M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme Agnès Pannier-Runacher, secrétaire d’État. Cette proposition tend à modifier l’objet des cellules de soutien qui visent aujourd’hui à partager l’expérience entre élus locaux et personnalités qualifiées. Cette rédaction est susceptible d’introduire de la confusion avec les missions du préfet du département et les services de l’État dans le suivi post-crise à l’échelle départementale.
Sur le fond, l’idée de cellules de soutien semble intéressante. Son organisation pratique pose cependant la question de son articulation avec les services de l’État et du préfet du département. J’émets donc un avis défavorable, mais je suis d’accord pour travailler sur le sujet.
M. le président. Avant de mettre aux voix l’ensemble de la proposition de loi, je donne la parole à Mme Nicole Bonnefoy, pour explication de vote.
Mme Nicole Bonnefoy. Je remercie tous mes collègues pour le consensus qui s’est fait autour de cette proposition de loi. Je salue mon collègue Michel Vaspart, président de la mission d’information, pour son travail. Je remercie notre rapporteure pour avis, Nelly Tocqueville, et tout particulièrement Jean-François Husson, rapporteur de la commission des finances pour avoir retiré un amendement qui causait le plus de soucis.
Madame la secrétaire d’État, vous avez affirmé que vous partagiez l’objectif de soutenir les maires et d’améliorer les outils de prévention ou d’indemnisation. Tels sont exactement les objectifs de cette proposition de loi. La navette, qui je l’espère suivra son cours, pourrait contribuer à améliorer le dispositif. Je vous demande donc de faire en sorte que l’examen de cette proposition de loi, fruit d’un travail très important en amont, puisse être inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. Il est important que ce texte puisse aboutir rapidement. (Applaudissements sur les travées du groupe SOCR et du groupe UC.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-François Husson, rapporteur. Dans le droit fil de l’intervention de Nicole Bonnefoy, je dirai que c’est un peu la marque du Sénat de savoir trouver des voies de convergence. (Mme Agnès Pannier-Runacher sourit.)
Cela vous fait peut-être sourire, madame la secrétaire d’État, mais nous attachons de l’importance au travail que nous fournissons et à la capacité d’écoute. Nous avons une fois de plus fait la preuve que nous savons changer de position pour faire progresser la réflexion !
Nous l’avons rappelé dans la discussion générale, un Français sur quatre est concerné par ce dispositif. Par ailleurs ce ne sont pas toujours les mêmes qui trinquent. Il reste donc un vrai travail à faire. C’est d’autant plus intéressant que nous nous situons ici entre la couverture de risques pris en charge en grande partie par le secteur privé assurantiel et les catastrophes naturelles, qui sont extra-assurantielles et relèvent du rôle de l’État. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Antoine Lefèvre. Très bien !
M. le président. Mes chers collègues, je vous indique que nous sommes à deux ou trois minutes maintenant de ne pas pouvoir voter l’autre proposition de loi inscrite à l’ordre du jour d’aujourd’hui.
La parole est à M. Michel Vaspart, pour explication de vote.
M. Michel Vaspart. Je serai bref, monsieur le président. Je souhaitais également remercier Jean-François Husson d’avoir retiré son amendement. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jean-François Longeot, pour explication de vote.
M. Jean-François Longeot. À mon tour de remercier M. Michel Vaspart, président de la mission d’information, Mmes Nicole Bonnefoy et Nelly Tocqueville. Je suis également très reconnaissant à notre collègue rapporteur de la commission des finances d’avoir retiré son amendement.
M. le président. Personne ne demande la parole ?…
Je mets aux voix, modifié, l’ensemble de la proposition de loi visant à réformer le régime des catastrophes naturelles.
(La proposition de loi est adoptée.)
M. le président. Je constate que la proposition de loi a été adoptée à l’unanimité des présents, moins une abstention. (Applaudissements.)
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-neuf heures dix, est reprise à dix-neuf heures douze.)
M. le président. La séance est reprise.
5
Droits sociaux des travailleurs numériques
Rejet d’une proposition de loi modifiée
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe socialiste et républicain, de la proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques, présentée par Mmes Monique Lubin et les membres du groupe socialiste et républicain (proposition n° 155, résultat des travaux de la commission n° 227, rapport n° 226).
