Mme le président. Avant de mettre aux voix l’ensemble du texte adopté par la commission, je vais donner la parole, pour explication de vote, à un représentant par groupe.
La parole est à M. Jean-Pierre Decool, pour le groupe Les Indépendants – République et Territoires.
M. Jean-Pierre Decool. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le texte que nous examinons aujourd’hui vise à soutenir le secteur fragile de la vente de livres, constitué de 3 300 librairies indépendantes réparties sur notre territoire.
Les dispositions proposées visent essentiellement à rétablir une certaine équité entre les acteurs traditionnels, les libraires et les nouveaux entrants, à savoir les plateformes de vente en ligne. Ces dernières, à travers les services de livraisons à domicile gratuits ou quasi gratuits, sont responsables d’une distorsion de concurrence avec les libraires, qui ne disposent pas des mêmes moyens.
L’éviction des établissements physiques par les grandes plateformes au moyen de leurs politiques tarifaires agressives n’est pas soutenable. Le risque d’uniformisation des choix de lectures qui en découle n’est pas acceptable.
Les librairies représentent, avec les bibliothèques de nos collectivités, les premiers lieux d’accès à la culture et aux savoirs. Qui n’est jamais entré dans une librairie avec un seul livre en tête, pour en ressortir, une heure après, les bras chargés de livres ?
M. Jean-Pierre Decool. La diversité culturelle et la richesse de la production littéraire sont intimement liées aux choix que nous faisons aujourd’hui pour préserver le réseau de librairies indépendantes.
Aussi ce texte dépasse-t-il de loin son objet. Il s’attache à préserver notre première industrie culturelle et l’ensemble de la chaîne du livre. La création, l’édition, la fabrication ou encore la commercialisation d’un ouvrage sont le résultat de nombreuses étapes faisant intervenir de multiples acteurs.
Je tiens à remercier de nouveau l’auteure de la proposition de loi, notre excellente collègue Laure Darcos. Elle nous livre un texte, je l’ai dit en première lecture, consistant et ambitieux.
Je ne peux également que me réjouir de la position de l’Assemblée nationale et de celle de Mme la ministre, Roselyne Bachelot. La convergence de vues a amené le Sénat à recourir à la procédure de législation en commission pour achever rapidement l’examen de la proposition de loi et rendre possible sa promulgation avant la fin de l’année 2021.
L’article 1er vise ainsi à améliorer les conditions de concurrence sur le marché de la vente de livres entre les librairies et les plateformes en ligne. Il tend à instaurer un tarif minimal pour l’expédition de livres. La position adoptée et défendue par la commission de la culture du Sénat, en première lecture, est de bon aloi.
Cette disposition novatrice fera l’objet d’un rapport du Gouvernement remis au Parlement dans un délai de deux ans afin d’en estimer les effets. Nous serons particulièrement attentifs aux conclusions de ce rapport.
L’article 2 vise à instaurer la possibilité pour les collectivités d’attribuer des subventions aux petites librairies indépendantes, en complément du dispositif de soutien fiscal dont elles bénéficient déjà. Cette mesure est attendue par les libraires comme par les élus.
L’article 3 tend à faire obligation à tout éditeur en cessation d’activité d’adresser un état des comptes à tous les auteurs sous contrat avec lui. C’est une mesure de bon sens. Elle correspond à une demande des auteurs. Nous la soutenons sans réserve.
Idem pour la possibilité ouverte aux auteurs et à des groupements d’auteurs de saisir le médiateur du livre. Il s’agit également d’une demande exprimée par les auteurs, que nous soutenons aussi sans réserve.
Nos libraires tissent dans nos territoires un précieux maillage culturel et social. Les Français y tiennent beaucoup. Leur rôle est indispensable : je pense à leurs conseils, à leurs sélections. Tout cela joue un rôle prépondérant aussi bien en termes de diffusion du livre, de mise en avant de la diversité éditoriale, d’aménagement du territoire et d’animation culturelle. Il est certain que le maintien et le développement des librairies indépendantes doivent constituer une des priorités de la politique du livre.
La levée du gage par le Gouvernement lors de la première lecture au Sénat s’inscrit dans ce sens. Elle est un signal positif envoyé à tous les acteurs de la filière du livre que notre groupe salue.
