Mme la présidente. La parole est à M. Joël Bigot, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Joël Bigot. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, nous arrivons au terme de l’examen de cette proposition de loi, dont l’objet initial était d’exempter le secteur de la presse de ses obligations environnementales.
Alors que les filières REP créées par la loi Agec se constituent encore, notre groupe estimait que l’introduction d’une dérogation de ce type pouvait concourir à une déstabilisation du principe pollueur-payeur, auquel nous restons très attachés.
Il ne s’agit pas d’opposer, d’un côté, la presse, dont nous comprenons les difficultés, de l’autre, les collectivités territoriales chargées de la gestion du service public des déchets. Le législateur a le devoir de veiller à l’application de la loi, si dure soit-elle, mais c’est la loi !
Ainsi, les discussions entre nos deux assemblées ont permis de maintenir le secteur de la presse dans une filière REP, ce qui est une bonne chose. Cela correspond au souhait que nous avions exprimé lors de l’examen du texte.
Il me semble que le consensus trouvé en commission mixte paritaire est de nature à apaiser les tensions, en renvoyant finalement à l’État, par le biais de décrets, la responsabilité du niveau de prise en charge des coûts ou encore les modalités de mise à disposition d’encarts d’information d’intérêt général du public sur la prévention et la gestion des déchets.
Il s’agit donc de poursuivre un régime dérogatoire qui devait s’arrêter cette année et ainsi permettre à la presse écrite de faire face à ses difficultés dans de meilleures conditions. Nous pouvons tout de même saluer le fait que la voix du Sénat ait été entendue dans le texte final.
Toutefois, ce texte ne présente pas, selon nous, toutes les garanties d’un bon compromis, car il crée un précédent qui attirera mécaniquement de nouvelles demandes d’exemption émanant de secteurs fragiles au sein d’autres REP, voire d’acteurs issus de la REP papier comme l’industrie papetière, qui traverse également une importante crise tout en continuant malgré tout à payer son écocontribution.
Ce n’est pas anodin, mes chers collègues, et les observateurs avertis ne s’y trompent pas, lorsqu’ils distinguent au travers de cette proposition de loi une petite révolution par la remise en cause implicite de la prise en charge des coûts du service public de gestion des déchets.
Le pouvoir réglementaire aura donc toute latitude pour moduler cette prise en charge sans l’aval du Parlement. Cette modification, en dépit des précautions prises, occasionnera sans nul doute une contagion des requêtes d’exception.
Dans tous les cas, il est crucial que les collectivités territoriales chargées du service public de la gestion des déchets soient étroitement associées à l’élaboration des décrets prévus par cette loi.
Malgré le travail d’orfèvrerie légistique des deux rapporteurs, nous demeurons circonspects quant au texte final qui nous est soumis. C’est la raison pour laquelle nous nous abstiendrons, avec néanmoins toute la bienveillance que nous devons à Mme la rapporteure.
Alors que bon nombre de filières REP se constituent parfois dans la douleur, j’espère sincèrement que cette loi ne donnera pas lieu à d’autres initiatives conjoncturelles mettant à mal le principe pollueur-payeur, qui fait consensus sur l’ensemble des travées de notre hémicycle. (Applaudissements sur les travées des groupes SER et GEST.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, cette proposition de loi sur la fusion des filières à responsabilité élargie des producteurs d’emballages ménagers et des producteurs de papier est arrivée en débat avec l’aide du groupe Renaissance de l’Assemblée nationale et inscrite en priorité à l’ordre du jour à la demande du Gouvernement.
Elle vise en réalité à mettre en œuvre des dispositions prévues dans la loi Agec, votée en 2020. Certaines dispositions pour faciliter le tri sont d’ailleurs déjà lancées à la suite de l’adoption de cette loi. D’autres tardent un peu à s’étendre, comme les restrictions sur les prospectus publicitaires dans les boîtes aux lettres.
La question des déchets et de leur traitement est importante en termes de gestion et de gaspillage de nos ressources, mais la proposition de loi sur laquelle nous votons aujourd’hui n’apporte pas particulièrement d’avancée à ce sujet, alors qu’il y a urgence.