Mes chers collègues, comme je l’ai indiqué précédemment, je serai obligé de lever la séance au bout des quatre heures de temps global accordé au groupe socialiste et républicain, soit très précisément à vingt heures trente-sept. Chacun va donc devoir y mettre du sien.
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Monique Lubin, auteure de la proposition de loi.
Mme Monique Lubin, auteure de la proposition de loi. Monsieur le président, madame la ministre, je tiens avant tout à remercier notre rapporteure, Nadine Grelet-Certenais, de la grande qualité de son travail sur la présente proposition de loi dont elle est co-autrice.
« Uber est le symbole d’un changement social irréversible » déclarait en 2015 son directeur général. C’est en tout cas ce que cette plateforme numérique et ses pareilles veulent nous faire croire. Ce faisant, elles prétendent nous imposer un nouveau contrat social avec lequel nous ne sommes pas d’accord.
Ce contrat présuppose notamment que le droit du travail soit soumis aux impératifs d’un certain type de modèle économique ou puisse être contourné par tout moyen possible, y compris par le biais du subterfuge numérique.
Pour notre part, au groupe socialiste et républicain, nous rappelons que notre organisation sociale repose sur un dogme juridique, porteur de valeurs. Ces valeurs, dont nous avons fait le choix, avec le Conseil national de la Résistance, ont présidé à la formalisation de notre ordre social et économique.
L’article 1er de notre Constitution dispose ainsi : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Elle est donc sociale !
Il n’y a pas de fatalité à subir les failles de notre système ni les choix d’acteurs ultralibéraux quand ils minent ce modèle et en remettent en cause les fondamentaux. Ces fondamentaux sont pourtant mis à mal par un type d’intermédiation qui a émergé avec l’économie 2.0.
L’intervention d’un tiers dans la relation salariale traditionnelle, qui unit de manière directe le salarié et son employeur, a été longtemps interdite en France. Il s’agissait d’empêcher les pratiques de marchandage ou les prêts de main-d’œuvre lucratifs par lesquels des intermédiaires s’immisçaient pour « revendre » le travail des ouvriers. Ce n’est qu’à partir de 1972 que cet interdit a été levé. L’intermédiation s’est en effet révélée prometteuse pour répondre aux défis de l’emploi.
S’il ne s’agit pas encore d’un phénomène massif dans notre pays, l’utilité des acteurs de l’intermédiation est démontrée. Celle-ci permet, par exemple, la mise en place de nouvelles formes de protection de travailleurs victimes de précarité dans le cadre de leur expérience professionnelle ; les coopératives d’activité et d’emploi (CAE) en font partie. Toutefois, cette logique est dévoyée par des entreprises qui ont conçu un modèle de plateformes numériques exposant les travailleurs à la précarité. Ces entreprises font le choix d’organiser leur modèle économique autour de l’utilisation d’algorithmes, qui rebattent les cartes du secteur de l’intermédiation. Elles se sont structurées de façon à tirer profit des failles d’un système de protection sociale qui se veut protecteur des travailleurs.
Le recours abusif aux auto-entrepreneurs et l’utilisation d’algorithmes sont les moyens favorisant l’exploitation de ces failles. Cela exempte ces organisations du versement de cotisations sociales, alors même que leur modèle économique est si peu viable que le paiement de salaires en bonne et due forme les mènerait à la banqueroute…
Le récit de la révolution numérique et des nouveaux mondes que celle-ci ouvrirait vient achever l’opération de camouflage d’une entreprise prosaïquement opportuniste et niant les droits des travailleurs.
Ce subterfuge numérique, c’est l’invocation incantatoire des intelligences artificielles, qui remplaceraient le travailleur humain. Pourtant, derrière ces intelligences artificielles, ce sont des individus qui travaillent, trop souvent dans la précarité et pour des missions mal payées.
Ce subterfuge, c’est aussi le recours, par les plateformes dominantes, à la poudre aux yeux des algorithmes. La responsabilité de la détermination des conditions de rémunération des travailleurs et la contractualisation entre ces derniers et les plateformes sont abandonnées à ces algorithmes. Ces derniers sont l’expression d’une politique délétère de gestion des ressources humaines qui se déploie en toute opacité. Ils génèrent des conditions de travail instables et une rémunération volatile, sources de souffrance au travail.
Si l’activité des plateformes qui y recourent s’inscrivait dans l’esprit de notre République sociale, ces conditions seraient établies dans des contrats à même d’offrir de la prévisibilité aux travailleurs. Or tel n’est pas le cas ; les travailleurs concernés sont exposés à une relation commerciale structurellement inégalitaire.
