M. le président. La parole est à M. Joël Labbé. (Applaudissements au banc des commissions.)
M. Joël Labbé. La crise du covid-19 et la guerre en Ukraine ont révélé nos vulnérabilités et nos dépendances dans des secteurs stratégiques essentiels. Les aléas climatiques à venir et l’instabilité internationale ne manqueront malheureusement pas de venir aggraver ces difficultés.
Il est donc essentiel d’agir en urgence pour renforcer notre souveraineté, et nous remercions la commission des affaires économiques du Sénat de s’être saisie de ce sujet. Son rapport d’information pointe l’insuffisance des réponses politiques actuelles sur ces questions.
Nous partageons ainsi une partie des éléments présentés par ce rapport : la faiblesse des ambitions et des actions de l’État sur la relocalisation des filières stratégiques, la nécessité de développer le recyclage et les énergies renouvelables, ou encore la nécessaire indépendance face aux Gafam.
Cependant, pour de nombreux axes de ce rapport, nous considérons que la transition vers des systèmes sobres, durables et écologiques est insuffisamment prise en compte et que les solutions présentées pérennisent certaines dépendances, alors même qu’il faudrait construire une véritable résilience.
C’est globalement par la sobriété et le développement de solutions de rechange en matière d’énergie, d’agriculture et d’économie circulaire que nous pourrons créer des systèmes vertueux et résilients.
Ainsi, cela ne vous surprendra pas, mes chers collègues, nous ne pensons pas que la relance nucléaire soit la solution, dans un monde de plus en plus incertain, pour assurer notre souveraineté énergétique. Je pense aux questions d’approvisionnement en matières premières, de risques majeurs, en particulier dans la période instable que nous connaissons, et de gestion des déchets. Mais nous aurons l’occasion d’y revenir très largement lors des débats législatifs à venir.
Nous pensons également que cette réflexion sur la souveraineté doit toujours, dans un contexte de forte inflation, aller de pair avec une réflexion sur la justice sociale, car les tensions que nous connaissons actuellement se répercutent avant tout sur les plus pauvres.
Je voudrais maintenant développer plus précisément les questions agricoles, qui constituent le cœur de notre souveraineté alimentaire.
Ici encore, nous partageons une partie des recommandations du rapport d’information et nous encourageons le Gouvernement à s’en saisir.
Nous estimons ainsi que la souveraineté de la France doit passer par une forte relocalisation des ressources alimentaires, en lien notamment avec un soutien renforcé aux projets alimentaires territoriaux et aux filières de protéines végétales, avec la mise en place d’une transparence sur l’origine des aliments pour le consommateur.
Nous soutenons avec force un renforcement du contrôle des produits importés, mais, pour cela, il faut dégager des moyens suffisants.
En ce qui concerne les importations, nous nous devons de rappeler le triste anniversaire du Ceta, l’accord commercial bilatéral de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, entré en vigueur en septembre 2017 et toujours non ratifié par notre assemblée à ce jour.
Nous demandons au Gouvernement d’agir pour mettre un coup d’arrêt à ces accords aux conséquences délétères.
Nous demandons aussi au Gouvernement, à l’inverse de ce que propose ce rapport, de soutenir la mise en œuvre des objectifs de la stratégie européenne dite « de la ferme à la fourchette ». Sa remise en cause au nom de la souveraineté serait pour nous une erreur stratégique. Que ce soit sur la réduction de l’usage des engrais et des pesticides, sur l’augmentation des surfaces en agriculture biologique ou sur la biodiversité, il nous faut amorcer d’urgence la transition, si l’on veut assurer notre souveraineté.
L’agroécologie est une alternative crédible pour relever les défis climatiques et ceux de la biodiversité. Remettre en cause le pacte vert, au nom du « produire toujours plus », c’est accentuer la crise climatique et l’effondrement de la biodiversité. Rappelons que les engrais azotés minéraux sont de véritables bombes climatiques et que les pesticides qui vont avec sont responsables de l’effondrement des pollinisateurs, qui sont nécessaires à la production agricole.
