hui si, par leur engagement, la classe ouvrière et les paysans d’alors n’avaient été le fer de lance de la lutte contre l’occupant.

C’est nécessairement avec émotion que je relis la liste de ces valeureux membres de l’Assemblée consultative provisoire. Aux côtés de véritables héros de la Résistance, comme Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Maurice Schumann, Daniel Mayer, Lucie Aubrac, Robert Chambeiron, Pierre Cot et tant d’autres, siégeaient de nombreux communistes : André Mercier, membre du Conseil national de la Résistance, Georges Cogniot, Jacques Duclos, Léo Figuères, Benoît Frachon ou encore Waldeck Rochet.

L’Assemblée consultative provisoire s’est fixé pour objectif la sortie des années noires, le redressement du pays et la marche vers les jours heureux, auxquels aspire notre peuple tout entier, qui, bien que meurtri, est resté debout.

L’Assemblée consultative provisoire marque la rupture avec cet État français qui a choisi la collaboration, œuvrant même parfois à la place de l’occupant.

C’est le programme du Conseil national de la Résistance qui est au cœur des débats de cette assemblée et de ses décisions. Ce programme – il faut le rappeler – porte en germe le retour de la démocratie et de la justice sociale. Aujourd’hui, nous célébrons cette aspiration née dans la lutte, née dans le sang, à l’émancipation, à l’égalité et à la juste répartition des richesses.

Ce programme prône l’instauration d’un régime démocratique et social. C’est lui qui a permis la création de la sécurité sociale, assurée par le ministre communiste Ambroise Croizat. C’est également à lui que nous devons les grandes nationalisations, la fondation des comités d’entreprise, l’instauration du droit de vote des femmes et tant d’autres conquêtes.

Chacun sait ici que notre parti est resté fidèle à l’élan fondateur imprimé par le Conseil national de la Résistance. Nous combattons chaque jour les funestes projets qui entreprennent de détruire, pierre après pierre, les constructions démocratiques de ces années d’espoir.

Ici siégeaient ceux qui ont sauvé la démocratie, qui ont porté l’idée de justice au plus haut.

Mon regard s’est arrêté sur le nom de Mathilde Péri, épouse de Gabriel Péri, journaliste à LHumanité, sauvagement assassiné par les nazis ; de cet homme qui, dans sa dernière lettre, écrite au Mont-Valérien alors qu’il s’apprêtait à affronter la mort, annonça « les lendemains qui chantent ».

L’Assemblée consultative provisoire, ce sont ces drames et ces tragédies. C’est aussi cet espoir fou.

C’est pour rappeler ce combat pour que l’espoir devienne réalité que je tiens, en guise de conclusion, à vous lire « Demain », poème écrit par Robert Desnos en 1942 :

« Âgé de cent mille ans, j’aurais encor la force

« De t’attendre, ô demain pressenti par l’espoir.

« Le temps, vieillard souffrant de multiples entorses,

« Peut gémir : le matin est neuf, neuf est le soir.

« Mais depuis trop de mois nous vivons à la veille,

« Nous veillons, nous gardons la lumière et le feu,

« Nous parlons à voix basse et nous tendons l’oreille

« À maint bruit vite éteint et perdu comme au jeu.

« Or, du fond de la nuit, nous témoignons encore

« De la splendeur du jour et de tous ses présents.

« Si nous ne dormons pas c’est pour guetter l’aurore

« Qui prouvera qu’enfin nous vivons au présent. »

(Applaudissements.)

M. le président. La parole est à Mme Maryse Carrère, présidente du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (Applaudissements.)

Mme Maryse Carrère, présidente du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale, mesdames, monsieur les ministres, mes chers collègues, mes chers anciens collègues présents en tribune, membres notamment du groupe RDSE – Françoise Laborde, Jean-Marc Gabouty et Yvon Collin, notre ancien président –, la Seconde Guerre mondiale est une époque particulièrement sombre de notre histoire.

C’est la France occupée par l’Allemagne nazie, terrorisée par la Gestapo. C’est le rationnement. Ce sont les bombardements de civils. C’est le régime de Vichy, qui participe à tant d’actes arbitraires, déportations, arrestations ou assassinats. Ce sont tant et tant de soldats et de résistants morts pour la France.