Auto-entrepreneurs et micro-entrepreneurs sont dépouillés de leur droit à négocier les conditions dans lesquelles ils effectuent leurs prestations ainsi que leurs rémunérations.
Je parle des professionnels qui ont voulu faire le choix de l’autonomie, des livreurs de Deliveroo aux chauffeurs d’Uber. Une partie d’entre eux ne veut pas revenir dans le cadre protecteur du salariat, jugé trop contraignant. Ces travailleurs se trouvent pourtant aujourd’hui, contre leur gré, dans une situation de dépendance et de subordination de fait, situation qui, justement, définit la condition salariale. Dépouillés de leurs droits sociaux, ils n’ont cependant ni les avantages ni la protection de l’indépendance.
Ils sont pourtant combatifs ; ils ont su, malgré leurs contraintes professionnelles, faire émerger une problématique jusque-là méconnue. Nous les remercions pour leur rôle de lanceurs d’alerte ; ils donnent à la société l’occasion de se saisir d’une situation d’injustice et de mettre fin à des pratiques entrepreneuriales qui représentent un danger pour notre société.
Je pense aux chauffeurs de VTC, qui peuvent être victimes de déconnexions abusives ; un chauffeur peut en effet être radié, de manière arbitraire, de l’application qui lui permet de gagner son pain, sans recours possible. Les livreurs à vélo connaissent le même type de problèmes, et le tableau de leur situation est noirci par le caractère dangereux de leurs missions. En effet, évoluant en milieu urbain, ils sont vulnérables et incités à prendre des risques par un management qui fait fi de l’humain.
Ces plateformes ne font donc rien de moins que de remettre au goût du jour le tâcheronnage, en le revêtant des habits scintillants du progrès technique et des mirages numériques.
Pour l’instant, le capitalisme de plateformes n’a pas permis de servir l’intérêt général. Le travail que nous avons mené sur le sujet nous a au contraire conduits à la conclusion opposée.
Peu de sphères de notre société pourraient se targuer d’être à l’abri des bouleversements induits par ce nouveau type d’organisation économique. De très nombreux secteurs de notre économie de service sont susceptibles d’être « ubérisés », selon le terme désormais consacré. Il n’est pas un secteur qui ne soit susceptible de faire l’objet de cette révolution délétère.
Face à ce constat, nous avons tiré des conclusions. Nous considérons que la société ne doit pas fermer les yeux sur le détournement de son système de protection sociale à des fins privées, mettre à bas les droits des travailleurs, ni piller les caisses de la sécurité sociale pour garantir à des entreprises une viabilité qui n’est nullement acquise.
Certes, en France, comme à travers le monde, la justice a été saisie à plusieurs reprises pour mettre fin à des situations d’abus caractérisé. Ainsi, Deliveroo est en butte en France à des actions de ses livreurs, qui contestent un changement de tarification opéré en juillet.
Par ailleurs, la Cour de cassation a décidé, en novembre 2018, de requalifier en contrat de travail le contrat commercial d’un ancien livreur de Take Eat Easy, société aujourd’hui liquidée. À la suite de cet arrêt, tous les chauffeurs ou livreurs auto-entrepreneurs se sont trouvés en mesure de demander une requalification de leur contrat commercial en CDI, la requalification des salariés déguisés en salariés de plein droit étant rétroactive.
Les plateformes se sont trouvées confrontées au risque de devoir verser des cotisations sociales qu’elles n’avaient sans doute pas provisionnées. Les conséquences financières de cette décision sont potentiellement énormes, notamment au profit de l’Urssaf.
L’une des réactions des plateformes à ces décisions consiste en la mise en place de mesures qui ne valent que par leur effet d’annonce. Deliveroo a ainsi annoncé, en octobre 2019, la mise en place, pour ses livreurs, en France, d’une assurance maladie complémentaire des indemnités journalières de la sécurité sociale. Il s’agit, selon les principaux intéressés, d’un simple effet d’annonce…
Les recours juridictionnels et le droit existant nous paraissent donc insuffisants pour faire face à la nature et à l’ampleur des bouleversements qu’est susceptible d’induire l’économie de plateforme, d’autant que nous sommes confrontés à une démarche gouvernementale visant à exempter les entreprises de leurs devoirs en tant qu’employeurs. Je fais ici référence à l’inscription par le Gouvernement de chartes facultatives dans la loi Mobilités, qui disposait, dans son article 20, que les plateformes de livraison peuvent instaurer de telles chartes, qui seraient porteuses de droits sociaux. Cette parade vise à soustraire les plateformes à d’éventuelles requalifications des contrats des travailleurs indépendants en salariat.
