Mme la présidente. La parole est à M. Michel Savin, pour la réplique.

M. Michel Savin. Monsieur le secrétaire d’État, j’entends que vous partagez nos inquiétudes concernant cette filière, dont vous avez rappelé qu’elle est un véritable trésor national. Nos compatriotes, mais aussi de plus en plus d’étrangers visitent ces installations.

Vous l’avez dit, il y a urgence : ces professionnels attendent aujourd’hui des réponses concrètes, car ils ne peuvent pas continuer à restreindre leur activité touristique du fait de ces réglementations. Il faut que la réglementation évolue rapidement pour permettre à ces producteurs d’alcool fort de maintenir une activité touristique de qualité.

Mme la présidente. Nous en avons terminé avec les réponses à des questions orales.

Mes chers collègues, l’ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quatorze heures trente.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à douze heures trente-cinq, est reprise à quatorze heures trente-cinq, sous la présidence de M. Gérard Larcher.)

PRÉSIDENCE DE M. Gérard Larcher

M. le président. La séance est reprise.

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Opération barkhane : bilan et perspectives

Débat organisé à la demande de la commission des affaires étrangères

M. le président. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, sur « l’opération Barkhane : bilan et perspectives ».

Cette séance s’organisera en deux temps. Tout d’abord, la parole sera donnée à l’auteur du débat, à un orateur de chaque groupe, puis aux ministres pour leur répondre. Ensuite, nous procéderons à une séquence de seize questions-réponses.

La parole est à M. le président de la commission des affaires étrangères, auteur de la demande. (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains et UC, ainsi que sur des travées du groupe RDSE. – Mme Nicole Duranton et M. Joël Guerriau applaudissent également.)

M. Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Je souhaiterais vous remercier, monsieur le président, d’avoir accepté l’organisation de ce débat. Le Sénat – j’en suis convaincu – s’honore de ce moment de vie parlementaire et démocratique. Il est exceptionnel, aussi bien par sa forme, qui prévoit un temps d’expression réservé aux groupes politiques, que par le sujet traité, l’opération Barkhane.

Je voudrais également vous remercier, monsieur le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, madame la ministre des armées, d’avoir bien voulu participer à ce débat. Loin de tout esprit politique, il nous permettra notamment de vous faire part des travaux menés par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées depuis plus d’un an. Au moment où l’opinion publique semble s’interroger, il est sans doute bon que les institutions jouent leur rôle en permettant une expression diverse mais constructive.

Ce débat est d’abord l’occasion de saluer une fois encore l’engagement exceptionnel de nos militaires. Rappelons le prix très lourd qu’ils ont payé : 55 morts. J’ai une pensée particulière pour le fils de notre ancien collègue Jean-Marie Bockel, qui fêterait aujourd’hui même ses trente ans. Nous nous inclinons devant leur mémoire. Notre reconnaissance et notre soutien vont bien sûr aussi aux nombreux blessés. Nous ne les oublions pas ! Expliquer leur action et le sens de leur mission, comme nous allons le faire cet après-midi, est sans doute la meilleure manière de leur rendre hommage.

Le 22 avril 2013, nous avons autorisé la prolongation de l’opération Serval, conformément à l’article 35 de la Constitution. Près de huit ans plus tard, Serval est devenue Barkhane, et la France est toujours engagée au Sahel.

En huit ans, les modalités de notre engagement ont beaucoup évolué. Le nombre de nos soldats a fortement augmenté : de 3 000 à l’origine, il est passé à 4 500, puis à 5 100. L’ennemi s’est aussi, hélas ! beaucoup transformé. L’État islamique dans le Grand Sahara est monté en puissance : les attaques djihadistes se sont étendues dans le centre du Mali, dans la zone des trois frontières puis au Burkina Faso, et menacent maintenant tout le golfe de Guinée.

Quelques jours avant le sommet de N’Djamena, il est donc temps de faire ensemble le point sur cet engagement de longue haleine et de tracer de nouvelles perspectives. À cet égard, savoir si 600 soldats vont ou non quitter Barkhane est certes important, mais n’apporte pas totalement la réponse que nous attendons. Nous souhaitons avant tout comprendre la stratégie du Gouvernement pour la période à venir. En effet, un double constat s’impose à nous.