Toutefois, la période ne saurait être réduite à cette face tragique et résignée. Les années 1939 à 1945 sont également ponctuées de grands moments d’espérance et de courage, qui ont fini par changer le cours de l’Histoire. Ce sont celles de la Résistance, ô combien exemplaire, incarnée par Jean Moulin et tant d’autres hommes et femmes héroïques ; celles des débarquements alliés, à la fois extraordinaires et essentiels à la libération de la France.

Bien sûr, le visage de l’espoir, c’est aussi celui du général de Gaulle, refusant farouchement la défaite et déclarant depuis Londres le 18 juin 1940 : « Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire. »

Tandis qu’on lutte pour la France sur les champs de bataille, en métropole comme dans le reste du monde, c’est également le sort de la vie parlementaire qui se joue.

Les assemblées législatives ont été mises en sommeil par le régime de Vichy – une première depuis 1789. Mais, à cet égard aussi, une lumière vient heureusement percer le brouillard des temps.

N’écoutant que leur devoir politique et leur conscience de républicains, cinquante-sept députés et vingt-trois sénateurs refusent de voter les pleins pouvoirs au maréchal Pétain. Par leur audace, ces quatre-vingts parlementaires rendent un peu de fierté à leur pays défait.

Le 10 juillet 1940, au sein du groupe de la Gauche démocratique, l’honneur est du côté des sénateurs Camille Rolland, Jean Odin et François Labrousse, parmi d’autres. Je n’oublie pas non plus Gaston Manent, député des Hautes-Pyrénées, qui, de même, a refusé la perspective d’un régime autoritaire.

L’Assemblée consultative provisoire, dont nous commémorons aujourd’hui la séance inaugurale, participe elle aussi de l’épopée de cette France en marche pour la liberté, comme le Gouvernement provisoire de la République française, qui succéda au Comité français de libération nationale.

Bien que tournés vers la reconquête par les armes, les acteurs de la France libre n’ont pas oublié la nécessaire reconquête des institutions par le rétablissement, en 1943 à Alger, d’une assemblée parée autant que possible de la légalité républicaine.

Certains évoqueront une assemblée imparfaite, car dépourvue de pouvoir législatif et placée face à un exécutif puissant. Mais, quoi qu’on en dise, la réunion de l’Assemblée consultative provisoire est une étape décisive de la reconstruction républicaine. Elle incarne le retour à une forme de séparation des pouvoirs.

Un journaliste anglais de l’époque ne s’y est pas trompé, en écrivant dans The Manchester Guardian : « L’Assemblée consultative provisoire marque une étape capitale ; cette réunion est en effet ni plus ni moins qu’un début de résurrection d’une institution représentative de la France. »

Mandataires délégués par les organisations de la Résistance, parmi lesquels un certain nombre de femmes ; membres des assemblées de la IIIe République ; représentants des groupements économiques et syndicaux ; universitaires ; délégués des corps élus des territoires libérés et des associations de citoyens français de l’étranger : forte de cette composition militante, l’assemblée, bien que consultative, servira de boussole à d’importantes politiques publiques.

Dans le feu de la guerre, les débats se sont souvent concentrés sur la diplomatie et le soutien armé à la Résistance. Mais ils se sont progressivement étendus aux institutions de la France, à l’organisation de la presse, ainsi qu’aux réformes sociales.

À cet égard, j’ai une pensée particulière pour Fernand Grenier, délégué communiste, qui défendit le droit de vote des femmes avec obstination et même acharnement. Cette extension du suffrage universel fut actée par l’ordonnance du 21 avril 1944 portant rétablissement de la légalité républicaine.

Il y a quatre-vingts ans jour pour jour, au Palais du Luxembourg devenu siège de l’Assemblée consultative provisoire, résonnaient ces mots du président d’âge Paul Cuttoli : « Ne nous attardons aux souvenirs du passé que pour y trouver du courage pour le présent et de la confiance dans l’avenir. »

Mes chers collègues, nous sommes les héritiers de cette France libre qui, au prix d’immenses sacrifices, a fini par emporter la lutte.

