Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la sécurité des Français et l’intégrité du territoire national sont des préoccupations communes à tous les membres de la Haute Assemblée, je puis l’affirmer sans grande crainte.
Toutefois, étant donné ce que nous savons de la radicalisation, il nous semble que le Sénat a une approche bien réductrice de la prise en charge des personnes condamnées pour terrorisme. On pourrait la résumer ainsi : toujours plus de répression judiciaire et pas assez de réflexion quant aux causes des problèmes que l’on entend traiter.
En effet, le premier écueil de cette proposition de loi est d’ignorer la situation des prisonniers de droit commun qui se radicalisent lors de leur détention. Il convient d’objectiver le phénomène de radicalisation en prison et de mettre en œuvre un programme de réinsertion adapté et stable à ce type d’individus, pour qu’ils ne se retrouvent pas sans aucun accompagnement à la fin de la détention.
Ensuite, cette proposition de loi ne pousse pas plus avant la réflexion sur les pratiques sociojudiciaires en matière de réintégration en milieu ouvert ou semi-ouvert des personnes radicalisées. Elle se contente de mettre en place des dispositifs judiciaires de suivi de ces personnes.
C’est tout le système de suivi des radicalisés qu’il nous faut peut-être revoir. Aujourd’hui, la stratégie de la France est celle du désamorçage, sans aller plus loin. Catherine Troendlé, ancienne sénatrice du groupe Les Républicains, et moi-même avons rendu un rapport d’information sur la radicalisation et nous avons visité longuement les prisons et les structures de prise en charge de la radicalisation. Plutôt que « déradicalisation », je préfère parler de « désengagement » ou de « désembrigadement ». Celle-ci implique des modifications du système de croyances conduisant à rejeter l’idéologie extrémiste au profit de nouvelles valeurs. Toutefois, elle est réductrice, car il s’agit encore une fois d’une approche confrontationnelle, qui porte difficilement ses fruits.
Peut-être devrions-nous envisager de faire évoluer la conception de la prise en charge de ces personnes en France vers la notion de désengagement, qui, elle, s’inscrit dans la perspective d’un renoncement à la violence. Le Danemark a été un précurseur en la matière : dès 2007, il a employé une méthode basée sur le tutorat et l’accompagnement pour faire face à la radicalisation.
En France, il y a eu le programme « Recherches et intervention contre les violences extrémistes », ou RIVE, expérience inédite pour tenter de gérer la réinsertion des personnes radicalisées et leur suivi sous le contrôle des services pénitentiaires d’insertion et de probation. Elle a été interrompue pour laisser place à l’association Artemis, Atelier de recherche, traitement et médiation interculturelle et sociale, dont nous n’avons pour l’heure aucun retour d’expérience.
Mme Nathalie Goulet. Évidemment !
Mme Esther Benbassa. Comment les individus sortis de prison perçoivent-ils leur propre réintégration ? Quelle est l’importance de l’implication des familles, des proches, des communautés dans la réintégration ? Comment les professionnels du travail social, de la justice et de la police adaptent-ils leurs outils et leurs pratiques à l’hétérogénéité des trajectoires et des besoins ? Malheureusement, à l’heure actuelle, peu de travaux portent sur la situation française permettant de croiser ces différentes dimensions dans l’analyse du processus de réintégration. Or il s’agit bien là d’un enjeu social et scientifique majeur.
Ce texte est donc une occasion manquée de faire évoluer la stratégie de suivi des condamnés pour terrorisme à la sortie de détention. C’est pourquoi le groupe Écologiste – Solidarité et Territoires votera contre.
Mme la présidente. La parole est à M. Alain Richard.
M. Alain Richard. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous écrivons un nouveau chapitre de l’histoire de l’adaptation de notre droit pénal à une criminalité particulière. C’est une histoire à épisodes. Avec l’aggravation de la criminalité terroriste, qui commence en 2012 dans notre pays et, bien vite, dans le reste de l’Europe, notre législation se renforce à la fois pour mieux caractériser et rendre punissables les crimes et délits qui constituent ce mouvement et pour adapter les procédures en prévenant les risques de prolongation excessive des jugements comme, il faut bien dire, le risque de l’intimidation de ceux qui instruisent et de ceux qui sanctionnent.