Nous attendons donc une prise de position forte du Gouvernement en faveur du pacte vert européen, mais aussi d’un règlement communautaire exigeant sur les pesticides. (M. Daniel Salmon applaudit.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie. Monsieur le sénateur, je crois pouvoir dire que nous serons d’accord pour acter nos désaccords sur certains sujets que vous avez évoqués… Nul n’en sera surpris !
Parmi nos points d’accord, je citerai simplement le recyclage des matières premières. C’est un sujet essentiel pour assurer une économie plus durable et plus soutenable, mais aussi pour renforcer la souveraineté de la France.
De manière plus générale, nous dépendons trop de l’étranger pour certaines matières premières, parfois extrêmement importantes, par exemple celles qui sont utilisées dans les batteries.
C’est pour cette raison que nous souhaitons inclure dans la proposition de règlement européen sur les batteries le principe selon lequel le lithium inclus dans les batteries fabriquées ou vendues en Europe soit, à terme, à 90 % recyclé, ce qui donnerait un avantage important à l’industrie européenne et nous protégerait contre certaines importations sauvages, ainsi que contre les dépendances.
En ce qui concerne le nucléaire, nous ne serons évidemment pas du tout d’accord ! En effet, nous restons profondément convaincus que cette énergie constitue une solution fondamentale pour assurer notre indépendance et produire de l’électricité bas-carbone et à bas coût, comme l’a souligné M. Gremillet.
Pour autant, ce n’est pas la seule solution que nous devons promouvoir, et vous aurez très bientôt l’occasion d’en débattre dans cet hémicycle. Nous soutenons également fermement le développement des énergies renouvelables, en particulier le solaire et l’éolien en mer.
C’est en s’appuyant sur ces différentes ressources que nous rendrons la France autonome et que nous pourrons accompagner l’augmentation de la demande d’électricité – comme vous le savez, cette augmentation sera extrêmement forte dans les années qui viennent.
Vous estimez que nous n’avons pas suffisamment protégé les plus démunis. Rappelons tout de même que l’inflation française est deux fois moins élevée que la moyenne européenne. Nous sommes le pays qui a le mieux protégé ses ménages, y compris les plus démunis, contre l’inflation – soyons-en fiers !
Enfin, j’évoquerai le Ceta. Vous avez raison de dire que cet accord n’a pas été soumis au vote du Sénat. Mais il a bien été ratifié par l’Assemblée nationale – j’étais député et je faisais partie de la majorité qui l’a voté ! Jean-Baptiste Lemoyne s’en souvient, puisqu’il était membre du Gouvernement.
Mme Sophie Primas, présidente de la commission des affaires économiques. Ce n’est pas suffisant !
M. Roland Lescure, ministre délégué. Ce n’est pas suffisant, en effet. Il faudrait certainement que cet accord soit également examiné au Sénat.
Pour autant, le Ceta est en vigueur depuis cinq ans maintenant, et son bilan, certes provisoire, est extrêmement favorable pour l’économie française et pas défavorable pour notre agriculture. (Protestations sur les travées du groupe CRCE, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Joël Labbé, pour la réplique.
M. Joël Labbé. Nous devons en effet acter, monsieur le ministre, que nous nous entendons sur certaines choses, mais pas sur d’autres.
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Plans, reconstruction, souveraineté : voilà des mots qui sont de nouveau ancrés dans nos politiques publiques, singulièrement depuis 2017, et c’est heureux.
Nous devons élaborer des plans, car la main invisible chère à Adam Smith ne résout pas tout, loin de là – c’est quelqu’un qui est attaché aux libertés économiques qui vous le dit… Gouverner, c’est prévoir, mais prévoir, c’est planifier !
Il faut reconstruire, car des destructions massives ont eu lieu dans un certain nombre de secteurs économiques. Elles sont le résultat à la fois de choix faits par les entreprises elles-mêmes – je pense aux années 1980-1990 et aux fameuses « entreprises sans usines »… – et de décisions prises à mauvais escient par l’État.