Le groupe socialiste et républicain, emmené notamment par mon collègue Olivier Jacquin, coauteur de la présente loi, s’y est opposé, et cela n’a pas été, pour nous, une mince satisfaction que d’apprendre la censure partielle de cette charte par le Conseil constitutionnel.
Ainsi, nous proposons une réponse législative dédiée à cette problématique, mais il n’est pas question d’infléchir le droit du travail pour donner à des entreprises au modèle économique non rentable accès à des travailleurs bénéficiaires de droits au rabais et, donc, moins coûteux. Par conséquent, face à un dévoiement des dispositifs d’intermédiation, nous prenons le parti de promouvoir un modèle vertueux d’intermédiation, par le biais du recours aux coopératives d’activité et d’emploi.
La présente proposition de loi énonce ainsi que les plateformes numériques devront dorénavant recruter au travers soit du statut de salarié, soit de celui d’entrepreneur salarié d’une CAE. Il s’agit de réaffirmer des valeurs profondément progressistes de défense du droit du travail et de la citoyenneté sociale des travailleurs. C’est aussi pour nous l’occasion de mettre en valeur le modèle coopératif, qui repose sur la propriété collective d’un outil de production et sur la participation démocratique des coopérateurs aux décisions de l’organisation. Ce modèle résout le problème de l’indépendance, revendiquée par les travailleurs numériques ou, en tout cas, par leurs « représentants ».
L’entrepreneur salarié dispose des mêmes protections sociales qu’un salarié et d’un accompagnement de la coopérative pour la gestion administrative. En ce qui concerne son salaire, il reçoit une rémunération composée d’une part fixe versée mensuellement et d’une part variable calculée en fonction du chiffre d’affaires de son activité, après déduction des charges directement liées à celle-ci et de sa contribution relative aux services mutualisés proposés par la coopérative.
La présente proposition de loi constitue par conséquent une réponse législative sans ambiguïté face à la tentative des plateformes de contourner notre droit social conquis de haute lutte. Elle s’inscrit en défense du modèle social français.
M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.
Mme Nadine Grelet-Certenais, rapporteure de la commission des affaires sociales. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition de loi de notre collègue Monique Lubin, que j’ai cosignée avec les membres du groupe socialiste et républicain, vise à rétablir les droits sociaux dont un nombre croissant de travailleurs sont privés, du fait du développement de l’économie des plateformes. En effet, si le numérique est porteur de nombreuses opportunités, il peut aussi représenter, pour notre cohésion sociale, une menace contre laquelle il est indispensable que les pouvoirs publics interviennent.
Les différents travaux lancés au Sénat sur le sujet témoignent de la prise de conscience de cette nécessité. Si la commission des affaires sociales n’a pas adopté de texte, elle a reconnu l’importance de cette question et elle a partagé certains constats.
L’apparition et le développement d’entreprises proposant de mettre en relation des travailleurs indépendants et des consommateurs via des applications numériques représentent l’une des évolutions majeures du marché du travail depuis les années 2010. Si chacun a en tête les voitures de transport avec chauffeur et la livraison de repas, ce phénomène touche un nombre sans cesse croissant de secteurs : métiers du numérique, services à la personne, hôtellerie-restauration et jusqu’aux micro-tâches extrêmement parcellisées confiées à des « travailleurs du clic ». L’économie des plateformes concerne potentiellement un périmètre très large.
Les informations sur la taille de cette économie restent toutefois, à ce jour, très incomplètes. L’estimation la plus répandue fait état d’environ 200 000 travailleurs actifs, à plein temps ou de manière plus ponctuelle. Il n’en reste pas moins que ce phénomène, de plus en plus visible, est révélateur d’une tendance inquiétante, dont la comptabilisation paraît constituer un enjeu en soi.
