Mme le président. Nous en avons terminé avec le débat sur les urgences hospitalières et les soins non programmés.
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures quarante-cinq, est reprise à dix-sept heures quarante-sept.)
Mme le président. La séance est reprise.
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Prise en compte des territoires, des savoir-faire et des cultures dans l’élaboration de réglementations européennes d’harmonisation
Débat organisé à la demande de la commission des affaires européennes
Mme le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la commission des affaires européennes, sur la prise en compte des territoires, des savoir-faire et des cultures dans l’élaboration de réglementations européennes d’harmonisation.
Je vous rappelle que la commission disposera d’un temps de présentation de huit minutes.
Le Gouvernement aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de prendre la parole immédiatement après chaque intervention, pour une durée de deux minutes ; l’auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répliquer pendant une minute.
Le temps de réponse du Gouvernement à l’issue du débat est limité à cinq minutes.
La commission disposera de cinq minutes pour le conclure.
Dans le débat, la parole est à M. Jean-François Rapin, président de la commission qui a demandé le débat. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-François Rapin, président de la commission des affaires européennes. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, l’Union européenne « respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen. » Cet impératif, fixé par l’article 3 du traité sur l’Union européenne, trouve une résonance à l’article 167 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « L’Union européenne contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun. […] Elle tient compte des aspects culturels dans son action au titre d’autres dispositions des traités, afin notamment de respecter et promouvoir la diversité de ses cultures. »
Cette exigence n’est pas ignorée par l’Union européenne, mais elle est parfois négligée, notamment dans l’élaboration des règles d’harmonisation. Plusieurs cas récents ont conduit la commission des affaires européennes, que j’ai l’honneur de présider, à solliciter l’organisation de ce débat afin de mieux apprécier l’ampleur de tels dysfonctionnements et de tenter d’en identifier l’origine.
L’Union européenne s’emploie assurément à prendre en compte la richesse que constitue son patrimoine culturel, matériel et immatériel. L’objet de notre débat n’est pas de faire le bilan de l’action qu’elle mène en ce domaine. Au printemps dernier, la commission des affaires européennes a d’ailleurs adopté le rapport que lui ont présenté nos collègues Catherine Morin-Desailly et Louis-Jean de Nicolaÿ appelant à la mise en place d’une stratégie européenne encore plus ambitieuse pour le patrimoine, élément d’identité, facteur d’enracinement, mais aussi puissant levier d’attractivité, de développement durable et de cohésion pour nos territoires.
Je rappellerai simplement que l’Union européenne, en même temps qu’elle approfondissait l’intégration de son marché intérieur, se dotait des moyens de protéger les dénominations des produits pour lesquels il existe un lien intrinsèque entre leurs qualités ou caractéristiques et leur origine géographique. Divers produits agricoles, denrées alimentaires et vins européens sont aujourd’hui protégés par des appellations d’origine protégées (AOP) ou par des indications géographiques protégées (IGP).
L’Union européenne s’apprête même à étendre le champ de cette protection puisque la Commission a proposé, en avril dernier, un tout premier cadre réglementaire visant à protéger la propriété intellectuelle des produits artisanaux et industriels reposant sur l’originalité et l’authenticité des pratiques traditionnelles de leurs régions. Ce cadre s’appliquera à des produits tels que la porcelaine de Limoges ou le verre de Murano. Ainsi, la protection européenne pourra bientôt bénéficier à des savoir-faire et donc au patrimoine immatériel de nos territoires. Comme le fait valoir la Commission, ce règlement aidera à promouvoir, à attirer et à préserver les compétences et les emplois dans les régions européennes, contribuant ainsi à leur développement économique, jusqu’à l’international.
Si elle témoigne ainsi de son attention aux cultures et savoir-faire locaux, l’Union semble toutefois les ignorer parfois brutalement. L’attention de la commission des affaires européennes a été attirée, ces derniers mois, sur deux exemples frappants, illustrant tous deux les dangers d’une harmonisation aveugle des réglementations qui fondent le marché intérieur.