La notion de souveraineté, enfin, est essentielle, car il est temps de reprendre le contrôle de notre destin. Il faut la recouvrer au niveau tant national qu’européen, sans opposer ces deux perspectives.
Je me réjouis, dans ce contexte, des travaux conduits par notre assemblée, en particulier par la commission des affaires économiques, qui aboutissent à la boussole qui nous a été présentée, avec de véritables feuilles de route thématiques. Le groupe RDPI partage les objectifs de cette boussole stratégique. C’est d’ailleurs le fil rouge que tire le Président de la République depuis 2017 : celui d’une souveraineté et d’une indépendance accrues. (Mme Catherine Morin-Desailly ironise.)
Notre idée est de reprendre le contrôle en tant que Français bien sûr, mais aussi en tant qu’Européens, et non pas comme on l’a tenté de l’autre côté de la Manche, c’est-à-dire de façon solitaire. Soyons non pas des objets de l’histoire qui s’écrit, mais bien des sujets qui maîtrisent leur avenir.
Rebâtir la souveraineté économique et l’indépendance industrielle de la France est au cœur des politiques conduites depuis 2017. Et les résultats sont là, tangibles et réels. Je pense notamment aux baisses de l’impôt sur les sociétés, qui seront poursuivies par la diminution de la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE).
La France est dorénavant le premier État de l’Union européenne en termes d’investissements directs étrangers. Désormais, on ouvre dans notre pays plus d’usines que l’on n’en ferme, et de l’emploi industriel est recréé.
En outre, l’État s’est réarmé – je pense notamment aux plans France relance et France 2030. Exemple très concret, nous investissons massivement, face à la concurrence sino-américaine, dans la filière microélectronique. Et le site de STMicroelectronics à Crolles en Isère accueillera une nouvelle usine de semi-conducteurs, qui créera 1 000 emplois supplémentaires d’ici à quatre ans – c’est l’un des plus grands investissements industriels de ces dernières années.
Voilà qui n’est pas une « maigre annonce » ou un « affichage politique », pour reprendre les termes inutilement taquins utilisés dans le rapport d’information de la commission. Ce sont des mesures qui conduiront à une réindustrialisation massive de la France, avec pour objectif de retrouver en 2030 un niveau d’industrialisation manufacturière de 12 % – nous sommes tombés autour de 9 % –, ce qui permettra la création de 431 500 emplois.
À l’échelon européen, le réveil a sonné également. L’Europe a commencé comme une construction économique, et il serait absurde qu’elle se fasse dicter sa loi et qu’elle renonce à être une puissance économique qui s’assume comme telle.
Comment faire ? En forgeant nos propres standards et en évitant d’être les idiots utiles du village global. Il faut pour cela mener un certain nombre de révolutions coperniciennes, en conduisant par exemple des politiques industrielles au niveau européen, ce qui était inenvisageable il y a seulement quelque temps, ou en nous dotant de nouvelles règles en matière de politique commerciale, pour ne pas être ouverts aux quatre vents, sans réciprocité.
Réciprocité : voilà un terme qui était encore un gros mot il y a quelques années dans les instances européennes et qui est enfin à l’ordre du jour avec les « clauses miroirs », qui visent à garantir la réciprocité des normes environnementales et avec l’instrument de réciprocité sur les marchés publics, le fameux IPI, qui a été adopté après plus de dix ans de négociations et qui réinstaure des conditions de concurrence équitable pour les entreprises européennes vis-à-vis de leurs homologues étrangères.
Pour l’avenir, les sénateurs du groupe RDPI seront heureux d’être au rendez-vous sur bon nombre des recommandations issues du rapport d’information de la commission des affaires économiques.
En matière de souveraineté des approvisionnements, nous devons consolider l’effort public en direction de l’exploration de notre sous-sol, pour connaître précisément ses ressources.