Sur le plan militaire, les forces armées de l’opération Barkhane ont indéniablement remporté de très nombreux succès tactiques. Dernièrement, dans le cadre de l’opération Bourrasque, de nombreux chefs djihadistes ont été neutralisés, ce qui a en partie désorganisé les groupes terroristes.

En outre, nous sommes parvenus à mobiliser le soutien d’un certain nombre d’alliés européens, même si les moyens qu’ils ont mis en œuvre nous paraissent encore insuffisants. La force Takuba a pu commencer à entrer en action. Les armées de nos alliés du G5 Sahel ont également progressé, souvent en payant le prix du sang. Nous devons leur rendre hommage, car le tribut qu’ils ont payé est indiscutablement un prix très fort dans la lutte contre le terrorisme.

Ainsi, grâce à la pression exercée en permanence par nos forces et par celles de nos alliés, la constitution d’un sanctuaire djihadiste a pu être évitée, ce qui était l’objectif initial.

Un autre constat, cependant, s’impose à nous : le dénouement de cette crise, qui dure depuis huit ans, ne sera certainement pas militaire, nous le savons. La solution ne peut être que politique. Par conséquent, elle est essentiellement du ressort des Maliens eux-mêmes. Or les accords d’Alger n’ont pas été appliqués. Pis, le nouveau coup d’État au Mali nous donne parfois l’impression d’un retour en arrière de près de huit ans.

Dans ces conditions, allons-nous signer pour un nouveau bail de huit ans ? Que se passera-t-il si, au terme de cette période, rien n’a changé sur le plan politique au Mali ? Nous ne pensons pas qu’un retrait brutal de nos armées soit la bonne réponse ; ce ne serait ni conforme à nos intérêts ni à celui de nos alliés qui ont demandé notre aide. Nos choix doivent consolider les acquis de Barkhane, et non les sacrifier. Mais nous sommes en droit, compte tenu de notre engagement et du prix que nous payons, d’attendre des progrès sur la voie de la réconciliation nationale malienne.

Monsieur le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, madame la ministre des armées, quel sera le message de la France à nos alliés sahéliens lors du sommet de N’Djamena ? En somme, c’est votre feuille de route pour la période à venir que nous souhaitons connaître. Les Français veulent tout simplement savoir quel est le plan du Gouvernement pour qu’un jour la France puisse retirer ses forces sans craindre un nouveau séisme.

De notre côté, nos travaux ont mis en évidence le caractère crucial du développement économique et, par conséquent, celui de l’aide publique au développement. C’est essentiel pour lutter contre les causes profondes du terrorisme au Sahel. Sans cela, nous ne traiterons que les symptômes, et les populations locales finiront par nous voir comme des troupes d’occupation.

Nous avons dépensé 900 millions d’euros pour Barkhane en 2019, contre seulement 85 millions d’euros en aide publique au développement nette pour le Mali. Certes, nous ne sommes pas seuls : l’Alliance Sahel, créée en 2017, a également mobilisé des sommes très importantes. Toutefois, il nous reste très difficile d’atteindre des régions qui en ont le plus besoin, particulièrement au nord du Mali. C’est pourtant la seule façon d’offrir des perspectives aux jeunes de ces territoires. Éducation, santé, services publics de base : telles sont les améliorations concrètes que les populations attendent et qu’elles doivent voir enfin arriver. La future loi d’orientation sur la solidarité internationale, que nous allons enfin pouvoir examiner dans quelques semaines, sera l’occasion de réorienter encore davantage nos efforts sur ces priorités.

Enfin, notre débat d’aujourd’hui doit être l’occasion d’aborder des préoccupations plus immédiates. La protection de nos soldats constitue pour nous une priorité absolue. Qu’en est-il du renforcement du blindage des véhicules légers que nous attendons encore ? Ne faut-il pas basculer dans la mesure du possible vers davantage d’aéromobilité, puisque les principaux attentats qui touchent nos troupes interviennent à l’occasion de convois automobiles ? À cet égard, j’ose croire que l’actualisation de la loi de programmation militaire nous permettra aussi d’aborder directement ce sujet.

