Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Marc Gabouty. (M. Emmanuel Capus applaudit.)
M. Jean-Marc Gabouty. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la mondialisation des échanges associée à la numérisation des économies et à l’émergence de grandes entreprises, surtout américaines, dans le secteur des services numériques représente un véritable défi pour les systèmes fiscaux actuels, dont les fondements remontent à l’après-guerre.
Alors que le prélèvement de l’impôt, en France, repose sur le principe de territorialité, selon lequel la localisation des biens et activités permet de déterminer les contributions obligatoires, les sociétés du numérique peuvent opérer auprès d’utilisateurs situés en France sans être nécessairement implantées dans l’Hexagone ou, plus précisément, sans y avoir d’établissement stable.
Si les problèmes liés à l’optimisation fiscale par le biais d’implantations dans des pays à fiscalité plus avantageuse et par le moyen des prix de transfert intragroupe ne sont pas nouveaux, le défi posé par l’économie numérique est encore plus grand, si l’on en juge par les montants d’impôt assez faibles payés par ces grandes entreprises au regard de la valeur créée.
La définition des activités taxables est particulièrement importante et complexe. Le Gouvernement a choisi d’y inclure le ciblage publicitaire et la mise en relation des utilisateurs, mais non la vente en ligne.
Par ailleurs, plusieurs types de services proposés par les plateformes ne sont pas taxables : la fourniture de contenus de type YouTube ou Dailymotion et les services de communication comme Skype, ou encore les services de paiement. La directive européenne sur les services de paiement, dans sa deuxième version, a été transposée l’an dernier.
D’autres activités, comme le conseil en financement participatif, sont également exclues du champ de la taxe.
L’idée générale reste d’appliquer une taxe aux activités qui se rapportent à une forme de travail gratuit des utilisateurs, créateur de valeur. Diverses tentatives ont été faites avant d’en arriver à une initiative nationale.
Ainsi, des négociations ont été menées au sein de l’OCDE dans le cadre du projet BEPS, engagé sur l’initiative des dirigeants du G20 au sommet de Saint-Pétersbourg, en septembre 2013. Seulement, sur les quinze actions destinées à répondre à l’érosion de la base d’imposition et au transfert de bénéfices, la première, qui concernait la taxation de l’économie numérique, n’a pas été retenue dans l’accord multilatéral ratifié l’an dernier.
Au sein de l’Union européenne, la Commission européenne a proposé un projet de directive qui n’a pas été adopté par le Conseil, en raison du refus de certains États membres d’ouvrir le débat sur la taxation de ces activités, par crainte de contre-mesures de la part des Américains ou des Chinois. Vous avez évoqué, monsieur le ministre, la règle de l’unanimité qui s’applique dans ce domaine.
Finalement, le gouvernement français, comme d’autres gouvernements européens, a décidé de légiférer au niveau national. À ce jour, l’Italie semble avoir le projet le plus abouti, avec une Google Tax censée entrer en vigueur en juin prochain.
Dans le présent projet de loi, l’assiette choisie, une estimation du chiffre d’affaires réalisé en France à partir d’un pourcentage représentatif du chiffre d’affaires mondial, vise à reterritorialiser le chiffre d’affaires. Il ne s’agit pas de la valeur ajoutée, qui aurait été plus satisfaisante, ni du bénéfice, dont la territorialisation est beaucoup plus difficile à appréhender. Cette approche repose sur l’hypothèse qu’il existe une proportionnalité entre le nombre de transactions et les sommes encaissées, dans l’attente de la reconnaissance d’un établissement stable virtuel.
La démarche de la France n’est pas originale en soi. Le débat sur la taxation des Gafa existe depuis plusieurs années, et d’autres pays européens poursuivent des projets similaires, bien qu’une différence se remarque entre les pays du nord de l’Europe, peu enclins à instaurer cette taxe, et les pays latins, plus avancés dans cette voie.
Quoi qu’il en soit, l’objectif est avant tout d’accélérer une mise en œuvre collective de cette taxation, malgré un contexte mondial marqué par des tensions commerciales croissantes entre les États-Unis et la Chine.
En Europe, on espère un redémarrage du projet de directive, peut-être après les élections de dimanche prochain. On ne peut pas reprocher aux Français et à la France, et plus largement aux Européens, de vouloir jouer un rôle précurseur dans la réalisation d’une plus grande équité fiscale, alors qu’on demande par ailleurs plus de rigueur budgétaire.