Les alertes sur la pollution de l’eau sont montées d’un cran ces dernières semaines. Il ne s’agit pas d’une nouveauté, puisque, au-delà des pesticides que le Gouvernement laisse toujours se répandre dans nos sols et dans notre eau, les microplastiques sont aussi présents dans les cours d’eau et les océans depuis de nombreuses années. Cela nous rappelle que nos efforts sont très insuffisants et qu’il nous faut agir davantage.
La fin des emballages plastiques pour les fruits et légumes doit bientôt arriver. Enfin ! Cela devrait avoir un effet positif sur notre santé, avec au moins un milliard d’emballages plastiques par an évités, d’après la ministre chargée de l’écologie de l’époque.
Il se pourrait donc que le tonnage de déchets diminue, ce qui aura aussi une conséquence à la baisse sur l’écocontribution. C’est ce que cette proposition de loi a le mérite de tenter d’anticiper, en constatant la réduction des moyens disponibles pour assurer le recyclage et le traitement des emballages ménagers et du papier et en proposant une fusion qui devrait garantir tout à la fois une meilleure lisibilité et une réduction des coûts de fonctionnement.
Permettez-moi de dire que tout n’est pas à jeter dans cette proposition de loi sur les déchets ! (Sourires.)
Cela paraît cependant un peu léger, y compris pour garantir le ramassage et le traitement des emballages et du papier, alors que les collectivités manquent déjà de moyens. Dans certaines communes, la réduction de la collecte finit parfois par reposer sur les usagers, qui entassent leurs déchets ou qui voient apparaître de nouveau de véritables décharges sauvages dont personne ne veut.
Nous allons maintenir notre vote de première lecture, car la disposition permettant à la presse d’être considérée comme un objet différent d’un papier classique et qui favorisait les contributions en nature et pédagogiques plutôt qu’une écocontribution financière n’a pas été conservée.
Une vraie réforme est à mener sur la presse écrite, comme sur la presse numérique et audiovisuelle d’ailleurs, à la fois pour favoriser l’indépendance des médias, quel que soit leur format, et pour garantir un financement nécessaire à l’existence du pluralisme de l’information et du débat public.
La discussion ne peut pas porter uniquement sur la question de l’écocontribution, qui, en l’espèce, vient simplement déstabiliser un peu plus la situation économique de la presse écrite, dont nous connaissons les difficultés.
C’est pourquoi le groupe CRCE s’abstiendra sur cette proposition de loi.
Mme la présidente. La parole est à M. Michel Laugier, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées des groupes UC et INDEP.)
M. Michel Laugier. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, si je m’exprime au nom du groupe Union Centriste, je prends également la parole devant vous au titre de mes fonctions de rapporteur pour avis de la commission de la culture sur les crédits de la presse dans le cadre du projet de loi de finances.
La commission mixte paritaire à laquelle j’ai participé le jeudi 30 mars dernier a abouti à un accord.
Sous des aspects techniques, dont le titre porte bien témoignage, le propos de ce texte était en réalité fort simple : fallait-il imposer à la presse, confrontée à une hausse massive des coûts et à la crise de son modèle économique, une charge financière supplémentaire d’une vingtaine de millions d’euros de compensation de l’écocontribution en nature à Citeo à compter du 1er janvier 2023 ?
Le rapport d’information que j’ai présenté devant la commission de la culture au mois de juillet dernier a conclu par la négative. La presse aux abois est trop importante pour notre démocratie. Ne fragilisons pas davantage ses fondements économiques ! Si elle peut et doit contribuer à la révolution écologique, d’autres moyens existent.
Ce constat, il faut le dire, a fait l’unanimité, à tel point que l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi qui reprenait et mettait en œuvre nos recommandations. Cependant, le texte de nos collègues députés reportait in fine la charge sur les collectivités locales ; tel n’était évidemment pas notre objectif.
J’avais d’ailleurs insisté dans mon rapport d’information sur la dette accumulée par l’État envers la presse, en promesses de crédits d’impôt bien mal tenues – 150 millions d’euros – et en amende à l’encontre de Google – 500 millions d’euros –, intégralement captée par le budget général.