Le développement des plateformes numériques de mise en relation vient à rebours d’une longue dynamique créatrice de droits. En effet, le mode de fonctionnement de ces plateformes consiste, en s’abritant derrière une indépendance parfois purement formelle, à s’affranchir des obligations que le code du travail impose aux employeurs vis-à-vis de leurs salariés, tout en éludant largement la participation au financement de notre système de protection sociale. Elles s’appuient pour cela sur les avantages fiscaux et sociaux et sur la simplicité du régime de la micro-entreprise, ainsi détourné de sa finalité initiale.
Pour les travailleurs, l’illusion d’une autonomie et d’une liberté, ainsi que la préférence à court terme pour une rémunération plus élevée, se traduit en fait par une protection faible, voire inexistante, contre les risques d’accident du travail et de perte d’emploi, et par une absence de droits face au réel donneur d’ordres, notamment en matière de durée du travail. Ainsi, on peut voir dans le développement de l’économie numérique l’émergence d’une nouvelle forme de tâcheronnage.
Ce phénomène ne doit pas être considéré isolément. Il s’agit du dernier avatar de la flexibilisation des rapports de travail, qui accentue la polarisation du marché du travail et ouvre la voie à une « hyper-précarisation » de certaines populations.
Face à cette situation, le législateur a, jusqu’à présent, cherché à conférer aux travailleurs des plateformes des embryons de droits, dont une grande partie repose sur le bon vouloir des plateformes. Avec l’entrée en vigueur de la loi d’orientation des mobilités, les plateformes de VTC et de livraison ont désormais la possibilité d’établir unilatéralement une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de leur responsabilité sociale. Le Conseil constitutionnel, en censurant une partie de ces dispositions dans sa décision du 20 décembre dernier, a estimé que le législateur était allé trop loin dans l’abandon aux plateformes de l’exercice de sa compétence.
Cette démarche témoigne à mon sens d’une timidité des pouvoirs publics à l’égard des opérateurs de plateforme qui n’a pas lieu d’être, s’agissant de défendre une certaine conception de notre modèle social.
En outre, cette ébauche de cadre est source d’insécurité juridique, comme le prouve la jurisprudence récente de la Cour de cassation – le fameux arrêt Take Eat Easy du 29 novembre 2018 – établissant que les conditions dans lesquelles certaines plateformes se comportent à l’égard de leurs « partenaires » permettent d’établir l’existence d’un lien de subordination.
D’autres pays ont eu plus de courage ; je pense à la loi adoptée en septembre dernier par l’État de Californie, berceau des plateformes, qui soumet au respect de conditions rigoureuses l’emploi de travailleurs indépendants.
Cette proposition de loi adopte donc une démarche toute différente : son article unique remplace l’ensemble des dispositions de la septième partie du code du travail applicables aux travailleurs des plateformes par une règle simple, qui renvoie à des statuts préexistants et protecteurs au lieu de laisser prospérer un « tiers statut » incomplet. Il s’agit d’imposer aux plateformes d’avoir recours soit à des salariés directement, soit à des entrepreneurs salariés adhérant à une coopérative d’activité et d’emploi.
Ces CAE sont apparues dans les années 1990 et ont été consacrées par la loi du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire. Il s’agit d’une forme originale de coopérative qui permet de concilier entrepreneuriat individuel et protection sociale.
En effet, cette loi, dite « Hamon », a introduit dans la septième partie du code du travail un nouveau type de contrat de travail à durée indéterminée : le contrat d’entrepreneur salarié et associé. Le titulaire de ce contrat a un statut hybride susceptible de répondre aux besoins d’autonomie et de protection des travailleurs de plateformes : vis-à-vis des clients, l’entrepreneur salarié est un entrepreneur indépendant ; vis-à-vis de la coopérative, il est un salarié à part entière.
Au-delà d’un statut, la CAE apporte au travailleur, en échange d’une contribution financière, un accompagnement dans son projet, des services mutualisés ainsi qu’un cadre collectif. Si elles restent méconnues, les CAE sont en plein développement. Certaines régions ainsi que des départements ont été des soutiens importants de leur constitution.
Cette proposition de loi s’inscrit dans la lignée d’expériences conduites en France et en Europe qui visent à promouvoir un modèle alternatif en s’appuyant sur un fonctionnement coopératif.
D’une part, à côté des plateformes de type capitalistique, d’autres types de plateformes émergent, parfois regroupées sous l’intitulé de « coopérativisme de plateforme ». Elles sont encore peu nombreuses en France, mais elles peuvent réussir, en se positionnant sur des niches que n’occupent pas, pour le moment, les grandes plateformes.