Plus globalement, les négociations doivent être poursuivies dans le cadre de l’OCDE, ce qui justifie, à mon sens, la modification proposée par le Sénat en ce qui concerne le caractère temporaire de ce dispositif. Celui-ci pourra être renouvelé et amélioré, si, à l’échéance prévue, aucune solution européenne ou internationale n’est mise en œuvre. Les positions du Gouvernement et de la commission me paraissent à cet égard tout à fait conciliables.
S’agissant du second volet du projet de loi, le gel de la trajectoire de réduction de l’impôt sur les sociétés en 2019 pour les entreprises réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 250 millions d’euros, il m’inspire deux remarques.
D’une part, on peut regretter une certaine instabilité juridique, pour la deuxième fois concernant le même impôt.
D’autre part, on peut comprendre la nécessité de financer les mesures d’urgence accordées en décembre dernier, puis au début du printemps, compte tenu du contexte politique et social exceptionnel.
En tout cas, nous nous félicitons que la réduction de l’impôt sur les sociétés soit maintenue cette année pour les PME et TPE.
La majorité des membres du RDSE voteront l’ensemble de ces dispositions, sauf, bien entendu, si la majorité du Sénat ou une majorité de nos collègues venait à les vider de leur sens ! (MM. Yvon Collin et Emmanuel Capus applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Delcros.
M. Bernard Delcros. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous débattons cet après-midi de la fiscalité des grandes entreprises du numérique et de la modification, partielle et transitoire, de la trajectoire de l’impôt sur les sociétés.
Sur le premier point, nous sommes nombreux à appeler de nos vœux la mise en place d’une fiscalité plus juste sur les services numériques. Monsieur le ministre, vous avez rappelé les chiffres.
Bien sûr, la mise en œuvre pratique d’une telle fiscalité reste complexe, notamment pour établir un cadre juridique parfaitement sécurisé en dehors d’un accord international.
Il est vrai que la réponse devrait être apportée à l’échelle mondiale ; mais nous savons que, aujourd’hui, les conditions ne sont pas réunies pour y parvenir. Plusieurs pays, et non des moindres, ne sont pas, pour l’instant, sur la même position que la France. On en connaît les raisons, liées notamment aux enjeux commerciaux internationaux.
Devons-nous en tirer la conclusion qu’il ne faut rien changer, comme nous l’entendons parfois ? Je ne le crois pas. Ni la complexité de la mise en place, ni les positions contraires d’autres pays, ni même la prise de risque ne doivent nous conduire à renoncer !
En effet, comme l’a rappelé un précédent orateur, la révolution numérique transforme en profondeur notre modèle économique, et notre système fiscal devient chaque jour plus inadapté à cette nouvelle donne.
Par ailleurs, c’est une question d’équité fiscale, un sujet sur lequel nos concitoyens sont mobilisés et réclament, à juste titre, davantage de justice.
Au reste, l’équité fiscale se joue aussi entre les entreprises qui paient déjà leurs impôts en France et celles, les géants du numérique, qui profitent du lucratif marché français sans participer au bon niveau à l’effort collectif.
Il n’est pas tenable, sous le seul prétexte de la complexité ou de l’impossibilité d’un accord européen ou mondial, de continuer à taxer nos entreprises traditionnelles, nos PME, nos artisans et nos commerçants sans traiter le cas des géants du numérique !
Enfin, on ne peut pas, d’un côté, se fixer comme objectif majeur de réduire notre déficit et, de l’autre, se priver de la recette fiscale légitimement due par les géants du numérique.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. Il faut aussi faire des économies !
M. Bernard Delcros. En adoptant cette taxe, la France adresserait à l’ensemble de ses voisins un signal fort, donnant par la même occasion une impulsion qui pourrait s’avérer décisive dans l’adaptation du cadre fiscal international au déploiement de l’économie numérique.
Alors, oui, malgré les difficultés, la France doit s’engager sans attendre sur la voie de la taxation des grandes entreprises du numérique. (M. le ministre opine.)
Pour ce faire, monsieur le ministre, vous nous proposez d’instaurer une taxe sur les entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros au titre des services fournis au niveau mondial et à 25 millions d’euros au titre des services fournis en France. Cette taxe représentera 3 % sur les produits bruts tirés des services de ciblage publicitaire, de la transmission de données personnelles et de l’activité des places de marché du commerce en ligne.