Ce pas de l’État en direction de la presse, bien modeste en réalité, les députés n’ont pas souhaité le faire. Ils ont donc choisi les poches réputées profondes des collectivités ; les élus locaux présents ici savent bien ce qu’il en est…
Face à cette situation, la rapporteure de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, Marta de Cidrac, a mené un travail d’analyse et de conviction que je n’hésite pas à qualifier de remarquable.
La solution qu’elle a proposée permet de répartir la charge sur l’ensemble de la filière, ce qui me paraît plus judicieux. La presse continuera à contribuer, comme elle souhaite d’ailleurs le faire, sous forme d’encarts de sensibilisation au tri.
La solution proposée, je le sais, apparaît comme moins satisfaisante pour le secteur de la presse. J’ai bien entendu les différents points de vue exprimés. Je le dis cependant clairement : il y avait un fort risque que le texte de l’Assemblée nationale ne soit pas adopté du tout, un nouveau vote en dernière lecture étant pour le moins incertain.
Il faut en finir avec les politiques d’autant plus généreuses qu’elles sont prélevées dans les poches des autres…
Dès lors, la balle est maintenant dans le camp du Gouvernement, qui devra faire en sorte que la claire volonté du législateur, exprimée par la proposition du Sénat en juillet, les votes convergents des deux assemblées et le succès de la commission mixte paritaire, soit bien respectée.
La contribution de la presse, telle qu’elle sera arrêtée dans le décret prévu à l’article 1er, doit se limiter à une participation en nature. J’insiste sur ce point, madame la secrétaire d’État, et j’attends de vous un engagement ferme, à même de rassurer l’ensemble de la filière.
Avec ce texte et cette heureuse conclusion, je me félicite que le Sénat, qui est à l’initiative et à la conclusion de cette proposition, ait pu jouer pleinement son rôle. Je remercie une dernière fois très chaleureusement Marta de Cidrac de son talent à emporter la conviction de tous.
Le groupe Union Centriste votera le texte issu des travaux de la commission mixte paritaire. (Applaudissements sur les travées des groupes UC, Les Républicains et INDEP.)
Mme la présidente. Conformément à l’article 42, alinéa 12, du règlement, je mets aux voix, dans la rédaction résultant du texte élaboré par la commission mixte paritaire, l’ensemble de la proposition de loi.
J’ai été saisie d’une demande de scrutin public émanant de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à constater le résultat du scrutin.
(Mmes et MM. les secrétaires constatent le résultat du scrutin.)
Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 274 :
Nombre de votants | 342 |
Nombre de suffrages exprimés | 253 |
Pour l’adoption | 239 |
Contre | 14 |
Le Sénat a adopté définitivement la proposition de loi portant fusion des filières à responsabilité élargie des producteurs d’emballages ménagers et des producteurs de papier.
La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-François Longeot, président de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. Je suis heureux de l’issue de nos travaux : nous maintenons le papier et l’emballage dans une filière REP. Je veux en cela remercier notre rapporteure, Marta de Cidrac, qui a su nous proposer des solutions judicieuses.
Je salue aussi le travail réalisé avec la commission de la culture, en particulier avec son président et Michel Laugier ; nous avons réussi, ensemble, à aboutir à ce résultat. Il est très important que les commissions permanentes coopèrent pour améliorer les dispositions qui sont soumises à notre examen.
Je veux remercier Mme la secrétaire d’État, qui a été particulièrement présente au Sénat cette semaine (Sourires.) et qui s’est impliquée dans l’examen du texte.
Pour conclure, je veux insister sur un point : madame la secrétaire d’État, comme l’a dit Michel Laugier, je souhaite que le Gouvernement respecte pleinement la volonté du législateur. (Applaudissements.)
Mme la présidente. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à quinze heures vingt, est reprise à quinze heures vingt-cinq.)
Mme la présidente. La séance est reprise.
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Justice dans les outre-mer
Débat organisé à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, sur l’état de la justice dans les outre-mer.
