M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Philippe Bas, rapporteur. Nous sommes parvenus à l’article qui constitue la raison d’être de ce texte.
Les dispositions dont nous avons débattu n’étaient en quelque sorte qu’une mise en jambes ; un texte de loi était nécessaire pour mettre en place le système d’information dont nous allons maintenant discuter, et l’on en a profité pour introduire les mesures que nous avons déjà examinées. Autrement dit, sans cette disposition, il n’y avait pas véritablement de raison de saisir le Parlement.
Pour éviter de discuter alinéa par alinéa de l’article 6, sans avoir à l’esprit ce dont il s’agit, pour ne pas aborder les choses de manière décomposée, analytique, comme on le fait au travers de la discussion des amendements, je veux, mes chers collègues, vous rappeler, de manière aussi synthétique que possible, en quoi consiste ce dispositif, approuvé par la commission des lois.
Il s’agira du dispositif central du déconfinement. Nous pourrons poser au Gouvernement toutes les questions que nous voudrons quant à sa capacité à le mettre en place dès lundi prochain, mais je crois que, malheureusement, cela ne pourra être fait que progressivement. Pourtant, il est nécessaire.
À quoi ce dispositif servira-t-il ? À permettre, une fois les Français déconfinés, de contrôler, autant que faire se peut, les contaminations.
Il s’agira, au fond, du nouveau moyen de lutte contre l’épidémie, se subsistant au confinement et s’ajoutant, bien évidemment, au respect des gestes barrières et à d’autres mesures spécifiques. Ainsi, il y a, d’un côté, les comportements que nous, Français, devons observer, et, de l’autre, la politique de santé publique à mettre en œuvre pour identifier les sources de contamination.
Que veut faire le Gouvernement ? Laissons, pour l’instant, de côté le système d’information. La commission des lois, comme la commission des affaires sociales, a accepté que, chaque fois qu’est médicalement déclaré un cas de contamination par le virus, l’on procède à la recherche des « cas contacts », c’est-à-dire des personnes ayant été en contact avec le malade.
Ce n’est pas facile ; on a évalué entre 20 et 25 le nombre de personnes qui auront été approchées par une personne contaminée dans les 48 ou 72 heures – cela reste à déterminer – précédant la découverte de la contamination.
Comment les trouver, ces 20 à 25 personnes ? Le plus simple serait de signaler son infection au médecin consulté en raison des symptômes que l’on présentait et qui nous a fait subir le test de dépistage confirmant son diagnostic. Mais cela ne suffirait pas, car les médecins n’iront pas chercher eux-mêmes, seuls, ces 25 personnes.
L’idée est donc que l’assurance maladie prolonge l’action du médecin, avec le concours des laboratoires d’analyses biologiques ayant analysé le prélèvement démontrant la contamination.
En pratique, le médecin enverra son patient, en raison d’un soupçon de Covid-19, au laboratoire d’analyses biologiques, qui le déclarera positif ; c’est là qu’entre en jeu le système d’information. L’assurance maladie sera alors informée ; elle prendra contact avec la personne révélée comme porteuse du virus et identifiera, avec celle-ci, la liste des individus rencontrés au cours des jours précédents.
Chacune des personnes ainsi désignées par le porteur du virus sera alors contactée, afin, premièrement, de la soumettre dans les 24 heures à un test de dépistage et, deuxièmement, de la mettre en quatorzaine, car, même si l’on ignore encore si elle est porteuse du virus ou non, elle est potentiellement contaminante.
Ces « cas contacts », comme l’on dit dans le jargon de l’épidémiologie, subiront donc tous un test de dépistage et, s’ils se révèlent porteurs du virus, ils seront eux-mêmes déclarés comme tels. Dès lors, l’assurance maladie leur demandera, à eux aussi, de désigner les personnes rencontrées au cours des jours précédents.
Il y a donc, vous le voyez, un coefficient multiplicateur ; pour chaque porteur du virus, on peut trouver, sur les 25 personnes désignées, 3 ou 4 personnes infectées, qui devront, elles aussi, désigner 20 ou 25 cas contacts, lesquels pourront être dispersés sur tout le territoire national, puisque l’on pourra circuler, si l’on a de bonnes raisons de le faire.
Voilà comment se mettra en place un dispositif qui doit permettre, à partir d’un patient zéro, de remonter toute la filière des contaminations possibles, en dévidant la pelote de laine.
