M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Marc Fesneau, ministre de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, une lente et inquiétante érosion de notre souveraineté agricole et alimentaire : tel est, en substance, le constat du rapport de la mission d’information sur la compétitivité de la ferme France de septembre 2022, qui a inspiré la proposition de loi dont nous allons débattre. Et il serait sans doute plus juste de parler de rapports, au pluriel, car cette proposition de loi est aussi l’aboutissement d’un travail lancé en 2019, avec un premier rapport d’information de Laurent Duplomb.
Avant d’en venir aux constats et aux mesures proposées, je souhaite saluer la qualité du travail mené par le Sénat, depuis le constat éclairant posé par la mission d’information jusqu’à cette proposition de loi cosignée par plus de 170 parlementaires issus de cinq groupes politiques différents. Je souhaite également saluer le travail de votre rapporteur, ainsi que de la commission et de ses services, et la qualité des échanges que nous avons eus en vue de l’examen de ce texte.
C’est un débat utile que nous allons mener, alors que la concertation sur le projet de loi d’orientation et d’avenir agricoles (PLOA), que j’ai lancée en décembre dernier et qui a eu lieu dans tous les territoires dont vous êtes élus, s’achèvera prochainement.
Je souhaiterais tout d’abord évoquer les constats qui ont nourri cette proposition de loi, pour vous dire que je puis naturellement en partager une partie.
Sans doute n’aurons-nous pas tout à fait la même appréciation sur ce que le Président de la République et le Gouvernement ont essayé de mettre en œuvre depuis 2017 pour répondre aux difficultés de notre agriculture, notamment en matière de compétitivité, et donner à cette dernière de nouvelles perspectives.
Je pense notamment aux allègements de cotisations patronales, à la création d’un fonds de portage du foncier, dont le prix en France est un élément d’attractivité, au soutien à la modernisation de notre outil de production avec France Relance ou France 2030, ou à des réformes plus structurelles, comme les lois Égalim, le Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique et la réforme de l’assurance-récolte.
Je pense aussi à la question des clauses miroirs et de la réciprocité des normes qui, pour la première fois, a été mise à l’agenda européen – même si nous devons aller plus loin et avancer vers une généralisation. Cette question est au cœur de la bataille que nous devons mener pour garantir à nos producteurs équité et loyauté par rapport à nos concurrents étrangers.
De même, je ne présenterais pas la stratégie du Gouvernement comme fondée uniquement sur la montée en gamme. D’ailleurs, la montée en gamme est une politique déjà ancienne et constante, et je ne vous ferai pas l’offense de rappeler quand furent créées les indications géographiques protégées (IGP) et les appellations d’origine contrôlée (AOC)… Elle a soutenu certains des produits qui se vendent le plus aujourd’hui. L’enjeu est plutôt de trouver un équilibre entre la montée en gamme et la nécessité de satisfaire les besoins de toute la population, mais vous ne dites pas autre chose, je crois.
Cela fait soixante ans que nous développons les signes officiels de qualité. Combien ont été créés ces cinq ou six dernières années ? Beaucoup moins sans doute qu’au cours des cinq ou six dernières décennies.
Dans le discours que le Président de la République a prononcé à Rungis, il me semble que la qualité était plutôt présentée comme un élément permettant de créer une rémunération supplémentaire. Assumons collectivement d’avoir porté ces signes de qualité, car nous pouvons en être fiers. On le voit bien, pour les fromages par exemple, les installations sont plus nombreuses là où il y a un label de qualité, comme le Comté. Ces labels sont donc un atout pour notre pays, notamment pour nos exportations.
Au-delà de ces divergences, il me semble, comme à vous, que la perte de notre souveraineté alimentaire, que les auteurs du rapport font remonter à la fin des années 1990, est un fait majeur. Nous pouvons en tirer quelques enseignements pour relever les défis auxquels notre agriculture fait face.
Tout d’abord, nous devons comprendre que ce qui a été défait pendant des années ne pourra se reconstruire du jour au lendemain. Il faut donc poser les enjeux et avancer les solutions avec humilité, en assumant aussi la complexité des sujets et en refusant de tomber dans les caricatures – je sais que cette proposition de loi a pu en faire l’objet. Veillons à ne pas caricaturer les positions des uns et des autres, comme l’a bien dit Mme le rapporteur, car nous défendons tous la compétitivité de notre agriculture.
