Mme la présidente. La parole est à M. Dany Wattebled.
M. Dany Wattebled. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons, et pour laquelle le Gouvernement a engagé la procédure accélérée, vise à instaurer des mesures de sûreté à l’encontre des auteurs d’infractions terroristes à l’issue de leur peine. Si nous partageons pleinement l’objectif du texte, nous avons quelques réserves sur les moyens prévus pour l’atteindre.
Dans son avis, le Conseil d’État réalise une prestation d’équilibriste en dissertant sur la nature des mesures envisagées. S’agit-il véritablement de mesures de sûreté ou bien de sanctions pénales ? Ont-elles pour objectif d’empêcher la commission d’infractions futures ou bien de sanctionner les crimes déjà perpétrés ?
Le Conseil d’État reconnaît que, en raison de l’empilement des dispositifs en la matière, la frontière entre peine et mesure de sûreté n’est « pas toujours nette ».
Ces débats ne passionnent peut-être pas les foules, mais ils sont capitaux, car ils conditionnent la validité constitutionnelle des dispositions que nous examinons.
Le Conseil d’État indique ensuite que les mesures envisagées concerneraient deux catégories de personnes : d’une part, les individus condamnés avant 2016, date à laquelle la peine complémentaire du suivi socio-judiciaire est devenue applicable aux infractions terroristes ; d’autre part, les individus condamnés depuis cette date, mais qui l’ont été par un jury populaire de cour d’assises. Et apparemment de tels jurys ne recourraient pas suffisamment à cette peine.
Voilà qui appelle deux observations.
Premièrement, les mesures de sûreté rétroactives qui nous sont proposées ont en réalité vocation à remplir la fonction du suivi socio-judiciaire, qui, lui, est une peine et ne devrait donc pas être rétroactif.
Deuxièmement, il ne nous paraît pas souhaitable de remettre en cause la justice rendue au nom du peuple français et par le peuple français.
Monsieur le garde des sceaux, nous connaissons votre attachement aux jurys populaires, et nous le partageons. Il nous semble important de conserver l’existence et la légitimité de ces derniers.
Le deuxième article de la proposition de loi aurait pour effet de rendre le suivi socio-judiciaire quasiment automatique, ce qui soulève des questions quant à la personnalisation des peines.
Jacqueline Eustache-Brinio, rapporteure, a réalisé un travail remarquable, que je salue. La commission a tenté de renforcer au mieux la conformité du texte à la Constitution. La proposition de loi risque effectivement de porter atteinte à des principes essentiels de notre État de droit.
Le renforcement de la sécurité ne paraît pas certain. Sur le fond, les mesures proposées s’ajouteraient à un arsenal juridique déjà bien fourni et ne semblent pas apporter un meilleur niveau de sécurité.
Depuis 1986, plus d’une quinzaine de lois contre le terrorisme ont été adoptées. Cette inflation législative n’est pas bonne pour la sécurité juridique de notre pays. Nous faisons aujourd’hui face à l’une de ses conséquences : la multiplication des dispositifs particuliers, des mesures exceptionnelles, a laissé des angles morts, qu’on essaie bien sûr de corriger par d’autres mesures exceptionnelles.
Cette tentative de rattrapage risque néanmoins de s’effectuer au détriment de nos concitoyens, d’abord parce qu’elle s’arrange difficilement avec nos principes juridiques fondamentaux ; ensuite, comme le Conseil d’État l’a rappelé, parce que la complexité nuit à l’efficacité de l’action de l’État ; enfin, parce qu’elle pourrait laisser penser qu’elle répond à la nécessité de la lutte antiterroriste quand les agents qui sont affectés à celle-ci ont avant tout besoin de plus de moyens.
Les mesures de sûreté comportent toujours un risque d’arbitraire. L’évaluation de la particulière dangerosité du condamné est une opération délicate et problématique. Le risque de récidive n’est pas la récidive.