Comment voulez-vous faire tout cela en vous appuyant uniquement sur le médecin de famille ? C’est impossible.
M. Ladislas Poniatowski. Absolument !
M. Philippe Bas, rapporteur. Le médecin de famille peut être plus ou moins coopératif – nous souhaiterions évidemment qu’il le soit le plus possible. Il peut, pour aller le plus vite possible, faire un premier entretien avec la personne qu’il aura diagnostiquée positive, recueillir des noms et les transmettre à l’assurance maladie, afin que celle-ci fasse, avant même la réalisation du test de dépistage, son travail d’approfondissement auprès des cas contacts.
Toutefois, ce circuit, qui passe du médecin à l’assurance maladie, n’est pas le plus efficace, parce qu’il n’est pas exhaustif, parce qu’il repose sur la bonne volonté et la disponibilité du praticien et parce qu’il suppose l’accord du patient, dans le secret de son tête-à-tête avec son médecin. L’intervention des laboratoires d’analyses biologiques sera, en revanche, incontournable.
Cela peut-il être fait, je le répète, sans un système d’information national ? Plusieurs de nos collègues aimeraient bien, je le sais, instituer des systèmes d’information territoriaux – il y a, me semble-t-il, 124 caisses primaires d’assurance maladie, donc on pourrait imaginer un système d’information dans le périmètre de chaque caisse primaire –, mais on voit bien les limites d’une telle organisation.
Tout d’abord, la question de l’accès, par des gens qui ne sont pas médecins, à des informations médicales se pose de la même façon dans une caisse primaire ou à l’échelon national. La question éthique de la protection du secret des informations médicales et de l’existence même d’un système d’information est donc la même ; petit ou grand, ce système existe.
En outre, nous devons préciser que des non-médecins participeront à ce dispositif, sinon il ne fonctionnera pas.
Voilà ce que j’ai compris, mais M. le ministre l’expliquera beaucoup mieux que moi, des enjeux de santé publique que nous devons avoir à l’esprit pour l’identification des personnes potentiellement contaminantes.
Si vous voulez le déconfinement, il faut pouvoir identifier précisément les personnes contaminées, afin qu’elles acceptent de s’isoler et d’éviter ainsi la propagation du virus. Les questions posées sont considérables. C’est la raison pour laquelle la commission des affaires sociales et la commission des lois ont voulu accumuler les garanties.
En termes de contrôle, nous avons souhaité la mise en place d’une instance indépendante chargée d’auditer le fonctionnement de ce système d’information. Ce point est extrêmement important.
Nous voulons ensuite que toute personne désignée à tort comme ayant été en contact avec un porteur du virus puisse demander à ne pas être maintenue dans le système d’information. Il existe, comme pour tout système comportant des données nominatives, un droit d’information et un droit de rectification, mais il s’agit ici d’aller plus loin encore, dans des cas ultimes et après débat, avec un droit d’opposition.
Sur l’initiative du président Milon, la commission des affaires sociales a adopté une disposition des plus importantes visant à faire seulement figurer dans le système d’information le résultat, positif ou négatif, du test du Covid-19 et aucune autre information médicale. Pour bien soigner un malade, il est évidemment essentiel de savoir s’il est diabétique, s’il a eu un cancer ou s’il a une maladie respiratoire ou cardiovasculaire, mais ces informations n’ont pas pour finalité de juguler la contagion.
En ce qui concerne la recherche épidémiologique, elle ne peut se faire qu’à partir de données anonymisées. Un arrêté récent autorise d’ailleurs la recherche épidémiologique sur des données anonymisées.
Nous avons également pris une disposition – nous y attachons beaucoup d’importance – pour assurer l’étanchéité entre ce système d’information et l’application StopCovid. Les deux dispositifs n’ont rien à voir. Nous ne voulons pas, avec ce texte, offrir une base juridique au développement de StopCovid. Cela ne veut pas dire que nous serions par principe hostiles au développement de cette autre application ; cela signifie simplement que nous ne signerons pas un chèque en blanc à cette fin.