Monsieur le ministre, madame la ministre, vous l’aurez compris, nous sommes loin de toute posture. La diversité des points de vue qui vont s’exprimer le montrera. Nous sommes face à une situation difficile, complexe. Il n’y a pas de solution toute faite, mais nous devons nous confronter ensemble à cette complexité. Tel est le rôle du Parlement.

Mes chers collègues, ce débat est aussi un symbole. Il s’adresse à nos concitoyens pour qu’ils sachent que, partout où la France se bat, c’est pour faire progresser la paix. Quant à nos soldats qui patrouillent en ce moment même dans les déserts brûlants et dangereux du Sahel, puissent-ils accueillir ce débat comme la marque de notre confiance et de notre soutien. Ils sont la fierté de la France ! (Applaudissements sur les travées des groupes Les Républicains, UC, RDSE et RDPI, ainsi que sur des travées du groupe SER. – M. Joël Guerriau applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Ludovic Haye, pour le groupe Rassemblement des démocrates, progressistes et indépendants. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Ludovic Haye. Monsieur le président, madame la ministre des armées, monsieur le ministre de l’Europe et des affaires étrangères, mes chers collègues, permettez-moi d’entamer mon propos en rendant un hommage appuyé à nos soldats, à ces femmes et à ces hommes d’exception engagés au Sahel, dont la combativité et le dévouement sont inégalables. Leur abnégation est un modèle pour nous tous. Je veux leur dire, au nom du groupe RDPI, combien nous sommes fiers d’eux et combien nous leur sommes reconnaissants. Ils peuvent compter sur notre soutien indéfectible. À tous nos soldats tombés au service de notre nation, je rends également un hommage ému et sincère.

La tenue de ce débat tombe à point nommé, puisqu’il se déroule à quelques jours d’un sommet déterminant à N’Djamena. Il nous donne l’occasion de réaffirmer l’action capitale que mène la force Barkhane et de renouveler toute notre confiance au Président de la République et à son gouvernement.

Les groupes armés terroristes que nos soldats combattent, hier avec l’opération Serval pour les empêcher de provoquer la chute d’un État allié, le Mali, et aujourd’hui avec Barkhane pour les empêcher de faire de la bande sahélo-saharienne une base arrière du terrorisme de la taille de l’Europe, représentent une menace bien tangible. Mais, en passant de Serval à Barkhane, nous sommes passés d’une guerre d’intervention courte et rapide à une guerre d’un tout autre genre.

Nous avons pleinement conscience que, sans nos soldats sur place, aux côtés des armées sahéliennes, cette menace s’étendra demain à toute l’Afrique de l’Ouest. C’est parce que nos partenaires européens partagent pleinement cette analyse qu’ils s’investissent chaque jour un peu plus au Sahel. Cela me donne l’occasion de saluer l’engagement de nos alliés européens, que ce soit au sein de la task force Takuba ou dans d’autres opérations.

Depuis le sommet de Pau, Barkhane a fortement accéléré le rythme de neutralisation des groupes terroristes. En outre, la montée en puissance des forces sahéliennes est encourageante, bien que celles-ci ne soient toujours pas en mesure de prendre la relève intégrale de Barkhane et d’affronter seules la menace des groupes armés. Au côté du rôle essentiel de la France, une addition de faiblesses ne fait pas une force.

Si nos armées remportent chaque jour des victoires tactiques, il nous faut prendre conscience que la crise est aussi politique et économique.

Comme il est stipulé dans les quatre piliers complémentaires du sommet de Pau, nous devons transformer ensemble les gains durement acquis sur le terrain en progrès politiques, économiques et sociaux et trouver un moyen de sortir l’approche « 3D » – diplomatie, défense, développement – de sa phase incantatoire.