Pour toutes ces raisons, vous l’aurez compris, le groupe Les Indépendants - République et Territoires votera en faveur de ce texte. (Applaudissements.)
Mme le président. La parole est à Mme Laure Darcos, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains - Mme Sylvie Robert applaudit également.)
Mme Laure Darcos. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, il y a un an, quasiment jour pour jour, je déposais sur le bureau du Sénat la proposition de loi visant à améliorer l’économie du livre et à renforcer l’équité entre ses acteurs.
Vous comprendrez mon émotion aujourd’hui, m’exprimant devant vous, alors que nous parvenons au terme de l’examen de ce texte, qui me tenait particulièrement à cœur.
Permettez-moi tout d’abord de remercier le président de mon groupe, Bruno Retailleau, le président de la commission de la culture, Laurent Lafon, et le président du Sénat, Gérard Larcher, qui ont accepté que ma proposition de loi soit soumise à l’examen du Conseil d’État.
Ma gratitude s’adresse aussi aux différents rapporteurs, nos collègues Céline Boulay-Espéronnier et Martine Berthet, ainsi que la députée Géraldine Bannier. Toutes les trois ont porté sur ce texte un regard bienveillant et ont contribué à en améliorer la portée et le contenu.
Enfin, je ne saurais oublier le rôle décisif que vous-même avez joué, madame la ministre, avec vos équipes de la direction du livre et de la lecture.
Sans votre soutien et sans votre conviction qu’il nous faut renforcer la politique du livre à l’ère du numérique, ce texte n’aurait pu être inscrit à l’ordre du jour du Parlement.
Ma proposition de loi n’est pas née du hasard ou d’une subite impulsion privée : elle est le fruit d’une lente maturation et résulte des attentes progressivement exprimées par les professionnels du livre – auteurs, éditeurs ou distributeurs.
Dans le secteur du livre, il ne peut y avoir d’acte de création sans une confiance durablement établie, sans perspective d’avenir à long terme.
En affirmant ce besoin constant de transparence, j’ai à l’esprit ce qu’écrivait Voltaire à son amie Madame du Deffand, brillante femme de lettres : « Pour faire un bon livre, il faut un temps prodigieux et la patience d’un saint. »
Ma proposition de loi se veut régulatrice, en aucun cas répressive. Si elle était lourdement et inutilement normative, elle n’atteindrait pas son objectif. Car l’économie du livre est fragile, ne la brutalisons pas. Mon propos est de la conforter.
La France, je tiens à le rappeler, bénéficie d’une importante diversité de commerces de vente au détail : 20 000 points de vente physiques, dont 3 300 librairies indépendantes, employant 15 000 collaborateurs. Ce réseau forme un ensemble unique en Europe et dans le monde, qui contribue à l’exception culturelle française.
Or ce fragile équilibre est aujourd’hui menacé par la montée en puissance de la vente en ligne, dont la part de marché ne cesse d’augmenter.
Il est aussi menacé par la politique commerciale prédatrice d’Amazon, qui utilise sa puissance économique pour mettre en tension tout le secteur français du livre, notamment en proposant un tarif de livraison imbattable : 1 centime d’euro sans minimum d’achat. Aucune librairie ne peut s’aligner sur un tel tarif sans mettre en péril son activité !
Voilà pourquoi s’imposait, selon moi, la nécessité de légiférer. Non pas pour empêcher Amazon de commercer – qui pourrait y prétendre ? –, mais pour établir des règles de saine concurrence et permettre aux libraires qui le souhaitent de se développer eux aussi sur le canal de la vente à distance.
Certains ont brandi la menace d’une augmentation du prix du livre pour le lecteur. C’est faux, bien sûr, et d’ailleurs impossible : depuis la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre, dite « loi Lang », le prix du livre est identique sur tout le territoire. Laissons à la mesure que je propose le temps de produire ses effets.
Je tiens, en la matière, à saluer deux apports de l’Assemblée nationale.
Le premier consiste à autoriser les détaillants à pratiquer la gratuité des frais de port lorsque la livraison n’a pas lieu au domicile de l’acheteur, mais a lieu dans une librairie. Il s’agit, d’une part, de ne pas pénaliser l’acte d’achat sur internet et, d’autre part, de favoriser des initiatives permettant le regroupement de libraires indépendants sur des plateformes de vente en ligne.