La liberté fait intrinsèquement courir le risque de la récidive, comme elle fait plus généralement courir celui de la commission d’infractions.
Mme Nathalie Goulet. Ou non !
M. Dany Wattebled. Pour prévenir ce risque, en plus de préparer la réinsertion, nous devons renforcer les moyens matériels et humains de nos services d’enquête, mais nous ne devons pas, pour tenter de combler ces lacunes, tordre notre droit.
Benjamin Constant disait : « Présentés d’abord comme une ressource extrême dans des circonstances infiniment rares, l’arbitraire devient la solution de tous les problèmes et la pratique de chaque jour. Ce qui préserve de l’arbitraire, c’est l’observance des formes. »
Face au constat que la prison ne permet pas d’éviter la récidive, il nous faut revoir la politique pénale dans son ensemble. Préservons nos principes fondamentaux ; donnons aux prisons les moyens de préparer au mieux la réinsertion et aux services d’enquête les moyens d’accomplir leur mission dans les meilleures conditions.
« Quand le courage empiète sur la raison, il ronge le glaive avec lequel il combat » avertissait William Shakespeare.
Mme la présidente. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Alors que je suis la septième à m’exprimer dans cette discussion générale, sur neuf orateurs inscrits, presque tout a déjà été dit. Je me contenterai donc de vous livrer quelques observations, monsieur le garde des sceaux.
J’ai eu le plaisir et l’opportunité d’avoir demandé et obtenu en 2014 la création de la première commission d’enquête dans cette maison sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe, laquelle a abouti à la remise du rapport de Jean-Pierre Sueur ici présent. Je suis par conséquent ces questions depuis longtemps.
Je vais en finir assez rapidement avec les figures imposées en vous disant, monsieur le garde de sceaux, mes chers collègues, que mon groupe votera ce texte, et en venir aux figures libres, toujours beaucoup plus agréables.
À mon sens, les avancées contenues dans cette proposition de loi sont un peu en trompe-l’œil. Ce texte vise néanmoins à essayer d’apporter une réponse à un problème. Les Français n’acceptent plus du tout aujourd’hui l’équation : fiché S, connu des services, sortant de prison et commettant un acte délictueux, terroriste ou pas.
Le présent texte tend en fait à compléter certains dispositifs. J’avais interrogé le Gouvernement à ce sujet lors de questions d’actualité il y a quelques semaines.
Y a-t-il des récidives ? Dans quelles proportions ? Jean-Charles Brisard, directeur du Centre d’analyse du terrorisme, a réalisé une étude très sérieuse, très précise et édifiante sur 166 djihadistes de retour d’Afghanistan, de Bosnie et d’Irak : il en ressort que 100 % des djihadistes ayant quitté l’Afghanistan ont récidivé, comme 60 % de ceux qui sont revenus de Bosnie et 16 % de ceux qui sont rentrés d’Irak, soit une moyenne de 60 % de récidive. On ne fait pas de cette étude l’alpha et l’oméga de la démonstration, mais elle a au moins le mérite d’exister. Comme le dit excellemment le président Bas, les chiffres peuvent être inexacts, mais ils servent à asseoir les démonstrations.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois. C’est moi qui ai dit cela ? (Rires.)
Mme Nathalie Goulet. Oui !
Monsieur le garde des sceaux, comme l’ont déjà dit ceux de mes collègues qui m’ont précédée à cette tribune, votre travail, qui consiste à protéger les Français, va commencer avec les arbitrages budgétaires.
Vous nous avez annoncé lors d’une séance de questions d’actualité au Gouvernement une augmentation importante du budget de la justice, mais vous n’allez pas pouvoir jouer les Saint-Martin et couper votre manteau tellement les nécessiteux sont nombreux. Il va falloir fixer des priorités.