En mai dernier, notre collègue Jean-Michel Arnaud lui a ainsi soumis une proposition de résolution européenne, que notre commission a adoptée et qui est devenue résolution du Sénat le 5 juillet 2022, pour alerter sur le risque que faisait courir aux producteurs de lavande la prochaine révision de deux règlements européens : d’une part, le règlement Reach, qui tend depuis 2006 à sécuriser l’utilisation des substances chimiques et oblige, à cet effet, les fabricants à fournir des informations sur les propriétés toxicologiques et écotoxicologiques des substances à commercialiser, tout en justifiant de mesures de gestion des risques adaptées à leurs usages ; d’autre part, le règlement dit CLP, datant de 2008, qui porte sur la classification, l’étiquetage et l’emballage des substances afin de permettre aux consommateurs d’identifier correctement les dangers correspondants.
Dans le cadre de la transition environnementale en cours, la Commission européenne a engagé récemment un processus de révision de ces règlements pour en accroître le niveau d’exigence, jusqu’à faire craindre aux producteurs de lavande de devoir faire bientôt évaluer chacune des composantes des huiles essentielles, et non le produit dans son ensemble. Les coûts induits et les risques en termes d’image des huiles essentielles de lavande menaceraient alors toute la filière, c’est-à-dire des emplois, mais aussi un savoir-faire et une culture prisés jusqu’en Amérique, puisque même le Wall Street Journal s’est fait l’écho des préoccupations exprimées par le Sénat dans cette résolution européenne.
En juin dernier, c’était notre collègue Vanina Paoli-Gagin qui déposait une proposition de résolution européenne visant à préserver l’activité des vitraillistes, très inquiets d’une prochaine interdiction du plomb susceptible de survenir, elle aussi, lors de la prochaine révision du règlement Reach, sous l’impulsion de l’Agence chimique européenne.
La commission des affaires européennes a également adopté ce texte et en a même étendu la portée, puisque l’enjeu est partagé par de nombreux autres métiers du patrimoine, comme les facteurs d’orgue, pour qui l’usage du plomb, substance présentant des propriétés sans équivalent, est une condition de survie.
Ces résolutions européennes ont tiré la sonnette d’alarme et sont en voie d’enrayer une mécanique européenne d’harmonisation réglementaire, dont nous ne contestons pas les objectifs, mais qui, faute de prendre en compte l’impact local, entretient l’image d’une Europe se résumant à une bureaucratie aveugle. Dès la fin de ce mois, je me rendrai à Bruxelles avec les rapporteurs pour sensibiliser le cabinet du commissaire Thierry Breton et m’assurer que la Commission proposera des adaptions utiles pour éviter le pire.
Mais la question reste entière : comment empêcher de tels dérapages ? Il est manifestement périlleux de laisser les cinquante-quatre agences que compte l’Union européenne ou même la Commission européenne, par le biais d’actes d’exécution ou d’actes délégués, régler des questions qui, sous des dehors techniques, sont hautement sensibles sur le terrain. En effet, les procédures de révision des règlements européens concernés échappent au contrôle des parlements nationaux, auxquels ne sont transmises que les seules propositions d’actes de nature législative pour vérifier le respect des principes de subsidiarité et de proportionnalité.
Heureusement, mes chers collègues, notre enracinement local nous permet de jouer le rôle de lanceurs d’alerte. Ce faisant, nous sommes au service non seulement des territoires, mais aussi, indirectement, de l’Union européenne, en lui évitant de commettre l’irréparable par méconnaissance des savoir-faire et des cultures locales.
J’y vois, madame la secrétaire d’État, une démonstration évidente du rôle des parlements nationaux et de l’intérêt que l’Union européenne trouverait à mieux les reconnaître. Si une convention devait prendre le relais de la Conférence sur l’avenir de l’Europe et entreprendre une révision des traités, elle ne devra pas l’ignorer. Tel est, selon moi, le filigrane qui se lit derrière notre débat de ce jour : l’Union européenne ne saurait durer sans renforcer le contrôle démocratique de son action. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC et INDEP. – M. Jean-Pierre Corbisez applaudit également.)