Pour ce faire, nous avons besoin d’engagements forts de la part de nos partenaires sahéliens, surtout maliens. Il faut une feuille de route claire en faveur d’une bonne gouvernance politique démocratique et du développement de services publics dans les zones fragiles – je pense notamment aux zones du Nord –, nécessaires pour restaurer la confiance en l’État, de la tenue d’élections en mars 2022, de la préservation de l’espace humanitaire et du développement de nouveaux ponts économiques, de la lutte contre la corruption, les trafics humains, de stupéfiants et de produits de contrebande en tout genre, qui gangrènent la société et favorisent l’insécurité et l’instabilité. Après la Guinée-Bissau, le Mali est en passe de devenir progressivement un narco-État dans lequel les trafiquants achètent les consciences et les votes.

Ces engagements doivent également concerner la lutte contre la désinformation, avec l’arrivée de fake news qui viennent progressivement salir l’image de nos forces et de notre pays. Du racisme à rebours à l’anticolonialisme primaire, en passant par la réécriture de l’Histoire, leur caractéristique commune est le dénigrement de l’action passée, présente et future de notre pays en Afrique.

Nous le voyons bien, en parallèle du cadre strictement militaire, il existe toute une série d’autres combats à mener, qui prennent beaucoup de temps et qu’il s’agit de concrétiser rapidement sous peine d’enlisement.

Six ans après qu’il a été signé, comment se fait-il que la mise en œuvre de l’accord d’Alger de 2015 pour la paix et la réconciliation au Mali en soit toujours à ses balbutiements ?

Monsieur le ministre, par quels moyens politiques et diplomatiques envisagez-vous d’intervenir pour assurer la mise en œuvre concrète de cet accord de paix ? Avec quels acteurs comptez-vous avancer et dialoguer, alors que le paysage régional comprend une myriade de protagonistes locaux armés ayant leurs propres agendas locaux ? Comment lutter contre l’instrumentalisation malveillante des opinions publiques locales et la propagation de fausses informations à des fins de politique intérieure ou par des puissances étrangères qui sapent nos efforts communs ?

Le temps joue contre nous. C’est malheureusement une règle universelle : plus une opération militaire dure, plus la population locale a tendance à attribuer aux soldats la responsabilité de certaines situations.

Pacifier ces pays en faisant naître un réel sentiment d’appartenance nationale passera par le développement.

Tous ces objectifs ne pourront être atteints sans l’aide de la France et des acteurs étatiques et économiques sur place. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI, ainsi que sur des travées des groupes UC et Les Républicains.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Guérini, pour le groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.

M. Jean-Noël Guérini. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens à remercier le président Cambon d’avoir pris l’initiative de ce débat.

À un an de l’élection présidentielle française, à quelques jours du sommet du G5 Sahel à N’Djamena, ne comptez pas sur moi pour polémiquer sur un dossier qui engage la France.

M. Olivier Cadic. Très bien !

M. Jean-Noël Guérini. La présence de 5 100 enfants de la Nation sur ce territoire sahélo-saharien appelle à des échanges responsables, loin des querelles politiciennes.

Après le décès de cinquante et un de nos soldats, j’entends ici et là les velléités de certains d’inviter au retrait de nos forces armées, en raison du coût et de l’intérêt d’une mission que d’aucuns trouvent discutable. Je ne vais pas distribuer les bons ou les mauvais points de ce choix stratégique et géopolitique. En revanche, je tiens à poser les enjeux actuels de cette opération, qui s’éternise malheureusement. Sa durée peut-elle pour autant justifier un retrait, voire une réduction de notre niveau d’engagement, alors même qu’António Guterres insiste dans son rapport trimestriel relatif à la situation au Mali sur le degré de violence auquel est confrontée la population ?

Rappelons tout de même les raisons de notre présence au Mali à la demande du gouvernement de ce pays.

Barkhane, c’est un gage de stabilité dans une zone en souffrance, un besoin réel pour contenir le terrorisme et ses nombreuses répercussions en Europe et sur notre territoire, un engagement à la formation de militaires maliens, un projet « araignée » d’aide à la population, une influence de la France.

