M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Laurence Boone, secrétaire dÉtat auprès de la ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargée de lEurope. Monsieur sénateur Cadec, vous avez raison : nous sommes dans une époque où l’Union européenne doit assumer sa puissance géopolitique. Elle est tout de même forte de 450 millions de citoyens dotés d’un pouvoir d’achat parmi les plus élevés de la planète. C’est pourquoi le Président de la République a promu – cela fait maintenant l’objet d’un large consensus chez nos partenaires – la notion de souveraineté et d’autonomie stratégique.

À l’inverse des États-Unis, en revanche, nous nous appuyons sur des règles très claires. Comme je l’ai déjà indiqué, depuis la présidence française du Conseil de l’Union européenne, nous disposons de nouvelles mesures, dites mesures miroirs : la réciprocité sur les marchés publics et l’instrument antisubventions.

Enfin, lors de son voyage aux États-Unis, Bruno Le Maire a obtenu une alliance sur les matériaux critiques, pour que nous nous fournissions de façon diversifiée et en coopération avec les États-Unis.

Le différentiel de compétitivité est principalement dû au différentiel de prix de l’énergie dont nous souffrons plus à cause des conséquences de la guerre en Ukraine. Sur ce point, comme vous le savez, monsieur le sénateur, une réforme du marché de l’électricité est en cours, elle sera discutée au Conseil de l’énergie du mois de mars prochain.

M. le président. La parole est à M. Joël Guerriau.

M. Joël Guerriau. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la guerre commerciale que l’Union européenne et les États-Unis se livrent est inversement proportionnelle à leur relation en tant qu’alliés. Ces deux grandes puissances, aux multiples combats communs, sont celles qui s’affrontent le plus dans le domaine commercial : pas moins de 35 procédures sont actuellement engagées à l’OMC par l’Union européenne contre les États-Unis et 20 le sont par les États-Unis contre l’Union européenne. Toutes deux détiennent le record du plus long conflit commercial qu’ait connu l’OMC, puisque leur contentieux sur les subventions illégales versées à Airbus et Boeing a duré dix-sept ans !

Régulièrement, la presse titre sur une nouvelle guerre commerciale entre l’Union européenne et les États-Unis. Cela ne date pas d’hier ; cela ne date pas non plus de la présidence Trump. En effet, après quatre années de trumpisme, les Européens promettaient de développer enfin leur souveraineté pour ne plus avoir à subir les choix politiques américains. Le continent semblait se réveiller, notamment avec le plan Next Generation EU, doté de plus 670 milliards d’euros.

Force est de constater que nos luttes commerciales d’avant Trump perdurent après lui. Bien naïf celui qui pensait le contraire ! Réarmer nos souverainetés est un projet de long terme, indispensable à bien des égards.

La crise du virus chinois, communément appelé covid-19, nous a violemment confrontés à nos lacunes et à notre dépendance au reste du monde, à la puissance chinoise, notamment. La guerre en Ukraine nous renvoie à nos erreurs et à nos naïvetés stratégiques. Certaines de nos grandes puissances se sont enfermées dans les griffes russes et nous en payons aujourd’hui amèrement le prix, très élevé.

La crise énergétique actuelle risque fortement de déboucher sur un choc de compétitivité et une crise plus durable en Europe, ce risque étant encore plus élevé du fait des dernières mesures protectionnistes prises par les États-Unis.

Adoptée l’été dernier, l’Inflation Reduction Act prévoit près de 400 milliards de dollars d’aides pour les entreprises qui produisent sur le sol américain, notamment sous forme de crédits d’impôt.

Les États-Unis se donnent dix ans pour réduire de 50 % leurs émissions de gaz à effet de serre en développant l’hydrogène vert, les batteries, le solaire, l’éolien, la rénovation énergétique des bâtiments, les véhicules électriques… Cette énumération a un goût de déjà-vu de notre côté de l’Atlantique, bien plus avancé sur ces sujets.