Mme le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État chargée de l’Europe.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des affaires européennes, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est un honneur pour moi de participer à un débat au sein de cet hémicycle sur un thème dont je mesure pleinement l’importance, puisqu’il touche à la prise en compte des territoires dans l’élaboration des réglementations européennes.
Comme vous l’avez souligné, monsieur le président, cette question est essentielle, car les territoires, ce sont avant tout des citoyens qui les habitent et des cultures locales qui les animent. Comme vous, j’ai conscience que beaucoup de nos concitoyens peuvent avoir l’impression que l’échelon européen est trop éloigné ou trop large pour saisir les spécificités de leur environnement quotidien. Et l’objectif même d’une harmonisation des normes peut paraître aller à l’encontre de la diversité des territoires, des cultures et des pratiques.
C’est la raison pour laquelle les procédures d’élaboration de la réglementation européenne intègrent des échelons nationaux, régionaux et locaux. C’est une exigence démocratique, mais c’est également une condition essentielle pour que les réglementations soient pertinentes et efficaces.
Il me semble surtout important de garder en tête que l’Union européenne protège nos territoires. Elle constitue bien souvent l’échelon le plus adapté pour en assurer la défense, notamment face à la concurrence internationale.
L’harmonisation des normes, qui ne doit pas conduire à une uniformisation des cultures et des produits, est une condition indispensable pour que l’excellence de nos savoir-faire locaux puisse rayonner non seulement au sein de l’Union européenne, mais aussi à l’international. Ainsi, grâce au négociateur européen, depuis 2017, les appellations « jambon de Bayonne », « brie de Meaux », « Reblochon », « piment d’Espelette », et j’en passe, sont protégées à l’international.
Bien évidemment, cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir, à juste titre, des inquiétudes quant à certaines règles européennes, qu’elles soient déjà en vigueur ou encore en préparation.
Lorsqu’un effet collatéral d’une réglementation européenne est avéré ou anticipé sur nos productions locales, nous devons collectivement tout faire pour le corriger.
Mme le président. Je vous demanderai de bien vouloir conclure, madame la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État. Le Gouvernement est pleinement mobilisé sur les différents dossiers que vous avez identifiés et salue votre rôle de vigie dans ce domaine. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)
Mme le président. Dans la suite du débat, la parole est à M. Lucien Stanzione.
M. Lucien Stanzione. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la filière lavande et lavandin constitue un sujet particulièrement propice pour alimenter la discussion et fournir des exemples variés de difficultés avec les réglementations européennes.
En effet, l’huile essentielle de lavande de Haute-Provence est le révélateur de l’inadaptation des réglementations européennes par l’absence de prise en compte des difficultés des territoires historiques de production, des savoir-faire et des cultures traditionnelles.
Cette présentation se déroulera à deux voix, avec ma collègue Marie-Pierre Monier, sénatrice de la Drôme.
Point n’est besoin de rappeler les enjeux nationaux, agricoles, économiques, touristiques, patrimoniaux, énergétiques et de maintien de l’emploi, mais aussi climatiques et d’aménagement du territoire autour de l’huile essentielle de lavande.
La France est le premier producteur mondial d’essence de lavandin et le deuxième d’huile essentielle de lavande. Ces productions sont concentrées dans trois départements du sud-est de la France : le Vaucluse, la Drôme et les Alpes de Haute-Provence, qui comptabilisent 87 % des superficies nationales.
Ces productions emblématiques de la Provence sont créatrices de valeur ajoutée.
Dans mon département de Vaucluse, qui comprend notamment les contreforts du mont Ventoux, j’ai été alerté, dès le mois d’août 2021, par les maires, les agriculteurs et les distillateurs de lavande et de lavandin de la crise économique majeure que traverse la filière, en raison de la très forte baisse des cours – moins 60 % en trois ans –, engendrée par une surproduction importante, par un doublement des surfaces plantées en dehors des zones historiques de cette culture, en particulier dans l’immense plaine de la Beauce.
Les coûts de l’énergie sont venus s’ajouter à cette situation, ainsi que des aléas climatiques tels que le gel, puis la sécheresse et le manque d’eau de cet été, ainsi que la prolifération d’un ravageur, la cécidomyie, contre laquelle il est urgent d’agir.