Dans le domaine agricole, nous ne voulons pas remettre totalement en cause la stratégie dite de la ferme à la fourchette, comme le craint Joël Labbé, mais nous sommes favorables à des ajustements. Le ministre de l’agriculture a récemment rappelé que cette stratégie avait été adoptée six mois avant la guerre en Ukraine. Un débat doit être envisagé au niveau européen sur cette stratégie.
En matière d’infrastructures énergétiques, nous devons assurer et consolider notre souveraineté nucléaire.
En matière de souveraineté des métiers et des compétences, nous devons assurer un financement pérenne et ambitieux de l’apprentissage. Nous avons déjà obtenu des résultats, et l’objectif d’un million de contrats sera atteint grâce à l’enveloppe de 5 milliards d’euros qui est prévue dans le prochain budget.
En matière de souveraineté commerciale, nous sommes évidemment favorables, je l’ai dit, au déploiement de clauses miroirs dans les législations européennes.
En matière de souveraineté des entreprises, la cinquième feuille de route proposée par les rapporteurs, nous devons mettre en place une véritable démarche d’intelligence économique.
C’est un sujet qui m’est cher, et sur lequel je travaille avec Marie-Noëlle Lienemann : les Français doivent muscler leur jeu, par exemple en créant un programme national d’intelligence économique impliquant l’ensemble des acteurs, afin de mieux assurer la défense et la promotion de nos intérêts économiques, industriels et scientifiques. Les Américains agissent fermement en ce sens, et nous gagnerions à examiner cette question de plus près, de manière transpartisane.
Pour conclure, je dirais que la prise de conscience a eu lieu en matière de souveraineté et que des actions ont déjà été lancées. Il nous faut maintenir l’effort et même accélérer. Il existait les douze travaux d’Hercule ; nous avons maintenant les cinq plans de souveraineté du Sénat ! Nous serons aux côtés de la commission et du Gouvernement pour avancer.
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie. J’évoquerai uniquement la question de l’intelligence économique, qui semble vous tenir particulièrement à cœur, monsieur le sénateur.
Des dispositifs, y compris préventifs, ont déjà été mis en place en la matière. Il existe par exemple au ministère de l’économie et des finances un service de l’information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), qui fait un suivi des vulnérabilités, des mouvements de capitaux et des investissements étrangers, de manière à assurer une veille stratégique et, le cas échéant, à alerter les pouvoirs publics.
En cas de projet de montée au capital dans une entreprise que nous jugeons stratégique ou même d’intérêt marqué pour une telle entreprise, nous pouvons intervenir. Nous avons créé un fonds pour cela, le French Tech Souveraineté.
Enfin, j’en ai déjà parlé, la procédure de contrôle des investissements étrangers en France a été renforcée.
Je suis tout à fait prêt à reconnaître que l’on peut sans doute faire mieux et je suis évidemment disposé à travailler avec vous et les autres sénateurs intéressés par ce sujet, pour encore mieux structurer notre démarche.
Pour autant, n’oublions pas que la frontière entre la naïveté, qui a certainement prévalu trop longtemps en Europe, et le protectionnisme, auquel je suis personnellement opposé, est ténue. Je le redis, je suis certain que nous pouvons travailler ensemble sur ces questions.
M. le président. La parole est à M. Jean-Baptiste Lemoyne, pour la réplique.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre. Au-delà de ce qui a été mis en place à Bercy, je crois que nous devons donner une impulsion supplémentaire et créer une dynamique interministérielle, parce qu’il s’agit d’un sujet éminemment transversal et que plusieurs ministères sont directement concernés – on peut bien sûr penser au ministère des armées ou au ministère de l’Europe et des affaires étrangères.
M. le président. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat. (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi qu’au banc des commissions.)
Mme Florence Blatrix Contat. Nous sommes ici pour interpeller le Gouvernement sur la base du travail réalisé au sein de notre commission des affaires économiques en vue de reconstruire la souveraineté économique en France et en Europe. Cela me donne l’occasion de souligner la qualité des travaux de nos rapporteurs.