Dans le débat, la parole est à Mme Victoire Jasmin, pour le groupe auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Mme Victoire Jasmin, pour le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je souhaite à titre liminaire me réjouir de l’initiative du groupe auquel j’appartiens, qui a souhaité l’organisation de ce débat sur l’état de la justice dans les outre-mer.
Si la justice, mission régalienne de l’État – on n’a pas toujours l’impression que ce soit le cas outre-mer ! –, est sans conteste en grande difficulté dans l’Hexagone, elle est déjà, en outre-mer, dans un état de faillite avancée dans sa dimension tant humaine, morale et matérielle que structurelle.
L’avocat guyanais Me Patrick Lingibé, actuel vice-président de la conférence des bâtonniers, dénonce « l’état parfois comateux » de la justice en outre-mer.
Ces territoires, qui font pourtant la grandeur de la France en matière de géopolitique et de puissance maritime, sont éloignés de la République en termes de développement économique et social, mais aussi en ce qui concerne l’institution judiciaire.
En 2023, les territoires d’outre-mer présentent encore de nombreuses caractéristiques d’un retard en matière démographique, sociale et économique qui, d’une part, les distingue significativement de l’Hexagone, d’autre part, pèse sur l’activité des juridictions et des services déconcentrés de l’État.
L’accès au droit y est particulièrement précaire dans un contexte de grande pauvreté et de fracture numérique, largement supérieures à ce qui est observé sur le territoire hexagonal. Le récent rapport de la Défenseure des droits le confirme clairement.
L’accès au droit est un principe fondateur de l’État de droit, dont l’une des dimensions fondamentales est de garantir à tous un accès égal à l’ensemble des prestations de justice qui existent dans une société démocratique. L’aide juridictionnelle permet à celles et ceux qui n’en ont pas les moyens de faire valoir de manière effective leurs droits auprès des juridictions.
Pourtant, la réalité est parfois tout autre pour les justiciables ultramarins : ils n’ont pas accès à leurs droits, parce qu’ils ont le tort de vivre sur des territoires considérés comme trop éloignés.
À titre d’exemple, il faut savoir que les citoyennes et les citoyens habitant Wallis-et-Futuna n’ont pas nécessairement accès à un avocat quand ils en ont besoin, pas plus que celles et ceux de Saint-Pierre-et-Miquelon.
Ainsi, des personnes placées en garde à vue n’ont aucune possibilité d’avoir un avocat à leurs côtés à cause de l’éloignement.
Quant à la fracture numérique, elle existe bel et bien en outre-mer. Or le Gouvernement a annoncé un plan de transformation numérique avec un horizon fixé pour 2027 : un ministère de la justice entièrement numérisé, donc zéro papier… Cet objectif optimiste contraste radicalement avec les réalités ultramarines et cette digitalisation de l’institution judiciaire, pensée par la Chancellerie, est aujourd’hui profondément inadaptée pour les outre-mer.
Un rapport d’information du Sénat du 9 juillet 2020, fait au nom de la délégation aux outre-mer par Stéphane Artano, Viviane Artigalas et Nassimah Dindar, a mis en exergue les effets dévastateurs du confinement dans certaines parties des territoires ultramarins qui sont restées isolées en l’absence de réseau internet efficient ou accessible.
La question des moyens humains et matériels est fondamentale. La sous-dotation chronique des moyens dévolus à la justice en outre-mer a fait l’objet de nombreuses alertes et préconisations.
Je prends l’exemple de la revalorisation de l’unité de valeur au profit des avocats ultramarins, qui doivent parfois se déplacer en avion ou en bateau pour aller défendre leurs clients. Une telle mesure permettrait d’apporter une réponse à des justiciables qui se trouvent privés d’avocats en l’absence de tout dispositif de prise en charge.
Dans un contexte de défiance importante vis-à-vis des institutions, les services judiciaires sont, en raison de leur mission régalienne, particulièrement exposés aux tensions sociales et à l’insécurité chronique que connaissent certains territoires ultramarins. La crise de confiance est majeure dans l’Hexagone ; elle est totalement désastreuse en outre-mer.