Les règles de ce droit rénové, qui vise à combattre le terrorisme, sont maintenant à l’œuvre. Le moment est opportun pour affirmer notre respect et notre soutien à tous les agents publics qui le mettent en œuvre : magistrats, policiers, agents des services, personnel pénitentiaire et personnel des services pénitentiaires d’insertion et de probation.
Toutefois, à mesure que ce dispositif répressif s’est déployé, un problème est apparu qui surplombe notre discussion d’aujourd’hui : l’idéologie meurtrière qui a conduit à l’acte terroriste, notamment pour ceux qui sont condamnés pour complicité et sont détenus moins longtemps, ne disparaît pas avec l’exécution de la peine.
Depuis quatre ou cinq ans se développe donc une discussion sur la déradicalisation, que Mme Esther Benbassa vient d’analyser de façon très juste. Si elle présente un réel intérêt, elle ne clôt cependant pas le sujet, car les anciens condamnés ne présentent pas tous, tant s’en faut, la disponibilité mentale et la capacité de retour dans la norme, qui en sont la première condition.
La dangerosité des anciens condamnés qui subsiste nous adresse une sorte de double défi : rester fidèles aux principes d’une justice humaniste, écarter la menace vitale d’individus restant enclins à combattre la société par le meurtre.
Le 27 juillet dernier, nous avons adopté une loi habilitant le juge à prendre, après l’exécution de la peine, un ensemble de mesures de sûreté à l’encontre des anciens condamnés pour terrorisme, dans le but de prévenir et, déjà, de détecter les agissements qui révéleraient leur tendance à vouloir de nouveau attenter au sort de nos concitoyens.
Le Conseil constitutionnel a déclaré cet ensemble de mesures contraire aux articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui protègent la liberté individuelle contre les sentences abusives. Il a critiqué le cumul de ces mesures de sûreté aboutissant, si on les appliquait toutes, à priver l’individu d’une part essentielle de sa liberté. Il en a également dénoncé la durée maximale d’application, puisqu’elles étaient susceptibles, dans le texte adopté, de poursuivre leurs effets sur une période pouvant aller jusqu’à dix ans.
Pourtant, cette loi avait reçu l’approbation des deux assemblées, avec une majorité assez large dans les deux cas et après un travail approfondi de leurs commissions des lois respectives. Beaucoup d’entre nous s’y étaient associés et je m’étais personnellement réjoui de vous entendre, monsieur le garde des sceaux, peu après votre entrée en fonction, apporter votre appui à ce dispositif.
À présent, il faut reprendre la plume, puisque, d’une part, le risque à combattre est toujours aussi présent et que, d’autre part, le Conseil constitutionnel a au moins reconnu – j’appelle aussi votre attention sur ce point, monsieur le garde des sceaux – la conformité au droit constitutionnel de mesures individuelles de sûreté en pareille situation. Il est donc souhaitable d’adapter un système de suivi sous le contrôle du juge judiciaire et d’une rigueur moins serrée que la panoplie trop large que nous avions fixée l’été dernier. Observons que des mesures comparables appliquées aux anciens délinquants sexuels condamnés, qui constituent un précédent, sont, quant à elles, jugées parfaitement conformes aux principes supérieurs du droit.
La proposition de loi de François-Noël Buffet tire très logiquement les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel et retient les trois principales mesures de contrainte qui était incluses dans l’ensemble plus vaste de 2020, à savoir l’obligation pour l’ancien détenu condamné pour terrorisme sortant de prison de faire connaître son lieu de résidence, l’interdiction de paraître dans certains lieux et l’interdiction d’entrer en contact avec certains individus. Un tel dispositif figure dans le code pénal de longue date et s’applique à nombre de situations.