La Cour des comptes a rendu un rapport extrêmement intéressant sur les moyens de la lutte contre le terrorisme, sur les moyens d’accompagnement, sur ceux des services de probation, des juges de l’application des peines. Siégeant à la commission des finances, je lis avec beaucoup d’attention, comme tout le monde, les rapports de la Cour. Je pense que nous ne sommes pas près d’avoir une politique de réinsertion et de lutte contre la radicalisation.
Catherine Troendlé et Esther Benbassa l’ont montré dans un rapport – un énième rapport –, une telle politique ne fonctionne pas. Un texte supplémentaire ne va pas forcément nous aider.
Vous allez devoir rendre des arbitrages, à un moment ou à un autre. Il faut des moyens accrus, on l’a dit, pour le personnel, pour les équipements. Il y a quelques jours, nous avons voté dans le cadre du troisième projet de loi de finances rectificative 75 millions d’euros de moyens supplémentaires pour la police. Vous devrez également travailler avec votre collègue ministre de l’intérieur. Il faut aussi renforcer le renseignement.
En matière de répression et de suivi des détenus terroristes et radicalisés, les unités dédiées n’ont pas forcément donné satisfaction. Il est très important d’insister sur les formations, comme Mme la rapporteure l’a expliqué dans un rapport sur ce sujet. Il faut ainsi systématiquement former les magistrats à cette question, notamment à l’École nationale de la magistrature.
Enfin, il faut mettre en place des procédures d’évaluation. Sur ce sujet, cela fait des années que nous demandons une évaluation au Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR), lequel a été fusionné avec la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) l’année dernière – je ne suis pas du tout sûre d’ailleurs que cela ait été une bonne idée –, afin de pouvoir cibler les politiques, en particulier de lutte contre la radicalisation ou contre la récidive. Or nous n’avons toujours pas ce rapport.
Je pense que toutes les questions qui sont posées, qui sont des questions légitimes de protection, ne trouveront en partie de réponse que lorsque votre ministère, le ministère de l’intérieur, les associations et les spécialistes en la matière auront déterminé quelle politique de lutte contre la radicalisation ils souhaitent mettre en place.
Aujourd’hui, c’est l’armée mexicaine ! Il existe de nombreuses procédures éparses, il y a beaucoup de bonnes volontés, d’associations subventionnées, mais absolument jamais évaluées. Je voudrais que l’on instaure une culture de l’évaluation, même si c’est difficile, dans ce domaine extrêmement important pour notre sécurité et fondateur pour les années à venir.
Vous l’aurez compris, mon groupe soutiendra ces mesures et votera ce texte. À titre personnel, je suis beaucoup plus réservée, car je pense que de telles dispositions doivent s’inscrire dans un ensemble et qu’il vous faut déterminer une politique de lutte contre la radicalisation se traduisant dans le projet de loi de finances. Vous pouvez pour cela vous appuyer sur le document de politique transversale sur la prévention de la délinquance et de la radicalisation. C’est un document fondateur, extrêmement important. (Applaudissements sur les travées du groupe UC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Pascal Allizard. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Pascal Allizard. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, permettez-moi de remettre le sujet dans son contexte.
Depuis des années, la France mène une guerre au terrorisme, sur son sol et à l’extérieur. Cette guerre a un coût important, qu’il s’agisse du financement des opérations extérieures (OPEX), des moyens du renseignement, de l’usure des personnels et des matériels des armées. Je n’oublie pas non plus le travail fondamental des policiers et des magistrats spécialisés, ainsi que du personnel pénitentiaire au quotidien.
Ce coût, nous devons l’assumer, nous devons l’accepter, y compris lors de la perte de nos soldats, au prix d’un effort humain et financier important. Car en face, il y a une menace réelle et la France reste une cible privilégiée des terroristes islamistes.
Mais pourrons-nous longtemps soutenir ce coût, avec la crise économique qui s’annonce ? En effet, c’est bien l’un des buts du terrorisme que d’éreinter l’adversaire par des moyens asymétriques.