Le second élément est naturellement la question du changement climatique, qui se pose aujourd’hui avec une urgence inédite et qui va forcément constituer un impératif pour penser la façon de rebâtir notre souveraineté alimentaire.
La souveraineté alimentaire sera durable et résiliente ou elle ne sera pas. En effet, notre agriculture ne pourra pas produire en quantité et en qualité suffisante sans une adaptation des systèmes de production pour préserver l’accès aux moyens de production que sont les sols, la biodiversité et les ressources naturelles comme l’eau. La souveraineté alimentaire ne s’oppose pas à la transition écologique, bien au contraire. Nous devons le dire aux agriculteurs.
Cela ne signifie pas que l’on doit pudiquement fermer les yeux sur des problématiques comme celles de la compétitivité ou de la compétitivité-prix de l’agriculture. Au contraire, ces questions existent. Elles sont au cœur de cette proposition de loi et des défis que nous devons relever pour l’avenir de notre agriculture. Elles sont également présentes dans les concertations en cours sur le PLOA, auxquelles j’ai pu assister ou que l’on m’a relatées.
La compétitivité, ce n’est pas un gros mot ! Dire que, depuis trop longtemps, nous croyons en France qu’une norme ou une interdiction produit une solution, ce n’est pas remettre en cause notre ambition environnementale et sociale.
Dire que nous ne pouvons pas agir seuls, avant tous les autres partenaires et concurrents européens, comme si nous étions sur une île, c’est au contraire considérer qu’il y a un lien indissociable entre souveraineté alimentaire, changement climatique et sécurité alimentaire.
Dire que nous avons besoin de transitions, ce n’est pas en rabattre sur les objectifs : c’est se donner une perspective et des moyens pour les atteindre.
Si nous sommes sans cesse en train de produire de nouvelles normes et de nouvelles contraintes pour notre agriculture, dans une sorte de course folle, c’est l’existence même des outils de production agricoles et agroalimentaires dans nos territoires qui sera remise en question, et même, celle de nos agricultrices et agriculteurs. Les auteurs du rapport le disent clairement.
C’est la question de notre capacité à assurer l’accès à une alimentation en quantité et en qualité suffisante, notamment aux plus modestes, qui sera posée.
C’est l’importation, dans nos assiettes, de produits ne respectant pas nos standards environnementaux qui deviendra la norme.
C’est notre vocation exportatrice, qui peut être aussi un élément de stabilité géopolitique, qui sera remise en cause, alors même que la guerre en Ukraine démontre l’importance de la sécurité et de la souveraineté alimentaires.
Tout cela se tient, et la question est celle du chemin à emprunter. Mais il ne peut s’agir en aucun cas d’opposer impératif productif et impératif climatique.
C’est dans cette perspective que se déroule d’ailleurs la concertation sur le PLOA. Nous devons tous, à mon sens, être attentifs à préserver l’esprit des concertations en cours.
Tout d’abord, j’ai voulu qu’elles se fondent sur des constats factuels, et non pas autour d’objets politiques prédéfinis. Je crois que c’est aussi pour cela que les acteurs qui y participent saluent, à ce stade, un exercice plutôt réussi.
J’ai voulu que l’on assure le respect de la diversité des avis, des pratiques, des solutions et des modèles, que les acteurs puissent se projeter à l’horizon 2040 et que nous assumions, ensemble, les objectifs européens et français en matière climatique, environnementale et sociale, tout en assurant notre souveraineté alimentaire.
Telle est sans doute, à ce stade, la réussite principale de cette concertation : faire en sorte que les agriculteurs puissent reparler de ce qu’ils font – c’est un élément important de la reconnaissance que nous leur devons –, mais aussi mettre autour de la table des personnes issues d’horizons différents, pour penser ensemble un chemin.
Comme vous le savez, la concertation se déploie à des échelons différents, et je salue l’implication des régions et des chambres d’agriculture dans ce travail : cette concertation a une dimension nationale, avec les trois groupes de travail, ainsi qu’une dimension régionale, dans les territoires, car les solutions seront très largement différentes selon les contraintes locales. Elle se tient également auprès des jeunes, dans les établissements de l’enseignement agricole, avec une consultation dédiée, ainsi qu’auprès du grand public.