Le dernier épisode dans le scandale du chlordécone – un non-lieu décidé après dix-sept années de procédure – va assurément augmenter cette crise de confiance envers la République et sa justice. L’argumentation juridique n’a malheureusement plus aucune portée ou pertinence lorsque l’on n’utilise pas la même langue ou les mêmes codes sociétaux que dans l’Hexagone.
La justice suscite globalement une grave défiance outre-mer. Ainsi, il ressort d’une enquête réalisée par le cabinet Odoxa en 2021 pour le Conseil national des barreaux et étendue, pour la première fois, aux outre-mer que 58 % des Ultramarins affirment qu’il est difficile de faire valoir ses droits.
La situation des établissements pénitentiaires y est particulièrement préoccupante. En 2019, à deux reprises, le Contrôleur général des lieux de privation de liberté a publié en urgence des recommandations, sur le fondement de l’article 9 de la loi du 30 octobre 2007, à la suite de la constatation de violations graves des droits fondamentaux des personnes incarcérées dans les centres pénitentiaires de Rémire-Montjoly, en Guyane, et de Nouméa, en Nouvelle-Calédonie.
Nous savons que les prisons françaises sont surpeuplées, mais elles le sont plus encore outre-mer. Au 1er novembre 2022, il y avait 4 479 places disponibles pour 5 510 détenus outre-mer, soit une densité carcérale de 123 %, légèrement supérieure à celle de l’Hexagone, qui est de 119,7 %, avec 56 219 places disponibles pour 67 299 détenus.
Mais la problématique carcérale ultramarine ne réside pas tant dans son taux de suroccupation que dans les conditions indignes et inhumaines de détention, qui ont souvent été décriées.
D’ailleurs, il est à relever que, dans l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme le 30 janvier 2020 condamnant la France pour des traitements dégradants et de mauvaises conditions de détention, en violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, sur les neuf établissements pénitentiaires mis en cause par les trente-deux requérants, trois se trouvaient en outre-mer : Ducos en Martinique, Faa’a-Nuutania en Polynésie française et Baie-Mahault en Guadeloupe.
Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté et la section française de l’Observatoire international des prisons n’ont cessé de dénoncer l’indignité qui résulte des conditions carcérales dans certains établissements pénitentiaires en outre-mer.
Ce contexte rend particulièrement délicat le recrutement de personnels de justice dans certains de ces territoires. La prise de poste y est parfois extrêmement difficile, surtout pour les magistrats et les greffiers sortant directement des écoles de formation.
De façon générale, les services publics ultramarins posent des problèmes aux citoyennes et aux citoyens. On constate régulièrement une situation de maltraitance institutionnelle ; les réponses qui y sont apportées sont souvent inappropriées.
À ce titre, les conditions matérielles d’accueil des magistrats et des agents affectés dans ces territoires doivent être prises en compte de façon systématique pour faciliter la prise de poste. A minima, un mécanisme d’avance sur rémunération et un accompagnement individualisé pour l’installation sur place sont indispensables. Le taux d’absentéisme dans les services judiciaires atteint un niveau supérieur à la moyenne nationale, le taux de rotation est particulièrement élevé et l’ancienneté moyenne est bien inférieure à celle que l’on constate à l’échelle nationale.
Monsieur le ministre, je vous remercie d’être présent devant nous aujourd’hui, mais j’aurais souhaité que votre collègue garde des sceaux soit à vos côtés pour répondre également sur ces problématiques. Il nous manque un maillon de la chaîne qui a aussi son importance !
Des solutions correctives sont parfaitement possibles, à condition d’y mettre une volonté très forte et des moyens financiers adaptés. Cela permettrait d’obéir aux principes de notre République, mais aussi d’apporter des réponses adéquates aux populations des différents territoires d’outre-mer.
Monsieur le ministre, votre gouvernement est-il prêt à répondre aux problématiques qui se posent de façon régulière dans nos territoires ? (Applaudissements sur les travées des groupes SER et CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, madame la sénatrice Jasmin, je veux d’abord vous remercier d’avoir choisi de mettre en avant cet après-midi un sujet ultramarin, tant j’ai de l’intérêt à venir échanger avec vous. Je tiens à vous exprimer ma profonde volonté d’agir sur les difficultés spécifiques de ces territoires.