Nous pilotons, avec ma collègue Marie-Pierre Monier, une série d’actions. Permettez-moi d’attirer votre attention sur la nécessité d’une lutte sanitaire pour la filière lavandicole.
Alors que le Gouvernement a toujours martelé le message selon lequel il n’y aurait pas d’interdiction des produits phytosanitaires actifs tant que des solutions n’étaient pas trouvées, nous sommes aujourd’hui face à la situation inverse.
L’interdiction est bel et bien là. Les produits phytosanitaires ne sont plus fabriqués, alors qu’aucune solution n’a été trouvée. Aussi convient-il de soutenir et de renforcer la recherche de méthodes alternatives efficaces. La solution la plus pragmatique serait d’homologuer de nouveau, à titre temporaire, les anciens produits, dans l’attente de solutions efficaces.
Face à l’incertitude, la filière, via le Crieppam (Centre régionalisé interprofessionnel d’expérimentation en plantes à parfum aromatiques et médicinales), souhaite être soutenue.
Je ne peux que déplorer une telle situation : pourquoi avoir interdit ce type de produit avant que des solutions intermédiaires aient pu être trouvées ?
L’une des réponses élaborées pour répondre à cette grave crise a été d’envisager des mesures d’aide à l’arrachage dans les territoires de plaine où il est possible et rentable de planter des céréales.
Sur l’initiative commune de Marie-Pierre Monier, Jean-Yves Roux et moi-même, le Sénat a voté à une large majorité, dans le cadre de la loi de finances rectificative pour 2022, la création d’une enveloppe budgétaire de 10 millions d’euros, en vue d’aider à l’arrachage dans certaines zones.
Or les services ministériels expliquent aux professionnels de la filière que la réglementation européenne relative à la concurrence pourrait interdire de mettre en œuvre de telles mesures, considérées comme une aide exclusive en faveur des lavandiculteurs français.
Toutefois, il semble que des solutions pourraient être trouvées, si les mesures d’arrachage interviennent dans le cadre d’une restructuration ou d’une diversification de la filière.
Nous espérons que vous pourrez vous montrer convaincante pour défendre auprès de la Commission européenne l’octroi de ces 10 millions d’euros, qui sont indispensables à la survie des producteurs et transformateurs de lavande et de lavandin.
Il faut peut-être, pour éviter tout blocage de cette aide par la Commission, envisager de l’étendre aux autres pays producteurs européens de lavande et de lavandin comme l’Italie, l’Espagne ou la Grèce, qui pourraient l’utiliser face à la nécessité de sauvegarder leur culture.
Mme le président. Madame la secrétaire d’État, vous avez la parole. Je vous rappelle toutefois que vous n’êtes pas dans l’obligation de répondre à chaque intervenant.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. Bien évidemment, je suis consciente des difficultés que traverse la filière lavandicole, notamment, comme vous le disiez, en raison de l’augmentation rapide de la production de lavandin en Vendée ces dernières années.
Le Gouvernement soutient bien sûr cette filière d’excellence. Nous serons très vigilants à ce que des solutions puissent être trouvées, pour préserver non seulement la qualité de la production, mais aussi les métiers de la filière.
Nous avons aussi conscience que la réduction du recours aux produits phytosanitaires doit être associée à un accompagnement des filières professionnelles concernées, notamment pour les producteurs de lavande.
J’en viens, monsieur le sénateur, à l’amendement que vous avez mentionné, qui prévoit 10 millions d’euros d’aides en faveur de la filière. Comme vous le savez, le cadre réglementaire des arrachages n’est pas simple. Nous sommes en train d’examiner, avec la Commission européenne, ce que permettent les textes européens en termes de diversification à la suite d’un arrachage. Des échanges sont en cours entre les professionnels et nos services. Deux réunions se sont d’ores et déjà tenues, et une troisième est prévue le 6 octobre prochain, pour établir les actions possibles et élaborer un plan d’action. À cet égard, j’ai bien noté vos suggestions, dont je vous remercie.