M. Loïc Hervé. Très bien !
M. Philippe Bas, rapporteur. Le Gouvernement souhaitait vraiment avoir les mains libres : non content de nous présenter un dispositif déjà très détaillé, il voulait que nous l’autorisions à prendre des ordonnances lui permettant, le cas échéant, de modifier le texte que nous aurions adopté. Nous lui disons non. Si vous avez besoin de modifier ce système d’information, monsieur le ministre, sachez que nous serons toujours disponibles pour discuter d’un texte de loi modificatif. Nous prouvons d’ailleurs notre disponibilité en examinant depuis hier un texte que nous avons reçu samedi après-midi. Nous sommes capables de le faire – ce n’est pas que cela nous plaise. (Sourires.) Nous faisons de notre mieux pour lutter le plus efficacement possible contre ce fléau sanitaire. Le Parlement ne doit pas être évincé d’une modification importante du système d’information dont il autoriserait aujourd’hui la mise en place.
La commission des affaires sociales comme la commission des lois sont prêtes à mettre en œuvre ce système d’information, parce que nous comprenons qu’il n’y a pas d’alternative si nous voulons sortir du confinement. Mais nous ne voulons pas le faire à n’importe quel prix. Telle est la philosophie que les deux commissions ont suivie pour incorporer des amendements au texte du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains – Mme Françoise Gatel applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly, sur l’article.
Mme Catherine Morin-Desailly. Cet article 6, découvert samedi à l’issue de la présentation du projet de loi en conseil des ministres, fait couler beaucoup d’encre. Nous avons pu le mesurer lors de la discussion générale, au cours de laquelle j’ai relevé de nombreuses remarques, voire des protestations, émises sur l’ensemble des travées de cet hémicycle. Philippe Bonnecarrère, au nom du groupe Union Centriste, a excellemment évoqué les enjeux liés aux libertés fondamentales s’attachant aux dispositions de ce texte.
Comme vous l’avez rappelé, monsieur le rapporteur, il s’agit ici de mettre en place un système de collecte de données individuelles, et pas des moindres : nos données de santé, ô combien sensibles, ô combien stratégiques, parce que très convoitées. Dans la nouvelle économie de la santé qui est en train de se mettre en place, les Gafam, intéressés par le développement du secteur prudentiel et assurantiel, sont en embuscade. Il faut être extrêmement vigilant.
On peut se promettre beaucoup de choses, des dispositifs ciblés, limités dans le temps… Mais je ne crois pas à un processus réversible. On met le doigt dans l’engrenage. On l’a même déjà mis avec le décret du 22 avril dernier instaurant le principe de collecte des données par la plateforme Health Data Hub, gérée par Microsoft, et par la plateforme de la CNAM – il s’agit de données relatives à l’épidémie de Covid-19 concernant également des personnes non malades.
Les enjeux sont immenses et il nous faudrait du temps, beaucoup de temps. Or justement nous n’avons pas le temps d’expertiser le dispositif. Je pense que nous travaillons dans des conditions inacceptables et je m’interroge sur le rôle du Parlement dans cette affaire. Vous avez raison, monsieur le rapporteur, de refuser le recours aux ordonnances, je vous soutiens pleinement.
Je ne sous-estime pas, monsieur le ministre, la volonté du Gouvernement de bien faire dans la recherche de solutions innovantes. Nous sommes tous très conscients qu’il faut trouver les voies et les moyens de combattre efficacement ce virus. J’émettrais peut-être quelques doutes sur l’efficacité du système, mais c’est un autre problème.
Je suis très inquiète des risques qu’impliquent de telles décisions. Dans la presse et sur les réseaux sociaux, aujourd’hui, on voit évoquer le retour de l’application StopCovid. Je ne sais pas s’il s’agit de fausses nouvelles, mais le cumul de ces deux dispositifs serait tout simplement inacceptable. Nous assisterions alors à la mise en place de la société du contrôle.
Encore une fois, monsieur le ministre, j’ai bien noté vos bonnes intentions et votre volonté d’organiser un débat sur ces questions.
M. le président. Veuillez conclure, ma chère collègue.
Mme Catherine Morin-Desailly. L’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi) nous alerte sur la fragilisation de nos systèmes de données et le ministère des solidarités et de la santé n’y échappe pas. Et surtout, en l’absence totale de solution souveraine, nous courons le risque de captation et de mésusage des données par des acteurs aux intentions beaucoup moins nobles, parfois politiques ou économiques, qui n’ont rien à voir avec le but à atteindre.
