Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Allizard. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Pascal Allizard. Madame la présidente, monsieur le Premier président, mes chers collègues, depuis plusieurs années, la dette publique française file, malgré les mises en garde de diverses institutions nationales ou européennes.
Si la crise du covid-19 a coûté cher, elle n’explique pas toutes nos difficultés. Les chiffres du commerce extérieur sont très inquiétants. Les taux d’intérêt remontent lentement, mais avec régularité. Le conflit en Ukraine pourrait durer encore plusieurs mois, voire plusieurs années, continuant ainsi de dégrader nos économies.
L’inflation alimentaire et énergétique tire les prix à la hausse et pénalise les entreprises, les services publics et les consommateurs. De plus, il nous faudra suivre de très près, dans les semaines à venir, les conséquences sur les marchés de la fermeture de la Silicon Valley Bank aux États-Unis et de l’incertitude autour du Credit Suisse.
Comme le souligne la Cour des comptes, la situation des finances publiques restera en 2023 « parmi les plus dégradées de la zone euro, alors que la Commission européenne juge que les risques sont élevés sur la soutenabilité de la dette française à moyen terme ».
En positivant, nous pourrions nous convaincre que la dette a servi a minima à préserver notre modèle social, nos services publics et notre économie. Mais qu’en est-il réellement ?
La crise sanitaire a révélé au grand jour l’état réel de l’hôpital public et les difficultés des soignants. Elle a montré les effets délétères de la mondialisation, notamment des pertes de souveraineté.
La guerre en Ukraine a fait apparaître les limites de notre modèle d’armée. La crise énergétique a mis en lumière les renoncements de l’État en matière de nucléaire. Le changement climatique appelle des investissements massifs. Ces quelques cas soulignent l’ampleur des défis à relever et des dépenses à engager.
Prenons l’exemple de la défense. À l’aube d’une nouvelle loi de programmation militaire, nous mesurons les limites du modèle expéditionnaire et échantillonnaire français dans la perspective de la survenue de conflits de haute intensité : lacunes capacitaires, problèmes de stocks et de masse, extension de la guerre multichamps-multidomaines, concurrence industrielle étrangère de plus en plus rude…
Nos grandes compétences sont encore en France, notamment s’agissant de la dissuasion ; il nous faut impérativement les y maintenir. De même, préservons nos pépites technologiques des prédations étrangères, et soutenons-les dans leur croissance. Il y va de notre sécurité et de notre souveraineté, mais aussi de l’avenir économique de nombreux territoires.
La Cour connaît bien ces sujets de défense ; elle les a étudiés dans un passé récent. La question est : comment accomplirons-nous tous ces efforts quand, dans le même temps, la Cour appelle de ses vœux le « nécessaire retour à une trajectoire de finances publiques soutenable et durable » ? Le Gouvernement sera-t-il contraint à des arbitrages douloureux pour assurer la soutenabilité de la dette ?
Fractures territoriales, fractures sociales… Quarante ans après les premières lois de décentralisation, dont la Cour dresse le bilan, les territoires sont, à juste titre, inquiets pour leur avenir. Comme de nombreux collègues, je le constate dans mon département.
Je crois sincèrement que les Français demeurent très attachés à leur commune et à leur maire, échelons de proximité, qu’ils connaissent le mieux et dont ils ont pu apprécier le rôle durant la crise sanitaire.
Pour autant, la succession rapide des dernières réformes a contribué à brouiller le paysage institutionnel local et les compétences de chacun. La dématérialisation a altéré le lien humain entre administration et administrés, tandis que l’État a progressivement réduit ses effectifs déconcentrés.
Chez les élus, la fatigue législative et réglementaire est réelle. La voie de la réforme permanente et de l’inflation des normes, qui leur coûte cher et leur complique la vie au quotidien, n’est plus tenable.
De plus, les collectivités sont très affectées par la hausse des prix des carburants, des combustibles et de l’alimentation, qui se répercute dans le secteur du BTP ; nous connaissons l’importance des collectivités dans ce secteur.
Par ailleurs, les comptes des collectivités locales ne constituent pas un problème majeur : ils sont nécessairement équilibrés et la dette locale, réelle, est très largement maîtrisée, comme le confirme le rapport.
