M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie. Monsieur le sénateur Gay, je pense que nous pouvons prendre sur nous collectivement une partie des erreurs que vous pointez.
Cela fait une trentaine d’années que l’on désindustrialise la France, ou plutôt que l’on désindustrialisait la France, parce que cette tendance à la baisse s’est inversée. On doit encore accélérer, mais on a créé des usines – trois fois plus d’usines ouvertes en France en 2021 que d’usines fermées –, ainsi que 50 000 emplois dans l’industrie en cinq ans. C’est insuffisant, mais ce sont tout de même des créations d’emplois.
Évidemment, je ne serai pas d’accord avec vous sur tout. Je ne souhaite pas forcément jeter le bébé de la concurrence avec l’eau du bain du libéralisme exacerbé. Je ne suis pas un libéral sauvage, mais je pense que la concurrence a des vertus. Vous avez parlé d’Orange. Cette entreprise nationale est aujourd’hui un champion reconnu dans le monde entier. Et aujourd’hui, grâce à la concurrence, on paye aujourd’hui en Europe nos téléphones et nos abonnements, y compris à des données extrêmement utiles, cinq fois moins cher qu’aux États-Unis, le prétendu pays du libre-échange et du libre marché… La concurrence a donc des vertus.
Là où vous avez raison, c’est quand vous rappelez que le fabless, la fameuse usine sans usine de l’ancien patron d’Alcatel, que vous avez bien voulu citer, était une chimère. Nous avons effectivement besoin, non seulement pour des raisons économiques, mais aussi, j’en suis convaincu, pour des raisons politiques, d’une colonne vertébrale industrielle dans nos territoires.
Ma feuille de route est simple : on m’a demandé de réindustrialiser dans les territoires, partout et pour toutes et tous. C’est un enjeu de formation extrêmement important, un enjeu d’attractivité du territoire et un enjeu de travail, que je dois prendre à bras-le-corps, en collaboration avec l’ensemble des élus locaux, régionaux et nationaux. France 2030, avec ses 54 milliards d’euros – ce n’est tout de même pas rien –, va nous permettre de réussir ce pari.
Monsieur le sénateur, je pense que nous sommes alignés sur les objectifs, à défaut de l’être sur toutes les solutions. En ce qui concerne l’industrie, nous portons tous le même maillot, et j’espère que nous jouerons dans le même sens.
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay, pour la réplique.
M. Fabien Gay. Monsieur le ministre, je ne sais pas si nous avons le même maillot, mais, ce qui est sûr, c’est que nous n’avons pas la même passion pour le libéralisme.
Il faut tout de même faire le bilan de toutes ces libéralisations et de toutes ces ventes forcées. Vous me dites que vous êtes en train de réindustrialiser. Très bien, mais le président Macron a été au cœur de la vente de Technip et des dossiers Nokia et General Electric, dans un certain nombre de domaines stratégiques où nous sommes aujourd’hui en difficulté.
Je ne nie pas les efforts réalisés avec le plan de relance et France 2030, mais on peine à en voir les effets réels aujourd’hui dans les territoires. Vous prétendez que de l’emploi industriel a été recréé, mais, pour l’instant, on continue à en perdre, notamment dans de grandes entreprises percutées par la crise énergétique.
C’est le cas de Duralex ou d’Arc International, qui ne vont plus pouvoir produire, la facture électrique pesant trop lourd à cause de la libéralisation de ce secteur. Dans ces conditions, ils préfèrent mettre un certain nombre de salariés au chômage partiel. Voilà le triste bilan de la libéralisation de pans entiers de l’économie !
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly. (Applaudissements au banc des commissions.)
Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je me réjouis de l’organisation de cet échange de réflexions sur un sujet tout à fait essentiel, qui est aujourd’hui au cœur des débats. Je m’en réjouis d’autant plus que j’ai été – je le dis en toute humilité –, l’une des premières à avoir alerté sur la perte de souveraineté qui menaçait l’Europe dès 2013, dans un rapport intitulé L’Union européenne, colonie du monde numérique ?.
Le numérique est non pas une industrie, mais toutes les industries. Toute l’activité humaine étant amenée à se numériser, notre groupe ne cesse de dire qu’il y a là un défi stratégique pour le devenir de nos sociétés. Internet est désormais un terrain d’affrontement mondial, dont l’enjeu est la domination du monde par l’économie et la connaissance.