Le second tient à la possibilité de réaliser un point d’étape dans un délai de deux ans suivant la publication de l’arrêté interministériel.
Ma proposition de loi ne peut cependant se résumer à cette seule initiative qui, j’en ai conscience, a fait couler beaucoup d’encre et suscité des débats parfois passionnés.
Car je présente aussi un encadrement plus large des pratiques contractuelles dans l’édition littéraire et musicale.
Je propose diverses mesures qui seront favorables aux auteurs, notamment en matière de provision pour retour d’exemplaires invendus, de compensation des droits issus de l’exploitation de plusieurs livres ou encore en cas de cessation volontaire d’activité et de liquidation judiciaire de l’éditeur.
Un mécanisme de référé judiciaire est par ailleurs introduit lorsque la résolution de certains litiges est caractérisée par l’urgence.
Enfin, je ne voudrais pas conclure sans mentionner un point important de cette proposition de loi : l’adaptation des modalités du dépôt légal numérique, nécessaire pour préserver notre capacité à enrichir le patrimoine documentaire de la France.
Le texte que je vous invite à adopter définitivement aujourd’hui a pour ambition de tracer l’avenir du livre, donc de la création, de la diffusion de la culture et de l’accès à la pensée.
Ensemble, nous aurons fait œuvre utile pour conforter la présence du livre au cœur même de nos territoires, pour lutter contre la dictature de l’algorithme et l’uniformisation des contenus.
M. Pierre Ouzoulias. Bien !
Mme Laure Darcos. Ainsi sera préservée la diversité culturelle à laquelle nous sommes tant attachés. Je vous remercie de votre précieux soutien, car, selon la formule d’André Malraux dans son hommage à la Grèce, prononcé à Athènes en 1959, « La culture ne s’hérite pas, elle se conquiert. »
Encore faut-il donner à chacun, où qu’il soit, une égalité de moyens pour faire cette conquête. Sinon, c’est un jeu de dupes. (Vifs applaudissements.)
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
Mme le président. La parole est à M. Thomas Dossus, pour le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires.
M. Thomas Dossus. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi est le prolongement de la politique culturelle française, qui prend ses racines dans la loi Lang, laquelle a fêté dernièrement ses quarante ans.
Une politique fondée sur une idée simple : le livre n’est pas un bien de consommation comme les autres et, par conséquent, son commerce doit obéir à certaines règles, avec notamment un prix unique.
Ce texte vise à actualiser cette politique en prenant en compte une nouvelle réalité, celle des géants d’internet, en particulier Amazon.
Nous sommes largement favorables à ce texte et je salue une nouvelle fois le travail remarquable de Laure Darcos pour sa rédaction et pour avoir tenu bon face aux pressions intenses du géant américain dont elle a fait état en commission.
Au-delà des livres, derrière les prix bas, la simplicité, l’ergonomie, la rapidité de livraison et les références infinies, prenons quelques instants pour évoquer cette entreprise et les menaces que son modèle fait peser sur notre société.
En 2020, Amazon c’est 60,64 millions de tonnes d’équivalent CO2 émis, soit une augmentation de 19 % par rapport à 2019. Ce niveau d’émissions de gaz à effet de serre est équivalent à celui d’Israël, de l’Autriche ou de la Grèce.
Amazon, c’est également des millions de produits neufs détruits chaque année : une enquête a montré que dans un seul entrepôt la firme pouvait détruire plus de six millions de produits par an.
Un rapport de l’Inspection générale des finances alerte sur la non-facturation de la TVA par plusieurs vendeurs Amazon : 98 % des vendeurs enregistrés sur les marketplaces contrôlées ne sont pas immatriculés à la TVA en France. Telle est la réalité des prix cassés !
Sur le plan social, le tableau n’est pas plus reluisant avec une généralisation des emplois précaires, mal rémunérés, faisant largement appel aux horaires de nuit et sous la menace de licenciements abusifs.
Pour un emploi créé chez Amazon, le commerce de proximité perdrait 2,2 emplois en France.