Si des marges d’amélioration du système territorial existent, il nous faut continuer de soutenir les élus et améliorer les conditions d’exercice de leur mandat. Sinon, nous n’aurons plus de candidats pour faire vivre la démocratie locale.
Qu’il s’agisse de la maîtrise des dépenses, de la préservation de notre souveraineté ou de l’avenir de la décentralisation, nous avons besoin d’un véritable État stratège avec une vision à long terme. L’État ne peut pas être vu comme une holding dont les collectivités territoriales seraient les centres de coûts et seraient donc considérées comme des variables d’ajustement. La France que nous aimons, ce n’est pas celle-là. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Claude Raynal, président de la commission des finances. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme Isabelle Briquet. (Applaudissements sur les travées des groupes SER, CRCE et GEST.)
Mme Isabelle Briquet. Madame la présidente, monsieur le Premier président, mes chers collègues, l’examen du rapport annuel de la Cour des comptes est toujours un moment important pour les parlementaires. Cette année, la Cour aborde un sujet auquel les sénateurs, représentants des territoires, prêtent une attention toute particulière : la décentralisation.
Cela fait un peu plus de quarante ans que Gaston Defferre, aux côtés de Pierre Mauroy et de François Mitterrand, a posé la première pierre du processus de décentralisation. La Cour en avait dressé un premier bilan en 2009. Hélas ! L’état des lieux dont nous discutons ne présente guère d’améliorations : les compétences s’entremêlent toujours plus, les modalités de financement se sont complexifiées et, plus encore, l’État n’est pas au rendez-vous.
Nous le constatons tous, dans nos départements : l’organisation de l’État reste en décalage avec le maillage territorial. Ainsi, la baisse très importante des effectifs des services déconcentrés de l’État s’est traduite par un désengagement de celui-ci dans les territoires, provoquant un sentiment d’abandon parmi la population et les élus locaux.
Entre la révision générale des politiques publiques (RGPP) et la réforme de l’organisation territoriale de l’État, c’est l’hécatombe ! La Cour le souligne bien : en dix ans, plus de 11 000 emplois ont été supprimés dans les préfectures, sous-préfectures, directions départementales ou régionales.
J’ai dénoncé cette attrition des moyens de l’État dans mon dernier rapport budgétaire, qui m’a conduite à proposer un rejet des crédits de la mission « Administration générale et territoriale de l’État ».
Déconcentration et décentralisation doivent impérativement être coordonnées pour répondre à l’exigence de proximité de nos concitoyens. Nous voyons bien à quel point cette proximité est essentielle. En effet, les crises récentes ont mis en lumière, si besoin en était, le rôle essentiel des services publics et la nécessité de les renforcer en tout point du territoire.
C’était bien là l’un des objectifs de la décentralisation telle que la voulait le président Mitterrand. L’acte I a d’ailleurs pleinement joué son rôle en renforçant la démocratie locale, en rapprochant la décision politique du citoyen et en donnant aux collectivités territoriales les moyens financiers et humains d’exercer les compétences transférées.
Toutefois, après plusieurs réformes décentralisatrices, le message s’est brouillé. Si une clarification s’impose quant à l’exercice des compétences et la complémentarité des différentes collectivités – car nous savons bien que certaines compétences partagées donnent de meilleurs résultats –, la question des moyens des collectivités se pose avec une acuité particulière.
Depuis vingt ans, les collectivités, en particulier les communes, sont confrontées à deux tendances contradictoires : d’un côté, l’attribution de compétences supplémentaires ; de l’autre, une réforme continue de leurs finances. Elles assurent pourtant les services publics de proximité et doivent constamment ajuster leurs actions aux besoins de la population.
La Cour qualifie d’« inadaptée » la substitution progressive des ressources fiscales des collectivités par des dotations de l’État, tant la cohérence entre les recettes locales et les compétences exercées s’en trouve réduite.
Les suppressions de la taxe professionnelle en 2011, de la taxe d’habitation en 2020 et de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises en 2023, puis en 2024 illustrent parfaitement ce constat.