Or, jusque-là, les gouvernants ont laissé des acteurs extra-européens s’imposer sur le marché et constituer des menaces, à terme systémiques, pour notre économie, ainsi que des risques pour les États dans leurs fonctions régaliennes : risques d’ingérence et de manipulation de la part de pays étrangers, cyberattaques en tout genre, désinformation gangrenant les réseaux sociaux.
Il aura fallu l’accélération de la numérisation de notre économie avec la crise sanitaire et le confinement pour prendre conscience du besoin de développer nos infrastructures, en particulier celles qui sont liées au cloud.
Le cloud, ce sont des câbles, des data center, mais aussi des briques de logiciels : tout cela représente un énorme marché et des milliers d’emplois. Or tout ce segment à très forte valeur ajoutée est aujourd’hui cannibalisé par des entreprises étrangères, que nous encourageons même, nous privant de faire émerger un écosystème européen indépendant.
Du sursis au sursaut ? En effet, il est plus qu’urgent de prendre en main notre destin numérique, pour reprendre le titre d’un autre de mes rapports portant sur l’urgence de la formation, et de pousser tous les curseurs.
L’Union européenne a adopté le Digital Markets Act et le Digital Services Act, textes de règlement sur les marchés et services numériques permettant enfin une régulation, donc le développement d’un marché aux conditions plus équitables et loyales. C’est très bien, mais il faut aussi et surtout mener une politique industrielle du multi-cloud pour rééquilibrer les rapports de force, protéger la donnée, devenue un actif stratégique majeur, et sécuriser le patrimoine économique et industriel dans le cloud. C’est absolument vital !
Cela apparaît peu, hélas, dans le plan d’action horizon 2030, appelé « boussole numérique », dont on ne sait comment il sera financé. Par ailleurs, quelles seront les modalités permettant d’atteindre les objectifs de reconquête d’autonomie ?
Il y a aussi les plans de relance. Comme les Américains, les Russes et les Chinois ont su le faire pour eux-mêmes, il faut faire de la commande publique le premier levier pour doper la compétitivité du cloud français et européen et cesser d’acheter des technologies étrangères, surtout quand les marchés de ces pays nous sont fermés !
Depuis 2013, je plaide pour un Small Business Act à la française et pour un Buy European Act, afin de soutenir et développer un tissu d’entreprises à l’origine de technologies innovantes, de solutions de cloud sécurisées et responsables en matière environnementale.
Monsieur le ministre, cela suppose une doctrine de responsabilité, inexistante aujourd’hui au sein de la direction interministérielle du numérique (Dinum), et un rôle proactif de la part de l’État actionnaire. Pour cela, il faut structurer le dialogue entre ces services et l’écosystème français des PMI et ETI du cloud. Est-ce en train de se faire ?
Nous avons noté le récent changement de discours de la part de Bruno Le Maire. En aurait-on enfin fini avec le dénigrement de nos propres entreprises, cultivé par l’ancien secrétaire d’État au numérique, Cédric O, dont la stratégie à contretemps du cloud dit « de confiance » a consisté à confier la gestion des données les plus sensibles de la Nation aux géants américains, et cela en l’absence d’accord européen de transfert de nos données vers les États-Unis ? Ce fut le cas, par exemple, de la plateforme des données de santé, confiée à Microsoft, alors que, derrière les questions de recherche, ce sont toute l’économie de la santé et le secteur assurantiel et prudentiel qui sont en jeu.
Le récit selon lequel nous aurions trois décennies de retard est insupportable et inexact. Dans quel autre secteur industriel entretient-on ainsi l’image que les Français sont mauvais ? Aujourd’hui, nos entreprises se rebiffent et se mobilisent. Elles ont bien raison !
Récemment, Hexatrust a remis à Jean-Noël Barrot un manifeste, que j’ai soutenu, plaidant pour ces mesures. Euclidia, regroupement des entreprises européennes de cloud récemment réunies à Bruxelles, porte les mêmes revendications.
Du sursis au sursaut, monsieur le ministre, ne croyez-vous pas qu’il est vraiment temps de passer du slogan de la start-up nation au plan d’action de l’infrastructure nation ? (Applaudissements au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie. Madame la sénatrice Morin-Desailly, la start-up nation, est-ce que c’est si mal ? Aujourd’hui, c’est tout de même un million d’employés en France…
Ce n’est peut-être pas la réponse à tout, mais reconnaissons ensemble que, depuis une dizaine d’années, dès le quinquennat de M. Hollande, la French Tech est un vrai succès. Le problème du cloud souverain n’est pas résolu – j’ai répondu tout à l’heure sur ce point particulier. En attendant que l’on dispose d’un champion français – certains ont essayé, ils n’ont pas réussi –, on a mis en place des « murailles de Chine » qui nous permettent de protéger les données et d’éviter qu’elles ne soient captées par des Américains. (Mme Catherine Morin-Desailly fait un signe de dénégation.)