Le contexte international nous rappelle, si besoin était, combien la démocratie est fragile. Il nous rappelle qu’à tout moment la paix peut être menacée.

Nous connaissons les défis qui attendent notre pays. C’est aussi avec courage et responsabilité que nous devrons les affronter, forts des valeurs de solidarité et de fraternité qui ont éclairé l’Assemblée consultative provisoire. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. Guillaume Gontard, président du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. (Applaudissements.)

M. Guillaume Gontard, président du groupe Écologiste – Solidarité et Territoires. Monsieur le président, je tiens avant tout à vous remercier de l’organisation de cette séance commémorative, dont chacun mesure l’importance.

Monsieur le Premier ministre, je souhaite également saluer votre présence, à mes yeux indispensable.

Particulièrement pesant, le contexte politique de cette semaine donne à notre séance une tonalité plus solennelle encore.

Hier tombait en effet le verdict dramatique de l’élection présidentielle américaine. Aux États-Unis, le peuple souverain a choisi pour conduire les destinées de la Nation un homme qui, entre autres outrages, s’est rendu complice, si ce n’est coupable, d’une tentative de coup d’État contre un Parlement lui aussi souverain.

Le scrutin de mardi dernier est venu rappeler que les démocraties sont mortelles et que, souvent, elles se donnent elles-mêmes la mort.

À l’heure où nous craignons l’effondrement de l’une des plus grandes et plus vieilles démocraties du monde, d’une démocratie qui en a inspiré tant d’autres à travers l’Histoire, il convient plus que jamais de commémorer le rétablissement d’une République démocratique.

J’insiste sur le terme « République », et j’exprime ainsi une nuance avec certains des orateurs précédents.

Je ne crois pas que le Gouvernement provisoire de la République française et l’Assemblée consultative provisoire se soient contentés de rétablir la légalité républicaine. Je crois qu’ils ont pavé le chemin du rétablissement de la République tout entière.

Les héritiers du gaullisme et les constitutionnalistes débattront encore longtemps de cette question. Mais je suis de ceux pour qui la IIIe République est morte le 10 juillet 1940 ; de ceux pour qui, malheureusement, la France légale était à Vichy ; de ceux pour qui les agissements de ce régime demeurent une souillure de notre histoire et « une injure à notre passé », pour reprendre le discours historique prononcé par Jacques Chirac lors de la commémoration de la rafle du Vél’ d’Hiv, en 1995.

Par conviction personnelle sans doute, par nécessité politique certainement, le général de Gaulle n’a pas souhaité proclamer la République au balcon de l’Hôtel de Ville, comme l’avait fait Gambetta en son temps. Il partait du principe que la République n’avait jamais cessé d’être et il a tout fait, en pleine guerre, pour en rétablir les institutions.

Dès l’instauration du Comité national français (CNF), premier gouvernement de la France libre, le 24 septembre 1941, la création d’une assemblée consultative est prévue par ordonnance. Son rôle doit être de « fournir au Comité national une expression, aussi large que possible, de l’opinion nationale ».

Je ne suis pas certain que le général de Gaulle ait été un grand défenseur du parlementarisme ; mais il était indubitablement un grand défenseur de la République, régime dont le principe constitutif est la séparation des pouvoirs, notamment législatif et exécutif. À ses yeux, il était donc impératif d’adjoindre à son gouvernement un organe consultatif aussi représentatif que possible, à défaut d’être législatif, et pour cause : dans de telles circonstances, celui-ci ne pouvait émaner du suffrage universel.

C’est notamment cette construction institutionnelle originale, cette « surprenante aventure », pour reprendre les termes d’Émile Katz-Blamont, secrétaire général de l’Assemblée consultative provisoire, qui a permis au Général de convaincre Roosevelt de ses intentions républicaines et à la France d’éviter l’occupation par les troupes alliées.

Tel n’est toutefois pas le seul mérite de cette assemblée, constituée à Alger dans des circonstances rocambolesques, puis siégeant dans cet hémicycle après la libération de Paris ; de cette assemblée composée d’illustres membres – héros de la Résistance, comme René Capitant, Gilberte Brossolette, les époux Aubrac et tant d’autres, parlementaires ayant refusé le vote des pleins pouvoirs à Pétain, comme Paul Giacobbi, Henri Queuille ou encore Vincent Auriol, et grands représentants syndicaux, comme Ambroise Croizat.