Cette fois, la durée d’application de ces mesures est plus limitée. En outre, chaque mesure est décidée par un juge judiciaire après application des droits de la défense.
Nous trouvons ce dispositif équilibré et adapté au danger qu’il faut combattre et nous espérons, rationnellement, qu’il sera cette fois jugé conforme aux exigences supérieures du droit. Nous savons que, de son côté, le Gouvernement a en préparation une réponse légale à ce vide de législation que nous ne pouvons laisser subsister. Nous souhaitons vivement qu’un rapprochement entre les deux démarches ait lieu, comme cela avait été le cas dans le débat précédent.
Ainsi que vous l’avez souligné, monsieur le garde des sceaux, il faut veiller au risque du cumul entre les mesures administratives de contrôle et des mesures judiciaires. Pour autant, nous pensons qu’il faut poursuivre le débat. Je me permets donc d’insister pour qu’avant la fin de la préparation du projet de loi vous incorporiez certaines des mesures qui sont prévues par la proposition de loi que nous sommes en train d’examiner et que vous demandiez au Conseil d’État d’apprécier la compatibilité de l’ensemble de ces mesures, celles que vous avez en projet et celles dont nous délibérons aujourd’hui.
Dans ces conditions, nous souhaitons que le débat se poursuive. C’est pourquoi, sur ce texte, nous avons fait le choix d’une abstention compréhensive.
Mme la présidente. La parole est à Mme Maryse Carrère.
Mme Maryse Carrère. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, les chiffres avancés suscitent une vive inquiétude : presque 500 personnes seraient détenues en France pour des actes de terrorisme en lien avec la mouvance islamiste, parmi lesquelles un nombre significatif devrait sortir de détention ces prochaines années.
Notre société fait donc face à un double défi : d’une part, celui de la réinsertion d’individus ayant déjà fait acte de leur dangerosité, de leur radicalité et du rejet de notre société ; d’autre part, celui de parvenir à les réinsérer sans renier la philosophie de notre État de droit, laquelle ne doit en aucune manière transiger et céder sur le respect des libertés fondamentales.
Le 27 juillet 2020, le Parlement a donc adopté un texte déposé dans le prolongement de la loi SILT, proposant un dispositif de suivi et de surveillance postsentencielle pour les individus condamnés pour des faits de terrorisme à leur sortie de détention. Il a été rappelé les motifs pour lesquels le Conseil constitutionnel a été contraint d’en censurer des éléments principaux, considérant qu’en l’état étaient imposées des obligations et interdictions portant une atteinte trop importante à la liberté d’aller et de venir, au droit au respect de la vie privée et au droit de mener une vie familiale normale.
Toutefois, nous nous réjouissons que le Conseil constitutionnel n’ait pas rejeté le principe de la mise en place de cette mesure. Il nous revient donc de trouver l’équilibre et la justesse qui permettront à ce mécanisme d’être définitivement adopté dans le respect de nos principes essentiels et tout en conservant l’espoir d’une efficacité en vue de la réinsertion des personnes condamnées pour des actes de terrorisme.
Aussi les ajustements proposés par les auteurs de cette proposition de loi paraissent-ils de nature à satisfaire ces diverses exigences. Qu’il s’agisse de la durée de la mesure ou bien de l’encadrement des possibilités de cumul avec les mesures de sursis, ces éléments devraient permettre au dispositif de passer le stade du contrôle de constitutionnalité et, par conséquent, d’entrer en vigueur le plus tôt possible.
De la même façon, je salue les ajustements répondant à la nécessité d’éléments nouveaux et complémentaires pour le renouvellement de la mesure de suivi. La censure constitutionnelle aura ainsi permis d’introduire une nouvelle évaluation établissant la dangerosité sur la base d’éléments actuels et circonstanciés. Il en va de même de la gradation introduite dans le prononcé des obligations susceptibles d’être imposées.