Je vois que vous n’êtes pas d’accord, madame la sénatrice, mais vous pourrez sans doute me répondre… L’Anssi permet tout de même d’assurer cette protection.
La French Tech, ce sont ainsi 8 milliards d’euros de fonds levés cette année, soit dix fois plus qu’en 2017. Je le répète, c’est un million d’emplois ; ce sont des start-up industrielles dans lesquelles nous souhaitons investir, avec un objectif extrêmement ambitieux : 1 500 start-up industrielles, avec 100 nouvelles usines par an à construire.
J’ai rencontré un certain nombre d’entrepreneurs extrêmement dynamiques. Ces entreprises vont irriguer nos territoires. Soyons fiers de la French Tech, soyons fiers de la start-up nation ! Tous les problèmes ne sont pas résolus, mais, aujourd’hui, nous avons un moteur performant.
En ce qui concerne les PME, vous avez raison, il n’y a pas de Small Business Act, ni à la française ni à l’européenne. Les achats sont à mes yeux un élément essentiel de ma mission, et j’y reviendrai dans mes remarques terminales. Je voudrais tout de même rappeler que, dans le cadre de France 2030, avec ses 54 milliards d’euros, 50 % des fonds doivent aller à des PME.
Aujourd’hui, nombre de PME répondent avec beaucoup d’énergie à tous nos appels à projets (AAP). Nous sommes très heureux de pouvoir aider les PME françaises, elles aussi, à innover et à épouser les révolutions technologiques que nous souhaitons pousser dans le cadre de France 2030.
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, pour la réplique.
Mme Catherine Morin-Desailly. Bien entendu, la start-up nation correspond à des emplois, mais à quoi bon si ces start-up, que l’on aide au démarrage, sont rachetées assez rapidement, faute de plans de développement et d’infrastructures ?
Si l’on a relativement peu d’argent à investir, autant qu’il aille dans des secteurs éminemment stratégiques. J’y insiste, les enjeux sont devenus politiques et géopolitiques, monsieur le ministre, et vous aurez beau construire toutes les « murailles de Chine » que vous voudrez, la législation américaine, Cloud Act et Foreign Intelligence Surveillance Act (Fisa), fait que, de toute façon, en l’absence du Privacy Shield, invalidé voilà plusieurs mois par l’arrêt Schrems II, nos données les plus stratégiques et les plus sensibles sont fragilisées, quoi que l’on en dise et quoi que fasse l’Anssi.
Je vous le dis, mais tous les meilleurs spécialistes et les meilleurs juristes le disent aussi. C’est un pis-aller que d’acheter des licences coûteuses pour développer des technologies européennes. Investissons plutôt dans nos entreprises existantes. On peut acquérir des briques de logiciels et construire progressivement cet écosystème dont nous avons tant besoin aujourd’hui.
Voilà pourquoi c’est dans l’infrastructure nation qu’il faut investir aujourd’hui. Actuellement, en France et en Europe, nombre de PME et d’ETI se sentent très éloignées des préoccupations de la direction générale des entreprises (DGE) de Bercy. Elles demandent à vous rencontrer pour pouvoir jouer leur partition dans cet enjeu éminemment stratégique. On n’a plus le droit de se tromper. (Mme Marie-Noëlle Lienemann applaudit.)
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Catherine Morin-Desailly. La loi Fisa est là pour nous rappeler que le cloud de confiance est un leurre pour la souveraineté.
M. le président. La parole est à M. Stéphane Ravier.
M. Stéphane Ravier. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, tout d’abord, je voudrais féliciter les rapporteurs de ces propositions précises. La qualité du travail de notre assemblée est à la hauteur des défis que nous traversons. Pourvu que les actes suivent les rapports, monsieur le ministre…
Toutefois, venons-en au fond. Je voudrais rappeler que le terme « souveraineté » nous vient du latin superus, qui signifie « dessus ». Pour votre gouvernement, monsieur le ministre, c’est l’Union européenne qui est superus, qui est le dessus de tout. C’est là, si j’ose dire, que le bât blesse. En effet, selon la Constitution, la souveraineté est nationale et appartient au peuple français. La souveraineté signifie liberté, autonomie et protection. C’est pourquoi elle ne se partage pas et ne souffre d’aucune concurrence.