À l’occasion de ses vœux aux armées, Emmanuel Macron a rappelé que, « face aux risques de destruction des relations internationales et de notre société, les armées françaises ont été un facteur de stabilité, de force et de résistance ». Barkhane est entièrement résumée dans cette phrase. Notre présence a pour objectif de garantir une sécurité pérenne sur ce territoire, en partenariat avec les forces de Bamako et du G5 Sahel.

La zone des trois frontières, à cheval entre le Mali, le Niger et le Burkina Faso, est l’un des poumons des troupes djihadistes, aujourd’hui réunies sous la bannière de l’État islamique dans le Grand Sahara, branche locale de l’EI. L’enjeu est bel et bien de contenir le terrorisme, dont nous mesurons, hélas ! les répercussions en France et en Europe.

Barkhane, c’est certes une présence militaire, mais ce sont aussi des projets d’aide à la population tendant à faciliter l’accès à l’eau, à l’énergie, à la santé, aux médicaments gratuits. Ils sont destinés à accompagner la population plutôt que de la laisser traverser la Méditerranée dans des conditions inhumaines. Ces projets sont sans doute insuffisants – j’en conviens –, mais ils sont indispensables. L’avenir de ces populations n’est pas dans la migration, mais bien dans le développement du Mali et de la bande sahélo-saharienne.

C’est pourquoi Barkhane est également un engagement à la formation de militaires maliens, fondement de la lutte active contre le terrorisme qui ronge ce territoire en terrorisant la population.

Pérenniser notre intervention, si durable soit-elle, si douloureuse soit-elle, si chère soit-elle, demeure un enjeu géostratégique, un enjeu de coopération, un enjeu humain. En effet, notre engagement est l’un des fondements de notre influence en Afrique et dans le monde. Oui, notre présence représente une dépense importante – 1 milliard d’euros par an –, mais nous ne sommes plus seuls : 50 % du transport de personnel et près de 40 % du transport de matériel relèvent désormais des pays alliés et européens.

Notre politique d’influence en matière de défense mérite mieux que des projections budgétaires contraintes et la crainte de pertes humaines parmi les militaires.

Que répondre à cette émotion, sinon qu’il faudrait se remémorer ici, à cette tribune, l’intervention de notre ami et ancien collègue, Jean-Marie Bockel, après la perte de son fils : « Nous sommes infiniment tristes et fiers aussi de notre enfant. C’était un soldat engagé qui savait pourquoi il était là. »

Madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, soyons fiers du travail accompli par nos troupes. Ne les perturbons pas dans leur mission par nos discussions, qui peuvent sembler superfétatoires, voire irrespectueuses à l’égard de leur engagement au service de la liberté, de la sécurité et de la France ! (Applaudissements sur les travées du groupe RDSE, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains, UC, RDPI et SER.)

M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent, pour le groupe communiste républicain citoyen et écologiste.

M. Pierre Laurent. Monsieur le président, madame, monsieur les ministres, mes chers collègues, je veux d’abord saluer la tenue de ce débat et remercier le président de notre commission d’en avoir pris l’initiative. Il n’est plus acceptable de placer le Parlement devant le fait accompli alors que, dans quelques jours à N’Djamena, le Président de la République devrait annoncer une fois de plus d’importantes décisions.

Madame la ministre, vous avez déclaré devant notre commission : « Dire que la France est engluée dans une guerre sans fin est faux. » De notre côté, nous pensons que rien ne serait plus faux que de ne pas interroger sans concession les résultats de l’opération Barkhane.

Vous ne trouverez pas plus farouches opposants aux terroristes islamistes que les communistes. Les démocrates que nous soutenons à travers le monde sont partout pourchassés et tués par ces groupes. Nos combats émancipateurs sont menacés par leurs visées obscurantistes. Mais les huit années de guerre au Mali ont-ils éteint ou propagé le feu du terrorisme islamiste et de tous les entrepreneurs de violence ? Le Mali vit-il davantage en paix qu’il y a huit ans ? Poser ces questions, c’est malheureusement y répondre. De plus en plus de Maliens, les populations civiles des pays du Sahel, ainsi que des militaires, des diplomates, des universitaires français posent ces questions avec nous.