À ce sujet, le texte que nous examinons aujourd’hui permet de réguler en partie la menace que l’entreprise fait peser sur les librairies indépendantes.
En proposant un tarif de livraison à 1 centime d’euro, Amazon bénéficie d’une distorsion de concurrence qui met à mal le modèle économique des 4 000 librairies qui maillent notre pays.
L’article 1er vise à y remédier en proposant l’instauration d’un tarif réglementé pour la livraison de livres, déterminé par décret. Cette proposition phare de la proposition de loi, bienvenue pour réguler ce marché de manière efficace, nous semble relever du bon sens. Mais il semblerait qu’Amazon ne l’entende pas de cette oreille.
Notre collègue Laure Darcos a révélé en commission les négociations purement commerciales qu’a souhaité engager la plateforme avec le législateur. Je n’y reviendrai pas, mais je la remercie de la transparence dont elle a fait preuve en affichant en plein jour ce genre de méthode !
Nous voterons l’article 1er de cette loi puisqu’il constitue un caillou nécessaire dans la chaussure du géant, en espérant qu’il ne soit qu’une première étape vers une régulation plus importante des pratiques de cette firme.
Autre mesure d’importance de ce texte, l’article 2 permet aux communes et à leurs groupements de délivrer des subventions à des librairies indépendantes en difficulté, comme c’est déjà possible pour le cinéma. Cette mesure permettrait ainsi le maintien d’un réseau dense, y compris dans nos zones rurales.
Les articles 3, 4 et 5 visent à introduire plusieurs améliorations bienvenues aux relations entre les acteurs du secteur, par exemple en permettant aux auteurs de saisir, préalablement à une action en justice, le médiateur du livre.
Mes chers collègues, le livre est un secteur essentiel, tous les acteurs l’ont montré durant la pandémie. Les librairies ont fait preuve de leur résilience durant cette crise en affichant des pertes pour 2020 de seulement 3 % alors que les prévisions les plus alarmistes prédisaient des pertes de 15 %, voire de 20 %.
Les Françaises et les Français ont témoigné de leur amour pour ces acteurs culturels en retournant dans les librairies à chaque déconfinement. La présente proposition de loi tend à reconnaître cette réalité et à permettre de soutenir encore davantage ce secteur.
Elle vise aussi à mettre un frein à l’appétit sans limite d’une entreprise qui ne respecte rien ni personne, à commencer par la démocratie parlementaire.
C’est pourquoi le groupe Écologiste - Solidarité et Territoires, comme il l’a fait en première lecture, votera résolument pour ce texte. (MM. Bernard Fialaire et Pierre Ouzoulias applaudissent.)
Mme le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
M. Pierre Ouzoulias. Madame la présidente, madame la ministre de la culture et des archives (Sourires.), mes chers collègues, la proposition de loi dont nous débattons se place résolument dans le sillon tracé, il y a quarante ans, par la loi du 10 août 1981, qui a institué le prix unique du livre.
Elle vise à en prolonger la portée pour adapter ses dispositions aux évolutions économiques imposées par les plateformes numériques.
Ce travail d’actualisation législatif avait déjà été entrepris par la loi du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres et habilitant le Gouvernement à modifier par ordonnance les dispositions du code de la propriété intellectuelle relatives au contrat d’édition, qui portait interdiction de la gratuité des frais de port.
Elle a été aussitôt contournée par un acteur majeur de ce secteur économique en fixant le coût de ce transport à 1 centime d’euro. Il aura donc fallu attendre sept ans pour que le législateur réagisse et défende l’esprit de la loi de 1981.
Analysons avec lucidité ce conflit dialectique du sabre et du bouclier et prenons collectivement conscience que l’objectif idéologique d’Amazon est d’abolir le prix unique du livre. Ce que conteste radicalement le Goliath de Seattle, c’est la capacité d’un État à organiser le marché par des règles qui s’opposent à sa volonté de toutes les anéantir.
Soyons lucides, ce qui est en jeu par ce texte, c’est notre souveraineté nationale, c’est notre faculté de soumettre aux principes votés par le Parlement une entité monopolistique supranationale qui souhaiterait limiter l’action de l’État à ses seuls domaines régaliens.
La liberté que prétend défendre Amazon est celle de la loi de la jungle, celle du renard lâché dans le poulailler.