À ce stade, l’enjeu est de travailler sur l’aide en trésorerie sollicitée et d’objectiver les besoins en termes d’entreprises et de ciblage.
Mme le président. La parole est à M. Lucien Stanzione, pour la réplique.
M. Lucien Stanzione. Je vous remercie, madame la secrétaire d’État. Il convient de mener une réflexion sur les produits phytosanitaires. Si nous ne trouvons pas une alternative rapide à ces produits, il sera inutile de débattre des autres questions, dans la mesure où il n’y aura plus de lavande.
En effet, aujourd’hui, la destruction de la lavande progresse à une vitesse vertigineuse. S’il n’est pas décidé, dans les semaines qui viennent, de proposer un mode de traitement efficace, tout sera fini dans deux ans !
Mme le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, notre groupe tient à remercier M. le président de la commission des affaires européennes de ce débat opportun, qui interroge le sens de la construction européenne dans ses rapports avec les politiques publiques des États membres et la préservation de nos principes républicains.
Nous avons choisi de le traiter à la lumière du processus dit de Bologne et de l’élaboration, par la norme, d’un espace européen de l’enseignement supérieur et de la recherche. Cette thématique peut sembler surprenante tant cette politique paraît consensuelle. Nous estimons au contraire qu’elle est révélatrice des aveuglements auxquels conduisent des gestions technocratiques de domaines de l’activité sociale aussi spécifiques et distinctifs de nos cultures nationales que ceux de la connaissance, de l’éducation et de la science.
Le processus de Bologne a été lancé en 1999. Il a été développé par l’Union européenne dans le cadre des objectifs économiques fixés par le Conseil européen de Lisbonne en mars 2000 pour les quinze États membres qui la composaient alors et au sein du Conseil de l’Europe, afin de constituer un espace européen de l’enseignement supérieur qui rassemble aujourd’hui quarante-neuf États.
Son ambition était de rapprocher les modes d’organisation des cursus universitaires. De façon très pratique, il a notamment abouti à l’adoption par de nombreux systèmes universitaires de la succession des trois années de licence, des deux années de master et des trois années de thèse. Son projet politique était de promouvoir un espace dans lequel les formations pourraient être évaluées, échangées et vendues comme des marchandises. Il devenait alors possible d’assimiler les universités à des entreprises pour les mettre en concurrence et distinguer les meilleures. Ce nouveau marché de la connaissance ouvert sur le monde devait accroître l’attractivité de la science européenne, susciter l’arrivée des chercheurs étrangers et augmenter les ressources des établissements par l’inscription d’étudiants étrangers.
Sur le continent européen, la collaboration des universités de quarante-neuf États, dans le cadre du processus de Bologne, devait favoriser la démocratie par la libre circulation des individus et des idées. Lors de la rencontre des ministres de l’espace européen de l’enseignement supérieur à Paris, le 25 mai 2018, les participants ont constaté que plusieurs États ne respectaient pas les libertés académiques des enseignants et des chercheurs. Les signataires se sont engagés à les promouvoir et à les défendre « grâce à un dialogue politique et une coopération intensifiés ».
Depuis lors, les droits fondamentaux des universitaires n’ont cessé d’être bafoués, dans l’Union européenne et dans les États membres du Conseil de l’Europe. C’est le cas plus particulièrement en Turquie et en Russie, mais l’on pourrait aussi citer l’Azerbaïdjan ou la Biélorussie et, plus près de nous, malheureusement, la Pologne et la Hongrie.
Il y a une grande naïveté à penser que l’instauration d’un marché de la connaissance fondé sur les règles du management entrepreneurial, selon le processus de Bologne, suffirait à garantir les libertés académiques et la démocratie. Il est urgent de reconnaître que cette méthode technocratique et irénique a failli et de refonder la politique universitaire européenne sur les principes historiques théorisés par Humboldt : la liberté de la recherche et de l’enseignement, l’unité de la recherche et de l’enseignement, la communauté scientifique entre enseignants et étudiants.
Pour cela, la déclaration de Bonn sur la liberté de la recherche est un outil précieux. Le Gouvernement doit agir pour lui donner le statut d’une norme juridique en France, dans l’Union européenne et au sein du Conseil de l’Europe.