M. le président. La parole est à M. Pierre Ouzoulias, sur l’article.
M. Pierre Ouzoulias. Sur un sujet d’importance comme celui-ci, nous eussions souhaité que le Gouvernement expliquât son projet avec autant de clarté que le président Bas vient de le faire à propos du texte de la commission. Las, nous avons assisté à un tintamarre qui se poursuit encore…
Ainsi, nous avions ainsi cru comprendre, lors de l’intervention du Premier ministre dans cette enceinte, que l’application StopCovid était différée et que le Parlement serait légitimement consulté sur cette question. Or M. Cédric O vient d’annoncer que la phase de test de l’application commençait la semaine prochaine et que le déploiement pourrait se faire dès le 2 juin. Selon lui, les tests doivent permettre de vérifier que le système est bien interconnecté avec l’ensemble du système sanitaire. Il souligne également que le Gouvernement suit sa feuille de route… Monsieur le ministre, nous aimerions bien que cette feuille de route prévoie, à un moment, de consulter le Parlement sur cette application fondamentale, comme l’a souligné Mme Morin-Desailly. Nous n’aimerions pas la voir réapparaître en catimini, alors que nous sommes en train de discuter de l’ensemble du système.
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, sur l’article.
Mme Esther Benbassa. Le mécanisme proposé dans l’article 6 aurait d’abord pour objectif le fichage des citoyens malades, afin d’identifier leurs proches.
Un temps envisagée, l’application mobile StopCovid semble avoir été abandonnée au profit d’un système plus humain de brigades anti-Covid. L’application StopCovid n’était pas prête, le nouveau dispositif ne l’est pas non plus. On nous demande de discuter de ce qui n’existe pas.
Les brigades d’anges gardiens, la terminologie militaire initialement employée ayant été adoucie par un emprunt au vocabulaire religieux, constituées seulement de 5 000 agents de l’assurance maladie, auront pour mission d’informer les personnes susceptibles de porter le virus.
Liant fichage des malades, traçage des personnes et recueil des données personnelles et médicales, ce dispositif paraît particulièrement attentatoire au respect de nos vies privées. L’application StopCovid semblait intrusive, les « anges gardiens » des brigades le seront davantage et sans garantie d’efficacité. On se demande si l’exécutif ne navigue pas à vue. La date de mise en œuvre du dispositif n’est pas encore connue. Ne serions-nous pas en train de débattre d’une usine à gaz ?
Le Premier ministre prétendait récemment vouloir protéger, tester, isoler, mais seule la dimension de l’isolement est présente dans ce projet de loi. Aucune stratégie relative au dépistage massif des Français n’a encore été révélée. La protection ne concernera pas nos données personnelles.
M. le président. La parole est à M. Julien Bargeton, sur l’article.
M. Julien Bargeton. Quelques principes doivent nous guider au moment de débattre de ce système – ou d’autres, puisqu’il est aussi question de l’application StopCovid.
Une position quelque peu fallacieuse serait d’opposer les tenants de la liberté individuelle et de la protection des citoyens aux serviteurs de l’intérêt général qui permettraient beaucoup de choses au nom de même intérêt. Ce débat fondamental sur l’équilibre à trouver entre libertés publiques et rôle de l’État a très longtemps traversé l’histoire de la République. Je souhaite aussi que nous puissions discuter de ce sujet, mais à un autre moment et en lui consacrant le temps nécessaire.
Aujourd’hui, la question n’est pas de savoir si l’État peut mettre en œuvre ces systèmes d’information : il s’agit d’un devoir impérieux à l’égard de nos concitoyens. Le raisonnement pourrait même se retourner contre l’État, des citoyens venant lui reprocher de ne pas avoir fait davantage, de ne pas avoir utilisé toutes les ressources à sa disposition, notamment les systèmes d’information, pour enrayer la propagation de l’épidémie.
Les géants du numérique sont absents de cette vieille opposition entre citoyens et État. Au nom du refus de s’immiscer dans les libertés individuelles, nous risquons de leur laisser le champ libre. Ils représentent plus de 160 milliards de dollars de bénéfices et investissent 70 milliards de dollars dans la recherche et le développement.
En renonçant à notre souveraineté, nous courons le danger de laisser les géants du numérique s’emparer de la souveraineté sur notre bien le plus précieux : le lien social. À nous d’engager la construction d’un État plateforme pour disposer d’un système encadré et régulé plutôt que de laisser le champ libre à d’autres acteurs.
Je n’ai pas le temps de développer davantage cette question dans toute son ampleur. Ne nous laissons pas enfermer dans une fausse opposition un peu simpliste qui permettrait à des gens beaucoup plus dangereux de s’emparer pleinement de ce sujet.