Ces différentes réformes sont autant d’atteintes à l’autonomie financière et fiscale des collectivités. Elles ont en outre distendu le lien qui existait entre les communes et leurs administrés, utilisateurs des services publics locaux.
Par ailleurs, le manque de lisibilité et de prévisibilité des finances locales, ainsi que la réduction des marges de manœuvre des communes sont un frein important pour l’investissement public.
Les communes y prennent pourtant – nous le savons bien – une très large part, en apportant un soutien indispensable à l’économie locale et à l’emploi. L’enchaînement des crises économique, sociale et sanitaire, ainsi que la forte inflation actuelle rendent nécessaire la refonte du financement de nos collectivités, afin de préserver le maillage territorial assuré par nos communes.
Si j’ai un point de désaccord majeur avec la Cour, c’est bien au sujet de nos communes, qui sont l’échelon de proximité indispensable au maintien de la démocratie locale et doivent être préservées.
En revanche, pour mieux fonctionner – le constat est clair –, l’organisation territoriale de notre pays requiert une articulation plus fine entre l’État et les collectivités. Cette meilleure conciliation ne doit cependant pas servir à contrôler les dépenses des collectivités, mais doit viser à garantir les capacités de financement des investissements publics locaux. Pas plus que les départements et les régions, les communes n’ont vocation à être les variables d’ajustement des comptes publics.
Il nous faut donc renouer avec les objectifs initiaux de la décentralisation et instaurer un véritable dialogue de confiance entre l’État et les collectivités, dans le respect de la libre administration de ces dernières. (Applaudissements sur les travées du groupe SER. – MM. Pascal Savoldelli et Christian Bilhac applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Marie Mizzon. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains. – Mme la présidente de la commission des affaires sociales applaudit également.)
M. Jean-Marie Mizzon. Madame la présidente, monsieur le Premier président de la Cour des comptes, mes chers collègues, avec ce rapport, la Cour nous alerte une fois de plus sur la situation dégradée de nos finances publiques et, plus significativement encore, sur la position tristement singulière de la France.
Processus lent, longtemps imperceptible, notre déclassement s’accélère tout à coup sous le poids des contraintes extérieures et des incuries intérieures.
Faute de temps, je n’évoquerai qu’un seul sujet, celui des finances des collectivités locales. Si je partage les constats de la Cour des comptes, je suis plus réservé sur ses préconisations.
Dans sa rétrospective, celle-ci revient sur le remplacement de pans entiers de la fiscalité locale par des impôts nationaux, ce qui a eu pour effet de desserrer le lien entre taxation et représentation. Comme la Cour, je regrette que l’on ait cassé un ressort essentiel de la démocratie décentralisée : le consentement local à l’impôt.
On a trop vite oublié que c’est à l’aggravation des déficits et de la dette publique et, plus généralement, à ce qui a été qualifié à peu près partout en Occident de crise de l’État-providence que l’on doit la poussée décentralisatrice du début des années 1980.
Cette revanche du local sur le central, que résume la célèbre formule small is beautiful, soulignait alors l’omnipotence de l’État. Si l’on a pu croire un temps que l’autonomie de décision fiscale allait épouser l’élan décentralisateur des lois Defferre, le flot croissant des exonérations et des dégrèvements et, plus généralement, le remplacement de la fiscalité locale par les mécanismes centralisés que sont les dotations budgétaires en ont décidé autrement.
Loin de freiner la décrépitude du système fiscal local, l’introduction dans la Constitution d’un article consacré à l’autonomie financière des collectivités en 2003 n’a fait que réduire la libre administration à une simple liberté de gestion.
La réforme de la fiscalité locale voulue, après bien d’autres, par Emmanuel Macron aurait pu combler un tant soit peu cette faiblesse. Or il n’en est rien. C’est pire.
À cause des mesures prises depuis 2018, le choix du niveau des dépenses locales a une moindre incidence sur la feuille d’impôt, sans compter que l’incitation à la bonne gestion a presque disparu.
La solution ne réside pas dans un énième encadrement des finances des collectivités territoriales, comme le suggère la Cour. Elle repose au contraire sur la consécration – enfin ! – du couple libertés-responsabilités, autrement dit sur une autonomie accrue des élus locaux dans le cadre d’une décentralisation véritable qui ne serait plus une « coquille vide ».