Pour un coût exorbitant – près de 1 milliard d’euros par an depuis huit ans – et plus de 5 000 soldats engagés, nous infligeons – c’est vrai – des pertes aux groupes djihadistes, mais nous ne faisons pas reculer la violence ni baisser les pertes humaines. Au contraire, elles ne font que s’accroître : 55 militaires français ont perdu la vie ; 5 000 Maliens, soldats des armées locales ou civils, ont été tués depuis 2015 ; plus de 4 000 l’ont été dans l’ensemble de la région rien qu’en 2020 ; on comptabilise aussi un demi-million de déplacés dans la sous-région.

La situation humaine, politique et économique du Mali empire. Dans ce contexte de déstabilisation sociale et politique, les islamistes continuent de développer leur sinistre entreprise.

Les leçons des guerres menées au nom de la « guerre contre le terrorisme » ne sont pas tirées. Chaque fois, les pays sont laissés en proie au chaos pour des décennies. La désintégration de la Libye en est un exemple. Elle est d’ailleurs directement à l’origine d’une partie des violences armées dans le nord du Mali. Dans quel état laisserons-nous le Mali et les autres pays de la région si nous poursuivons dans cette voie ?

Censés venir pour protéger le Mali, nous jouons aux apprentis sorciers, réveillant les divisions pour trouver des alliés, prétendant choisir entre les bons et les mauvais groupes armés, nourrissant la relance des conflits communautaires, jouant un jeu trouble avec le Mouvement national de libération de l’Azawad, suscitant la défiance des Maliens devant le risque d’une partition du pays qu’entérinerait la mainmise de groupes armés islamistes ou non sur le Nord. C’est d’ailleurs pourquoi les accords d’Alger ne peuvent être invoqués comme « la » solution politique et doivent être profondément révisés. Les islamistes prospèrent sur ces divisions, recrutent en exploitant le désespoir de populations spoliées de toute part.

Nous devons tirer les leçons et tourner la page de Barkhane, car l’impasse est certaine. Il faut créer les conditions d’un départ programmé de nos troupes, afin de lui substituer un nouvel agenda politique, économique et de sécurité pour le Mali et la région.

Cela ne se fera pas en un jour, car le mal est fait. Il ne s’agit évidemment pas d’abandonner le Mali au chaos. Le calendrier du retrait doit être discuté avec le Mali, l’Union africaine et l’ONU ; il doit en outre s’adosser à une nouvelle réponse multilatérale et africaine en matière de sécurité et à un nouvel agenda de coopération.

Notre appui militaire doit être recentré sur le soutien aux armées locales, en retenant la formule d’un comité d’état-major conjoint des forces africaines qui exclue les puissances étrangères.

La France doit soutenir avec vigueur la feuille de route de Lusaka baptisée « Faire taire les armes en Afrique », participer à toute initiative multilatérale visant le désarmement de tous les groupes armés non étatiques, ainsi – c’est très important – que la lutte contre les flux financiers illicites qui subventionnent les trafics, les violences et les guerres en Afrique.

Mais, plus que tout, c’est notre agenda politique qui doit changer. La France et l’Union européenne doivent encourager par tous les moyens, et en priorité sur les territoires les plus délaissés par les pouvoirs publics, de vastes plans d’action pour le développement. Les populations africaines, et singulièrement leur jeunesse, ont les ressources pour le construire et les entretenir.

Les pays africains doivent sortir de la domination et d’un modèle d’économie extravertie, tourné vers les besoins des multinationales et d’élites aisées corrompues, car c’est le mal profond dont nous sommes encore les complices.

La France doit massivement augmenter son aide publique au développement en révisant ses objectifs. Notre pays doit agir sans tarder pour mettre à disposition de ces pays des droits de tirage spéciaux, aujourd’hui non utilisés par les pays riches, afin de redéployer les services publics de l’éducation, de la police, de la justice, de garantir les droits des femmes, d’élaborer une fiscalité générant des ressources endogènes et de garantir une maîtrise locale des ressources et la valorisation de capacités productives propres. Tel est l’intérêt des Africains ; tel est aussi notre intérêt.