D’autre part, l’idée de l’entreprise porteuse coopérative proposant aux travailleurs opérant sur les plateformes un statut de salarié tout en les laissant autonomes dans l’organisation de leur profession a directement inspiré la présente proposition de loi.
Il existe à ce jour un précédent en Europe : l’expérience menée par la coopérative Smart, en Belgique, entre 2013 et 2017, auprès de coursiers à vélo. Cette expérience a permis de montrer qu’un tel modèle, très proche de celui de la CAE, pouvait aboutir à des résultats, en donnant à des travailleurs organisés sous forme de coopérative un pouvoir de négociation face aux plateformes. Elle a par ailleurs fourni de précieuses informations sur l’accidentologie des coursiers à deux-roues, confirmant le caractère particulièrement exposé de cette activité.
L’objet de cette proposition de loi est donc non pas de sécuriser économiquement et juridiquement le modèle délétère promu par les plateformes, mais bien de promouvoir un modèle susceptible de répondre à la recherche d’autonomie des travailleurs, tout en offrant à ceux-ci un soutien juridique, une inscription dans un collectif et une protection sociale appropriée.
Néanmoins, la commission des affaires sociales a considéré que les problématiques soulevées par le développement de l’économie des plateformes ne pouvaient trouver de réponse unique, en raison notamment de la diversité des acteurs et des situations, et que le salariat ne correspondait pas nécessairement aux aspirations de ces travailleurs. Elle n’a donc pas adopté la proposition de loi.
Vous comprendrez que, à titre personnel, je le regrette ; tous les travailleurs devraient bénéficier d’une protection sociale digne de ce nom, y compris ceux qui ne le demandent pas.
La commission a confié en septembre dernier à Michel Forissier, Catherine Fournier et Frédérique Puissat une mission d’information, qui doit rendre ses conclusions au printemps. Cette mission se poursuivra donc, enrichie des réflexions et des débats menés dans le cadre de l’examen de cette proposition de loi, étant entendu que nous visons tous le même but : la protection des travailleurs.
À titre personnel, je vous invite, mes chers collègues, à adopter ce texte que la commission des affaires sociales a rejeté.
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Muriel Pénicaud, ministre du travail. Je veux d’abord vous remercier, monsieur le président, d’avoir accepté que je parle du banc des ministres, compte tenu de l’état de mon pied accidenté.
M. le président. C’est normal !
Mme Muriel Pénicaud, ministre. Monsieur le président, monsieur le président de la commission, madame l’auteure de la proposition de loi, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, l’essor de l’économie des plateformes numériques de mise en relation de travailleurs avec les consommateurs est l’une des évolutions les plus importantes du marché du travail depuis une dizaine d’années, en France, en Europe et dans le monde. L’impact en est fort, d’un point de vue économique, social et territorial, et ce sujet est d’autant plus complexe qu’il y a une grande variété de structures et une multiplicité d’acteurs, qui ont des aspirations très diverses.
Notre conviction est qu’il n’y a pas de solution unique pour répondre à tous les défis de la construction d’une économie des plateformes financièrement soutenable, techniquement innovante et socialement responsable, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne doive pas être socialement responsable. Or que prévoit votre proposition de loi ?
D’abord, d’un point de vue légistique, elle supprime l’ensemble des dispositions du titre IV du livre III du code du travail ; il s’agit de la partie dédiée aux travailleurs utilisant une plateforme de mise en relation par voie électronique. Je rappelle que cette partie du code du travail a été créée par la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels et qu’elle a été complétée, très récemment, par la loi d’orientation des mobilités.
Ensuite, vous proposez de remplacer l’ensemble de ces dispositions par un article unique, tel qu’il est rédigé dans l’article unique de votre proposition de loi. Cet article créerait, pour les travailleurs non salariés recourant aux plateformes, l’obligation d’exercer leur activité en tant qu’entrepreneurs salariés ou qu’associés d’une coopérative d’activité et d’emploi.
Votre proposition de loi, cela a été souligné lors de l’examen en commission, présente une double difficulté.
En premier lieu, en créant une obligation générale, elle ne prend en compte ni la diversité des aspirations des travailleurs qui recourent aux plateformes ni la spécificité du projet porté par les coopératives d’activité et d’emploi. En effet, le champ des travailleurs des plateformes, tel que défini dans la proposition de loi, est très large, puisqu’il comprend tous les types de plateformes numériques, indépendamment de leur degré d’intervention dans les conditions d’exercice de l’activité.