Ce sont des éléments de méthodes précieux, sur lesquels je voulais insister, et je sais que l’initiative du Sénat ne s’inscrit aucunement dans une forme de remise en cause de la concertation en cours, mais plutôt dans la volonté d’ouvrir, avec exigence – comme souvent ici –, un certain nombre de débats sur l’avenir de notre agriculture et notre souveraineté alimentaire.
Le PLOA a sans doute vocation à élargir encore le spectre des sujets dont nous aurons à débattre. Je pense notamment à un certain nombre d’enjeux que nous devons interroger ou réinterroger pour mieux armer notre agriculture face aux grands défis de demain, comme le réchauffement climatique ou le problème foncier.
Comment pouvons-nous massifier les transitions systémiques des exploitations et nous préparer à opérer des transitions de rupture dans des territoires qui en auront besoin ?
Comment imaginer un nouveau cadre de financement de l’agriculture pour couvrir les besoins sans précédent de capitaux liés à la reprise d’au moins un tiers des fermes françaises ? Le texte aborde cette question.
Comment répondre aux besoins d’investissements dans l’appareil productif et la recherche et le développement pour faire face aux transitions ?
Comment améliorer l’attractivité des formations et des métiers, y compris pour celles et ceux qui ne sont pas issus du monde agricole, et permettre une meilleure compréhension par la société et une meilleure connaissance des métiers, des contraintes et des exigences du secteur ?
Comment faciliter, accélérer et systématiser la mobilisation des connaissances produites par la recherche, le développement et l’innovation agricoles français, pour accélérer la diffusion de la connaissance et rendre opérationnelles les solutions et innovations face à l’accélération des situations d’impasses et des impacts à venir du changement climatique ?
Enfin – c’est l’un des sujets également soulevés par cette proposition de loi – comment préserver un cadre équitable et soutenable de financement de la transition de l’agriculture et limiter toute concurrence déloyale en matière environnementale, climatique et sociale ?
Dans ce contexte, au-delà même de la question de la compétitivité, à laquelle elle ne saurait être réduite, cette proposition de loi ouvre des champs de travail utiles et nécessaires, soit parce qu’ils mettent à l’agenda des sujets importants, soit parce qu’ils entrent en résonnance avec l’action que le Gouvernement mène quotidiennement au service de notre agriculture, de nos agriculteurs et de nos agricultrices, soit enfin parce qu’ils font écho à l’ambition que nous portons avec le PLOA.
Comme l’a dit le sénateur Duplomb, n’ayez pas peur !
M. François Patriat. C’est un sentiment que nous ne connaissons pas ! (Sourires.)
M. Marc Fesneau, ministre. J’aime bien cette expression. N’ayons pas peur de parler de compétitivité agricole ! N’ayons pas peur de trouver des consensus, même si cela peut paraître révolutionnaire aujourd’hui. Notamment sur ce sujet, n’ayons pas peur de sortir des caricatures, d’affronter les grands défis, en particulier celui de la transition et du climat, et de les rappeler aux agriculteurs.
Enfin, n’ayons pas peur de ce débat qui, pour moi, est très utile, car nous le devons aux agriculteurs. Je tenais à vous en remercier, mesdames, messieurs les sénateurs, avant que nous n’entamions l’examen des articles. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI et RDSE, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains. – M. Serge Mérillou applaudit également.)
Question préalable
M. le président. Je suis saisi, par MM. Salmon, Labbé, Benarroche, Breuiller et Dantec, Mme de Marco, MM. Dossus, Fernique, Gontard et Parigi et Mmes Poncet Monge et M. Vogel, d’une motion n° 10.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur la proposition de loi pour un choc de compétitivité en faveur de la ferme France (n° 590, 2022-2023).
La parole est à M. Daniel Salmon. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST.)
M. Daniel Salmon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, vous le savez, le groupe GEST est viscéralement attaché au débat démocratique. Pourtant, nous avons déposé une question préalable pour rejeter ce texte.
En effet, nous devons prendre conscience de la gravité de cette proposition de loi, qu’il s’agisse de son calendrier de discussion ou du fond des articles qu’elle comporte, composés essentiellement de régressions sociales et environnementales majeures. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Sido. Caricature !
M. Daniel Salmon. Tout d’abord, sur la forme, la discussion de ce texte intervient alors qu’une concertation est en cours sur ces mêmes questions pour construire un PLOA.