Le développement ne doit pas rester le troisième « D », alibi d’une stratégie militaire et diplomatique dans l’impasse. Il doit être l’ambition autour de laquelle tout doit s’organiser. (Applaudissements sur les travées du groupe CRCE, ainsi que sur des travées du groupe SER. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)

M. le président. La parole est à M. Olivier Cigolotti, pour le groupe Union Centriste. (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées du groupe Les Républicains.)

M. Olivier Cigolotti. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais à mon tour et au nom de mon groupe remercier notre président Christian Cambon, qui a sollicité et obtenu ce débat très attendu sur toutes les travées de cet hémicycle. En effet, depuis neuf ans que nous avons débuté notre intervention au Mali et au Sahel, ce n’est que la seconde fois que nous avons l’occasion d’avoir un débat de fond sur la stratégie, les enjeux et les perspectives de l’opération Barkhane.

Je tiens à saluer unanimement l’engagement opérationnel de nos forces mobilisées sur les différents théâtres d’opérations de cette bande sahélo-saharienne, au Mali comme au Niger. Sur ce territoire grand comme l’Europe tout entière et au climat des plus arides, nos militaires mènent une lutte sans relâche contre le terrorisme et le fanatisme, parfois au péril de leur vie.

Je veux avoir une pensée pour nos soldats tombés au combat, leurs frères d’armes, leurs proches, leurs familles. Mes pensées vont également en cet instant à notre ami et ancien collègue Jean Marie Bockel.

Les opérations Serval puis Barkhane ont permis d’empêcher l’installation d’un califat territorial au Mali et la création d’un sanctuaire djihadiste comparable à celui qu’a instauré Daech au Levant. Cependant, malgré de nombreuses victoires stratégiques et la neutralisation de nombreux chefs de groupes armés terroristes, force est de constater que la guerre est loin d’être gagnée.

L’histoire nous démontre que l’intervention de pays occidentaux sur des théâtres d’opérations extérieures s’apparente le plus souvent à des conflits asymétriques : forces militaires conventionnelles, d’un côté, groupes armés terroristes noyés au sein des populations, de l’autre. Pourtant, cette asymétrie ne confère pas une supériorité très évidente et ne permet pas à nos forces de vaincre la détermination, l’imagination et la mobilité opérationnelle de ces groupes armés, qui évoluent en effectif réduit et sur un terrain qu’ils connaissent parfaitement.

Force est aussi de constater que la situation sécuritaire en Afrique de l’Ouest, loin de s’être améliorée, s’est véritablement dégradée : le conflit originel au nord du Mali s’est régionalisé ; il s’étend désormais vers le sud jusqu’au Burkina Faso et se propage jusqu’aux pays riverains du golfe de Guinée. Aux conflits interethniques plus locaux se mêlent désormais les revendications idéologiques et religieuses.

Ainsi, les forces françaises apparaissent bien seules sur ce terrain.

Depuis neuf ans, l’engouement des autres pays européens à s’engager aux côtés de la France demeure peu visible par l’opinion publique. Est-ce seulement parce que la France est encore l’une des seules nations européennes à disposer d’une armée d’emploi, madame la ministre ? Pourtant, la poursuite de notre engagement dans cette bande sahélo-saharienne nécessite indiscutablement une coopération européenne et internationale élargie et renforcée, ainsi qu’une prise de conscience de tous les États membres de l’Union de l’intérêt qu’il y a à lutter collectivement contre le terrorisme, au plus près de ses racines dans cette région du monde.

Cette coopération européenne ne peut se limiter à la mission européenne de formation de l’armée malienne. Celle-ci s’inscrit certes dans une approche globale pour renforcer les capacités militaires en vue de garantir l’intégrité territoriale, mais elle doit désormais aller au-delà d’une collaboration limitée au G5 Sahel, censée permettre aux armées locales d’intervenir de façon autonome dans la zone des trois frontières.

Ce dispositif nous paraît à ce jour insuffisant pour faire face à la progression vers le sud de la zone d’influence des groupes armés terroristes. Il doit rapidement s’étendre de façon effective à tous les États membres de la CEDEAO, que sont le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Togo ou le Bénin. Il s’avère désormais indispensable d’associer plus largement les pays riverains du golfe de Guinée.