Tant mieux si, comme vous le dites, madame la secrétaire d’État, la compétition mondiale se concentre sur les technologies propres. Créons pour cela de l’émulation sur ces sujets, il y va de l’avenir de la planète. En revanche, si nous, Européens, ne réagissons pas, nous en subirons les conséquences, la principale menace étant la délocalisation de nos entreprises aux États-Unis.

Les difficultés internationales et le protectionnisme américain ne doivent pas nous plonger dans une crise d’ampleur. Il est inacceptable que l’Union européenne soit perpétuellement la variable d’ajustement dans les conflits, quels qu’ils soient. Nous devons prendre en main notre destin.

Je me souviens, monsieur le président, que, lorsque les perspectives s’étaient ouvertes en Iran, nous avions signé des contrats de plusieurs milliards d’euros. En 2018, tout cela a été balayé par M. Trump…

M. le président. C’était une autre époque !

M. Joël Guerriau. Le système de l’Union européenne était prometteur. L’Union a transformé un espoir de paix qu’on osait à peine murmurer en une réalité solide et concrète. Aujourd’hui, être européen, c’est être conscient de la nécessité d’agir ensemble. Nous devons nous protéger en toute indépendance.

Les pays européens qui décident seuls déstabilisent les autres. In fine, ils se fragilisent eux-mêmes. Oui, l’Union européenne est composée d’États bien divers, ayant des atouts tout aussi différents. Continuons de faire de notre diversité une force !

Le sommet extraordinaire qui se tiendra demain et après-demain nous y invite. Après les derniers Conseils européens, nous sommes inquiets quant à notre capacité à trouver une solution commune. Tout en saluant la feuille de route pour le renforcement de la politique industrielle, je relève que nos difficultés à trouver des accords sont réelles. Arrêtons de prêter le flanc aux autres puissances étrangères, car elles en tireront profit.

La question est : « Quelle réponse européenne ? ». Je n’en vois qu’une, madame la secrétaire d’État : c’est l’unité, bien sûr. Cela peut paraître simple à dire, mais vous savez bien qu’il est difficile de convaincre tout le monde de la nécessité de retrouver notre souveraineté.

Ce n’est pas seulement la guerre économique ou la réponse européenne au protectionnisme américain qui se joue là, même si nous espérons cette réponse puissante. Les enjeux sont plus larges et ne doivent pas faire oublier d’autres tensions. La bataille que nous devons mener est celle des idées et celle d’un modèle. Affirmons haut et fort que nous sommes, avant tout, des Européens ! (M. Alain Richard applaudit.)

M. le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Laurence Boone, secrétaire dÉtat auprès de la ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargée de lEurope. Monsieur le sénateur Guerriau, vous me donnez l’occasion d’évoquer la stratégie de souveraineté européenne mise en place à la suite des chocs qu’ont représentés la covid et l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Cette stratégie de souveraineté repose sur trois éléments, le premier étant la défense. Alors que l’on parle depuis longtemps d’une Europe de la défense, nous la voyons naître par le développement de l’industrie de défense, de capacités d’achat, mais aussi de forces qui peuvent agir ensemble, le tout en articulation avec l’Otan et avec un système de préférence européenne en matière d’achats.

Le deuxième élément de cette stratégie de souveraineté est l’acquisition de notre autonomie énergétique et industrielle.

Dans le secteur industriel, il nous faut travailler sur les finances, les talents et les secteurs stratégiques. Nous disposons désormais d’aides très ciblées et nous avons fait des choix. Nous devons accélérer.

En matière énergétique, nous sommes en train de sortir de notre dépendance au gaz russe. Notre consommation a baissé deux fois plus qu’attendu cet hiver. Nous avons diversifié nos sources, nous mettons en œuvre une plateforme d’achat en commun et nous réformons le marché de l’électricité.

Le troisième et dernier élément de notre stratégie de souveraineté est l’influence que nous exerçons à travers le soutien d’une Europe unie à l’Ukraine en matière militaire, financière et humanitaire. Je pense aussi au développement de la Communauté politique européenne, lancée par le Président de la République l’année dernière. Sa première réunion a eu lieu à Prague en octobre dernier, la deuxième est prévue en Moldavie au mois de juin. Les projets concrets qu’elle envisage nous permettront d’ancrer les pays frontaliers de l’Union européenne du côté de notre modèle.