Pourtant, la seule évocation du nombre des victimes – tués, blessés, traumatisés – dans des attentats commis sur notre sol donne le tournis, de même que le nombre d’opérations déjouées par nos services. Dès lors, nous devons être perpétuellement en action.
Après les vagues d’attentats du milieu des années 1980, puis des années 1990, celles des années 2000, notamment à partir de 2015, ont particulièrement marqué les esprits par leur ampleur et conduit la France à devoir vivre de longs mois sous le régime d’exception de l’état d’urgence.
Ces vagues ont non seulement frappé les Français – c’était l’un de leurs objectifs – en montrant qu’aucune partie du territoire n’était plus à l’abri, mais ont surtout souligné les limites de notre système sécuritaire et judiciaire. Elles ont agi comme un révélateur de nos fragilités.
Aujourd’hui, cette menace est en évolution constante. Malgré la pression des armées, des services de sécurité, des législations renforcées, amendées, comme cela a été souligné, malgré également la défaite militaire de l’État islamique au Levant, cette menace n’a pas disparu. Au contraire, elle se reconfigure en permanence et ses modes d’action ont évolué, comme une espèce de phénix dangereux et protéiforme.
De fait, si le risque exogène, bien qu’amoindri, n’est pas écarté, le péril endogène a pris davantage d’importance. Car ce fut une autre révélation de cette crise, pour les non-spécialistes : voir émerger une menace intérieure portée par un islam radical et découvrir cette France en sécession, mettant au défi nos lois, nos usages ou nos valeurs républicaines et laïques. Des travaux du Sénat, dont la dernière commission d’enquête conduite par Nathalie Delattre et Jacqueline Eustache-Brinio, ont parfaitement mis en lumière la réalité de la radicalisation islamiste dans notre pays.
À côté des auteurs d’attentats, il existe toute une nébuleuse de sympathisants plus ou moins actifs, de petites mains logistiques, d’endoctrineurs du quotidien constituant une somme de comportements périphériques à l’acte terroriste proprement dit. (Mme la rapporteure marque son approbation.) Ces comportements que le droit a essayé d’appréhender – j’imagine que c’est complexe –, dans une logique non pas prédictive, mais d’anticipation – le taux de récidive de 60 % mérite tout de même d’être rappelé –, n’en constituent pas moins un danger permanent.
C’est pourquoi, dans ce contexte si particulier, et au regard des efforts que nous déployons dans la lutte contre le terrorisme, nous ne pouvons courir le risque de remettre en circulation dans des conditions trop souples des personnes condamnées pour terrorisme.
Pour autant, et je crois que c’est le souci de tous dans cette enceinte, chacun a droit à une justice équitable. Vous avez été, monsieur le ministre, l’incarnation forte des droits de la défense. Chaque condamné a aussi le droit de pouvoir tourner la page une fois payée sa dette à la société.
Mais ces personnes sont-elles des criminels ordinaires au sens où elles n’agissent pas pour leur compte personnel ou par appât du gain ? La cause qui les anime les dépasse et revêt pour les islamistes un caractère quasi sacré et, hors le cas des esprits fragiles ou des individus influençables, ces personnes sont aussi – je le pense – habitées par une forme de haine de la France.
Par conséquent, la condamnation puis l’incarcération dans un dossier terroriste amènent rarement le condamné à faire amende honorable. Cela explique en partie l’échec des politiques de déradicalisation et le fait que des profils déjà défavorablement connus des services se retrouvent régulièrement dans de nouvelles affaires.
D’ailleurs, même lors de la détention, dans cet « incubateur » qu’est devenue la prison, leurs comportements sont parfois agressifs, voire ultraviolents, à l’égard du personnel pénitentiaire et prosélytes à l’endroit des autres détenus, ce qui augure mal de l’avenir.