Certes, comme plusieurs orateurs l’ont souligné, l’assiette retenue n’est pas la solution idéale. Taxer le chiffre d’affaires, c’est taxer sans distinction l’entreprise en pleine croissance qui n’enregistre pas ou peu de résultats et celle dont les résultats sont élevés. La taxation des bénéfices eût été préférable ; mais, nous le savons, elle nécessiterait la renégociation de conventions fiscales bilatérales.
La commission des finances, dont je salue le travail important, a longuement débattu de cette question. Elle a apporté au texte plusieurs modifications visant à le sécuriser et à limiter à trois années sa première mise en application – nous en reparlerons dans la discussion des articles.
Mes chers collègues, face aux géants du numérique, qui se jouent des règles fiscales traditionnelles, l’occasion nous est donnée de réaffirmer la souveraineté de l’État, garant de l’intérêt général et protecteur de l’équité fiscale.
Vous l’aurez compris, les sénatrices et les sénateurs du groupe Union Centriste se prononceront en faveur de la création de la taxe sur les services numériques, même s’il ne s’agit que d’un premier pas, avec une recette estimée à 400 millions d’euros en 2019, et qu’une solution internationale doit être trouvée.
J’en viens à l’article 2 du projet de loi, qui prévoit de déroger à la trajectoire de baisse du taux de l’impôt sur les sociétés pour les plus grandes entreprises, celles réalisant un chiffre d’affaires supérieur à 250 millions d’euros, et seulement pour la fraction du bénéfice imposable supérieure à 500 000 euros. Il leur serait appliqué, pour la seule année 2019, le taux de 2018, soit 33,33 %.
J’entends l’argument selon lequel, pour donner de la visibilité aux acteurs économiques, on ne devrait pas changer les règles du jeu en cours de route. Évidemment, nous partageons tous cet objectif. Mais nous pouvons aussi considérer que nous avons une exigence de responsabilité au regard de notre déficit public, que nous souhaitons tous diminuer : celle de trouver les moyens de financer les dépenses engagées, que nous avons nous-mêmes adoptées en décembre dernier, pour redonner 10 milliards d’euros de pouvoir d’achat aux Français.
J’estime, pour ma part, que le contexte légitime la mesure proposée, qui devrait rapporter 1,7 milliard d’euros cette année, étant donné qu’elle ne remet pas en cause l’objectif d’abaissement du taux de l’impôt sur les sociétés, qui reste fixé à 25 % à horizon de 2022, et, j’y insiste, qu’elle concernera seulement les entreprises dont le chiffre d’affaires dépasse 250 millions d’euros.
La disposition prévue à l’article 2 constitue ainsi un levier utile, parmi d’autres, pour compenser la dépense substantielle que le Gouvernement et le Parlement ont décidée en faveur du pouvoir d’achat des Français. Au sein du groupe Union Centriste, nous serons nombreux à la voter ! (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme Nathalie Goulet. Bravo !
Mme la présidente. La parole est à M. Emmanuel Capus.
M. Emmanuel Capus. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous examinons cet après-midi le projet de loi portant création d’une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l’impôt sur les sociétés.
Plus précisément, l’article 1er du projet de loi instaure la taxe sur les services numériques ; son article 2 modifie la trajectoire de l’impôt sur les sociétés.
S’agissant de la taxe sur les services numériques, même si nous avons eu en commission des finances des discussions assez poussées, nous faisons tous ce constat simple : les Français ne supportent plus la pression fiscale intolérable qui pèse sur leurs épaules.
M. Jean-François Husson. Ça fait un moment que ça dure !
M. Philippe Dominati. Eh oui !
M. Emmanuel Capus. Cette pression est d’autant plus inacceptable que certaines sociétés – de même que certains particuliers, mais ce n’est pas le sujet de cet après-midi – tentent de contourner l’impôt en pratiquant ce qu’on appelle l’évitement fiscal.
Or, aujourd’hui, ce comportement n’est plus accepté, les Français ne le tolèrent plus. C’est la raison pour laquelle il est indispensable d’agir, de créer une taxe sur les services numériques, en particulier pour les sociétés multinationales qui accumulent des richesses excessives, extrêmes, et qui créent de la richesse, de la valeur, en France, sans payer d’impôt sur notre territoire, ou en en payant extrêmement peu.