M. le président. La parole est à M. Jacques Fernique.

M. Jacques Fernique. Madame la secrétaire d’État, face à Washington, qui subventionne massivement l’industrie américaine, Paris et Berlin ont conçu la contre-offensive et transmis leur contribution à la Commission européenne. Mme von der Leyen a ensuite dévoilé, à Davos, ses mesures face à l’IRA.

Cette évolution renvoie à ce que nous, écologistes, prônons : un protectionnisme vert européen. Cela consiste, d’abord, à mettre en cohérence les règles de notre marché intérieur et nos importations. Sur le plus long terme, il s’agit de réindustrialiser l’Europe pour lui permettre d’être plus autonome, plus souveraine, en cessant d’avoir pour boussole le productivisme mondialisé. Nous devons, en somme, passer du libre-échange au « juste échange » et sortir de la logique du tout-marché.

Le mot « protectionnisme » fait peur, mais il ne s’agit ni de mener une guerre commerciale ni de nous calfeutrer. L’idée est plutôt de regarder le monde tel qu’il est. Les multinationales et leurs actionnaires se réjouissent de la faiblesse des régulations. Elles exploitent dès qu’elles le peuvent les failles des normes environnementales et sociales, quand il y en a. Mettre en place un protectionnisme vert, c’est simplement assumer notre place de premier marché au monde et affirmer que l’accès à ce marché impose le respect de critères fondés sur nos valeurs. On ne peut plus polluer impunément avec des biens vendus à des prix qui ne reflètent pas du tout les externalités négatives causées par leur production.

En réponse à l’IRA, la Commission européenne a mis en avant des objectifs de réindustrialisation par le biais d’allégements de cotisations, notamment pour le déploiement de nouvelles technologies. Elle souhaite aussi autoriser davantage d’aides d’État et de crédits d’impôt pour les technologies vertes.

Toutefois, un levier majeur manque : un Buy European Act. Proposé par mes collègues eurodéputés dans une résolution, un tel texte favoriserait les produits fabriqués en Europe en leur facilitant l’accès aux marchés publics, lesquels représentent 14 % du PIB européen. C’est de l’argent qui existe déjà et un levier de transformation déterminant.

Utiliser les marchés publics, c’est offrir une protection aux Européens effrayés par la mondialisation, le chômage et ce qu’implique de mutations la transition écologique. Mais c’est surtout un levier, qui peut être compatible avec les règles de l’OMC, pour créer des emplois durables et décarboner nos économies.

Or, pour le moment, un Buy European Act n’apparaît ni dans les conclusions du Conseil ni dans la réponse de la Commission. Il est temps de rouvrir la directive du Parlement européen et du Conseil sur la passation des marchés publics. Le candidat Emmanuel Macron l’avait proposé en 2017 dans son programme, mais cet engagement a été abandonné en faveur d’un libéralisme de la compétition de tous contre tous. Seule l’Europe ouvre ainsi à tous les vents ses marchés publics. Les autres savent les protéger.

Nous avons enfin convenu d’une taxe carbone à la frontière : continuons sur cette lancée ! Nous avons décidé de fermer notre marché à des produits issus de la déforestation. Notre impact est mondial, palpable, mais trop lent. Les États-Unis, eux, décident d’abord et discutaillent après. Sur le photovoltaïque, nous avons été timorés. Nous avons mis tellement de temps à négocier pour tenter de parer la menace chinoise que nous avons raté le train. C’est une bataille politique, et non pas technique. Cela signifie non pas qu’il faut renoncer à nos préférences commerciales pour les pays les moins avancés, mais qu’il faut faire les choses en cohérence avec les valeurs que nous portons en matière de droit du travail, de santé, de climat, car ce sont-là des dimensions indissociables.