Or les utilisateurs des plateformes ne sont pas tous des travailleurs précaires ou des auto-entrepreneurs qu’il faudrait accompagner dans le lancement de leur activité. Certains sont des travailleurs en « free-lance » – pour le dire en bon français (Sourires.) – très qualifiés ou des travailleurs indépendants bien installés, qui recourent aux plateformes pour trouver des clients ; adhérer à un projet coopératif ne répond pas forcément à leurs aspirations. Leur couverture sociale, qui pourrait, certes, être améliorée, correspond à celles des autres travailleurs indépendants et pose, plus largement, la question de la convergence de nos systèmes de protection sociale, ce que nous sommes en train de faire à propos des retraites.
À l’autre bout du spectre, certains travailleurs ne recourent aux plateformes que de manière occasionnelle, comme revenu d’appoint ; ce sont des étudiants ou des salariés qui recherchent un complément de revenu.
De la même manière, ce ne sont pas des entrepreneurs qu’il convient d’accompagner dans le lancement d’une activité, ce qui est l’objet même des CAE auquel vous proposez de recourir systématiquement.
En second lieu, faire des coopératives un simple outil d’accès à la protection sociale via le statut de salarié revient à en détourner l’objet. Les CAE sont des outils intéressants d’accompagnement d’auto-entrepreneurs dans le lancement de leur activité ; elles n’ont pas pour vocation de devenir un système de protection sociale dans la durée. Ces coopératives ne fonctionnent que grâce à un fort dynamisme entrepreneurial et territorial, et elles impliquent l’adhésion des membres au projet porté. Le principe de l’obligation va à l’encontre de cet esprit d’adhésion.
Cela dit, il y a d’autres voies possibles pour améliorer la protection sociale de ces travailleurs indépendants. Depuis 2016, le législateur s’est efforcé de construire la responsabilité sociale des plateformes. Des progrès importants ont été acquis pour ces travailleurs, en matière d’accident du travail, de formation ou de droit d’action collective.
Ainsi, la loi d’orientation des mobilités ainsi que la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel ont notamment défini des règles d’alimentation du compte personnel de formation. Je rappelle par ailleurs que la loi sur les mobilités a mis en place le droit à la déconnexion et la transparence du prix des courses, pour les plateformes électroniques de mise en relation avec des VTC ou des coursiers.
Quant aux chartes, homologuées par l’administration, elles ont vocation à inciter les plateformes à être plus transparentes sur leurs engagements sociaux et à leur laisser la possibilité d’aller plus loin.
Enfin, sur le volet du dialogue social, des débats parlementaires avaient en effet fait émerger la nécessité d’organiser une meilleure représentation de ces travailleurs, afin de garantir à ceux-ci l’existence d’un dialogue équilibré avec les plateformes numériques, et de leur permettre ainsi de contribuer à la détermination de leurs conditions de travail. C’est précisément l’objet de l’ordonnance prévue à l’article 48 de la loi d’orientation des mobilités. D’ailleurs, dans la perspective de l’élaboration de cette ordonnance, le Gouvernement a confié, hier, une mission à M. Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui sera accompagné d’experts pour travailler sur ce sujet.
De façon générale, les travailleurs des plateformes posent la question de l’amélioration de la protection sociale des indépendants et celle de l’universalité de notre système de protection sociale. Plusieurs pas ont été faits ; j’en citerai deux : depuis janvier 2019, les travailleuses indépendantes, chefs d’entreprise et conjointes collaboratrices bénéficient des mêmes prestations de maternité que les salariées et, depuis le 1er novembre 2019, les travailleurs indépendants ont droit à l’assurance chômage, sans cotisation supplémentaire.
Le Gouvernement vous invite donc, mesdames, messieurs les sénateurs, à rejeter cette proposition de loi, mais je ne doute pas que nous aurons l’occasion de nous retrouver prochainement sur le sujet du droit social applicable aux travailleurs indépendants économiquement dépendants, puisqu’il fait l’objet depuis septembre dernier de la mission d’information, menée par Mmes Catherine Fournier et Frédérique Puissat et par M. Michel Forissier, rapporteurs d’ailleurs de la loi sur l’avenir professionnel. Je profite de l’occasion pour les saluer.