Enfin, reconnaissons ensemble que la mise en œuvre du processus de Bologne a accru les disparités entre les régions et, finalement, les conditions d’accès à l’enseignement supérieur. Les Länder de l’est de l’Allemagne ne disposent pas d’universités de premier plan et, en France, l’offre universitaire se concentre de plus en plus dans les seules métropoles. Cette polarisation du système universitaire est vécue comme une forme d’exclusion sociale supplémentaire par des populations qui subissent déjà une relégation économique.
Dans ce domaine, comme dans de nombreux autres, l’harmonisation européenne a été réalisée sans débat de fond sur le rôle fondamental de la connaissance et de l’enseignement dans l’émancipation des consciences, l’aménagement du territoire et la formation d’une citoyenneté européenne humaniste. (Applaudissements sur les travées des groupes CRCE et SER.)
Mme le président. La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Laurence Boone, secrétaire d’État auprès de la ministre de l’Europe et des affaires étrangères, chargée de l’Europe. Monsieur le sénateur, nous sommes très attachés au processus de Bologne. Il n’est pas très juste de dire qu’il s’agit d’un processus commercial. Au contraire, vous l’avez dit vous-même, il permet la libre circulation des individus et des idées et offre à tous les étudiants européens la possibilité de travailler ou d’étudier dans tout l’espace européen.
Cela dit, le renforcement de l’écosystème, de la recherche n’est effectivement possible qu’en défendant les valeurs de liberté académique de recherche et d’expression. Tels sont bien les piliers du monde universitaire européen. C’est d’ailleurs pour cette raison que la France a œuvré en faveur de l’adoption de la Magna Charta Universitatum, concomitamment au lancement du processus de Bologne, et a signé, sous présidence allemande du Conseil de l’Union, la déclaration de Bonn en faveur de la liberté de la recherche scientifique.
Bien évidemment, avec votre soutien, nous serons extrêmement vigilants à la préservation des libertés fondamentales. Je vous rejoins concernant la protection de la liberté académique, qui est fondamentale. C’est aussi dans cet esprit que la Commission a adopté une boîte à outils dédiée au début de l’année.
Elle incite les établissements à développer des stratégies pour prévenir et répondre notamment aux menaces d’ingérence étrangère.
Pour conclure, nous avons pu rappeler, sous la présidence française de l’Union européenne, la vivacité de notre écosystème de recherche, avec notamment l’adoption, en mars 2022, de la déclaration de Marseille, qui réaffirme le principe du respect des libertés académiques de toutes les collaborations internationales.
Mme le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour la réplique.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la secrétaire d’État, j’aurais aimé que vous évoquiez la déclaration de Bonn, texte fondamental sur les libertés académiques signé par la France. Aujourd’hui, ce texte n’est même pas traduit en français ! Nous avions espéré, sur la foi des assurances données par le ministère des affaires étrangères, qu’il pourrait bénéficier d’une transposition dans le droit européen. J’aimerais savoir où en est ce chantier fondamental pour créer une citoyenneté scientifique européenne. Nous devons penser aux libertés académiques des universitaires hongrois et polonais, qui souffrent de la mainmise de l’État.
On ne peut pas concevoir un espace de la recherche dans lequel la liberté fondamentale des chercheurs ne serait pas respectée.
Mme le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, je remercie M. le président de la commission des affaires européennes d’avoir permis ce débat important.
Le rapport Europe et Patrimoine, que j’ai rédigé au printemps avec Louis-Jean de Nicolaÿ, proposait une stratégie européenne ambitieuse pour le patrimoine.
Il semble que nos espoirs puissent aboutir sous la présente présidence tchèque, dans le cadre du nouveau programme d’action quadriennal 2023-2026 pour la culture, qui aura, nous l’espérons, un axe important consacré au patrimoine.
Or cette Europe du patrimoine, des cathédrales, des châteaux, des monuments historiques et des savoir-faire est aujourd’hui menacée en son sein par une tentative vertueuse dans son principe de réglementation de l’usage des produits chimiques.