Alors que les syndicats, les associations et les élus des territoires s’impliquent depuis des mois pour faire remonter des propositions, alors que ces travaux sont en train de s’achever, le Sénat estime, en discutant ce texte, qu’il n’est ni utile ni pertinent de patienter quelques semaines pour s’appuyer sur leur contribution.
Dans un contexte où la démocratie est fragilisée et où les citoyens et la société civile se sentent peu écoutés et en décalage avec les instances politiques, il convient pour nous de réfléchir au message envoyé par notre assemblée si elle choisit de rejeter cette motion et de discuter ce texte.
M. Jean-Marc Boyer. Pipeau !
M. Daniel Salmon. La concertation organisée sur le PLOA est déjà, pour nous, largement insuffisante. La participation des citoyens a été organisée avec des mois de retard, en toute discrétion et via un questionnaire accessible durant quinze jours seulement. Le manque de pluralisme des débats a également été dénoncé.
Toutefois, la qualité et la crédibilité des dispositifs de participation semblent importer peu pour les auteurs de ce texte, pour qui l’essentiel paraît être de verrouiller encore davantage le débat en organisant un premier round avec le Gouvernement pour faire valoir une vision bien particulière de l’agriculture. (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
Certes, le Sénat et les parlementaires ont toute légitimité pour formuler des propositions dans le cadre des concertations sur l’orientation de notre agriculture. Mais les propositions portées par ce texte figuraient déjà dans un rapport sénatorial, qui semblait bien suffisant pour contribuer aux travaux en cours.
Il est tout aussi problématique que ce texte, présenté comme étant à vocation agricole, propose des modifications substantielles de notre droit du travail, en organisant le cumul de revenus d’activité et du RSA, ainsi que l’orientation active des demandeurs d’emploi vers des secteurs en tension, sans réflexion sur leur parcours ou sur les conditions de travail dans ces secteurs. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. François Bonhomme. C’est le droit à la paresse que vous voulez ?…
M. Jean-Marc Boyer. Au boulot !
M. Daniel Salmon. Ces réformes structurantes sont proposées à la veille de discussions sur la loi relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels. Là encore, nous sommes dans un contretemps démocratique, qui dénote un mépris du dialogue avec la société civile et les partenaires sociaux, et ce dans un contexte extrêmement tendu.
Par cette question préalable, nous proposons de respecter le temps de la démocratie et de la concertation. Notre modèle agricole et notre modèle social sont au cœur de questions majeures pour nos sociétés. Nous pensons qu’ils méritent bien mieux que les quelques heures de débat qui nous sont proposées ce soir.
Au-delà même de ces questions de forme, le fond de cette proposition de loi nous apparaît particulièrement dangereux.
Tout d’abord, nous estimons que ce n’est pas le rôle du Parlement que d’alimenter de fausses informations sur les supposées surtranspositions du droit français. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
Rappelons que, si l’Anses a retiré l’autorisation d’utiliser du S-métolachlore, c’est en application directe d’un règlement européen : ni plus, ni moins.
Rappelons aussi que ses conclusions rejoignent celles de l’autorité européenne de sécurité des aliments (European Food Safety Authority), qui fait état de préoccupations critiques pour cet herbicide, dont l’autorisation de mise sur le marché au niveau européen expire le 31 juillet 2023.
Rappelons enfin qu’un rapport du Gouvernement sur le sujet, paru l’année dernière, estimait que les surtranspositions étaient particulièrement peu nombreuses et que, lorsqu’elles existaient, elles correspondaient à un choix politique assumé. (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
Doit-on inscrire dans notre droit un renoncement à faire de la France un pionnier en termes de progrès environnemental, social et sanitaire ? Cela nous paraît aller contre le sens de l’Histoire. Alors que les sécheresses et les preuves des impacts des pesticides, ainsi que la pollution de notre ressource en eau, devraient nous pousser à accélérer la transition, on voudrait, par ce texte, nous contraindre à la ralentir.
Pis, on nous propose même de faire marche arrière et de revenir sur les trop rares avancées de ces dernières années. Abandonnée, la séparation des activités de conseil et de vente pour les pesticides, qui visait à garantir aux agriculteurs un conseil indépendant ! Exit, la loi de 2014, qui favorise, en renforçant le rôle de l’Anses, l’indépendance de la décision sur les autorisations de pesticides !
Pire encore, on nous propose même de remettre en cause le droit européen de protection de l’environnement et de faire primer les intérêts économiques de court terme.