Les membres du groupe Union Centriste ne croient pas à la tutelle infantilisante de l’État. Au contraire, ils croient à la dialectique démocratiquement vertueuse des interactions entre électeurs, contribuables et usagers du service public.
Une véritable décentralisation présenterait deux atouts majeurs. Elle conduirait à une gestion plus économe des ressources fiscales et à une structure des dépenses publiques s’accordant davantage avec les préférences politiques de nos concitoyens.
Une véritable décentralisation financière aurait des vertus cognitives que le centralisme jacobin n’a pas. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le ratio des dépenses publiques par rapport au PIB est moins élevé dans les systèmes décentralisés que dans les systèmes centralisés, comme l’est le système français. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains. – Mme la présidente de la commission des affaires sociales applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le Premier président de la Cour des comptes, pour répondre aux intervenants.
M. Pierre Moscovici, Premier président de la Cour des comptes. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens d’abord à remercier l’ensemble des orateurs et des groupes de la part active qu’ils ont prise à ce débat et de l’intérêt manifeste qu’ils ont apporté à nos travaux.
Je ne dirai pas qu’il y a consensus – et c’est naturel – sur des sujets qui ne s’y prêtent d’ailleurs pas. Mais les différentes prises de parole confirment ce que j’évoquais tout à l’heure, c’est-à-dire la volonté et la capacité de la Cour à être un acteur du débat public, fournissant des éléments qui suscitent des opinions tantôt convergentes, tantôt contradictoires. C’est notre ambition à la fois forte et limitée.
Monsieur le président de la commission des finances, j’ai toujours plaisir à travailler avec vous. Je me réjouis que vous partagiez les conclusions principales de ce rapport public annuel, tant sur la situation des finances publiques – je ne parle pas des remèdes proposés – que sur le bilan de la décentralisation.
Nos prochains travaux, que ce soit à votre demande ou sur notre propre initiative, dessineront de nouvelles perspectives d’évolution, toujours en vue d’une plus grande efficacité de la dépense publique.
Je veux dire ici, comme je l’ai dit tout à l’heure au président du Sénat, que la Cour entend participer à un exercice de revue de la dépense publique au travers d’une série de notes structurelles et thématiques sur les diverses politiques publiques, comme elle l’avait fait avant la dernière élection présidentielle. Elle souhaite ainsi « soulever le capot » de la dépense, afin d’améliorer et de rendre plus efficaces et plus justes ces politiques, sans pour autant que ces dernières soient plus coûteuses.
Il me semble que la contribution des collectivités locales au redressement des finances publiques, sujet qu’ont abordé plusieurs intervenants, est devenue indispensable du fait de l’interdépendance financière croissante entre l’État et celles-ci. Cette participation passe naturellement par un cadre efficace de dialogue.
Notons qu’aujourd’hui, du fait précisément de cette perte d’indépendance et de l’augmentation des concours de l’État, un certain nombre de recettes des collectivités locales sont largement garanties.
Madame la présidente de la commission des affaires sociales, je me réjouis tout autant de travailler avec vous qu’avec M. le président de la commission des finances.
Nous répondons toujours à vos demandes avec diligence et plaisir. Je rappelle à ce titre que la Cour publiera prochainement un audit flash sur les politiques en faveur des chômeurs de longue durée, sujet sur lequel vous avez mis l’accent à plusieurs reprises.
Nous restons évidemment à la disposition de la commission des affaires sociales pour effectuer de nouveaux contrôles. Pour nous, ce dialogue avec votre commission, avec le Sénat en général, est toujours précieux et extrêmement fructueux.
Monsieur Sautarel, il m’a semblé que vous approuviez assez largement l’analyse de la Cour. Je le répète, une revue de l’ensemble de nos dépenses publiques, comme le pratiquent la plupart des pays de l’Union européenne – en réalité, dans notre pays, il n’y a jamais eu de véritable travail de cette nature –, suppose une analyse de la performance : il s’agit de déterminer si les dépenses publiques sont efficaces, puis de dégager des marges de manœuvre en rationalisant les modes de gestion.