M. le président. La parole est à M. Loïc Hervé, sur l’article.
M. Loïc Hervé. L’article 6 me conduit à m’interroger et m’inquiète, comme un certain nombre de mes collègues de l’Union Centriste.
Je veux tout d’abord revenir sur les conditions d’examen de ce texte, notamment de l’article précité. Nous en avons pris connaissance samedi après-midi, nous l’avons examiné en commission lundi matin et nous en débattons aujourd’hui, mardi soir. Ces conditions de travail sont mauvaises et ne nous ont pas permis d’aborder les sujets comme nous l’aurions voulu. La présidente de la CNIL, par exemple, a été auditionnée ce matin par nos collègues de l’Assemblée nationale. J’aurais aimé que nous puissions faire de même pour connaître l’opinion de cette instance sur la rédaction initiale de ce texte et sur celle – meilleure – de la commission.
Cela dit, je m’interroge sur l’architecture. Nous sommes dans le solutionnisme technologique face à des problèmes avant tout humains.
Mon département a été touché par les premiers clusters du Covid-19. Des enquêtes épidémiologiques, avec un traçage social pour remonter la chaîne épidémique, ont été menées en Haute-Savoie, mais aussi dans le Haut-Rhin et dans d’autres départements. Elles seront peut-être conduites demain par des standardistes recrutés pour les besoins de la cause, formés dans des conditions sur lesquelles, monsieur le ministre, vous nous rassurerez peut-être.
Pour ne pas passer d’une société de la bienveillance à une société de la surveillance, je convoque les grands principes qui protègent, depuis plus de quarante ans, les libertés individuelles dans notre pays, la vie privée et les données personnelles. Mes chers collègues, si nous faisons sauter une fois ces grands principes, ces grands jalons, ces grands verrous, ils sauteront une fois pour toutes ! Je ne crois pas du tout à la possibilité d’un retour à la situation antérieure au confinement.
M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère, sur l’article.
M. Philippe Bonnecarrère. La santé et les libertés publiques doivent être complémentaires, comme doivent l’être la santé et l’économie. Aussi voudrais-je éviter de brandir immédiatement l’étendard des libertés publiques, même si j’en aurais bien envie, celui de la souveraineté numérique, ou encore celui des quarante ans de combat pour garder ou retrouver la maîtrise de nos données personnelles évoqués à l’instant par mon collègue Loïc Hervé. En d’autres termes, monsieur le ministre, évitons un débat de type croyants-incroyants.
Nous sommes face à deux interrogations successives. Un système centralisé national agrégeant nos données médicales avec identification est-il indispensable ? C’est tout le débat de la suppression ou non de l’article 6. Si la réponse est positive, nous devrons alors nous interroger sur les garanties, comme nous l’a expliqué le président Bas.
Ce système d’information centralisé national est-il donc indispensable ? Il faut casser les chaînes de contamination, nous en sommes tous d’accord. Cela passe par des enquêtes de terrain : je suis identifié comme atteint par le virus, je vais – je l’espère – être soigné, mon médecin va identifier les personnes avec qui je suis entré en contact et s’il n’en a pas la possibilité, je ne vois aucune difficulté à transmettre ces données à l’équipe de la CPAM qui s’en chargera – de même, si un de mes contacts est non pas tarnais, mais breton, je ne vois aucune difficulté non plus à communiquer ces éléments à équipe de la CPAM d’Ille-et-Vilaine.
Tout cela ne nécessite pas, monsieur le président Bas, un fichier local et je ne vois pas pourquoi, une fois ce travail effectué localement, ces éléments personnels devraient être centralisés dans un fichier national. J’en terminerai donc par-là, monsieur le ministre : en quoi ce fichier central est-il indispensable à la cassure de la chaîne de contamination ?
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, sur l’article.
M. Bruno Retailleau. Je ne suis pas suspect de complaisance vis-à-vis de la politique menée par le Gouvernement depuis le départ. (M. le ministre en convient.)
M. Julien Bargeton. C’est sûr !
M. Bruno Retailleau. Monsieur le ministre, j’essaie d’équilibrer les choses entre l’exigence et la bienveillance dont je parlais hier… (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains.)