Ainsi, sur les pesticides, vous proposez de contraindre les retraits de produits dangereux au regard d’une balance bénéfices-risques entre, d’un côté, la santé et l’environnement et, de l’autre, les distorsions de concurrence.
Cette proposition fait preuve d’un cynisme sans nom (Vives protestations sur les travées du groupe Les Républicains.), à tel point que l’association Phyto-Victimes, représentant les professionnels malades du fait des pesticides, nous interpellait voilà quelques jours dans un communiqué de presse, avec cette question : « Notre santé a-t-elle un prix ? ».
En plus d’être cynique, cette mesure est une attaque en règle contre le droit européen. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) vient tout juste de le rappeler : le règlement relatif à l’autorisation des pesticides prévoit que l’objectif de protection de la santé humaine et de l’environnement devrait primer l’objectif de croissance des rendements.
Reconnaissons que vous n’êtes pas les seuls à promouvoir ces attaques, aussi dangereuses soient-elles. Nous avons tous en tête les déclarations visant à regretter l’élimination de certaines molécules, comme si leur interdiction ne procédait pas d’études scientifiques prouvant leur dangerosité. Tant pour les néonicotinoïdes que pour la phosphine ou le glyphosate, il ne s’agit pas de créer de la norme pour la norme ; il s’agit de lutter contre une pollution généralisée et d’enrayer l’effondrement de la biodiversité.
Nous voulons poser une question : le mot d’ordre de la compétitivité-prix porté par les majorités sénatoriale et gouvernementale bénéficie-t-il réellement aux agriculteurs ? C’est là un enjeu crucial de notre débat.
En agitant les chiffons rouges de la surtransposition des normes européennes, des cotisations sociales trop élevées, des normes environnementales trop contraignantes, on oublie de poser dans le débat public les vrais sujets qui menacent notre agriculture.
Ces sujets, vous les connaissez tous. Ce sont la promotion du libre-échange et de la dérégulation des marchés européens, la promotion d’une PAC inégalitaire et inefficace, et celle d’une répartition de la valeur inéquitable dans les négociations commerciales.
Le Ceta (Comprehensive Economic and Trade Agreement), conclu en 2016, n’a toujours pas été soumis au vote du Sénat, dans un déni de démocratie que nous n’oublions pas. De même, de nombreuses inquiétudes persistent, que nous partageons, quant à l’impact de l’accord avec le Mercosur sur les marchés agricoles.
C’est en agissant pour une sortie de l’agriculture du libre-échange, pour la régulation des marchés au niveau européen, pour une PAC juste, qui accompagne les transitions, que nous garantirons un revenu décent à de nombreux agriculteurs.
Nous voulons en effet construire une véritable compétitivité pour notre agriculture. Or la compétitivité-prix, placée au cœur de ce texte, est extrêmement réductrice. Elle néglige tout un pan de coûts qui sont assumés, in fine, par qui ? Par la collectivité, bien sûr !
Que devient l’analyse de la compétitivité de notre agriculture si l’on y inclut les coûts cachés des pesticides, des nitrates et des engrais azotés ? Que devient l’analyse de notre balance commerciale si l’on y inclut les coûts de l’importation massive d’intrants et les subventions publiques visant en définitive à soutenir l’exportation de denrées alimentaires ?
La compétitivité de notre agriculture inclut l’ensemble de ces dimensions, à la fois économiques, sociales, environnementales et sanitaires. Elle prend en compte les emplois générés, la qualité de l’alimentation, la vie des territoires, la réponse aux attentes des consommateurs.
Oui, il nous faut maintenir et développer une production locale, diversifiée, à même de nourrir notre population et d’exporter pour équilibrer notre balance commerciale. Oui, l’augmentation des importations est une véritable problématique.
Mais la solution n’est pas de se lancer dans une course au moins-disant social et environnemental. Elle réside dans l’accompagnement de la relocalisation de l’alimentation et dans la transition vers des pratiques agronomiques permettant de se passer d’intrants, dont les coûts explosent, et de limiter la consommation d’eau et d’énergie, à l’heure où l’efficacité et la sobriété sont des nécessités.
De telles solutions sont pourtant les grandes absentes de ce texte, qui mise sur le renforcement de nos dépendances à la mécanisation, à la robotique, à l’irrigation massive, aux pesticides, le tout à grand renfort de dépenses publiques et d’exonérations de cotisations sociales.