Nous avons besoin d’une réindustrialisation décarbonée de l’Europe. Soyons pragmatiques : les délocalisations ont fragilisé des territoires et détruit des emplois. Un projet écologique et social crédible, c’est la possibilité de consommer des produits venant de chez nous et de pays qui respectent les normes en vigueur chez nous. C’est pourquoi la France devrait insister lors du Conseil pour obtenir enfin les fameuses clauses miroirs sur l’agriculture qu’elle entendait faire adopter sous sa présidence. On ne les trouve pas dans l’accord avec le Mercosur, qui n’est que mondialisation de la malbouffe et de la souffrance animale et qui signe la disparition de nombre de nos paysans.

La France a malheureusement l’habitude de faire des propositions intéressantes, de les afficher, puis de renoncer lors des négociations. Pour le Buy European Act, elle a appliqué le même mode opératoire : on propose, puis on baisse les bras au premier froncement de sourcils. Il faut prendre son bâton de pèlerin, créer des alliances, trouver une majorité au Conseil. Ce ne sera pas facile, certes, mais en quelques années, nous avons obtenu des avancées qu’on pensait impossibles : taxe sur les superprofits énergétiques, interdiction des importations issues du travail forcé, impôts sur les sociétés, devoir de vigilance, taxe carbone aux frontières… Les écologistes saluent ces avancées. L’Europe se fortifiera en les approfondissant.

(Mme Valérie Létard remplace M. Gérard Larcher au fauteuil de la présidence.)

PRÉSIDENCE DE Mme Valérie Létard

vice-présidente

Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Laurence Boone, secrétaire dÉtat auprès de la ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargée de lEurope. Je vous trouve plutôt négatif, monsieur le sénateur, alors même que vous reconnaissez les succès européens que représentent la taxe carbone aux frontières, l’impôt mondial sur les sociétés et la directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité.

Plutôt que le protectionnisme, nous défendons une stratégie du made in Europe et des mesures miroirs.

La commande publique représente en effet 14 % du PIB européen. C’est un levier extrêmement important pour la stratégie du made in Europe, par laquelle nous travaillons à l’inclusion effective de critères qualitatifs dans la commande publique et les dispositifs de soutien à la demande, le tout dans le respect des principes de non-discrimination et de libre accès à la commande publique. L’objectif est d’ouvrir prioritairement les marchés publics à des entreprises qui respectent pleinement les normes sociales et environnementales européennes.

Dans le contexte récent de la crise sanitaire, de l’exacerbation de la concurrence et de la guerre en Europe, nous souhaitons également inclure des critères de sécurité dans la stratégie du made in Europe.

Le Gouvernement soutient la mise en œuvre de mesures miroirs sectorielles, par l’application de certaines normes environnementales et sanitaires de l’Union européenne aux produits importés, lorsque cela est nécessaire pour protéger la santé et l’environnement à l’échelon mondial. C’était l’une des priorités de la présidence française du Conseil de l’Union européenne. La Commission a confirmé l’intérêt et la faisabilité juridique de ces mesures miroirs. Le Gouvernement veillera donc à ce que la Commission, le Conseil et le Parlement européen insèrent de telles mesures dans les législations sectorielles de l’Union européenne, chaque fois que ce sera nécessaire et pertinent.

Mme la présidente. La parole est à Mme Nadège Havet. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

Mme Nadège Havet. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, il y a deux semaines, en première lecture, nous adoptions ici même le projet de loi relatif à l’accélération des procédures liées à la construction de nouvelles installations nucléaires à proximité de sites nucléaires existants et au fonctionnement des installations existantes. Le même jour, nous parvenions à un compromis avec nos collègues députés sur le projet de loi relatif à l’accélération de la production d’énergies renouvelables. Les conclusions de la commission mixte paritaire sur ce texte ont été adoptées hier.

Il y a une semaine, lors du salon HyVolution 2023, que j’ai eu plaisir à visiter, la ministre de la transition énergétique dévoilait les nouveaux lauréats de l’appel à projets « Écosystèmes territoriaux hydrogène ».

Depuis vendredi, les élus locaux peuvent demander le financement de leurs projets durables dans le cadre du fonds vert, plus de 3 milliards d’euros de crédits et de prêts étant mobilisés à cet effet.