Le présent rapport aurait donc dû s’appeler Reconstruire la souveraineté économique française. Certes, cette souveraineté nationale n’empêche pas une coopération européenne dans de nombreux domaines – je l’appelle même de mes vœux –, mais elle reste incompatible avec le projet fédéraliste européen.
Depuis des décennies, les gagnants de la mondialisation ont ridiculisé jusqu’à l’usage de ce terme de « souveraineté », sans prendre la mesure de l’effondrement français qui était en cours : désindustrialisation, délocalisations, détresse paysanne, concurrence déloyale, dumping social, recours massif aux travailleurs détachés.
Résultat, nous avons perdu tant de nos savoir-faire et de nos outils de production que nous sommes dépendants de l’étranger. Le déficit commercial de la France a atteint 71 milliards d’euros au premier semestre de 2022. Un record absolu, extrêmement inquiétant !
Les crises révèlent au grand jour nos dépendances. C’est « La Cigale et la fourmi » à l’échelle d’une nation. Nous avons été incapables de prévoir l’orage durant le beau temps. Les crises nous font découvrir que les États ne sont pas automatiquement ni éternellement des partenaires bien intentionnés.
Le présent rapport évoque l’importance de réformes structurelles, sans questionner notre soumission juridique à l’Union européenne.
Depuis trente ans, sous couvert de libéralisme, les gouvernements français ont cessé de défendre et de planifier les intérêts régaliens. À l’État stratège a succédé l’État obèse voulant s’occuper de tout et désormais trop impotent pour investir dans les secteurs clés. Lundi, la Première ministre a annoncé vouloir « reconquérir notre souveraineté ». C’est bien l’aveu qu’elle était perdue et que l’intérêt national n’était plus au cœur de notre politique.
Ces cinq plans sur la souveraineté économique proposés par mes collègues ne peuvent être décorrélés du rapport sénatorial de cette semaine sur la souveraineté alimentaire : notre pays est passé du rang de deuxième à celui de cinquième exportateur mondial en vingt ans, et nous importons désormais 50 % des denrées alimentaires consommées dans notre pays.
Aujourd’hui, les mécanismes de l’Union européenne n’empêchent pas les hyperpuissances étatiques comme la Chine et les pays du Golfe de racheter des pans entiers de notre territoire. La Commission n’est pas non plus crédible pour nous défendre face à la voracité des Gafam. Il faut le retour d’un pouvoir régalien pleinement souverain pour endiguer les vues des hyperpuissances privées sur nos données personnelles et nos vies.
Le pilotage de l’industrie devrait se faire non pas depuis un ministère délégué, mais depuis un super-ministère dédié. Puisse la crise, monsieur le ministre, nous permettre de retrouver un État stratège audacieux et courageux, une vision véritablement indispensable à la reconquête de la souveraineté économique de notre pays.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie. Monsieur le sénateur Ravier, s’il y a bien un sujet sur lequel on n’est pas d’accord, c’est le rapport à l’Union européenne.
Je reste convaincu, et c’est d’ailleurs pour cette raison que je me suis engagé en politique, voilà un peu plus de cinq ans, que l’Europe fait partie des solutions et pas des problèmes. Elle n’est pas parfaite, même si elle a beaucoup évolué depuis cinq ans, mais si vous aviez été au pouvoir depuis trente ans, nous n’aurions pas l’euro, et sans cette monnaie, aujourd’hui, nous serions sans doute dans une situation extrêmement défavorable. (M. Stéphane Ravier s’exclame.)
Si votre candidate avait été élue voilà cinq ans, nous serions sortis de la zone euro, ce qui aurait été une catastrophe – demandez à nos amis britanniques s’ils se sentent bien mieux aujourd’hui. Nous n’aurions pas de plan de relance européen, un plan qui a permis à l’Europe de répondre de manière extrêmement forte à la crise sanitaire. Nous n’aurions pas pu acheter des vaccins ensemble, et il y aurait sans doute des pays qui seraient moins bien vaccinés, cela dit en pensant à des États dont vous êtes plus proches… Enfin, la réaction de défense face à la crise ukrainienne ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui.
Pour ma part, je suis extrêmement fier que la France, aujourd’hui, pour des enjeux de souveraineté importants, s’inscrive dans un cadre européen de coopération, pour faire de l’Europe une zone qui sera un exemple pour le monde en matière de développement économique, financier, environnemental et social.