Bien sûr, nous préférerions le faire à une échelle internationale ; donc faut-il passer outre ou attendre que, comme certains le préconisent, nos partenaires se décident ? Mais ces derniers le feront-ils un jour ? L’Irlande acceptera-t-elle, un jour, de taxer des sociétés qui font sa richesse aujourd’hui ? Je ne le crois pas. La réponse du groupe Les Indépendants est donc extrêmement simple : nous sommes favorables à l’instauration, dès maintenant, de la taxe sur les services numériques, pour envoyer un signal extrêmement fort à nos partenaires européens, quitte à renégocier demain, pour instituer une taxe européenne ou mondiale sur les services numériques. Selon nous, il est urgent de ne plus attendre…
Nous avons échangé longuement, en commission des finances, sur les inconvénients de cette taxe ; il y en a, cette taxe n’est certes pas parfaite.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Aucune taxe n’est parfaite !
M. Emmanuel Capus. Je partage à cet égard beaucoup des arguments du rapporteur Albéric de Montgolfier.
Bien sûr, ce serait mieux que la taxe ne porte pas sur le chiffre d’affaires ; les inconvénients d’une telle taxation, surtout pour les sociétés en progression, ont été évoqués. Bien sûr, il y a le risque de la double imposition ; certaines entreprises, vertueuses, paient déjà leurs impôts en France et risquent d’être doublement imposées. Surtout – troisième inconvénient majeur, que j’ai déjà évoqué –, il serait nettement préférable que cette taxe soit internationale, européenne.
C’est d’ailleurs pour cela que la commission des finances propose, de façon quasi unanime, que la taxe soit provisoire – cela ne me choque pas –, le temps de faire pression sur nos partenaires, afin que ceux-ci comprennent que la France est sérieuse, qu’elle ne tolérera plus que des sociétés, étrangères ou non, créent de la richesse, de la valeur, en France, sans être taxées.
Ainsi, vous l’aurez compris, le groupe Les Indépendants votera pour l’article 1er.
L’article 2 traite d’un autre sujet. Puisque vous avez lu le compte rendu de la commission des finances, monsieur le ministre, vous savez que notre groupe est extrêmement attaché à la baisse de la dépense publique, à la poursuite de la diminution des effectifs dans la fonction publique, notamment d’État, et au maintien de cet objectif, et à la baisse de la fiscalité, en particulier des sociétés. Nous serons donc très vigilants, car nous sommes favorables à la baisse de cette imposition.
Pour que nos sociétés ne décrochent pas à l’échelon international par rapport à leurs concurrents, qui sont soumis à des taux d’impôt sur les sociétés – vous l’avez rappelé – beaucoup plus faibles, il est vital qu’elles soient assujetties à un impôt plus faible. Aussi, nous sommes rassurés par le fait que le report de la baisse de l’impôt sur les sociétés – vous avez commencé par cet aspect, parce que vous avez compris que c’était l’élément essentiel, monsieur le ministre – n’était que d’une année.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. On prend les paris ?
M. Emmanuel Capus. L’objectif reste, monsieur le ministre, que, en 2022, nous atteignions un taux d’impôt sur les sociétés raisonnable – beaucoup de mes collègues sur ces travées sont très attachés à cet objectif –, qui sera plus faible que celui de certains pays concurrents, mais qui sera raisonnable ; 25 %, vous l’avez dit.
Pour toutes ces raisons, et dans les conditions que vous avez exposées – le décalage dans le temps et l’engagement de maintenir la baisse de l’impôt sur les sociétés à l’avenir –, le groupe Les Indépendants votera également pour l’article 2 tel que vous le proposez.
Mme la présidente. La parole est à Mme Christine Lavarde. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Christine Lavarde. Monsieur le ministre, le 6 mars dernier, à l’occasion de la conférence de presse de présentation du présent projet de loi, vous faisiez preuve d’une grande ambition : « nous voulons, avec cette taxation des géants du numérique, inventer la fiscalité du XXIe siècle » ; vous venez de rappeler cette volonté.