J’ai l’espoir, à l’image de la position de la commission des lois, que la réponse apportée par cette proposition de loi sera de nature à permettre la constitutionnalité du dispositif, lequel prendra mieux en compte la situation, la personnalité ou le niveau de dangerosité de la personne visée par la mesure.
Je souligne enfin un point particulier. Cette proposition de loi intègre le principe suivant lequel la mesure de sûreté ne peut intervenir à l’issue de l’exécution d’une peine d’emprisonnement que si la personne a pu, pendant l’exécution de cette peine, bénéficier de mesures de nature à favoriser sa réinsertion. Cela est évidemment bienvenu et nous permet d’aborder un sujet fondamental, celui du rôle de l’institution carcérale dans notre société. En effet, je crains qu’il ne faille voir ici l’aveu d’une forme d’échec.
Mme Nathalie Goulet. Et comment !
Mme Maryse Carrère. Certes, la prison punit, mais elle ne prépare pas suffisamment à la sortie. Elle joue son rôle de répression, mais ne prépare pas efficacement à la réinsertion, alors même que ce devrait être son rôle principal. De cette manière, nous en sommes réduits à une forme de fuite en avant : après les peines, nous voilà à instituer des mesures post-carcérales avec l’espoir qu’elles seront efficaces, alors même que la prison a failli à sa mission.
Qu’adviendra-t-il si celles-ci se révélaient à leur tour inefficaces ? Faudra-t-il travailler sur un nouveau dispositif qui permettrait un suivi encore plus étendu à l’issue de ces mesures ? Ce n’est évidemment pas la solution, mais cela nous alerte sur une forme de précarité face à laquelle nous devrons nous montrer vigilants dans les années à venir.
Ce dernier point n’empêchera toutefois pas le groupe du RDSE de voter en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le 21 juillet 2020 a été discutée au Sénat la proposition de loi instaurant des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine, après son adoption par l’Assemblée nationale. Le groupe CRCE s’était alors fortement opposé au texte et aux objectifs visés.
Dans sa décision du 7 août 2020, le Conseil constitutionnel a considéré que le dispositif retenu portait, en l’état de sa rédaction, une attaque qui n’était ni adaptée ni proportionnée aux droits et libertés constitutionnellement garantis. Pourtant, les auteurs et défenseurs des propositions de loi initiales continuent à considérer que les mesures de police administrative, notamment les Micas, aujourd’hui privilégiées par les autorités pour assurer le suivi des personnes libérées, représentent toujours une menace grave pour la sécurité publique et n’offrent pas un cadre de surveillance suffisant. Aussi proposent-ils de nouveau un renforcement du suivi judiciaire en proposant des garanties de réinsertion renforcées.
C’est donc en toute cohérence que la commission des lois a approuvé le dispositif proposé par François-Noël Buffet en n’apportant que quelques ajustements mineurs. La position de mon groupe reste la même depuis le mois de juillet 2020 et les censures du Conseil constitutionnel n’ont fait que la conforter : de telles mesures sont contraires, dans leur logique même, à plusieurs droits fondamentaux. Nous avons toujours été opposés aux mesures de sûreté en général, considérant qu’un individu ayant purgé sa peine avait le droit d’être réinséré dans notre société.
Rappelons que, lors de l’adoption de la rétention de sûreté, le sénateur Robert Badinter avait dénoncé « une période sombre » pour la justice. Il avait insisté sur « le brouillard » dans lequel cette « détention pour dangerosité, hors toute commission d’infraction », allait plonger la justice dont les fondements étaient atteints.
Ces mesures induisent un bouleversement de la logique même du droit pénal. En effet, les mesures de sûreté ne sont pas relatives à une infraction commise. Elles ne visent que les « états dangereux ». Il n’existe donc pas de faute, le but de ces mesures étant seulement de protéger la société par des dispositions spécifiques permettant ainsi d’éviter notamment la récidive. On parle donc non pas de punition, mais de prévention. Il s’agit notamment – et dans la plupart des cas – d’utiliser ce genre de procédure pour réadapter des délinquants à la société par le biais d’une cure de désintoxication ou d’un internement, ce qui pose déjà grandement question.