Ensuite, quand vous entrez dans le détail pour parler de liberté, d’autonomie et de protection, votre triptyque répété à l’envi, nous y répondons, peut-être avec des objectifs et des outils un peu différents des vôtres.
La liberté, nous la défendons – peut-être même un peu plus que vous si vous étiez au pouvoir. L’autonomie, nous la renforçons, avec toutes les stratégies que j’ai essayé de vous présenter ce soir. Enfin, s’agissant de la protection, ne nous dites pas que nous n’avons pas protégé les Français ! Nous le faisons depuis cinq ans de manière extrêmement forte pour l’inflation ou à l’occasion de la crise sanitaire, dont la gestion et le bilan ne doivent pas nous faire rougir.
Franchement, je pense que la France fait partie des nations qui ont plutôt bien géré les crises successives. Heureusement que le Président de la République était à la manœuvre, plutôt que d’autres.
M. le président. La parole est à M. Henri Cabanel. (Applaudissements au banc des commissions.)
M. Henri Cabanel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la souveraineté économique en France, et même en Europe, est un vaste débat politique qui concerne nos modèles économiques et sociaux. Les rapporteurs ont ouvert ce débat, et je veux saluer l’excellence de leurs cinq plans de reconstruction.
Avant de nous y engager, nous devons poser les enjeux : indépendance et liberté de choix ; emploi et formation ; savoir-faire et d’expertise ; revalorisation des métiers.
Ensuite, il faut faire le constat, qui est sans appel. Si l’on se met des œillères, on s’attarde sur le contexte sanitaire et géopolitique de ces derniers mois, avec le drame de la guerre en Ukraine. Ces deux événements ont marqué nos vies et chamboulé le confort de nos sociétés, mais, non, ils ne sont pas à l’origine de tous les maux.
Aujourd’hui, qu’il s’agisse de la hausse des prix, de la crise de l’énergie, de l’absence d’un produit dans un magasin ou du silence radio d’une administration, c’est soit la faute du covid-19, soit la faute de la guerre en Ukraine. Les Français en plaisantent même, conscients d’être bernés par des décideurs qui n’assument pas les erreurs du passé.
Comme l’indique très bien ce rapport, l’absence de masques n’a fait que révéler une absence de stratégie plus ancienne. Aucune crise n’est anticipée, et la France a vu son indépendance énergétique, industrielle et agricole s’étioler au fils des décennies. Pas de culture de prospective, pas d’analyse des risques. La France s’était engagée dans la désindustrialisation, répondant au chant des sirènes : produire au moindre coût et délocaliser.
Au sein de cet hémicycle, nous nous relayons pour débattre, alerter et proposer, car l’objet est non pas de jeter la pierre, mais d’apporter une pierre à l’édifice pour coconstruire.
Je m’attacherai à décliner cinq domaines.
Notre politique commerciale, tout d’abord. Il va falloir que l’Union européenne montre sa détermination face à certains pays que l’on dit « émergents », mais qui vont nous submerger. Comment ? En adoptant des règles qui protègent les entreprises de l’Union pour restaurer leur compétitivité. Quid du Ceta et des autres accords à venir ? Seront-ils débattus au Sénat ?
L’approvisionnement, ensuite. Pour son agriculture, la France est fortement dépendante des protéines végétales. Le choix a été fait d’importer plutôt que de produire, sans en prévoir aucunement les conséquences. Idem pour les substances chimiques et les métaux critiques. Aujourd’hui, nous le payons au prix fort.
Pourquoi nous arcboutons-nous sur des postures politiciennes, plutôt que, à partir de constats évidents, repenser nos modèles par filière ?
Par ailleurs, il faut protéger nos entreprises. Nous détenons une grande richesse en expertise scientifique, médicale et dans l’innovation, mais, lasses de la paperasserie, des blocages, des lenteurs dans les procédures franco-françaises, nombre d’entreprises font le choix de s’expatrier. Des cerveaux et des savoir-faire disparaissent, et cela n’est pas admissible. Nous avons besoin de plus de simplification administrative.
J’ai fait l’expérience de réunir des chefs d’entreprise héraultais d’univers différents : hôtellerie de luxe, services médicaux, horticulture, énergies renouvelables, agroalimentaires. Nous avons passé à la loupe les mesures de simplification. Résultat, ces décideurs ont pointé du doigt les vrais problèmes et les vrais besoins de simplification non identifiés.