Mes chers collègues, je viens de citer le nom de Gilberte Brossolette : l’autre spécificité de cette assemblée fut d’accueillir des déléguées féminines – c’était tout simplement inédit en France –, avant que les premières femmes parlementaires ne soient élues à l’Assemblée constituante, le 21 octobre 1945.

Permettez-moi d’avoir également une pensée pour Madeleine Riffaud, qui nous a quittés hier : si elle ne siégea pas à l’Assemblée consultative provisoire, elle fut une véritable héroïne de la Résistance parisienne.

Durant deux ans, dans un esprit de concorde républicaine entre les représentants des partis et mouvements de Résistance de gauche et de droite, unis contre l’extrême droite de Vichy, l’Assemblée consultative provisoire a accompagné le Comité français de libération nationale, puis le Gouvernement provisoire de la République française, dans la mise en œuvre du programme du Conseil national de la Résistance : conduite des opérations militaires et de la politique de défense ; réorganisation des pouvoirs publics ; création des comités d’entreprise ; et surtout préparation des grandes réalisations du GPRF après la victoire, parmi lesquelles la nationalisation de grandes banques et d’entreprises stratégiques, l’instauration de la sécurité sociale, l’encadrement des prix des denrées alimentaires et la préparation de la Constituante.

Monsieur le Premier ministre, mes chers collègues, la démocratie est aujourd’hui menacée par un nouveau fascisme. Avant qu’il ne soit trop tard, inspirons-nous de cette période politique enthousiasmante. Les forces républicaines ont alors su faire front pour reconstruire une République plus démocratique, conduire une politique économique résolument administrée, instaurer une politique sociale historiquement ambitieuse, que nous chérissons encore aujourd’hui, et accompagner judicieusement un vent de modernisation de la société.

Les leçons de l’Histoire sont toujours précieuses. (Applaudissements.)

M. le président. La parole est à M. le Premier ministre. (Applaudissements.)

M. Michel Barnier, Premier ministre. Monsieur le président Gérard Larcher, madame la vice-présidente de l’Assemblée nationale Naïma Moutchou, mesdames, messieurs les présidents de groupe, mesdames, messieurs les sénateurs, à mon tour, je tiens à saluer la présence dans les tribunes de nombre d’anciens membres de la Haute Assemblée ainsi que de représentants des organisations syndicales et du président de la fondation Charles-de-Gaulle.

Monsieur le président, j’ai été très touché de votre invitation. Je suis à la fois heureux et ému d’être à vos côtés pour commémorer l’installation, dans ces murs, de l’Assemblée consultative provisoire. J’ajoute que plusieurs membres du Gouvernement qui ont précédemment siégé sur ces travées m’accompagnent aujourd’hui.

Les sentiments qui m’animent, à l’heure où nous faisons œuvre de mémoire, sont le respect, l’humilité et la fidélité.

Vous vous êtes exprimé en termes éloquents, suivi des présidents de groupe, au sujet de cette importante journée du 7 novembre 1944. Je vous en remercie, tout en saluant l’extraordinaire travail d’archives accompli par les services du Sénat – le film diffusé à l’ouverture de la séance en témoigne.

Cette séance inaugurale fut un moment historique et un acte fondateur. Elle reste source d’inspiration pour chacune et chacun de nous, à la place où nous nous trouvons, et doit en ce sens guider notre action. On le constate à la lumière des citations très opportunes que vous avez rappelées et des réflexions par lesquelles vous avez conclu votre intervention.

Pour la France, cette leçon historique nous rappelle la nécessité du bicamérisme et celle, sur laquelle ont insisté plusieurs présidents de groupe, de l’union des Européens, aujourd’hui comme demain.

La séance du 7 novembre 1944 est d’abord un symbole démocratique.