Alertés par les professionnels du vitrail, nous avons écrit à notre ministre de la culture, tandis que notre collègue Vanina Paoli-Gagin déposait une proposition de résolution européenne, dont mon collègue Louis-Jean de Nicolaÿ et moi-même avons été rapporteurs.
Nous avons établi les graves dommages qu’entraînerait la révision envisagée par l’Agence européenne des produits chimiques (Echa), du règlement Reach, règlement sur l’enregistrement, l’évaluation, l’autorisation et la restriction des substances chimiques.
L’inclusion du plomb à l’annexe XIV de ce règlement, concernant les substances dites « particulièrement préoccupantes », implique une procédure d’autorisation et un coût prohibitif pour les utilisateurs : plusieurs mois de montage de dossier d’expertise et le versement d’une redevance à l’Echa de plusieurs dizaines de milliers d’euros, selon la taille de l’entreprise. C’est, à court terme, la survie même des TPE et PME françaises du secteur du patrimoine qui est mise en jeu par une telle procédure, cette dernière devant, de toute façon, selon Reach, céder la place à une interdiction pure et simple.
Les parlements nationaux doivent jouer leur rôle de « lanceurs d’alerte » auprès de leur gouvernement, représenté dans le comité d’experts de l’agence. Tel est bien le sens de la résolution européenne du Sénat, madame la secrétaire d’État.
Nous avons également adressé un avis politique à la Commission européenne. Il lui reviendra en effet de suivre, ou non, la recommandation de l’Echa, puis de proposer, en principe dans un délai de douze mois, un projet de règlement, qui devrait donc intervenir d’ici à la fin de l’année 2023. Madame la secrétaire d’État, confirmez-vous ce calendrier ?
Tout comme les maîtres verriers, nous sommes inquiets, car la France concentre plus de 60 % du patrimoine de vitraux européens, la plus grande surface au monde. De nombreux joyaux de nos régions sont inscrits sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco.
Bien d’autres secteurs et métiers du patrimoine sont concernés, nous en avons dressé la liste dans notre rapport et la proposition européenne de résolution, adoptés en commission.
Je mentionnerai ici les facteurs d’orgues : sur près de 10 000 orgues recensés en France, près de 1 600 sont classés. Les manufactures d’orgues représentent environ 65 entreprises en France, toutes petites par le nombre de leurs employés, mais grandes, ô combien, par leur savoir-faire !
L’interdiction du recours au plomb ou la lourde procédure d’autorisation entraînerait la perte de cet immense patrimoine et, à terme, de la musique d’orgue elle-même !
Certes, le plomb est un polluant bien identifié. Nous sommes bien conscients des risques, ceux-ci sont connus et pris en charge de manière générale.
Dans le secteur du patrimoine, des procédures et des guides de bonnes pratiques ont été depuis un certain temps élaborés, notamment par le ministère de la culture et les organismes professionnels. Nous pensons qu’ils devraient être plus largement diffusés, y compris au niveau européen.
Nous notons malgré tout qu’à ce jour il n’existe aucune donnée épidémiologique fiable mettant en question en France et en Europe la santé des travailleurs exposés au plomb dans ce domaine.
Nous appelons donc à la réalisation d’études spécifiques dans le cadre des programmes de recherche européens. Nous avons récemment attiré l’attention de la commissaire Mariya Gabriel sur ce point.
Il existe donc bien d’autres voies et moyens d’agir pour la santé que celle d’une révision quasi automatique de Reach. Sinon, c’est toute une culture européenne, toute une économie touristique patrimoniale, âme et vitrine de nos territoires, qui disparaîtront.
L’harmonisation européenne ne saurait faire passer toute cette richesse par pertes et profits, au nom d’objectifs certes louables, mais au moyen de procédures contestables et manquant de transparence. Madame la secrétaire d’État, nous comptons sur la mobilisation du Gouvernement.
Ma dernière remarque concerne l’alerte lancée par nos luthiers et archetiers quant à l’usage du pernambouc, bois précieux d’Amazonie, réglementé par la convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, dont l’Union européenne et la France sont parties.