Lors du sommet de Pau, les chefs d’État du G5 Sahel ont réaffirmé leur volonté de renforcer cette force conjointe. Son élargissement sera-t-il pour autant évoqué lors du prochain sommet de N’Djamena ?

Lorsque l’on évoque la collaboration européenne, il faut également parler de la task force Takuba, que vous appelez de vos vœux, madame la ministre, pour soutenir l’opération Barkhane. Cette composante de forces spéciales était également censée matérialiser l’engagement de l’Europe et renforcer la logique d’un partenariat de combat.

Au-delà des bonnes intentions de nos voisins, les premiers éléments des forces spéciales françaises et estoniennes sont arrivés sur le théâtre des opérations. Mais qu’en est-il de l’engagement de nos autres partenaires ? Pouvez-vous nous indiquer de façon précise, madame la ministre, comment s’effectuera la montée en puissance de Takuba ?

Une stratégie qui repose sur les deux piliers que sont l’« européanisation » et la « sahélisation » sera-t-elle suffisante pour sortir du conflit ? La question reste posée. Sans les citer, nous ne pouvons ignorer les velléités de certains États puissances très intéressés par cette région du monde et, plus particulièrement, par le continent africain.

Alors, certes, il n’y a pas de petites victoires dans une guerre à condition qu’il soit envisageable de la gagner. Celle que la France mène au Sahel dans le cadre de l’opération Barkhane avec ses alliés ne pourra se solder que par une implication politique plus forte, à commencer par celle des pays concernés.

Nous sommes tous conscients que l’absence de l’État dans ses missions régaliennes, que ce soit l’administration publique, les services de santé, l’éducation ou l’accès à des besoins vitaux, ne peut que favoriser l’emprise de groupes armés terroristes sur les populations locales. Il est difficile dans ces conditions de percevoir l’État comme protecteur et non comme prédateur. Sans un État plus fort, la paix sera impossible.

Une véritable issue politique passe inexorablement par des politiques d’aide au développement des populations sahéliennes plus fortes, avec une stratégie claire de la part des pays bénéficiaires et des acteurs de l’aide, ainsi que des fonds importants, qui ne peuvent là encore que résulter d’une collaboration internationale. Or, aujourd’hui, il s’avère souvent plus facile de trouver des financements pour faire la guerre que pour rétablir la paix.

L’ensemble de ces éléments doit certes nous conduire à faire évoluer notre manière de nous engager dans ce conflit. Même s’il n’est pas envisageable d’opérer une réduction massive de l’empreinte française sur le terrain, une réflexion sur un accompagnement à forte valeur ajoutée de notre participation – drones, renseignements ou frappes aériennes ciblées – ne doit pas être occultée.

À l’heure actuelle, le besoin prioritaire est d’établir une stratégie claire et un calendrier de transition adapté aux forces en présence, car la situation en Afrique de l’Ouest demeure d’une grande complexité.

Pour conclure mon propos, permettez-moi d’évoquer deux axes qui, à notre sens, pourraient être source d’évolutions positives.

Tout d’abord, à quelques jours de sa tenue, le sommet de N’Djamena devra bien entendu permettre de réaffirmer la volonté des pays du G5 Sahel, mais également de solliciter une véritable implication des pays qui sont désormais menacés.

Ensuite, le nouveau locataire de la Maison-Blanche a déclaré il y a quelques jours vouloir renouer avec le multilatéralisme et réinstaurer le dialogue avec l’Union africaine, afin « de faire face aux périls les plus imminents ».

Mes chers collègues, l’issue de ce conflit sera politique ou ne sera pas. Réfléchissons à ce que disait Paul Valéry : « Les guerres, ce sont des gens qui ne se connaissent pas et qui s’entretuent parce que d’autres qui se connaissent très bien ne parviennent pas à se mettre d’accord. » (Applaudissements sur les travées du groupe UC, ainsi que sur des travées des groupes Les Républicains et RDPI.)