Présentées comme de simples moyens prophylactiques, ces mesures peuvent présenter un danger de dérive totalitaire. Or, en adaptant les mesures de sûreté aux personnes condamnées pour des actes terroristes, quel message envoyons-nous ? En pointant avec force la récidive probable, on envoie aux condamnés qui ont purgé leur peine le signal qu’ils sont suspectés à vie et, en quelque sorte, rejetés de la République. Ne nous leurrons pas : cette justice d’exception ne se bornera pas au seul cas des détenus terroristes, elle fera tache d’huile. N’est-ce pas déjà le cas au regard des lois votées à l’encontre des auteurs de délits et crimes sexuels, par exemple ?
Pourtant, en creux, ce que révèlent notamment les mesures proposées, ce sont l’échec du temps pénitentiaire et l’épuisement d’un système basé sur le tout carcéral. Les vraies questions auxquelles cette proposition de loi ne répond pas sont nombreuses : quels moyens pour nos services de renseignements pour prévenir les actes de terrorisme ? Comment réinsérer dans notre société des individus condamnés pour de tels faits ? Les obliger, pendant plusieurs années, à se rendre jusqu’à trois fois par semaine dans un commissariat pour justifier de leur présence est un obstacle évident à la reprise d’une vie active et socialisante. Autant de questions auxquelles la nouvelle mouture de la loi SILT du Gouvernement que nous examinerons à la fin du mois de juin prochain ne s’attache pas à répondre non plus.
Mes chers collègues, au regard des conséquences désastreuses de cette incessante surenchère pénale sur notre ordonnancement juridique, je me demande s’il ne serait pas sage, un an avant l’élection présidentielle, de sanctuariser au maximum notre code pénal. Quoi qu’il en soit, nous nous opposerons de nouveau à ce texte, qui continue, selon nous, malgré des aménagements à la marge, à aller à l’encontre des principes fondamentaux de notre État de droit, en instaurant en substance une peine après la peine.
Comment faire en sorte que la prison ouvre, à la libération, la voie à une véritable réinsertion ? Voilà la question essentielle qui devrait être posée, et non comment poursuivre la logique carcérale punitive de réclusion en dehors des murs ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je mets d’emblée fin au suspens : nous voterons le texte qui nous est soumis et suivrons évidemment la décision de notre commission. (Sourires.)
Une question demeure toutefois, monsieur le garde des sceaux : pour quoi faire ? En réalité, aucun texte ne nous donnera jamais suffisamment de garanties face à un virus mutant. La question de la radicalisation se pose depuis longtemps et j’y travaille moi-même depuis très longtemps. D’ailleurs, vous gardez sûrement le souvenir ému de la première question d’actualité qui vous a été posée dans cet hémicycle.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. (La main palpitant sur la poitrine.) J’en ai encore le cœur qui bat ! (Sourires.)
Mme Nathalie Goulet. J’espère bien ! (Nouveaux sourires.)
J’en étais l’auteur et elle portait précisément sur le suivi des détenus radicalisés, puisque j’ai l’honneur et le privilège d’être le sénateur du centre pénitentiaire d’Alençon-Condé-sur-Sarthe, qui connaît de nombreux problèmes avec les détenus radicalisés. Imbibée des travaux de Farhad Khosrokhavar, je sais que la question de la prison demeure un véritable sujet. Si nous nous y étions penchés durant toutes ces années, nous n’en serions peut-être pas là.
Comme beaucoup, monsieur le garde des sceaux, je vous rappellerai que la prison est un incubateur, mais vous le savez. Il faut donc plus de moyens pour les prisons, plus de moyens pour la justice, plus de moyens pour la prévention.