Je vous prie d’excuser l’absence de mon collègue Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, qui est retenu par d’autres engagements. Vous savez qu’il porte une attention toute particulière aux territoires ultramarins, comme je vais essayer de le démontrer. J’ai des échanges réguliers avec lui sur les sujets qui nous sont communs. Les avances déjà effectuées ou en cours sur ces sujets sont considérables.
Je précise d’emblée que je ne pourrai pas, comme vous le savez, répondre sur les affaires en cours, pas plus que n’aurait pu le faire le garde des sceaux. Mais c’est avec plaisir que je vais tenter d’apporter des éclairages sur vos préoccupations.
Comme dans d’autres domaines, l’action du Gouvernement en la matière est empreinte à la fois de volontarisme et de pragmatisme. Il nous faut regarder les actions d’aujourd’hui et non pas seulement les rapports publiés voilà plusieurs années ; beaucoup a justement été fait à la suite de ces rapports ! Pragmatisme et volontarisme : c’est précisément ce vers quoi le Défenseur des droits voulait nous amener dans le rapport que vous avez évoqué, madame la sénatrice.
Je veux à présent vous répondre plus précisément sur les points que vous avez soulevés.
La politique de conciliation est essentielle, je vous rejoins sur ce point. Dans chacun des deux départements antillais, deux conciliateurs ont pu être recrutés en 2022. Cela est encore insuffisant, je le conçois, mais les juridictions poursuivent des campagnes de recrutement.
Les Antilles bénéficieront, comme l’ensemble du territoire, du large déploiement de la politique de l’amiable, l’une des suites des États généraux de la justice. Nos concitoyens souhaitent que leurs litiges puissent avancer. Or, parfois, la médiation ou d’autres modes de règlement des différends répondent mieux à leurs préoccupations que le recours à la justice en tant que telle.
Sur votre souhait que la justice soit rapprochée des concitoyens, je peux vous répondre que le garde des sceaux a fait de la justice de proximité, depuis bientôt trois ans, une priorité essentielle de son action.
Les hausses inédites que connaît le budget de la justice durant ces années profitent à tous : 68 personnels contractuels sont arrivés en outre-mer dans le cadre du déploiement de cette justice de proximité. La Chancellerie a bien pris en considération les recommandations du Défenseur des droits et procédera prochainement à un recensement des audiences foraines existantes et des besoins concrets des juridictions en la matière.
Vous pointez à juste titre l’aide juridictionnelle, sujet nécessairement lié au contexte budgétaire contraint que nous connaissons tous. Je crois cependant comprendre que mon collègue garde des sceaux est prêt à étudier certaines évolutions en la matière, en sachant bien que cela devra reposer en même temps sur des engagements des avocats, ainsi que sur une réflexion sur l’évolution des modalités du recours, dans certains cas, à la visioconférence. Sachez en tout cas que la Place Vendôme examine cette question avec attention, notamment pour Wallis-et-Futuna, où je me suis rendu voilà peu.
Au-delà, ce sujet rejoint celui du coût de la vie dans les outre-mer, sujet qui, comme vous le savez, fait lui aussi l’objet de perspectives précises que le ministre de l’intérieur et des outre-mer et moi-même portons. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la revalorisation de l’unité de valeur ne fait pas partie des évolutions envisagées.
Je souhaite plus largement revenir sur l’intitulé du débat de ce jour : l’état de la justice dans les outre-mer. Mon collègue garde des sceaux est pleinement conscient que cet état n’est pas toujours parfait, pas plus qu’il ne l’est d’ailleurs dans l’Hexagone, mais cela résulte, vous le savez bien, d’une très longue histoire.
Les hausses importantes du budget de la justice au cours des dernières années permettent cependant d’entrevoir de potentielles améliorations.