Chers collègues, ces trois actions françaises témoignent de notre volonté d’aller plus loin, et encore plus vite, pour atteindre les objectifs fixés pour 2030 en matière de réduction d’émissions carbone.

En Europe, le cap est également fixé : zéro émission nette de gaz à effet de serre en 2050. C’est demain ! Pour atteindre cet objectif, plusieurs leviers ont été proposés par nos instances européennes : la feuille de route « Ajustement à l’objectif 55 » ; un plan pour aider à réparer les dommages économiques et sociaux immédiats causés par la pandémie, Next Generation EU, doté de 725 milliards d’euros, dont 40 % pour la transition écologique ; enfin, RePowerEU, un plan de bataille de l’Union européenne pour gagner en indépendance énergétique, qui permettra notamment de développer les filières de recyclage des énergies renouvelables. Ce sont autant de leviers pour guérir, prévenir, anticiper, refonder, innover.

À l’heure où nous parlons, le Conseil européen discute d’un nouveau plan industriel, un Pacte vert pour l’Europe, visant à renforcer la compétitivité de l’industrie européenne à zéro émission nette et à soutenir une transition rapide vers la neutralité climatique. Il a été présenté la semaine dernière par la présidente von der Leyen. À l’issue de ces échanges, une proposition juridique devrait aboutir d’ici à la mi-mars et pour le temps long.

Nous abusons parfois de l’hyperbole, mais le fait est que nous sommes véritablement à un tournant historique.

Notre ambition, rappelée par Bruno Le Maire, est grande : nous voulons que l’Europe soit l’une des trois grandes puissances de l’industrie verte au XXIe siècle. Mais cette volonté s’exprime dans un contexte de compétition internationale rude et accrue. Le Congrès américain a en effet adopté l’été dernier la loi sur la réduction de l’inflation, qui prévoit 370 milliards de dollars sur dix ans, et ce dans un contexte où les prix de l’énergie sont plus bas que chez nous.

La politique environnementale des États-Unis risque notamment d’avoir des conséquences sur le développement de notre tissu industriel vert. Les entreprises utilisant des produits américains ou produisant aux États-Unis se verront en effet accorder des subventions et des crédits d’impôt.

Si nous nous réjouissons que les grandes économies intensifient leurs investissements dans l’industrie à zéro émission nette, cela ne peut se faire au détriment d’une concurrence équitable et transparente. Alors que nous cherchons un cadre réglementaire européen approprié pour nos industries, plus simple, plus efficace et prévisible, nous ne pouvons pas tolérer d’éventuelles distorsions de concurrence.

C’est pourquoi les ministres de l’économie français et allemand se sont déplacés hier auprès de leurs homologues américains. Nous devons défendre notre industrie verte européenne et lever les freins.

Cela passe par le volet réglementaire, par la simplification et l’accélération de la procédure des projets importants d’intérêt européen commun (Piiec) ; l’adaptation des règles en matière d’aides d’État pour autoriser le soutien ciblé à certains secteurs clés de la transition verte, tels que le photovoltaïque, l’éolien, l’hydrogène ou les pompes à chaleur. Cela passe également par une réflexion sur les marchés publics et les concessions pour stimuler davantage et à grande échelle la demande de produits à zéro émission nette – il s’agit d’un des leviers fondamentaux, sur lequel j’ai rendu un rapport au Premier ministre l’an dernier.

La question du financement se pose également. C’est à nous qu’il reviendra d’utiliser et de réorienter les possibilités offertes par RePowerEU, InvestEU ou le Fonds pour l’innovation, orienté en faveur des technologies propres. À titre d’exemple, avec RePowerEU, 250 milliards d’euros pourraient être utilisés à cet effet.

Enfin, en tant qu’Européens, nous devons mettre un point d’honneur à former et à recruter davantage dans les métiers de demain. Je pense aux ingénieurs, techniciens, soudeurs dans le secteur des énergies renouvelables, du nucléaire ou de la fabrication des composants électroniques, dont nos industries manquent cruellement.