Elle ne résulte pas, comme je l’ai entendu, d’une quelconque volonté austéritaire. L’austérité, ce serait de préconiser des coups de rabot, qui appauvrissent les services publics, affaiblissent la capacité de la puissance publique à réagir et pénalisent bien souvent la croissance. Or ce n’est certainement pas ce que la Cour des comptes recommande.
Pour ne citer qu’un exemple, nous avons validé sans réserve la politique du « quoi qu’il en coûte » menée par le Gouvernement pendant la crise de la covid-19 ; je vous renvoie au rapport sur le plan de relance que nous avons réalisé à la demande de la commission des finances.
Nous avions en effet conscience de la gravité de la pandémie, durant laquelle 160 000 Français ont perdu la vie, ainsi que de la nécessité de soutenir les ménages et les entreprises et de favoriser la reprise de la croissance, qui a été rapide. Nous ne sommes pas des fourriers ou des parangons de l’austérité ; ce n’est absolument pas le cas.
Ce que nous suggérons, c’est autre chose. Nous plaidons pour une meilleure qualité de la dépense publique, qui aurait effectivement pour conséquence, et non comme préalable, de réduire ou de ne pas renchérir le coût des politiques publiques.
Il nous arrive régulièrement de préconiser des dépenses supplémentaires quand elles sont nécessaires, par exemple – je parle sous le contrôle de Mme la présidente de la commission des affaires sociales – sur les Ehpad. Autre exemple, auditionné hier par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale sur la pédopsychiatrie, j’ai évoqué la nécessité de multiplier par deux le nombre de pédopsychiatres recrutés chaque année.
Ne confondons pas les choses !
La maîtrise des dépenses publiques est d’autant plus indispensable que le consentement à l’impôt a diminué.
Je précise que la Cour ne propose pas non plus une réduction autoritaire du nombre des communes. J’ai entendu, ce qui est normal ici, des prises de position fortes sur le rôle des communes. Je les partage, j’allais dire naturellement, puisque, dans une autre vie, j’ai moi-même été président d’un établissement public de coopération intercommunale. La réduction du nombre de communes ne peut évidemment pas résulter d’une démarche autoritaire ; la Cour n’est pas favorable à une telle verticalité.
Cela étant, nous estimons que, si l’on veut être capable de faire face à des investissements lourds et structurants, c’est dans cette voie qu’il faudra s’engager, sur la base du volontariat, et de manière plus énergique que ce qui a été fait jusqu’à présent. Je constate d’ailleurs le constant ralentissement de ce mouvement.
Monsieur le sénateur Lagourgue, la Cour n’appelle pas du tout à un renforcement de l’État centralisé. Je n’ai aucune nostalgie de cela. Nous mettons au contraire en évidence que la France reste un pays très centralisateur.
Ce que nous demandons est un peu plus subtil et va certainement davantage dans le sens de ce que vous et les membres de votre groupe réclamez : nous voulons un réarmement de l’État déconcentré. En effet, au fur et à mesure que l’on décentralise – et sans doute faut-il continuer ce mouvement –, il faut que les élus puissent disposer d’un interlocuteur, l’État, qui soit un partenaire des stratégies territoriales. C’est en étant plus proche du citoyen que nous améliorerons la qualité du service rendu.
Je le dis ici, on a trop désarmé l’État déconcentré. Les réductions d’effectifs qui sont intervenues tout au long des dernières décennies ont davantage concerné les services déconcentrés que les administrations centrales.
Je ne dis pas qu’il aurait fallu faire le contraire, mais, en toute hypothèse, nous voyons bien que, dans certains territoires, l’État est à la fois indispensable et, pour le dire franchement, à l’os. Cette analyse figure notamment dans le rapport sur les sous-préfectures que nous avons remis, à sa demande, au ministre de l’intérieur et des outre-mer. En tout état de cause, la Cour le dit de manière très claire.
Monsieur Breuiller, je me souviens avec vous – je ne connais pas votre âge, mais nous sommes probablement de la même génération – de l’époque de l’État centralisateur. Votre éloquent plaidoyer nous rappelle qu’il n’y a véritablement aucune raison de regretter cette période, à l’inverse de tout ce que le mouvement historique de la décentralisation a apporté, ne serait-ce qu’en termes de résorption des inégalités territoriales. Vous évoquiez à juste titre le cinéma.