Paris a été libéré le 25 août. Strasbourg sera reprise le 23 novembre. Entre ces deux dates majeures de la libération du pays, l’installation de l’Assemblée consultative provisoire à Paris est bien plus qu’une simple étape : elle marque la reconquête du Palais du Luxembourg, occupé des années durant par les forces ennemies, après de très âpres combats au cours desquels, disait le général de Gaulle, le destin moral et physique de tant d’hommes et de femmes, et pas seulement des Français, aura été engagé.

Plus largement, cette séance symbolise le retour de la démocratie au cœur de notre capitale. En effet, la victoire emportée par le courage et par les armes ne peut être totale sans le retour de la démocratie, de la légalité et des institutions républicaines.

Le Gouvernement provisoire de la République française s’est installé à Paris le 31 août 1944. L’Assemblée consultative provisoire vient quant à elle préfigurer le retour de la vie parlementaire. Sa séance inaugurale symbolise non seulement le retour de la démocratie, mais l’unité nationale, sur laquelle plusieurs orateurs ont insisté.

L’assemblée qui s’installe ici en novembre 1944 comprend 248 membres : députés et sénateurs parmi les quatre-vingts qui ont eu le courage de refuser les pleins pouvoirs à Pétain, parlementaires dont il était très émouvant d’entendre M. le président égrener les noms ; membres des partis, des syndicats, des mouvements de la Résistance représentés au CNR ; membres des mouvements de la Résistance hors de métropole ; délégués de l’outre-mer ; puis, à partir de juin 1945, représentants des prisonniers et déportés rapatriés d’Allemagne.

Il faut garder en tête la modernité de cette assemblée unique en son genre, dénombrant au total seize femmes, parmi lesquelles Lucie Aubrac et Madeleine Braun.

Les membres de cette assemblée venaient d’horizons très divers, pour certains bien éloignés de la vie parlementaire. Ils ne partaient pas tous du même point et n’allaient d’ailleurs pas tous dans la même direction. Mais ils ont accepté d’unir leurs forces, de travailler ensemble, pour éclairer de leurs avis le Comité français de libération nationale et, ainsi, poser les fondations de la France libérée. Le président Félix Gouin, dont le nom a été cité à plusieurs reprises au cours de cette séance, a su œuvrer à cet esprit d’action commune.

Ce faisant – c’est peut-être un des enseignements majeurs de leur action –, ils ont montré à nos alliés l’unité de vues qui, pour s’être construite progressivement, n’en a pas moins existé entre les différents mouvements de la Résistance. On mesure l’importance de cette unité quand on parcourt les dialogues, tenus en cette époque tragique, entre le général de Gaulle, d’une part, et, de l’autre, le président Roosevelt ou le Premier ministre Churchill.

En apportant un précieux soutien au Comité français de libération nationale, devenu ensuite le Gouvernement provisoire de la République française, l’Assemblée consultative provisoire en a renforcé la légitimité aux yeux du monde.

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, ce symbole démocratique, cette manifestation d’unité nationale, les membres de l’Assemblée consultative provisoire les ont placés au service d’une vision d’avenir. C’est, à mon sens, ce que la commémoration d’aujourd’hui doit avant tout mettre en valeur.

Bien sûr, cette assemblée ne disposait que de pouvoirs limités. Elle rendait des avis consultatifs ; elle émettait des vœux. Mais, comme le rappelle la remarquable brochure éditée par les services du Sénat, document à la fois très précis et très bien conçu, elle a su s’emparer des vrais sujets et ses avis ont été écoutés.

À Alger, déjà, l’Assemblée consultative provisoire avait donné des preuves de sa capacité de réforme. Le 24 mars 1944, au cours d’un débat sur l’organisation des pouvoirs publics en France après la Libération – M. le président a invoqué, à ce titre, la grande figure de René Cassin –, elle avait ainsi adopté un amendement de Fernand Grenier en vertu duquel « les femmes seront électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ». Moins d’un mois plus tard, mettant fin à une longue injustice, l’ordonnance du 21 avril 1944 accordait le droit de vote aux femmes.

Au fil des mois, notamment après son retour à Paris, l’Assemblée consultative provisoire se penche sur la création des comités d’entreprise dans les établissements industriels et commerciaux ; sur l’accès des femmes à la magistrature ; sur le statut des fonctionnaires ; ou encore sur l’organisation de la sécurité sociale.