En plus de ces réponses européennes, il nous faut poursuivre les négociations avec nos partenaires, notamment les États-Unis. Nous devons obtenir des exemptions pour les entreprises européennes dans le cadre des enceintes consacrées à ces questions et rétablir des conditions de concurrence équitables.

Madame la secrétaire d’État, chers collègues, il n’y a pas de doutes possibles : dans ce contexte, l’Europe est évidemment l’échelon pertinent d’intervention. Nous avons su rester soudés pendant la crise de la covid et face à l’agression russe en Ukraine. Nous avons réussi à coordonner nos réponses pour ne plus être dépendants du gaz russe. Nous saurons élaborer des réponses coordonnées pour faire face à ces nouveaux défis !

Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d’État.

Mme Laurence Boone, secrétaire dÉtat auprès de la ministre de lEurope et des affaires étrangères, chargée de lEurope. Madame la sénatrice Havet, votre intervention était très complète. Permettez-moi néanmoins d’y ajouter quelques compléments. Vous avez mentionné RePowerEU, dont le volet financier est ambitieux, puisqu’il prévoit d’allouer 200 milliards de prêts et 20 milliards de dons aux pays européens.

En complément, nous demandons aussi à la Banque européenne d’investissement, qui se dit banque du climat, de se mobiliser et de réfléchir de nouveau à des plans de financement comparables au plan Juncker, devenu InvestEU. L’idée est d’aller chercher les financements privés dont nous aurons besoin pour la transition énergétique. L’union des marchés de capitaux, en cours, facilitera aussi la mobilisation de ce type de fonds.

Nous menons aussi une réflexion sur un fonds de souveraineté européen, évoqué aussi bien par la présidente de la Commission européenne que par le Président de la République. Nous cherchons à déterminer l’ampleur que doit prendre cet instrument, en nous appuyant sur une estimation précise des besoins dans les secteurs sensibles que sont l’énergie, le numérique et la santé.

Les discussions autour du fonds souverain seront l’occasion de relancer nos débats sur les ressources propres, dont je rappelle l’importance en vue du remboursement du plan Next Generation EU.

Nous travaillons à l’accélération des projets importants d’intérêt européen commun. Les autorisations, qu’il fallait plusieurs années pour obtenir, doivent être délivrées en moins de quatre mois. De même, les aides d’État comprendront des crédits d’impôt, qui sont immédiats.

Vous avez mentionné les exemptions dans les actes législatifs pris outre-Atlantique. Les Américains sont en train de rédiger les décrets, qui comportent en effet des exemptions pour les véhicules électriques en leasing. Vous pouvez compter sur nous pour peser de tout notre poids afin d’obtenir ces exemptions.

Mme la présidente. La parole est à M. Didier Marie.

M. Didier Marie. Après l’urgence de la crise sanitaire, après les épreuves imposées par l’invasion de l’Ukraine par la Russie et ses conséquences sur l’ensemble de l’Europe, la vague protectionniste des grandes puissances est un nouveau défi de taille pour l’Union européenne et son marché unique.

L’adoption de l’IRA par le Congrès américain et le déblocage de quelque 370 milliards de dollars pour prendre le virage écologique va doper l’industrie et la consommation aux États-Unis. Si cette décision de l’administration Biden est à saluer pour ce qu’elle représente en termes de réponses au défi du dérèglement climatique et d’amélioration des conditions de vie des ouvriers, elle porte en germe le risque de délocalisations massives d’entreprises européennes, confrontées à une énergie chère et à un encadrement strict des subventions.

Il convient, dans ce contexte, de ne pas négliger l’autre grande puissance, la Chine, qui a elle aussi pris le virage des technologies vertes à grand renfort de subventions d’État et de travail à bas coût.

Face à ce virage historique et à ce retour du protectionnisme, l’Union européenne et l’ensemble des États membres se doivent de réagir. Ce changement de paradigme doit pousser l’Union européenne à être plus ambitieuse pour engager une réelle transition écologique. Le débat d’actualité de ce jour est donc le bienvenu pour évoquer ensemble les positions à tenir.

L’Union européenne ne part pas de zéro, tant s’en faut, même si les mesures déjà prises pour la compétitivité et la préservation de nos intérêts stratégiques l’ont trop souvent été en réaction aux crises et non par anticipation, ce que l’on peut regretter.