Aujourd’hui, le nombre de personnes prévenues et condamnées qui sont détenues en France pour des actes de terrorisme en lien avec la mouvance islamiste s’élève à plusieurs centaines. Ceux qui sortiront – le moment venu – les derniers seront les plus endurcis. S’y ajoutent des centaines de détenus de droit commun signalés comme radicalisés.
Magistrats et policiers de l’antiterrorisme s’accordent sur la dangerosité de ces futurs libérables et les insuffisances des mesures de suivi. C’est aussi le constat de la commission des lois qui évoque des outils incomplets, inadaptés ou inapplicables. L’introduction, par le biais de cette proposition de loi, d’une nouvelle mesure de sûreté est donc bienvenue, d’autant qu’elle fait écho à certains travaux du Sénat allant dans le sens du renforcement des dispositifs de suivi judiciaire des condamnés terroristes.
La commission, avec le souci de qualité du travail législatif qu’on lui connaît, a fait quelques ajustements utiles au texte proposé pour en garantir la sécurité juridique et l’opérationnalité.
Monsieur le ministre, il faut être sans faiblesse avec ces personnes qui, au-delà du seul aspect terroriste de leur action, veulent désagréger notre société de l’intérieur. Nous ne devons donc avoir ni faiblesse dans la peine prononcée ni faiblesse dans le suivi post-incarcération
Par ailleurs, quel que soit le suivi prévu, il faudra aussi veiller – cela a été souligné – à la formation des personnels et à la réalité des moyens mis à disposition. Or vous arrivez, monsieur le garde des sceaux, dans un ministère « sinistré » en termes de moyens et c’est bien, en matière terroriste comme dans d’autres domaines relevant de la justice, la question des moyens qui se pose et celle des arbitrages financiers qui seront faits dans les prochains mois, au regard d’un contexte économique dégradé et des multiples priorités du pays.
À vous, monsieur le ministre, et peut-être pouvons-nous modestement vous y aider, de peser et d’agir sur l’exécutif comme vous avez si bien su le faire dans les prétoires.
Cette proposition de loi instaurant des mesures de sûreté est bienvenue, notamment en ce qu’elle permet de poser ce débat que l’opinion publique – j’en suis convaincu – attend.
En conclusion, je veux saluer le travail effectué par la commission des lois, par son président et par sa rapporteure, et soutenir les amendements et apports du Sénat. Il s’agit d’un vrai sujet de sécurité publique. Nous sommes attendus sur cette question. Ce dispositif, tel que proposé et amendé, a trouvé le bon équilibre entre liberté et sécurité, entre nos principes constitutionnels, notre État de droit et ce droit à la protection et à la sécurité que nous devons à nos concitoyens. Nous soutiendrons donc cette proposition de loi ainsi modifiée par la commission. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Pierre de la Gontrie. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR.)
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, tous ici, nous soutenons la lutte de notre nation contre le terrorisme. Tous ici, nous pensons aux victimes, à leurs familles, à leurs amis dont parfois nous sommes. Tous ici, nous sommes profondément reconnaissants à nos soldats et à nos forces de sécurité qui s’exposent et luttent au quotidien.
Mais aujourd’hui, comme législateur, notre responsabilité est singulière : tenter de rendre plus efficace l’arme judiciaire contre le terrorisme, plus particulièrement protéger nos compatriotes d’un risque de récidive terroriste – vaste ambition.
Comme cela a déjà été souligné, nous sommes confrontés à une difficulté : le risque de récidive délinquante relève, dans les faits, de la prévision, voire de la prédiction. Et nous parlons, en examinant ce texte, d’ordonner des sanctions nouvelles, restrictives de liberté, à l’encontre de personnes qui, condamnées, ont déjà effectué la totalité de leur peine, qui plus est avant que la proposition de loi dont nous débattons ne soit votée.