En parallèle, elle préfigure la montée en puissance du contrôle parlementaire en auditionnant le président du Gouvernement provisoire de la République française, lequel vient rendre compte des grandes étapes du rétablissement de la légalité républicaine.

À la fin du mois de juillet 1945, cette assemblée, unique en son genre, avait rempli sa mission. La victoire s’était accompagnée du retour de la démocratie et de la République. Au travers de ses avis, l’Assemblée consultative provisoire avait contribué à remettre le pays en marche, à définir un horizon et une vision qui sont, à mes yeux, encore d’actualité pour de nombreuses raisons.

Il était alors temps de passer la main à une assemblée constituante. Pour paraphraser le général de Gaulle dans sa déclaration du 12 juillet 1945, la Nation pouvait « reprendre en main ses destinées ».

Quatre-vingts ans plus tard, il reste, dans notre législation et dans les textes qui régissent notre modèle social, des normes qui trouvent leur origine dans les travaux de l’Assemblée consultative provisoire. Notre histoire reste marquée par ce jour important où la France a en effet repris son destin parlementaire en main.

Il convenait, monsieur le président du Sénat, de nous en souvenir. Je tiens, au nom du Gouvernement, à vous remercier d’avoir pris cette belle initiative et de nous avoir conviés à y prendre notre part.

Il y a quelques instants, j’entendais Patrick Kanner citer un passage des mémoires d’Édouard Depreux, lequel laissait entendre que le général de Gaulle lui aurait dit que « si tout le monde était socialiste, il serait plus facile de le gouverner ». (Sourires.) J’ignore si cette citation est juste ni même si vous le pensez vraiment, monsieur le président Kanner (Nouveaux sourires.), mais ce dont je suis sûr, mesdames, messieurs les sénateurs, dans les fonctions que j’exerce aujourd’hui – pour un temps que je ne connais pas –, c’est que, si tout le monde en France était animé par l’esprit de l’Assemblée consultative provisoire et s’unissait autour des valeurs dont M. le président du Sénat nous a invités à nous souvenir à l’occasion de cette commémoration – la fierté républicaine, le travail en commun, le respect, le souci du compromis dynamique –, il serait plus facile de gouverner la France ! (Mmes et MM. les sénateurs, ainsi que Mmes et MM. les membres du Gouvernement, se lèvent et applaudissent longuement.)

M. le président. Je vous remercie, monsieur le Premier ministre, non sans vous faire remarquer au passage que vos propos font l’unanimité dans cet hémicycle. Je remercie aussi l’ensemble des ministres présents au banc du Gouvernement, et ce d’autant plus qu’ils ont pour beaucoup un attachement particulier pour le Sénat.

Je tiens également à saluer Mme la vice-présidente de l’Assemblée nationale, dont la présence ici témoigne de l’inclination des Français pour le bicamérisme – il était très important que l’Assemblée nationale fût représentée.

Je veux enfin remercier l’ensemble des présidents de groupes qui se sont exprimés et tous nos anciens collègues qui assistent à cette séance depuis les tribunes.

Je souhaiterais m’associer, monsieur le Premier ministre, à la gratitude que vous avez exprimée vis-à-vis de tous ceux qui ont contribué au travail en profondeur qui a été réalisé pour commémorer cet événement – je pense notamment à la direction de la bibliothèque et des archives du Sénat, mais, plus largement, à l’ensemble du personnel qui s’est mobilisé pour cette occasion –, que nous connaissons moins bien que d’autres épisodes de notre histoire, et sur lequel nous continuerons à travailler. (Applaudissements.)

J’invite maintenant chacune et chacun à découvrir l’exposition photographique que nous consacrons, dans la salle des conférences, au quatre-vingtième anniversaire de la libération du Palais du Luxembourg et de l’installation de l’Assemblée consultative provisoire dans notre hémicycle.

La séance solennelle est levée.

(La séance solennelle est levée à douze heures cinq.)

Pour le Directeur des comptes rendus du Sénat,

le Chef de publication

FRANÇOIS WICKER