Je partage votre souhait de renforcer la cohérence des compétences de la plupart des politiques publiques. Je vous informe que la Cour publiera avant l’été un rapport thématique sur la gestion de l’eau, qui apportera – c’est le cas de le dire ! – de l’eau au moulin de vos débats et réflexions.
Monsieur Patient, le bilan de la décentralisation tel qu’il est dressé dans ce rapport public annuel ne traite en effet pas des collectivités d’outre-mer, parce qu’il nous a semblé que leur spécificité supposait une approche un peu différente ne pouvant pas s’inscrire facilement dans une analyse trop englobante.
Les thématiques liées à l’outre-mer figurent régulièrement dans la liste des travaux au programme de la Cour. Je pense en outre que le rapport public annuel 2024 permettra de traiter de nombreux sujets les concernant ; nous nous engageons dans cette direction.
Monsieur le sénateur Cozic, je vous ai écouté avec attention, et je ne peux pas être totalement en accord avec plusieurs de vos remarques.
Si je résume, vous estimez que l’inflation contribuerait pour beaucoup à la réduction des déficits. Pour ma part, je ne le crois pas : il y a inflation et inflation.
Le choc inflationniste survenu en 2022 résulte pour l’essentiel d’une hausse du coût de l’énergie, qui a conduit le Gouvernement à prendre des mesures pour en atténuer les effets, en faveur des ménages à la fois, avec les dispositifs dits de « boucliers tarifaires », et des entreprises, avec les fameux « amortisseurs ». Cette politique a pesé de manière significative sur les déficits enregistrés en 2022. J’ai rappelé le chiffre de 36 milliards d’euros pour 2023.
L’inflation a aussi conduit à une forte augmentation, près de 15 milliards d’euros, des charges liées aux obligations indexées sur l’inflation, dans la mesure où notre service de la dette a augmenté avant même que la Banque centrale européenne ne décide d’augmenter ses taux.
Or ces deux éléments sont venus peser sur nos déficits, sans que l’effet positif de l’inflation sur les recettes parvienne à ramener l’équilibre.
L’inflation a in fine conduit les autorités à prendre des mesures de resserrement monétaire, qui a abouti à une hausse des taux d’intérêt. Cela pèsera mécaniquement sur l’investissement et, donc, sur la croissance.
Au total, il me semble que l’inflation, en particulier lorsqu’elle résulte d’un choc au niveau des prix de l’énergie, n’est pas une solution au problème de la dette ni un moyen de renforcer la croissance. Les travaux tant de la Cour que du Haut Conseil des finances publiques le montrent.
Vous avez également sinon accusé, au moins soupçonné la Cour d’être partisane d’une cure austéritaire. Je récuse cette idée.
Nous parlons de la dépense publique. En volume, reconnaissons ensemble que celle-ci est considérable en France, puisqu’elle représente 58 % du PIB, soit huit points de plus que la moyenne de l’Union européenne. C’est beaucoup, alors que nos concitoyens ne perçoivent pas forcément une qualité du service public à la hauteur.
J’aimerais dire que notre système éducatif est en pleine forme, que notre système de santé est au top et que notre politique du logement est merveilleuse. Mais je ne crois pas que les Français le perçoivent ainsi.
Un travail doit donc être mené sur la qualité de la dépense publique, avant même de réfléchir à son volume. Même si les deux problématiques sont incontestablement liées, je préfère prendre les choses dans cet ordre. C’est pourquoi je propose cette revue de la dépense publique.
Je me souviens d’une période où le parti qui est le vôtre, monsieur Cozic, s’attelait à l’assainissement des finances publiques, faisait le choix de l’Europe et travaillait à l’entrée de notre pays dans l’euro.
Je me souviens aussi de Pierre Mendès France, homme de gauche, qui déclarait : « Un pays qui n’est pas capable d’équilibrer ses finances publiques est un pays qui s’abandonne. » Aujourd’hui, je ne fais plus de politique, étant à la tête d’une institution impartiale, mais je n’oublie pas ces paroles, et je pense qu’il ne faut jamais les oublier.