De nombreuses créations de postes ont eu lieu : 108 postes de magistrats et de fonctionnaires ont été créés dans les services judiciaires depuis 2018, dont 71 dans les deux dernières années ; dans l’administration pénitentiaire, on est passé entre 2020 et 2023 de 2 800 à 2 932 postes en outre-mer, soit autant de postes supplémentaires permettant aux Ultramarins, très nombreux dans l’administration pénitentiaire, de revenir exercer leurs fonctions sur le territoire dont ils sont originaires. Ces renforts sont importants, mais ils sont loin d’être suffisants ; je le reconnais volontiers.
Le garde des sceaux a pris en compte les difficultés majeures d’attractivité de plusieurs départements, notamment Mayotte et la Guyane – c’est le problème principal pour les recrutements –, et met en place plusieurs mesures concrètes pour y remédier.
Ainsi, l’aide à l’installation est permise pour les magistrats et greffiers depuis l’an dernier, par le biais d’un marché public.
Un contrat de mobilité est aussi possible pour des postes de magistrat souffrant d’une absence de candidats : pour ces postes, le passage outre-mer est un véritable tremplin pour la carrière, avec l’assurance après trois ans de revenir dans l’Hexagone sur l’un des cinq postes sollicités en partant.
Avant les choix de postes, une formation intitulée Être magistrat outre-mer existe pour sensibiliser ceux qui sont intéressés. Des pôles spécialisés existent désormais à la direction des services judiciaires, pour sensibiliser aux spécificités de ces territoires. Des interventions sur les postes outre-mer sont désormais systématiques au moment des choix des postes, à la sortie de l’École nationale de la magistrature ou de l’École nationale des greffes. Le ministère de la justice a donc désormais parfaitement compris que, pour que la justice outre-mer fonctionne, il faut que les personnes venant y contribuer soient conscientes des spécificités du territoire dans lequel elles arrivent, et qu’elles soient accueillies, accompagnées et formées.
Le ministère de la justice contribue également à l’emploi outre-mer. Ainsi, je veux ici mettre en lumière que 28 % des surveillants recrutés depuis 2017 sur l’ensemble du territoire national sont originaires des territoires ultramarins : c’est un chiffre important.
Par ailleurs, un concours national d’affectation locale est en cours pour recruter sept greffiers à Mayotte et dix en Guyane.
De même, les outre-mer sont largement concernés par le plan de 15 000 places de prison, visant à moderniser et accroître la capacité de nos établissements pénitentiaires, qu’il s’agisse de ceux de Koné en Nouvelle-Calédonie, de Ducos en Martinique, de Baie-Mahault en Guadeloupe ou encore de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane.
L’immobilier judiciaire n’est pas en reste, puisque des opérations d’ampleur sont actuellement prévues ou engagées, à des stades d’avancement différents, à Cayenne, Fort-de-France, Basse-Terre, Mamoudzou ou encore Saint-Laurent-du-Maroni.
Les projets judiciaires ultramarins en cours représentent plus de 800 millions d’euros d’investissements par le ministère de la justice. C’est considérable : la Défenseure des droits a été entendue ! Cette somme, absolument indispensable, démontre que l’État est au rendez-vous pour l’immobilier judiciaire outre-mer.
On construit aussi pour la protection judiciaire de la jeunesse, notamment dans les départements qui ont le plus besoin de cette action : de nouveaux centres éducatifs fermés sont prévus en Guyane pour le début de 2024 et à Mayotte pour 2025.
Ces nombreux projets montrent aussi que le ministère de la justice prend désormais en considération dans ses réflexions des paramètres tenant compte des caractéristiques climatiques de ces territoires. L’usure des bâtiments est en effet plus rapide dans nombre des territoires que nous évoquons.
Je pense que ce tour d’horizon – peut-être trop long, je m’en excuse – et les chiffres que j’ai cités démontrent bien que le Gouvernement prend en compte de manière particulièrement sérieuse, pragmatique et volontariste à la fois les problématiques liées à la justice et les sujets ultramarins.
L’effort humain et budgétaire est considérable ; je suis particulièrement heureux de vous le présenter ici aujourd’hui, parce qu’on ne le souligne peut-être pas assez. Je suis donc impatient d’en débattre avec vous et de répondre plus précisément à toutes vos questions.
Débat interactif