N’ayons pas peur d’ouvrir de grands chantiers, même si cela bouscule les institutions et les administrations. N’oublions pas que nous sommes au service de l’intérêt général et laissons de côté les effets d’annonce et le buzz. Soyons enfin performants !
Pour cela, changeons de méthode ! Sortons de leurs bureaux les « sachants » qui pensent les stratégies dont les effets ne changent rien à leurs fins de mois. Qu’ils aillent dans les champs, dans les entreprises et dans les laboratoires pour comprendre !
Pour l’énergie, l’absence de prospective est criante. Nous avons voté 40 % d’énergies fossiles en moins pour 2030, mais avec quels moyens, selon quelle feuille de route ? Le résultat, aujourd’hui, c’est que, en totale panique, nous rouvrons des centrales à charbon et rappelons des salariés licenciés. Quelle image pour les citoyens !
Et que dire de la fermeture de la moitié des réacteurs nucléaires ? Certes, les accidents de Tchernobyl et de Fukushima et le choix politique de l’Allemagne de sortir du nucléaire nous ont rendus frileux, mais comment abandonner une solution avant d’avoir totalement fait aboutir les autres ?
Concernant le numérique, il faut absolument une prise de conscience européenne, pour ne plus dépendre des Gafam.
Enfin, il faut insister sur les compétences et métiers de demain. En perdant notre leadership, nous perdons aussi nos métiers et nos savoir-faire. La formation, mais aussi l’orientation scolaire, est essentielle. Le problème de la souveraineté est transversal. Tous les ministères doivent y être associés.
Vous l’aurez compris, ce rapport ouvre des perspectives. Pour qu’il ne soit pas un rapport de plus sans suite, nous attendons une détermination de ce gouvernement à étudier et suivre ces propositions.
Partageons les constats, définissons les enjeux, réunissons les parties prenantes et agissons avec des moyens réels. Vous l’avez déjà fait avec les états généraux de l’alimentation et de la justice. Mais Bercy ne doit pas décider seul de la position du curseur. C’est aux politiques de gouverner en fonction des enjeux, sinon, la France perdra le peu de souveraineté qui lui reste, et ce n’est pas ce que, collectivement, nous voulons. (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie. Monsieur le sénateur Cabanel, quand on se compare, on se console tout de même un peu. Je pense que nous avons tous une propension à battre notre coulpe collectivement. C’est peut-être à notre honneur…
Oui, pendant vingt-cinq ans, la France s’est désindustrialisée. Oui, nous avons eu du mal à anticiper la plus grave crise sanitaire depuis cent ans. Pourtant, quand je compare la réaction de la France à cette crise sanitaire et, plus largement, celle de l’Europe à celle d’autres pays, je pense que nous pouvons être plutôt assez fiers du résultat. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas tirer des leçons. C’est d’ailleurs l’objectif de ce rapport, et c’est ce qui m’a plu.
Les auteurs de ce rapport se projettent essentiellement vers l’avenir, et je nous engage à le faire maintenant. Battre notre coulpe, c’est bien. Regretter les vingt-cinq ans de désindustrialisation, c’est bien aussi, mais il faut que, ensemble, nous travaillions pour réindustrialiser la France, et ce, vous avez raison, partout dans les territoires.
Au moins une fois par semaine, je suis dans un territoire pour visiter des usines et des entreprises. Certaines vont très bien ; elles sont aujourd’hui dans une logique de développement extrêmement porteuse, ce dont il faut être fier. D’autres, comme Arc International et Duralex, que M. Gay a mentionnées tout à l’heure et que j’ai également visitées, font face à des situations difficiles. C’est véritablement en tenant les deux bouts de la chaîne que nous allons réussir à réindustrialiser la France, c’est-à-dire en accompagnant tant les entreprises en transition dans les secteurs difficiles que celles qui évoluent dans les secteurs d’avenir.
Vous parliez de la simplification administrative : ce sera l’un de mes combats également. Je pense que l’on peut déjà faire des choses à droit constant, mais nous nous interrogeons, Bruno Le Maire et moi-même, et nous aurons sans doute l’occasion d’échanger avec vous à ce sujet, sur l’opportunité de passer par la loi pour simplifier de manière drastique les installations industrielles. Je suis sûr que cette question soulèvera de nombreux débats sur ces travées et dans d’autres enceintes.
En attendant, nous souhaitons accélérer au cas par cas. J’ai demandé que l’on cartographie le foncier, de manière extrêmement fine, partout en France.