Dans le cadre des mesures de défense commerciale, la réglementation antidumping modernisée en 2018, le filtrage des investissements de pays étrangers ou encore les mesures de sauvegarde, sont déjà actés.

Le règlement relatif aux subventions étrangères, entré en vigueur au début du mois de janvier, le Chips Act et l’instrument du marché unique pour les situations d’urgence, à venir, sont également des outils pertinents pour l’autonomie stratégique, qu’il conviendra d’utiliser sans remords.

La présidente de la Commission européenne, Mme von der Leyen, a présenté le 1er février les contours d’un plan industriel, dit Pacte vert. C’est une bonne nouvelle, et les instances européennes ne doivent pas hésiter à avoir recours à des dispositifs innovants : nous ne devons avoir aucun tabou.

Ce plan comprend quatre piliers principaux.

Premièrement, il prévoit une modification du cadre réglementaire européen pour rendre celui-ci « prévisible et simplifié ». Trois outils législatifs ont été annoncés ou confirmés : un texte pour une industrie zéro émission, une loi sur les matières premières critiques et la tant attendue réforme du marché européen de l’électricité.

Si ces propositions semblent aller dans le bon sens, nous suivrons avec attention la réforme du marché de l’électricité, afin que celui-ci soit enfin porté par une logique d’intérêt général et adapté à notre mix énergétique et qu’il protège efficacement les entreprises et les citoyens européens.

Deuxièmement, la présidente von der Leyen a annoncé un accès plus rapide à des financements, essentiellement grâce à un assouplissement de l’encadrement du régime des aides d’État, à la réutilisation d’enveloppes financières existantes, comme la Facilité pour la reprise et la résilience, et au plan RePowerEU.

Troisièmement, un fonds de souveraineté européen a été annoncé pour financer la transition écologique de nos entreprises.

Quatrièmement, l’amélioration des compétences des travailleurs et de leurs conditions de travail figure parmi les enjeux majeurs des transitions écologiques et numériques.

Toutefois, après les premières annonces, bienvenues, de la présidente de la Commission lors du forum de Davos, la Commission semble tergiverser, sous la pression des intérêts contradictoires de certains États membres.

Madame la secrétaire d’État, la France doit s’engager avec force et volonté dans les négociations européennes.

Permettez-moi de formuler quelques interrogations. Quelle est à ce stade la définition des « technologies propres » ? Quels secteurs seront précisément concernés par ce plan ? Les filières de l’hydrogène, de l’hydraulique ou du nucléaire, par exemple, le seront-elles ? Quelle est l’articulation avec la directive sur les énergies renouvelables, en cours de négociation ? Partagez-vous l’inquiétude que nous ressentons en constatant que les concepts de sobriété, d’efficacité énergétique et de décarbonation de l’industrie lourde – en particulier dans la production d’acier et pour les industries chimiques – sont pratiquement ignorés dans ce plan ? Face au dérèglement climatique, les nécessités de produire et de consommer autrement ne peuvent pas être laissées de côté. Quid du Buy European Act qui a été évoqué ?

Enfin, la simplification administrative annoncée par la Commission ne doit pas se transformer en une dérégulation à outrance, où la recherche de compétitivité se traduirait par un contournement permanent des normes sociales et environnementales.

L’absence d’un pilier social dans ce plan est également préjudiciable, car le sujet de la construction de l’Europe sociale ne peut pas être relégué au second plan.

Nous avons, madame la secrétaire d’État, suivi et entendu les nombreuses déclarations du Président de la République et du ministre de l’économie qui, une nouvelle fois sur un sujet européen, paraissent plutôt volontaristes, notamment en développant l’idée d’une stratégie made in Europe.

L’important, madame la secrétaire d’État, au-delà des mots et de l’affichage, c’est le résultat. Il serait intéressant à cet égard que vous nous donniez de plus amples informations sur les résultats obtenus par Bruno Le Maire et son homologue allemand, Robert Habeck, lors de leur déplacement hier à Washington, notamment sur les potentiels accords de réciprocité et les actes de coopération, comme nous avons pu en obtenir sur les semi-conducteurs.