Cela dit, plus prosaïquement, ce projet de loi vise surtout à dégager des économies pour financer, en partie, les mesures de pouvoir d’achat adoptées en décembre dernier, au plus fort du mouvement des « gilets jaunes ». Vous l’admettiez vous-même le 6 mars : cette taxe « est une question d’efficacité pour nos finances publiques ». Les mesures de pouvoir d’achat adoptées au travers de deux textes représentent respectivement 3,7 milliards et 7,3 milliards d’euros, soit 11 milliards d’euros de nouvelles dépenses.
Le présent projet de loi améliorera, au mieux, les recettes de l’État de 2,2 milliards d’euros en 2019 : de 1,7 milliard d’euros au titre du report de la baisse d’impôt sur les sociétés pour les grandes entreprises et de 500 millions d’euros pour la taxe sur les géants du numérique, selon l’estimation très optimiste du Gouvernement. Nous sommes loin de l’équilibre… Nous avons pris bonne note de la volonté du Gouvernement de réaliser 1,5 milliard d’euros d’économies sur le budget de l’État ; peut-être M. le ministre pourra-t-il nous apporter quelques informations à ce sujet, encore trop peu précisé et documenté.
Les nouvelles mesures annoncées fin avril, à l’issue du grand débat national, vont doubler le montant de la facture, qui sera en réalité essentiellement financée par le déficit public, donc par la dette, les recettes nouvelles discutées ce soir n’ayant qu’un caractère temporaire.
Aujourd’hui, seules les entreprises, notamment les champions français, sont mises à contribution pour payer la baisse de la fiscalité pesant sur les ménages. Cela passe tout d’abord par le report de la baisse de leur fiscalité : quel crédit sera donné, dans la suite du quinquennat, à la parole du Gouvernement ? Cela passe ensuite par une nouvelle taxe, qui affectera non pas uniquement les géants américains, mais aussi des entreprises françaises, et qui ne résoudra aucun des problèmes soulevés par l’e-commerce.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. C’est vrai !
Mme Christine Lavarde. Enfin, cela passera par une future hausse de leur imposition, avec la suppression annoncée de certaines niches fiscales.
Quant à la taxation des Gafa, il s’agit d’un serpent de mer. À l’instar de l’Union européenne ou de l’OCDE, le Sénat réfléchit depuis plusieurs années à la manière de mieux appréhender la capacité contributive des géants du numérique, face au développement rapide de ce secteur de l’économie. Les débats sont toujours très animés.
Les règles internationales en vigueur permettent aux entreprises de rapatrier leurs impôts dans leur pays de production, alors qu’elles ne sont pas ou sont très peu taxées sur leurs lieux de consommation. C’est notamment pour cela qu’une société comme Google, pourtant très internationalisée, paierait, selon les données disponibles, 80 % de ses impôts aux États-Unis.
Par ailleurs, ces sociétés profitent également des disparités des systèmes fiscaux européens pour faire de l’optimisation fiscale en transférant, de manière artificielle mais légale, l’essentiel de leur activité et de leurs bénéfices dans des pays où la fiscalité est plus accueillante, comme en Irlande ou au Luxembourg. Ces transferts sont facilités par le caractère immatériel des prestations commercialisées.
La règle de l’unanimité qui prévaut en matière fiscale au sein de l’Union européenne, cela a été rappelé, n’a pas permis d’aboutir à un accord européen. Le projet de directive de mars 2018, qui prévoyait une taxe sur les services numériques à l’échelle européenne, a été rejeté par plusieurs États membres, notamment l’Irlande et les pays scandinaves. L’accord a été renvoyé à 2021. L’OCDE souhaite, pour sa part, trouver un accord international en 2020.
À ces blocages politiques s’ajoute la difficulté d’établir un diagnostic réel de la fiscalité s’appliquant aujourd’hui aux Gafa. Selon le diagnostic établi par la Commission européenne, les géants du numérique paieraient en moyenne 14 points d’impôts de moins sur leurs bénéfices que les PME européennes : le taux effectif moyen d’imposition des entreprises multinationales du secteur numérique serait en effet de 9,5 %, à comparer au taux moyen de 23,2 % pour les entreprises multinationales traditionnelles. Ce constat est contesté par l’Institut économique Molinari : selon cet organisme, les Gafa seraient en réalité imposés en moyenne à hauteur de 24 %, soit autant que les entreprises européennes.