À ce stade, je tiens évidemment à rendre hommage à nos services de sécurité, aux services pénitentiaires, aux services de renseignement, qui accomplissent un travail tout à fait remarquable, mais en aval. Votre collègue ministre Gérald Darmanin a déclaré cette semaine que l’une des raisons du problème de la sécurité, c’était le manque de moyens de la justice. Vous avez obtenu un budget substantiel, mais ce navire amiral prend néanmoins l’eau et il va falloir faire mieux.
J’ai tendance à penser que le « quoi qu’il en coûte » devrait être appliqué à votre ministère lors du prochain projet de loi de finances ! Nous vous soutiendrons sur ce sujet.
Mme Nathalie Goulet. Qu’en est-il du plan national de prévention de la radicalisation annoncé par Édouard Philippe, le 13 juillet 2018 ? Nous n’en avons aucune évaluation !
La problématique à laquelle nous tentons de répondre en ce moment même va percuter le débat qui suivra l’examen de cette proposition de loi et qui porte sur l’irresponsabilité pénale. En effet, nous le savons, de nombreux détenus reconnus comme radicalisés n’ont pas leur place en prison, mais doivent être placés dans des hôpitaux psychiatriques ; or ces établissements n’ont déjà pas les moyens de prendre soin de leurs malades.
On a psychiatrisé le terrorisme avec des effets en cascade : des terroristes dangereux plongés dans le bouillon carcéral sortent plus délinquants qu’ils ne sont entrés. Les médecins experts, peu nombreux, ne peuvent jouer leur rôle.
Quant à la prévention, elle brille par son inefficacité !
Monsieur le garde des sceaux, je souhaite adresser ici, pour la énième fois, un réquisitoire contre le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, le CIPDR. Projets de loi de finances rectificative après projets de loi de finances, nous demandons des évaluations de son action. Il serait temps ! Nous n’avons ni stratégie, ni statistiques, ni suivi. Or c’est extrêmement important, cela a été rappelé à plusieurs reprises au Sénat. Ainsi, la mission d’information conduite par Esther Benbassa et Catherine Troendlé sur les outils de la déradicalisation ou de la lutte contre la radicalisation ou de la reconstruction du lien citoyen – appelons cela comme on veut ! – a montré que ce maillon-là aussi était manquant, ce qui nous conduit à de très nombreuses incertitudes.
Je vous renvoie aussi, mes chers collègues, au travail de la commission des lois et de la commission des affaires sociales sur les failles et les faiblesses de l’expertise psychiatrique – manque d’experts, surcharge de travail, rémunération ridicule…
D’ici au projet de loi de finances, monsieur le garde des sceaux, nous devrons nous pencher très attentivement sur la lutte contre la radicalisation. Nous pourrons évidemment voter ex post, comme d’habitude, de très nombreuses mesures d’ordre répressif. Il n’en demeure pas moins que la prévention est une sécurité qu’il nous faut absolument développer et évaluer. Sinon, nous n’aurons jamais les outils nécessaires pour lutter contre le terrorisme.
Enfin, d’ici à l’examen du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, que vous portez actuellement à l’Assemblée nationale, nous pourrions procéder à une évaluation de l’article 729-2 du code de procédure pénale, qui permet des libérations conditionnelles sous condition d’expulsion. Combien de détenus, dangereux ou non, pourraient-ils se voir appliquer cette disposition ? Cette mesure est-elle susceptible de déplacer le curseur ? Il serait intéressant de le savoir.
Sur ces questions, le Sénat a toujours été aux côtés des ministres de l’intérieur et de la justice qui se sont succédé depuis 2015. Nous avons conscience de l’importance de l’unité nationale dans la lutte contre le terrorisme et dans la prévention, qui doit être placée au cœur du débat, et non « à côté ».