Monsieur Savoldelli, je ne crois pas que la décentralisation ait été dévoyée. Je partage le souhait que vous avez clairement exprimé d’un retour à l’État territorial. Cela correspond du reste au réarmement de l’État déconcentré que j’appelle de mes vœux.
En revanche, je ne vois pas le mouvement de recentralisation que vous avez décrit. Je vois plutôt un empilement un peu contradictoire qui rend les choses illisibles.
Vous réclamez de nouveaux services publics qui seraient à inventer autour du thème de l’égalité. Vous avez enfin fait allusion à la politique de l’eau ; le rapport que j’ai mentionné voilà quelques instants devrait répondre à certaines de vos interrogations.
Monsieur le sénateur Canévet, en réalité, le rapport public annuel de la Cour est destiné au Gouvernement. Il est d’abord remis au Président de la République, avant que je ne vienne le présenter devant les deux assemblées. Le Gouvernement a donc parfaitement connaissance de nos constatations et de nos recommandations.
J’entends bien votre préoccupation sur l’autonomie fiscale des collectivités. La Cour évoque évidemment ce point dans son rapport public annuel. Elle ne souhaite pas, comme je l’ai déjà dit, une réduction autoritaire du nombre des communes. S’il y a confusion à ce sujet, je profite de l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer à cette tribune pour rectifier cette idée.
Un rapprochement entre communes ne peut se faire, pour ce qui est d’engager des investissements, que sur la base du volontariat, comme cela s’est déjà vu dans plusieurs départements. Bien entendu, nous savons qu’il existe une très grande hétérogénéité des approches et que certains territoires sont plus impliqués que d’autres. Cela tient sans doute à des raisons historiques et géographiques.
Autant nous ne plaidons pas pour un rapprochement ou une fusion autoritaire des communes, autant il ne faut pas condamner un tel mouvement, qui, sur une base volontaire – j’y insiste –, est parfaitement vertueux. (Mme Françoise Gatel applaudit.)
Monsieur le sénateur Bilhac, vous avez suggéré que nous pourrions combler le déficit public en augmentant les recettes. Il n’est bien sûr ni impossible ni interdit de l’envisager. Mais ayons tout de même conscience – dans une autre vie, une personne que je connaissais avait parlé de ras-le-bol fiscal – que le consentement à l’impôt de nos concitoyens est écorné, qu’il existe des limites assez objectives à l’imposition des ménages et que nous ne pouvons pas pénaliser la compétitivité de nos entreprises.
Au total, j’ai donc le sentiment que les marges de manœuvre dans ce domaine – vous constaterez ma modération – sont limitées. Et comme elles le sont, les deux autres leviers à actionner sont la croissance, qu’il faut muscler – cela implique d’investir et, donc, de se désendetter –, et la maîtrise de la dépense, que nous contribuons à analyser au travers de cette revue.
J’en profite pour rappeler que la rationalisation des compétences nous paraît indispensable. Nous pensons que toute la sphère publique peut contribuer à la maîtrise des finances publiques.
Monsieur le sénateur Allizard, tous les défis que vous avez pointés, notamment dans le domaine de la défense, prouvent que nous devons faire des choix en matière de dépenses publiques et que nos besoins d’investissement sont importants.
Le Haut Conseil des finances publiques, que je préside, est en train d’examiner le projet de loi de programmation militaire qui vous sera bientôt soumis : un texte aussi ambitieux, qui prévoit une augmentation aussi forte des dépenses, limite naturellement nos marges de manœuvre.
Si la loi de programmation des finances publiques avait fixé des objectifs un peu plus ambitieux, on pourrait presque dire qu’un tel projet impose une réduction de la dépense publique plus importante que celle que la Cour elle-même pourrait suggérer. Cela étant, je ne voudrais pas anticiper sur l’avis qui sera rendu sur le sujet.
Il ne me semble pas nécessaire d’aborder la question de la soutenabilité de la dette, car je ne crois pas qu’il s’agisse d’un vrai problème aujourd’hui. En tout cas, il n’y a pas de crise de crédibilité de la dette française.