Les chiffres avancés par Bruxelles se fondent sur une étude du cabinet d’audit PwC et du laboratoire allemand de recherche en fiscalité ZEW. Cette étude a consisté à établir des simulations de la fiscalité des entreprises, sur le fondement des législations en vigueur : les auteurs ont ainsi calculé que les entreprises numériques qui font beaucoup de recherche et développement, ou R&D, bénéficient d’une fiscalité très clémente de 12 % en France et de 9 % en Europe, contre 22 % aux États-Unis.
Néanmoins, selon l’Institut économique Molinari, ces avantages fiscaux concernent avant tout les entreprises pharmaceutiques et les biotechs, et visent à aider ces entreprises à financer davantage de recherche, et non les Gafa, qui réalisent l’essentiel de leur R&D en dehors de l’Europe. Les résultats de cet Institut montrent que les Gafa se sont acquittés de 24 % d’imposition sur leurs bénéfices mondiaux durant les cinq et dix dernières années. (Mme Marie-Noëlle Lienemann proteste.)
Cet Institut semble toutefois relativement isolé lorsqu’il écrit que le « niveau de fiscalité [des Gafa], loin d’être anormalement bas, est légèrement supérieur à la fiscalité moyenne constatée dans l’OCDE ».
Monsieur le ministre, pouvez-vous toutefois nous préciser sur quels fondements s’appuie votre appréciation du niveau réel d’imposition des Gafa en France, au regard de la diversité des études portées à la connaissance du Parlement ?
Par ailleurs, s’il peut être vrai que certaines entreprises étrangères font peu de bénéfices en France, ou n’en font pas, et, par conséquent, paient peu d’impôt sur les sociétés en France, elles s’acquittent pour autant de cette obligation ailleurs, conformément aux conventions fiscales négociées par la France.
Mme Christine Lavarde. Notre pays profite aussi, en toute réciprocité, de ces conventions bilatérales, via le versement de montants d’impôt sur les sociétés très importants acquittés par des groupes français ayant une activité en dehors du territoire français.
Mme Christine Lavarde. Mettre en place une taxation spécifique contrebalançant les accords fiscaux que la France a signés pourrait donc être contre-productif, en provoquant des mesures de rétorsion de nos partenaires commerciaux, notamment des États-Unis. Les réactions américaines ont été très vives après l’annonce de la mise en place de cette taxe sur les services numériques par le gouvernement français, tant dans les milieux économiques que politiques, au Congrès notamment. C’est la raison pour laquelle l’Allemagne n’a pas souhaité mettre en place une taxe nationale similaire.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Elle s’en moque, elle vend ses voitures !
Mme Christine Lavarde. L’Italie n’applique pas la taxe qu’elle a votée. Seule une solution négociée à l’échelon de l’OCDE permettrait de sortir de cette situation.
M. Albéric de Montgolfier, rapporteur. C’est vrai.
Mme Christine Lavarde. De surcroît, cette initiative française n’est pas sans poser de problèmes à nos propres entreprises. Faute d’avoir pu obtenir un accord à l’échelon européen, le Gouvernement propose une taxe nationale pour que les Gafa s’acquittent d’un impôt en France. Serait ainsi mise en place une fiscalité temporaire, en attendant une évolution des règles internationales de taxation, à l’échelon de l’OCDE, faute d’accord en Union européenne.
L’assiette de cette taxe va toucher également des entreprises françaises du numérique en pleine croissance, alors même que la France manque encore d’entreprises de taille intermédiaire dans le secteur numérique.
Enfin, une taxe portant sur le chiffre d’affaires plutôt que sur les bénéfices frappera beaucoup plus fortement les entreprises qui ont des charges importantes, comme des locaux ou de nombreux salariés. À ce sujet, je ne peux manquer d’évoquer le risque juridique très sérieux, identifié par notre rapporteur, Albéric de Montgolfier, dont je tiens à souligner la qualité du travail sur un sujet qu’il connaît bien.
Mme Christine Lavarde. Le seuil d’imposition fondé sur le chiffre d’affaires avantagera les entreprises situées au-dessous de ce seuil et pourrait entraîner une qualification d’aide d’État par la Cour de justice de l’Union européenne.
Mme Christine Lavarde. Si la taxe était « retoquée » d’ici quelques années, la France devrait alors rembourser le montant des recettes perçues aux entreprises assujetties à la taxe, comme ce fut le cas il n’y a pas si longtemps.