Nous ne devons pas écarter le principe du traçage. C’est ma conviction, je n’ai cessé de la répéter, et ce n’est pas aujourd’hui que le Gouvernement me rejoint sur cette position que je m’en écarterai : nous avons besoin de prévention, de masques, de détection et de dépistage pour tracer et isoler. Je l’ai dit et répété depuis un mois et demi dans cet hémicycle et dans la presse. Ne nous jetons pas tout de suite dans le débat des modalités ; commençons par celui des finalités.
Mes chers collègues, peut-on casser une chaîne de transmission sans un outil qui nous permette de tracer, de remonter le parcours de la personne contaminée ? Non, ce n’est pas possible, car nous avons affaire à une saloperie contagieuse. On peut confiner, on peut stopper, on peut bloquer nos plages et nos forêts pendant des mois et des mois, la vérité est que nous ne pourrons pas déconfiner sans une stratégie beaucoup plus agressive reposant sur le dépistage et le traçage. C’est nécessaire pour casser les reins de l’épidémie.
La question est de savoir comment on le fait. Avec cet article 6 profondément modifié par la commission des lois – je l’en remercie –, le Gouvernement nous propose un système de première génération. Comme l’a indiqué Cédric O ce matin et encore ce soir, un débat sera organisé la semaine du 25 mai sur l’application StopCovid, laquelle pourrait être opérationnelle à partir du 2 juin. Il s’agit d’une autre question et j’interviendrai dans ce débat, car les sujets numériques me passionnent.
Nous devons ce jour faire un choix. Je pense qu’il nous faut conserver les six garanties, malicieusement évoquées par le président Bas, qui bordent le sujet. Monsieur le ministre, je préfère vous le dire d’emblée : nous en ferons un point fondamental d’accord en commission mixte paritaire.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Bruno Retailleau. Écarter les ordonnances, placer cette procédure sous le contrôle d’un organe extérieur, limiter les informations au statut virologique sont des conditions essentielles pour vous accompagner et pour casser les reins de cette épidémie au nom de l’intérêt général. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Olivier Véran, ministre. J’ai entendu beaucoup de choses importantes. La première d’entre elles, c’est que sans outils numériques d’appui, on ne pourra pas faire de tracing et que sans tracing, il n’y aura pas de déconfinement.
Pour pouvoir dépister les chaînes de contamination et les casser, il faut être efficace. Ce tracing, nous l’avons fait au stade 1, puis au début du stade 2, il est vrai sans outils numériques, si ce n’est le téléphone et les annuaires informatiques. Les personnels des agences régionales de santé ont appelé les personnes malades en urgence, de jour comme de nuit, pour voir avec qui elles avaient pu être en contact. Elles ont été capables de le faire de manière artisanale, c’est-à-dire sans l’outil numérique.
On peut donc faire les choses de manière purement humaine, mais si le numérique a irrigué toutes les filières industrielles de notre pays en quelques années seulement, c’est sans doute qu’il nous permet d’être plus efficaces. Et en l’occurrence, nous avons une obligation d’efficacité.
On a besoin d’outils numériques, parce que c’est plus simple. On a besoin d’outils numériques, parce que c’est plus rapide. On a besoin d’outils numériques pour permettre à un patient dépisté au fin fond de la Creuse d’avoir les mêmes chances d’être protégé qu’un patient du 7e arrondissement de Paris. On a besoin d’outils numériques pour organiser ce dépistage, pour savoir quelles personnes on a pu contaminer et les protéger à leur tour. Le numérique permet à tout le monde, sur tout le territoire, de bénéficier de la même attention de la part des mêmes personnes avec le même niveau de qualification.
On ne demande pas aux personnes concernées d’être équipées en matériel numérique. Ce n’est pas le sujet. Le numérique ne va servir qu’aux acteurs du soin pour contacter les gens. La barrière du numérique dont il est parfois question n’est donc pas un problème.
Nous aurions pu organiser un débat au Parlement pour savoir si le tracing réalisé par téléphone par les ARS était totalement conforme au respect des données individuelles, pour savoir dans quels logiciels ou sur quels fichiers papier les agents avaient inscrit les noms des personnes malades et de ceux qui étaient entrés en contact avec ces dernières pour réussir à dépister, dans l’urgence, les chaînes de contamination. Quand on dispose de temps, le niveau d’interrogation n’est plus le même. Ce débat parlementaire est légitime, parce que nous avons un peu de temps devant nous, mais pas beaucoup. Juste assez pour faire les choses plus proprement.