Pour autant, en la matière, je suis attentif à la divergence qui s’accroît entre la France et le reste de la zone euro. Il y a des limites à ne pas franchir, car nous partageons une zone monétaire commune. Je crains, si je me projette en 2027, que la France reste au même niveau d’endettement, et que tous les autres pays parviennent à réduire leur dette publique. Cela nous conduirait à occuper une place qui n’est pas digne de notre pays.
La France figure parmi les pays leaders dans la zone euro. Nous ne pouvons pas devenir le leader en matière de dette ; je me permets de le souligner ici. (Mme Nadine Bellurot applaudit.)
Autre point, ce n’est pas parce que les collectivités locales sont dans une situation financière saine et équilibrée qu’elles ne peuvent pas contribuer à l’amélioration de l’efficacité de la dépense publique. Il convient d’admettre qu’il y a un problème de niveau de la dépense publique. Dès lors, nous ne devons pas nous priver de travailler à la fois sur la qualité et le niveau de cette dépense.
Madame la sénatrice Briquet, vous avez comparé notre démarche à la révision générale des politiques publiques. Non ! La RGPP n’était pas d’une revue de dépenses ; c’était un simple coup de rabot budgétaire. Ce n’est en tout cas pas la marche à suivre aujourd’hui.
Au fond, notre pays n’a jamais fait de réelle revue des dépenses publiques. Au cours de ma vie antérieure, j’ai notamment occupé un poste de commissaire européen à Bruxelles : j’ai pu observer comment fonctionnait, chez nos partenaires de la zone euro, une revue de dépenses publiques. C’est un exercice beaucoup plus ambitieux et complexe qui suppose de mettre tous les acteurs autour de la table et d’évaluer la qualité de la dépense publique, afin de renforcer l’efficacité des politiques et de faire en sorte qu’elles soient plus justes.
Une revue contribue sans doute à faire des économies, mais elle ne s’inscrit pas dans une logique budgétaire. Ce que je préconise n’est donc en rien une resucée de la RGPP, processus qui avait certainement un intérêt en son temps, mais qui est dépassé aujourd’hui.
Le rapport de la Cour ne remet nullement en cause le rôle majeur des communes dans la démocratie locale. Nous ne pensons évidemment pas qu’elles doivent être la variable d’ajustement des comptes publics.
Monsieur le sénateur Mizzon, la situation des finances locales fait l’objet d’une attention soutenue de la part de la Cour, tant dans ce rapport public annuel que dans le cadre des travaux menés sur les finances publiques locales. À cet égard, permettez-moi de rappeler qu’il existe une formation spéciale de la Cour appelée Fipulo, pour finances publiques locales, qui est présidée par le président de la quatrième chambre, et qui regroupe les chambres régionales des comptes. Cette formation produit des rapports très utiles.
Au début de cette séance, le président Larcher a mentionné le lancement de votre propre mission sur ce thème. Sachez que, si cette dernière souhaite auditionner le président de cette formation, le rapporteur général, moi-même, ou tel ou tel magistrat de la Cour, nous sommes naturellement à votre disposition.
Je conclus mon propos en vous remerciant une nouvelle fois de votre participation à ce débat et de l’estime que vous avez témoignée aux travaux de la Cour. Je veux vous redire à quel point nous sommes disposés à travailler de concert avec votre assemblée.
J’ai vraiment le sentiment qu’évoquait mon prédécesseur Philippe Séguin : la Cour doit se tenir à équidistance entre le Gouvernement et le Parlement. Nous sommes très attachés à notre mission d’assistance aux assemblées, sans pour autant nous faire leur complice ni tout à fait leur auxiliaire.
Ce travail commun, auquel nos magistrats contribuent avec cœur et avec plaisir, dans le strict respect de délais extrêmement courts, notamment le délai de huit mois maximum dont nous disposons pour achever une enquête – M. le président de la commission des finances et Mme la présidente de la commission des affaires sociales pourront en témoigner –, est pour nous extrêmement précieux.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous donne donc rendez-vous l’année prochaine en séance plénière, si tout va bien ! (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, INDEP, RDSE, UC et Les Républicains.)