La pandémie a conduit à un retour au premier plan de la souveraineté économique. Il ne s’agit pas d’une souveraineté qui s’opposerait aux échanges et à l’ouverture : il s’agit de réduire nos dépendances vis-à-vis de productions essentielles.
L’enjeu est de définir les biens et services stratégiques et de mettre en œuvre une méthode pour recouvrer l’indépendance nécessaire.
Parmi les secteurs essentiels, le numérique est particulièrement important. Alors que notre économie et notre société ont été profondément transformées par les évolutions technologiques, la question de la souveraineté numérique s’est posée avec acuité. Je travaille d’ailleurs sur ce sujet avec notre collègue Catherine Morin-Desailly, une pionnière en la matière, dans le cadre de la commission des affaires européennes du Sénat.
Nous avons proposé à la Commission européenne différentes résolutions visant à la régulation des marchés et des grandes plateformes ou à l’amélioration du projet de « boussole numérique », qui traduit les ambitions numériques de l’Union européenne pour 2030.
À l’approche économique s’ajoutent les enjeux de sécurité, mais également des questions éthiques et sociétales. La dépendance aux acteurs américains et chinois n’est pas seulement catastrophique d’un point de vue économique, elle est incompatible avec nos valeurs et la vision de la démocratie que nous portons.
Pour assurer notre souveraineté, il faut tout d’abord sécuriser l’approvisionnement. Le rapport d’information articule justement les actions des autorités européennes et françaises. La démonstration est sans équivoque : nous avons besoin de plus d’Europe, mieux ciblée, active et efficace.
Dans la négociation des accords commerciaux internationaux, les institutions européennes doivent mieux protéger et promouvoir les productions et réalisations européennes.
Par leur capacité de financement direct, via des fonds spécialisés, ou indirect, via des prêts, les institutions européennes doivent contribuer, en coordination avec les États membres, à l’émergence d’écosystèmes industriels et sectoriels européens d’avenir, comme cela a été mis en place pour la défense.
Nous avons besoin d’un véritable système de cloud européen souverain, d’un Gaïa-X qui ne soit pas sous influence et d’un euro numérique qui ne soit pas géré par Amazon…
Aujourd’hui, la confusion règne : voulons-nous vraiment nous donner les moyens de faire sans les Gafam ? Comment votre gouvernement, monsieur le ministre, compte-t-il agir pour limiter notre dépendance aux acteurs extraeuropéens ?
Mme Catherine Morin-Desailly. Très bien !
Mme Florence Blatrix Contat. Pour recouvrer autonomie stratégique et souveraineté, l’investissement dans les compétences est essentiel. « Il n’est de richesse que d’hommes », écrivait Jean Bodin. Nous devons tenir compte des difficultés de recrutement du secteur et adapter nos formations en matière de numérique, et cela à tous les niveaux – bac pro, BTS, BUT, mais aussi ingénieur – et en développant l’apprentissage.
À cet égard, je suis particulièrement inquiète de la baisse du niveau en mathématiques de nos élèves, qui sera préjudiciable pour le secteur du numérique – cette baisse a été attestée par de récentes études internationales.
Il s’agit de repenser l’offre de formation dans le domaine du numérique pour la réorienter vers les secteurs stratégiques de demain : le cloud, l’intelligence artificielle ou encore l’informatique quantique.
Comment le Gouvernement compte-t-il agir afin de permettre au secteur numérique d’être doté du capital humain essentiel à son développement ?
La puissance publique doit, elle aussi, montrer l’exemple. Je pense ici à la plateforme des données de santé ou aux logiciels utilisés dans l’éducation nationale ou dans les administrations publiques.
Enfin, le rapport d’information insiste sur le caractère hautement stratégique et les interactions entre les infrastructures énergétiques et numériques. Je veux insister sur le caractère essentiel de la complémentarité entre ces deux domaines d’activité.