Vous-même, monsieur le garde des sceaux, avez rappelé voilà seulement trois jours combien vous vous étiez opposé à la rétention de sûreté durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy, vous élevant justement contre cette sanction après la sanction. Car imposer des mesures restrictives de liberté à un être humain auquel aucune infraction n’est imputée, simplement de crainte qu’il n’en commette une nouvelle, conduit à quitter le terrain des faits pour le diagnostic aléatoire au nom d’un principe de précaution élargi à la justice pénale.
Vous l’avez d’ailleurs parfaitement résumé hier, lors de votre audition devant la commission des lois de l’Assemblée nationale lorsque, répondant au député Diard, vous avez indiqué : « Attendez-vous des juges, des magistrats et du garde des sceaux qu’ils soient un médium capable d’endiguer des velléités de nouvelles infractions ? […] Ce n’est que ça, la question. […] Et je vais vous dire, la sécurité absolue, c’est l’enfermement à vie pour tout le monde. Alors là, vous n’aurez plus aucun problème ».
Au fil des années, des lois, des événements tragiques que notre pays a connus, nous avons créé, renforcé, ajouté des modalités de poursuite, de sanctions, de suivi des personnes coupables de faits terroristes. Ce faisant, nous avons mêlé justice administrative et justice judiciaire – juge de l’application des peines, parquet, suivi socio-judiciaire, régime spécial de réduction des peines… Aujourd’hui, nul n’est plus capable d’évaluer l’efficacité de ces dispositions.
Mais chaque majorité veut laisser son empreinte, donner à voir sa détermination, même par un texte inapplicable ou fragile au regard de nos principes constitutionnels. Devons-nous, au Sénat, participer à cela ? Je ne crois pas. Devons-nous transiger avec les principes de notre droit, avec la légalité de la peine, avec le principe non bis in idem, avec la non-rétroactivité de la loi pénale ? Je ne crois pas. Devons-nous tenter d’éviter la guerre au prix du déshonneur pour récolter, au final, et la guerre et le déshonneur ? Je ne crois pas.
Le Conseil national des barreaux nous appelle à refuser la peine après la peine. Le Conseil d’État, de manière assez obscure, convenons-en, a tenté d’accepter la qualification de « mesures de sûreté » des dispositions proposées, tout en reconnaissant que la frontière n’était pas nette, tout en se montrant très prudent – et c’est un euphémisme – sur le dispositif envisagé. De plus, il rappelle que les dispositions contenues dans cette proposition de loi, pour l’essentiel, existent déjà et que la complexité – un collègue le rappelait à l’instant – qui en résulterait pourrait affecter l’efficacité de la politique de l’État.
Les propos tenus par votre prédécesseure, dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, monsieur le ministre, étaient eux aussi empreints d’une réserve à peine dissimulée, évoquant le fragile équilibre du texte et la superposition de mesures susceptibles d’être appliquées aux mêmes fins.
C’est pour ces motifs, je l’annonce aujourd’hui au Sénat, que le groupe socialiste saisira le Conseil constitutionnel de ce texte, une fois voté, aux fins d’examen de sa conformité à l’État de droit.
Votre prédécesseure rappelait devant l’Assemblée nationale la nécessité d’une évaluation des dispositifs existants. Je le dis de manière un peu solennelle, monsieur le ministre, allez-vous, pour votre premier texte, apposer votre signature sur une loi tout à la fois en rupture avec nos principes, incantatoire quant à son champ d’application, fictive du point de vue de l’efficacité de l’action de l’État et de la lutte contre la récidive et qui ouvre un précédent auquel il sera impossible de résister ? Son unique et maigre vertu est d’afficher sur le plan politique que cette majorité agit contre le risque terroriste comme si ces quelques mots valaient démonstration.
Monsieur le garde des sceaux, le 17 juillet dernier, lors de votre déplacement au tribunal judiciaire de Paris, vous disiez à un journaliste, accompagnant vos propos d’un geste de la main : voyez-vous, monsieur, il y a une toute petite règle dans notre République, une petite bricole qui s’appelle la Constitution.