Toutefois, je pense qu’il ne faut pas excessivement miser sur l’assouplissement des positions américaines, compte tenu du contexte interne aux États-Unis. Le président Biden n’a obtenu que difficilement l’accord du Congrès et, même s’il le souhaitait, ce qui n’a rien d’évident, il lui serait difficile d’en modifier les termes. Cependant, la Commission européenne pourrait utilement s’inspirer de ses ambitions en faveur de la transition écologique et des intérêts des travailleurs américains.

L’Europe doit réagir, non pas par des mesures de rétorsion – nous n’avons aucun intérêt à une guerre commerciale –, mais en mettant en œuvre un plan ambitieux pour ne pas être marginalisée dans la compétition économique mondiale. Ce plan, esquissé à Davos, doit être précisé et non édulcoré.

Les enjeux de ce plan sont nombreux, tout d’abord en termes de financement.

Alors que les États-Unis ont fait le choix de mettre 370 milliards de dollars sur la table, jusqu’où la Commission et le Conseil sont-ils prêts à aller ? Des divergences sont déjà apparues lors de la réunion du Comité des représentants permanents (Coreper) du 25 janvier dernier sur l’assouplissement des aides d’État. Si l’encadrement de ces aides nous semble utile, il devra être pensé pour ne pas creuser d’écart entre les pays qui disposent de capacités de financement suffisantes et les autres.

Pour cette raison, nous plaidons pour un fonds de souveraineté ambitieux. À cet égard, nous regrettons que le document de la Commission européenne ne consacre à ce fonds qu’un seul paragraphe, tout comme nous déplorons les réserves émises par l’Allemagne.

Le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain considère que la revue à mi-parcours du cadre financier pluriannuel, qui doit aussi avoir lieu d’ici à l’été 2023, doit être une opportunité.

Il faut d’abord réaffirmer la nécessité pour l’Union de se doter de nouvelles ressources propres. En complément de la taxation sur les bénéfices des multinationales à hauteur de 15 %, qui entrera en vigueur le 31 décembre 2023, d’autres solutions existent : l’extension du marché carbone européen, la mise en place du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières ou encore la création d’une nouvelle taxe sur les transactions financières. Il est impératif de se doter de nouveaux moyens.

Ensuite, le recours à un emprunt européen mutualisé pour abonder un fonds de souveraineté européen sur le modèle du plan de relance post-covid ne doit pas être un tabou. Dans ce cadre, la Banque européenne d’investissement devra jouer pleinement son rôle et devenir le prêteur le plus vert au monde.

Le deuxième enjeu est d’éviter l’entrée en guerre commerciale et l’enlisement dans une spirale protectionniste. L’Union européenne doit se dégager de l’étau de l’affrontement sino-américain et poursuive sa stratégie d’ouverture au reste du monde, en développant les accords commerciaux tout en faisant preuve d’une vigilance et d’une exigence extrêmes s’agissant des clauses environnementales.

Le troisième enjeu porte sur le développement des compétences – objectif européen de l’année 2023 –, indispensable pour qualifier les salariés des secteurs d’avenir et réussir les transitions numérique et écologique.

La reconnaissance mutuelle des qualifications professionnelles évoquée par la Commission est importante pour faciliter les mobilités internes des travailleurs, mais elle devra s’accompagner d’échanges sur la création d’emplois de qualité et sur la dignité au travail.

Pour conclure, la réponse aux mesures protectionnistes des États-Unis, qui ont délibérément contourné les règles de l’Organisation mondiale du commerce, devra être d’ampleur, globale et ambitieuse.

Il nous faut éviter une guerre commerciale avec les États-Unis et négocier tout ce qui peut l’être, mais aussi, simultanément, adopter un plan industriel vert européen, concerté et innovant, en particulier dans ses modalités de financement, afin de réduire nos dépendances stratégiques.

Tels seront les enjeux des conseils européens extraordinaires des 9 et 10 février et des 23 et 24 mars prochains.