Nous voterons donc le texte proposé, même si, comme d’autres avant lui, celui-ci manquera de moyens humains et financiers. C’est pourquoi j’insiste sur les questions d’évaluation, monsieur le ministre, et j’espère que nous pourrons vous soutenir dans les textes, notamment financiers, à venir. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Yves Leconte. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jean-Yves Leconte. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, selon les chiffres qui nous ont été communiqués lors des auditions menées par Muriel Jourda, 469 personnes sont actuellement incarcérées pour des infractions terroristes, et 162 devraient sortir dans les quatre prochaines années après avoir purgé leur peine. Comment répondre à ce défi alors que, nous le savons, la prison ne permet généralement pas de sortir de l’idéologie qui peut conduire au risque terroriste ?
L’enjeu est majeur, mais nous ne pensons pas que cette proposition de loi, très proche finalement de celle qui a été censurée l’été dernier, soit la bonne réponse.
Le risque est multiplié pour les sorties « sèches », ce qui sera le cas de 75 % environ des prochaines libérations. Rappelons qu’en 2016, à l’occasion d’une prorogation de l’état d’urgence et sur l’initiative de la majorité sénatoriale, les personnes condamnées pour terrorisme ont été exclues des crédits de réduction de peine.
Le rapporteur de la commission des lois, Muriel Jourda, a fait tout son possible pour adapter le texte aux exigences de la décision du Conseil constitutionnel du 7 août 2020 et éviter qu’il n’entre en concurrence avec les Micas, en supprimant notamment l’obligation de pointage. Malheureusement, à notre sens, ses efforts ne suffisent pas à rendre acceptable cette proposition de loi.
Peut-on parler de proportionnalité lorsqu’une mesure de contrainte est susceptible de durer pendant un temps égal à la moitié de la peine déjà effectuée ?
En l’absence d’infraction, la responsabilité de la lutte contre le terrorisme doit relever du seul pouvoir exécutif, qui doit pouvoir prendre les mesures administratives adéquates. En revanche, dès qu’un crime ou un délit est commis, il revient au parquet national antiterroriste de conduire les opérations.
Le groupe socialiste est opposé à ce texte pour des raisons de principe et d’efficacité.
Par principe, nous refusons la rétroactivité du droit et affirmons qu’il ne saurait y avoir de peine après la peine. Par ailleurs, une personne ne peut être condamnée que sur le fondement de ses actes, et non pour ce qu’elle est.
La liste des contraintes autorisées par cette proposition de loi donne le sentiment d’une sorte de mélange avec les mesures de sûreté, par ailleurs vivement critiquées, prises à l’encontre des anciens délinquants sexuels sur le fondement de l’article 132-45 du code pénal. C’est aussi la juridiction de la rétention de sûreté qui se prononcera, mais, pour les anciens délinquants sexuels, elle statue sur la base d’expertises médicales totalement inadéquates pour les anciens condamnés terroristes.
On a l’impression que, pour répondre à une inquiétude, on est allé chercher dans le code pénal des dispositions qui ne sont pas vraiment adaptées.
Nous sommes également opposés au texte pour des raisons d’efficacité. Pourquoi traiter différemment une personne dangereuse selon qu’elle sort ou non de prison ? Si des dispositions sont utiles en matière de prévention, elles doivent pouvoir s’appliquer à tous.
Vous avez évoqué, monsieur le garde des sceaux, une sorte de compétition entre la juridiction régionale de la rétention de sûreté (JRRS), qui se prononcerait sur ces nouvelles mesures, et la justice administrative, qui pourrait notamment se prononcer sur la justification d’un pointage décidé par l’autorité administrative. Ce télescopage pose problème et fragilise l’ensemble du dispositif.
Si la justice judiciaire se prononce contre des mesures de sûreté, peut-on imaginer que l’autorité administrative prenne ensuite des Micas ? C’est un problème au regard de notre capacité à prévenir les actes terroristes.
Il n’est pas souhaitable d’instaurer la moindre confusion ni la moindre compétition entre la JRRS et les juridictions administratives. Il n’est pas souhaitable non plus de partager la responsabilité de la prévention des actes terroristes. C’est pourquoi nous sommes opposés à ce texte, dont les dispositions trouveraient d’ailleurs mieux à s’insérer dans le code de la sécurité intérieure que dans le code pénal.