Les activités numériques et digitales, nos entreprises en général, sans parler de nos collectivités, ont besoin d’un approvisionnement électrique stable, sûr et avec une visibilité en termes de prix.
Avec le conflit en Europe orientale, l’indépendance énergétique redevient un sujet d’actualité. Sans indépendance énergétique, il ne saurait y avoir de politique économique et industrielle souveraine et encore moins de réindustrialisation.
En France et en Europe, nous devons programmer les investissements pour organiser la transition énergétique vers les énergies décarbonées. Au-delà de l’urgence, il s’agit de répondre aux besoins de moyen et long terme. À cet égard, la question du projet national pour EDF, bientôt 100 % publique, sera centrale et devra être publiquement débattue au Parlement et dans le pays.
Le rapport d’information qui nous est soumis trace un chemin. Il nous faut désormais une volonté ! (Applaudissements sur les travées du groupe SER, ainsi qu’au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Roland Lescure, ministre délégué auprès du ministre de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, chargé de l’industrie. Je vais concentrer mon propos sur la question du numérique. Comme vous, madame la sénatrice, je préférerais que nous ayons un cloud souverain français ou européen. Google, Microsoft et quelques autres sont encore seuls sur le marché, et j’espère que nous aurons bientôt des fournisseurs non américains qui soient des champions dans leur secteur.
Dans le cadre du projet de cloud souverain, auquel Bruno Le Maire et Jean-Noël Barrot sont très attachés, l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) va mettre en place une procédure qui constituera une véritable muraille de Chine européenne pour protéger les données et éviter l’extraterritorialité américaine. Nous souhaitons que ces données soient clairement isolées, même si les fournisseurs ne sont pas européens.
J’espère que cela vous rassurera. Sachez en tout cas que nous sommes parfaitement conscients de la situation.
Vous avez aussi évoqué la question de l’apprentissage des mathématiques. Nous sommes absolument convaincus que nous avons besoin de plus d’ingénieurs, hommes et femmes – j’insiste sur le fait que nous devons aussi former des femmes à ce métier. C’est l’un de mes combats, parce que notre capacité à former de tels spécialistes sera un facteur déterminant du succès de l’industrie de notre pays.
M. le président. La parole est à Mme Florence Blatrix Contat, pour la réplique.
Mme Florence Blatrix Contat. Je vous remercie de votre réponse, monsieur le ministre, mais je ne suis pas complètement convaincue des modalités de votre cloud souverain.
Je pense vraiment qu’il faut promouvoir les acteurs français et européens en la matière et leur faire confiance. On a perdu trop de pépites qui sont parties à l’étranger. Nous devons renforcer notre action sur ce point.
M. le président. La parole est à M. Fabien Gay.
M. Fabien Gay. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, au début des années 1990, les libéraux ont pensé que la fin de l’Histoire était arrivée. Le capitalisme était triomphant, et tout devait être géré par le marché libre et non faussé. La libéralisation des secteurs de l’énergie, des transports et des communications allait faire baisser les prix et permettre d’innover. L’État, surtout, ne devait être ni interventionniste, ni protectionniste, ni même régulateur.
Il n’y eut alors plus aucune limite, ni frontière, ni barrière douanière, dans les profits et dans l’exploitation du vivant et de la nature. La grande compétition internationale allait faire des gagnants, et quelques perdants, le tout étant de se spécialiser dans les produits finis à haute valeur ajoutée, en accord avec les préceptes de Ricardo. Pis, on pensait que l’idéal, c’était une France sans usine, comme Serge Tchuruk, alors PDG d’Alcatel, en avait fait le rêve.
Pendant trente ans, nous avons assisté à la désindustrialisation du pays, persuadés qu’une France des services nous placerait aux premiers rangs des grands gagnants.
Seulement, la crise sanitaire et la crise énergétique nous ont ramenés à une triste réalité. Nous avons manqué de tout, et lorsque l’usine du monde, la Chine, a été à l’arrêt, nous nous sommes retrouvés en difficulté sur tout, même sur les biens de première nécessité.