La commission des affaires économiques du Sénat considère qu’il faudrait que les poules aient des dents pour lui résister, c’est-à-dire qu’il serait nécessaire d’aider les libraires indépendants à affronter la concurrence d’Amazon sur son terrain de la vente en ligne. Je pense, avec Laure Darcos, la commission de la culture et Mme la ministre, qu’il est plus simple et plus efficace d’interdire à goupil d’occire les gallinacés sans défense. (Sourires.) Car, tant que nous serons dans l’incapacité d’empêcher Amazon de se soustraire à l’impôt, nous ne pourrons protéger efficacement les libraires indépendants.
Il nous a été expliqué que la fixation d’un prix minimal du port des livres augmenterait son prix et éloignerait de la lecture les populations rurales. La réalité du marché du livre n’est pas celle-là. Près de 45 % des achats de livres sont réalisés dans les grandes surfaces généralistes et les grandes surfaces spécialisées. L’approvisionnement des lecteurs de la ruralité se fait principalement par ces deux réseaux. Comme l’a bien mis en évidence la rapporteure, Céline Boulay-Espéronnier, dont je salue la qualité du travail, « l’achat de livres sur Amazon est surtout le fait de catégories aisées et urbaines ».
Mais l’apport essentiel de la loi Darcos n’est pas là. Il est dans la reconnaissance, par son article 2, de la librairie indépendante comme établissement culturel d’intermédiation pour la défense et la promotion du livre et de la lecture. En cela, ces librairies agissent complémentairement avec les bibliothèques, dont nous discuterons du statut tout à l’heure, lors de l’examen de la proposition de loi de Sylvie Robert, par un très heureux hasard du calendrier.
Cela a été dit, la loi Darcos offre aux collectivités la possibilité d’aider les librairies indépendantes, comme l’avait fait la loi Sueur pour les salles de cinéma.
Le Conseil d’État, judicieusement consulté sur ce texte par le Sénat, explique la portée législative essentielle de cette disposition : « Les finalités en jeu sont la préservation de la diversité culturelle – en particulier sous l’angle de la résistance à l’uniformisation des contenus inhérente au modèle économique d’une grande plateforme […] –, le maintien de l’accès de tous les citoyens à la culture […] par le contact avec un libraire jouant son rôle d’éveil, de conseil et d’animateur de la vie culturelle. »
L’objectif de la loi Darcos est celui-ci : faire des 4 000 librairies indépendantes un réseau culturel de proximité au service du livre et de la lecture.
Chez moi, à Bourg-la-Reine, mon libraire joint aux livres qu’il a envie de partager une petite note manuscrite par laquelle il exprime les raisons de son choix. Voilà ce qu’Amazon considère comme une concurrence déloyale, parce que ses algorithmes n’ajouteront jamais au livre ce supplément d’âme qui en fait des objets culturels si particuliers.
Voilà pourquoi une plateforme ne remplacera jamais une librairie, et voilà pourquoi il faut voter cette loi qui constitue une nouvelle confortation législative de l’exception culturelle française. (Applaudissements.)
Mme le président. La parole est à M. Pierre-Antoine Levi, pour le groupe Union Centriste.
M. Pierre-Antoine Levi. Madame la présidente, madame la ministre, madame l’auteure de cette proposition de loi, chère Laure Darcos, mes chers collègues, comme le disait Julien Green, « un livre est une fenêtre par laquelle on s’évade ». Si j’osais filer la métaphore, je dirais qu’un livre est aussi une porte par laquelle on fait entrer le savoir.
Le livre n’est à l’évidence pas un produit comme un autre ; il est le socle de la civilisation. C’est sans doute ce qui explique le consensus qui s’est formé autour de la présente proposition de loi pour protéger ces passeurs de livres que sont les auteurs et les libraires.
Ce consensus, je ne peux que le saluer au nom de mon groupe Union Centriste. Le phénomène est suffisamment rare pour être souligné. Cela a été rappelé, l’Assemblée nationale n’a apporté que de menues modifications au texte issu de nos travaux. Je n’y reviendrai donc pas, pour me concentrer sur ce qui constitue à nos yeux les principaux apports de la proposition de loi.