Pour notre part, nous ne succombons pas et défendons coûte que coûte dans cette période difficile les principes fondateurs de notre État de droit. Comme l’a dit le sénateur Robert Badinter en 2008, dans cet hémicycle, au sujet de la rétention de sûreté : « L’homme dangereux va remplacer l’homme coupable devant notre justice. » Avec ce texte, nous y sommes. Voilà pourquoi le groupe socialiste votera contre. (Applaudissements sur les travées des groupes SOCR et CRCE.)
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Je veux répondre à Mme la sénatrice Assassi, à M. le sénateur Leconte et à Mme la sénatrice de la Gontrie.
Comme je l’ai souligné voilà quelques instants, nous sommes sur une ligne de crête. De facto, ce constat exclut les vociférations compassionnelles tant il est vrai que tout ce qui est excessif n’est pas crédible.
Vous avez rappelé mes propos d’hier. Si la répression féroce était la garantie de la rémission des crimes, il y a des siècles – des siècles ! – que cela se saurait. Ma position a bougé sur le sujet, je vais vous en donner les raisons.
Mme Marie-Pierre de la Gontrie. Vous êtes devenu ministre !
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. On peut aussi réfléchir ! Laissez-moi vous répondre sans m’interrompre, je vous prie. Vous constaterez alors que mon cheminement intellectuel n’est pas le fruit d’une vérité de l’instant. J’ai d’ailleurs fait part de ces réflexions à M. le président Bas.
J’étais totalement opposé à la rétention de sûreté en ce qu’on n’enfermait pas un homme pour ce qu’il avait fait, mais à raison de ce qu’on supposait qu’il puisse faire.
J’ai aussi à l’esprit cette formule que nous connaissons tous de Benjamin Franklin selon laquelle un peuple qui est prêt à sacrifier un peu de sa liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux.
Première réflexion : il ne s’agit pas d’une détention. C’est singulièrement différent.
Deuxième réflexion : le juge de l’ordre judiciaire, garant de la liberté, est associé à ce placement sous bracelet, lequel n’est pas obligatoire.
M. Jean-Pierre Sueur. Justement ! À quoi cela sert-il ?
M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Et justement, cela change tout. Dans quelle situation se trouverait-on, monsieur le sénateur, si cette proposition de loi n’était pas adoptée ? Un terroriste condamné sort de prison. Il va faire l’objet d’une surveillance par les services de renseignement qui peut être attentatoire à sa liberté – on va pouvoir l’écouter dans des conditions que nous savons, par le biais d’autorisations administratives… Je préfère que tout cela se fasse sous le contrôle du juge judiciaire, raison pour laquelle, après avoir mûrement réfléchi, je suis favorable à ces nouvelles dispositions. Ce n’est pas plus compliqué.
Je n’ai pas avalé mon chapeau parce que je suis devenu ministre. Je me souviens des mots que j’ai prononcés à l’époque sur la rétention : vous me dites que ce n’est pas une nouvelle peine, mais le type reste dans la même cellule, va manger dans la même gamelle – pardonnez-moi cette familiarité – et va avoir les mêmes gardiens de prison. Ici, il faut tout de même faire le distinguo entre bracelet facultatif et emprisonnement.
On aurait pu conduire une autre réflexion, que je n’ai pas entendue ce soir, sur l’efficacité de cette mesure : le malheureux prêtre qui a été égorgé aurait pu l’être par un homme qui portait un bracelet. Certes, mais peut-être qu’un certain nombre d’infractions ne seront pas commises à raison du port de ce bracelet. Et ce chiffre, nous ne le connaîtrons bien évidemment jamais.
Je le répète, nous sommes sur une ligne de crête. Je sais combien toutes ces questions de liberté sont absolument essentielles. Ma position est le fruit d’un long cheminement, mais je vous demande de bien faire, comme moi, le distinguo entre bracelet électronique et prison.