Ce que je veux souligner, c’est que l’article 6 n’est en rien une révolution : il ne modifie pas une méthode de tracing, mais l’automatise, la facilite, la rend plus fiable et prévient les ruptures géographiques dans l’accès à ce tracing. Ce préalable posé, la discussion est évidemment possible, et j’ai suivi avec grand intérêt les travaux que vous avez menés en commission, mesdames, messieurs les sénateurs, sous l’autorité du président Bas.
Vous souhaitez une instance indépendante, qui puisse exercer un contrôle. Nous en débattrons, mais je n’y suis pas du tout opposé : il n’y a rien à cacher !
En ce qui concerne le droit d’opposition, je présenterai, au nom du Gouvernement, un amendement visant non pas à le supprimer, mais plutôt à l’atténuer.
Je suis tout à fait d’accord pour qu’une personne puisse refuser d’apparaître dans le système comme patient zéro ou que d’autres sachent qu’elle a pu transmettre le virus ; ce ne sera d’ailleurs pas indispensable dans le dispositif. En revanche, refuser de figurer dans le système alors qu’on est malade n’est pas possible : ce serait refuser à son entourage la possibilité de bénéficier du tracing, donc d’être protégé, et être acteur des chaînes de communication.
Le droit de s’opposer à l’intégration de certaines données dans le fichier est une chose, celui de s’opposer à y figurer en est une autre. Je répète que le premier ne me pose aucun problème ; l’amendement du Gouvernement, dont j’espère qu’il est consensuel, tend à préciser les règles en la matière.
Pour ce qui est de la limitation des informations médicales aux résultats positifs ou négatifs des tests Covid, qui certes sont l’information essentielle, il faut simplement nous assurer que des informations annexes ne peuvent pas elles aussi être essentielles, dans le strict cadre de la lutte contre l’épidémie, pour dépister une éventuelle fragilité ou un élément déterminant dans la circulation du virus.
Je vais, pendant la suspension de ce soir, me renseigner à cet égard auprès des acteurs du tracing, qui depuis des semaines déjà contribuent à sauver des vies, pour qu’ils m’indiquent précisément quelles informations sont nécessaires et quelles informations ne le sont pas. Si les informations peuvent être limitées aux résultats des tests, nous ferons ainsi ; mais s’il apparaît que d’autres informations sont nécessaires pour que le tracing ne tombe pas à l’eau, je vous le dirai.
S’agissant de la recherche sur données anonymisées, ce concept ne me pose pas de difficultés. De ce point de vue, le Health Data Hub, l’open data en santé, est déjà extrêmement sécurisant – à tel point que j’ai un jour entendu un président d’association de malades s’exclamer : c’est, en réalité, du closed data ! En tout cas, nous allons veiller à une bonne sécurisation en la matière.
Le Premier ministre vous l’a dit, et nous n’avons aucune raison de vous mentir : il n’y a pas de lien entre l’article 6 du projet de loi et StopCovid.
Cet article ne porte pas du tout sur un outil de traçage numérique, mais concerne deux systèmes que nous vous avons précisément présentés : le Sidep, qui regroupe les données d’identification des patients testés permettant de suivre ceux-ci tout au long des chaînes de parcours, et Contact Covid, le fichier de l’assurance maladie fondé sur AmeliPro, site très connu et en usage depuis des années, qui permettra aux médecins, aux hôpitaux et à tous les acteurs de l’assurance maladie d’entrer en rapport avec les personnes contacts.
Il s’agit de cela, et de rien d’autre. Nous n’avons aucune raison de mentir au Parlement ! Comme le Premier ministre en a pris l’engagement et comme Cédric O l’a encore rappelé dernièrement, si un logiciel de type StopCovid doit être mis en place, un débat parlementaire sera organisé, un débat indépendant qui n’est d’ailleurs pas obligatoire, mais qui me paraît important.
Enfin, je prends acte de la volonté de la commission d’écarter le recours à des ordonnances. En d’autres termes, je ne déposerai pas au Sénat d’amendement visant à revenir sur le dispositif adopté. Nous verrons ce que l’Assemblée nationale décidera dans sa sagesse. (Mmes Laurence Rossignol et Esther Benbassa s’exclament.) À ma connaissance, aucune disposition n’empêche l’Assemblée nationale de s’intéresser à un sujet… Je répète que, pour ma part, je ne proposerai pas au Sénat de rétablir la possibilité de légiférer par ordonnances sur ces sujets.