En premier lieu, bien sûr, son article 1er interdit la gratuité de la livraison de livres afin de contrer ce qui a pu être analysé comme une concurrence déloyale faite par Amazon aux librairies traditionnelles. Il s’agit ni plus ni moins d’adapter la loi du prix unique du livre à l’apparition des plateformes pour en garantir l’effectivité. Une réforme qui s’inscrit dans la droite ligne des lois de 2011 sur le prix du livre numérique et de 2014 interdisant les rabais pour les livres vendus à distance.
Mais, j’y insiste, il ne s’agit pas d’édicter une loi anti-Amazon. Les plateformes sont des acteurs économiques importants qui sont inhérentes à notre modernité. À leur manière, elles peuvent aussi participer au désenclavement des territoires.
En l’occurrence, il n’est question que d’équilibrer les conditions de marché entre acteurs, pas de céder aux sirènes démagogiques du « GAFA bashing ».
En second lieu, et dans le même esprit d’équité, les dispositions visant à équilibrer les rapports entre auteurs et éditeurs vont dans le bon sens, qu’elles portent sur l’information des auteurs quant à l’exploitation de leurs œuvres, sur la provision pour retour d’exemplaires invendus ou sur la compensation intertitres.
La possibilité ouverte pour les auteurs et leurs organisations de saisir le médiateur du livre est aussi de nature à apaiser les situations potentiellement conflictuelles. Ces dispositions reprennent l’accord de 2017. En les transposant, la démocratie parlementaire entérine et conforte le dialogue de la démocratie sociale.
Mais la disposition qui me tient le plus à cœur est sans aucun doute l’article 2, qui permet aux communes et aux établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) d’attribuer des subventions aux librairies indépendantes, qu’elles soient labellisées ou non. Les élus locaux que nous sommes le savent tous bien : lorsque la librairie ferme dans un bourg, c’est une bonne part de sa vitalité qui s’éteint. Les librairies sont des points de vie cruciaux dans les territoires que l’on ne peut pas laisser mourir.
L’aide instituée n’est pas disproportionnée puisqu’elle ne pourra pas dépasser 30 % du chiffre d’affaires. Elle ne pourra donc pas être mise en place en dépit de toute réalité économique. Elle permet ce que l’on pouvait déjà faire pour les théâtres, et ce que la loi Sueur a aussi autorisé pour les cinémas de quartier.
M. Pierre Ouzoulias. Très bien !
M. Pierre-Antoine Levi. Il n’y avait aucune raison que, dans ces conditions, n’existât pas à l’échelon national un dispositif fiscal équivalent pour les librairies. D’autant moins que cette aide a été mise en œuvre de manière ponctuelle par quelques régions.
En conclusion, il ne me reste plus qu’à féliciter Laure Darcos d’avoir porté ce texte avec détermination ainsi que notre rapporteure, Céline Boulay-Espéronnier, pour l’excellence de son travail, et le président de notre commission, Laurent Lafon, qui a œuvré à l’accélération de son parcours législatif.
Mais c’est aussi grâce à vous, madame la ministre, que ce texte a pu si vite prospérer. Merci d’avoir démontré à quel point un véritable dialogue entre le Gouvernement et le Parlement pouvait s’avérer fécond ! (Applaudissements.)
M. Laurent Lafon, président de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Très juste !
Mme le président. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. (M. Jean-Pierre Corbisez applaudit.)
M. Bernard Fialaire. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, en 1872, dans La Réforme intellectuelle et morale, Ernest Renan écrivait : « Il faut rappeler l’idée tenant à ce qu’il y a de profond dans l’esprit français, que les sciences, les lettres et les arts sont une chose d’État, une chose que chaque nation produit en corps, que la patrie est chargée de provoquer, d’encourager et de récompenser. »
C’est bien l’esprit français qui a décidé de faire des livres des biens singuliers parmi les biens, et qui exprime cette volonté à travers l’exception culturelle. L’économie du livre ne saurait être exclusivement soumise à la loi du marché.
La République française pouvait-elle en faire autrement ? Libres sont ceux qui s’émancipent par le savoir que renferment les livres. Égaux sont ceux qui par un même instrument accèdent à la même connaissance. Fraternels deviennent ceux qui ont dans leur poche une fenêtre sur le monde, fenêtre sur l’autre qui n’est alors plus inconnu.