L’agroécologie, notamment l’agriculture biologique, fonctionne déjà sur le terrain. Elle permet de cultiver l’autonomie et la résilience et de produire des excédents.
Certes, il nous faudra garantir l’accès de toutes et tous à cette alimentation locale et de qualité. Nous ne pouvons pas oublier qu’un nombre croissant de nos concitoyens souffrent de précarité alimentaire. Cependant, à nos yeux, la réponse se situe dans une politique ambitieuse de justice sociale pour l’accès à une alimentation de qualité.
À l’heure où les inégalités explosent, cette ambition, plus que jamais nécessaire, est systématiquement négligée par les politiques publiques. Nous devons agir, collectivement, pour construire une véritable sécurité sociale de l’alimentation, comme le soulignait notre collègue Mélanie Vogel dans son rapport sur la sécurité sociale écologique.
Chers collègues, nous vous proposons donc, par le vote de cette motion, de respecter le temps du débat démocratique. Nous vous demandons de refuser un texte qui, en s’appuyant sur un diagnostic erroné, en attaquant le droit européen et en propageant de fausses informations, nous propose une série de régressions sociales et environnementales qui ne seront bénéfiques ni pour nos concitoyens ni pour nos agriculteurs. (Applaudissements sur les travées du groupe GEST, ainsi que sur des travées du groupe SER.)
Mme Sophie Primas, rapporteur. Cher collègue, permettez-moi de vous répondre sur plusieurs points.
Tout d’abord, si un pacte et une loi d’orientation et d’avenir agricoles sont bien à l’étude en ce moment, cela n’empêche en rien le Sénat de poursuivre ses travaux. Nous verrons le moment venu ce que le Gouvernement nous proposera comme avenir pour notre agriculture, mais je crois sincèrement qu’il est de l’intérêt du Sénat d’affirmer dès maintenant sa position sur un certain nombre de sujets fondamentaux pour nos agriculteurs : l’excès de normes – nous en avons parlé –, l’excès de taxes ou encore le défi du changement climatique.
Je crois que nous n’avons pas été élus seulement pour attendre que le Gouvernement nous transmette des projets de loi, mais bien pour faire entendre la voix du Sénat. C’est ce que nous faisons ici cet après-midi.
Dès lors, nous sommes légitimes pour débattre d’une proposition de loi qui – vous l’avez d’ailleurs rappelé, cher collègue – est le fruit d’un travail de longue haleine ; ce n’est pas un effet d’opportunité.
Vous citez l’article 7 de la Charte de l’environnement, qui dispose : « Toute personne a le droit […] de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement. » C’est ce qui se fait dans le cadre des discussions actuelles. Cependant, cet article n’entend pas, je crois, déposséder le Parlement de ses prérogatives. Il ne me semble pas qu’il y ait une antinomie ici.
Ensuite, vous expliquez que la proposition de loi remet en cause la protection de l’environnement et de la santé. Est-ce remettre en cause la protection de l’environnement que de proposer un diagnostic carbone des exploitations ? Est-ce remettre en cause la protection de l’environnement et de la santé que de proposer une expérimentation de l’utilisation des drones précisément pour diminuer les quantités de pesticides utilisés et protéger les applicateurs de leurs effets indésirables ? (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP.) Est-ce remettre en cause la protection de l’environnement et de la santé que de revenir sur des dispositions qui ne fonctionnent tout simplement pas aujourd’hui ? Je ne le crois pas.
Si vous le permettez, je citerai à mon tour la Charte de l’environnement. Son article 6 énonce que les politiques publiques doivent concilier la « protection de l’environnement » avec le « développement économique ». Il me semble que c’est exactement ce que nous faisons. Son article 9 dispose, quant à lui, que la recherche et l’innovation doivent « apporter leur concours » à la préservation de l’environnement. C’est exactement ce que fait cette proposition de loi.
Enfin, vous évoquez la sincérité du débat. Je pense que le débat est sincère. Nous jouons, de part et d’autre, cartes sur table. Nous allons discuter des amendements. Le ministre s’exprimera, la commission s’exprimera, les groupes politiques s’exprimeront, et notre assemblée votera. Il me semble donc qu’il s’agit d’un débat sincère entre nous ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur des travées du groupe UC.)