Notre affaiblissement n’est pas qu’industriel. Il est aussi agricole et énergétique, mais il est surtout dans toute la chaîne de valeur de l’industrie. Lorsque l’on ne maîtrise plus cette dernière et que l’on dépend de pièces fabriquées de l’autre côté de la planète pour, par exemple, réaliser un moteur, nous nous mettons en difficulté pour construire nos propres voitures. Cette désindustrialisation, ce déclin de nos savoir-faire et de nos compétences est un drame dont nous sommes nous-mêmes responsables.
La croyance en la dérégulation de l’économie nous a conduits à l’affaiblissement, et nous avons renforcé notre dépendance envers l’extérieur. Or quand on agit ainsi, on concède chaque fois un peu plus de souveraineté.
Prenons le cas d’un secteur dans laquelle nous avions tout pour fonder un potentiel français : le numérique. Après la privatisation de France Télécom, la France a vendu Alcatel-Lucent à Nokia, achevant ainsi de démanteler le patrimoine industriel nécessaire à cette innovation technologique.
Aujourd’hui, nous continuons à reproduire les mêmes erreurs. Parlons du Health Data Hub tant attendu. Cette plateforme centralisée des données de santé françaises aurait pu être une aubaine pour nos développeurs français du digital. A-t-on choisi l’un d’entre eux pour développer le projet, comme OVH, par exemple ? Non ! C’est à Microsoft qu’il a été attribué, sans même passer par un appel d’offres. (Mme Catherine Morin-Desailly approuve.)
Voyez le message que nous envoyons à nos entreprises françaises à propos d’occasions exceptionnelles ! Voyez les dégâts que nous infligeons à notre propre souveraineté ! Il nous faut, comme le propose ma collègue Marie-Noëlle Lienemann, un véritable programme national d’intelligence économique.
En ce qui concerne l’approvisionnement en intrants, en matière de souveraineté alimentaire, faisons le bilan de tous ces traités de libre-échange – Ceta, Jefta, avec le Mercosur, avec Singapour et, encore récemment, avec la Nouvelle-Zélande.
C’est le choix d’un modèle dans lequel on importe des produits dopés à des substances interdites dans l’Union européenne. C’est le choix de dire à nos filières agricoles, européennes et françaises, que tous les efforts qu’on leur demande ne payeront pas devant les consommateurs, puisque ceux-ci achèteront du moins cher, moins bon et venu d’ailleurs. C’est un non-sens économique et écologique.
En outre, quand nous parlons de souveraineté économique, gardons en tête que la politique commerciale de la Commission européenne n’écarte toujours pas la possibilité que des investisseurs puissent assigner un État devant un tribunal de justice. Cet aspect du Ceta, dont nous espérons un jour débattre, en est le parfait exemple.
Le tout-libéral et le marché dérégulé n’ont rempli aucune de leurs promesses. Pis, ils nous ont fait décliner. La crise de l’énergie nous en apporte un nouvel exemple.
L’affaiblissement d’EDF au profit d’opérateurs privés qui se sont enrichis sans investir dans la production, ainsi que les tergiversations des gouvernements sur le nucléaire, nous ont conduits précisément à l’état du parc nucléaire que nous connaissons aujourd’hui et à la perte de notre souveraineté énergétique.
Cependant, il n’y a pas de fatalité. Nous pouvons reprendre le contrôle de notre économie, en relocalisant, en conditionnant toutes les aides publiques à la sauvegarde de l’emploi et de l’industrie et en sortant les secteurs stratégiques comme l’énergie du secteur marchand.
Enfin, dans des domaines importants comme l’énergie, encore, le numérique, le spatial, les télécoms, la santé et les produits pharmaceutiques, bâtissons, non pas dans la compétition, mais dans la coopération et la solidarité, de grands champions européens, pour nous permettre de réussir la transition énergétique tout en préservant la souveraineté économique de l’Union européenne. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER, ainsi qu’au banc des commissions.)