M. Pierre Ouzoulias. Bravo !
M. Bernard Fialaire. Fort de cette conviction, l’État a depuis quarante années œuvré pour soutenir le secteur par le prix unique du livre, et l’interdiction des rabais de plus de 5 %. Néanmoins, l’économie du livre se trouve aujourd’hui bouleversée.
La révolution numérique s’est traduite par un changement des habitudes, avec des conséquences telles que le développement des livres numériques ou l’essor de l’achat de livres en ligne.
Malgré un regain d’intérêt pour la lecture dans la période récente, l’économie du livre demeure un secteur fragile. Les librairies affichent ainsi une rentabilité nette parmi les plus faibles des branches du commerce, comme a pu le souligner l’auteure de la proposition de loi, Laure Darcos.
L’enjeu est de moderniser et de sécuriser toute la chaîne du livre, allant de l’auteur au lecteur.
La présente proposition de loi pose l’interdiction de la gratuité de la livraison du livre. Cette mesure est indispensable si l’on veut enrayer la concurrence inéquitable qui persiste entre grands acteurs de la vente en ligne et librairies physiques. On se voit proposer des livraisons à 1 centime, mais à quel prix d’un point de vue social et environnemental ? Il convient de revenir à un modèle réaliste et soutenable.
Le texte apporte également une clarification bienvenue en imposant d’afficher de manière distincte sur tout support l’offre de livres neufs et l’offre de livres d’occasion. Cela devrait permettre d’éviter toute confusion sur l’application du principe d’unicité du prix du livre.
Sur notre territoire, on compte 4 000 librairies indépendantes qui représentent 15 000 emplois. Leur part de marché régresse depuis le milieu des années 2000. Aussi, le dispositif proposé par ce texte est, encore une fois, bienvenu : il permet aux communes et à leurs groupements, après conventionnement, d’octroyer des subventions aux librairies et autres détaillants.
À cette aide s’ajoutera le coup de pouce apporté par le pass Culture, qui, je le rappelle, peut être utilisé pour acheter des livres en librairie, mais pas pour passer des commandes en ligne.
L’intitulé de la proposition de loi nous le dit : il s’agit de conforter l’économie du livre, mais aussi de renforcer l’équité et la confiance entre ses acteurs. Un rééquilibrage est à opérer dans les relations entre les éditeurs et les auteurs du livre imprimé et de la musique.
Sur ce point, les avancées sont cruciales. Le texte consacre l’accord conclu entre le Conseil permanent des écrivains (CPE) et le Syndicat national de l’édition (SNE) en 2017. Il pose l’interdiction par principe de la compensation intertitres et encadre la pratique de provisions pour retours d’exemplaires invendus.
Je salue cette réaction au constat de précarisation et de fragilité croissante des auteurs : on le sait, 8 % seulement d’entre eux perçoivent des revenus artistiques supérieurs au SMIC. Ne pas agir face à cette fragilisation serait se résigner à un appauvrissement du paysage littéraire français, ce que nous ne pouvons, à la commission de la culture, évidemment pas tolérer.
Autre point, la saisine du médiateur du livre est étendue aux auteurs et à leurs organismes de défense. Le médiateur peut formuler des préconisations aux pouvoirs publics ; l’intérêt est aussi que les auteurs prennent part à la discussion et à la réflexion.
Enfin, le texte prévoit d’adapter le cadre législatif du dépôt légal des œuvres à l’ère numérique. Les contenus des services de communication au public en ligne établis en France font désormais l’objet d’une obligation de dépôt légal.
Créé en 1537, le dépôt légal fait actuellement entrer dans les collections nationales un exemplaire de toute la production éditoriale française, qu’elle soit écrite, sonore, graphique, cinématographique ou audiovisuelle, sous forme physique comme numérique. C’est donc un élément essentiel de notre mémoire culturelle collective.
Je tiens à saluer le travail de notre collègue Laure Darcos, dont le texte répond à un besoin profond que les deux chambres, comme le Gouvernement, ont su reconnaître. Avec le groupe du RDSE, je voterai favorablement cette proposition de loi. (Applaudissements.)