Mme la présidente. Je suis saisie, par M. Gay, Mme Apourceau-Poly et les membres du groupe communiste républicain citoyen et écologiste, d’une motion n° 919.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale en première lecture, relatif à la croissance et la transformation des entreprises (n° 255, 2018-2019).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Fabien Gay, pour la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)
M. Fabien Gay. Monsieur le ministre, je sais votre impatience que ce projet de loi soit adopté. Vous l’avez maintes fois répété, ici même, dans de nombreux médias, car il serait, selon vous, urgent de libérer les entreprises.
Mais le temps médiatique n’est pas le temps politique, et, vous en conviendrez, le buzz et la petite phrase ne font pas le débat politique.
En près de dix ans, nous avons étudié six lois sur les entreprises, parfois sans attendre les effets de la précédente.
Avec PACTE, nous sommes face à un mastodonte de près de 200 articles, qui s’attaque, pêle-mêle, aux seuils sociaux, à la Caisse des dépôts et consignations, à l’intéressement et la participation, et, enfin, aux privatisations. Au moins dix projets de loi en un seul, donc !
Nous regrettons le temps restreint pour discuter et auditionner en commission spéciale, d’autant que la procédure accélérée et la procédure de législation en commission pour certains articles ont raccourci nos débats.
Oui, pour bien construire et voter une loi, il faut du temps. Et parfois, entre le dépôt et le vote à l’Assemblée nationale, puis ici au Sénat, les temps changent. Par exemple, un mouvement social s’est levé dans le pays, exigeant de la justice sociale, de la justice fiscale et une autre répartition des richesses. Pourquoi ne pas en parler, et peut-être légiférer sur une autre répartition des richesses créées par le travail, au chapitre III ?
D’ailleurs, nous ne sommes pas seuls à voir que le climat social a changé. J’ai noté cette phrase : « L’idée que le prix de la croissance, ce sont les inégalités, est une idée injuste et une idée fausse. Nous ne pouvons pas payer toujours plus de croissance par toujours plus d’inégalités. Et si les responsables politiques, les chefs d’entreprise, les décideurs n’en prennent pas conscience, ce sont les peuples qui nous en feront prendre conscience. » Ces mots prononcés mardi dernier lors de la deuxième édition des Rendez-vous de Bercy, ce sont les vôtres, monsieur le ministre !
Je souhaite développer ici une question précise : la privatisation d’ADP. Comme je pouvais le lire dans l’excellent quotidien national L’Humanité (Exclamations.),…
Mme Éliane Assassi. Qu’il faut aider !
M. François Bonhomme. Il est en redressement judiciaire !
M. Jean-François Husson, rapporteur. Il faut se dépêcher de le lire ! (Sourires sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
M. Fabien Gay. … citant notre excellent rapporteur Michel Canevet, « on ne peut pas certifier qu’une majorité se dégagera dans un sens ni dans un autre sur la privatisation d’ADP ». Alors, essayons de dégager une majorité d’idées !
De quoi parlons-nous avec ADP ? Le groupe gère les 13 aéroports franciliens et détient des participations dans 26 aéroports de 30 pays différents. Ses revenus ont connu une augmentation annuelle moyenne de 3,8 %, et son résultat net a progressé de 10 %, depuis sa transformation en société anonyme.
Alors que 102 millions de passagers ont utilisé les aéroports franciliens en 2017, Roissy-Charles-de-Gaulle devrait avoir à gérer un flux annuel de 120 millions de passagers d’ici à 2023, date de mise en service du terminal 4, ce qui en ferait le premier aéroport européen.
Nous considérons qu’un aéroport est un bien commun et qu’il ne devrait pas avoir de valeur numéraire, à l’instar des gares, des ports, des autoroutes, des barrages hydrauliques, ou encore des monuments et sites historiques. Si élevé soit-il, le montant auquel la société aéroportuaire qui le gère sera vendue à des actionnaires privés ne pourra, selon nous, jamais compenser les coûts sociétaux et philosophiques du désengagement de l’État.
Même les ultralibéraux disent : « Oui à la privatisation, mais dans le cadre d’une ouverture à la concurrence. » Un monopole naturel doit rester public. Le confier au privé revient à permettre à celui-ci de braquer la Banque de France en toute légalité et de faire fonctionner la machine à billets pour remplir les poches des actionnaires. Ce n’est pas acceptable !
Or nous avons des précédents. On pense évidemment aux privatisations des concessions autoroutières en 2006 : ces entreprises ont vu leurs actionnaires rentrer dans leur argent en moins de dix ans, tout en continuant à augmenter considérablement leurs profits en rackettant les automobilistes aux péages.
En matière aéroportuaire, nous avons des exemples récents. En 2014, alors ministre de l’économie, Emmanuel Macron a bradé pour 308 millions d’euros les 49,9 % de parts de l’État dans la société de gestion de l’aéroport de Toulouse-Blagnac…
Mme Françoise Laborde. Eh oui !
M. Fabien Gay. … à une entreprise chinoise, sans expérience dans la gestion des aéroports, domiciliée dans les îles Vierges britanniques et ayant une filiale dans les îles Caïmans, majoritairement contrôlée par l’État chinois. Il a confié à cet actionnaire privé l’entier contrôle de la société aéroportuaire toulousaine. Il y a une semaine, on apprenait que les Chinois voulaient revendre leurs parts pour 500 millions d’euros : jolie plus-value en cinq ans, pour des actionnaires rarement aperçus dans la cité rose, et qui n’ont pas investi un seul yuan pour développer l’aéroport. Et je ne parle pas des récidives, avec les aéroports de Nice et de Lyon.
On nous dit : « Pas de panique, on a retenu la leçon. Cette fois-ci, on va bien négocier le cahier des charges. » Mais pour nous prononcer, monsieur le ministre, il faudrait encore que nous l’ayons sous les yeux, ce cahier des charges !
Mme Éliane Assassi. Exactement !
M. Fabien Gay. Ni les élus ni la direction ni les salariés ne l’ont vu, et, comme le dit le vieil adage, « les promesses n’engagent que ceux qui les croient ». (Applaudissements sur des travées du groupe socialiste et républicain.)
En réalité, nous assistons à un véritable démantèlement de la puissance publique et à la fin de l’État stratège. Cette situation pose de nombreuses questions, en particulier pour ce qui concerne la souveraineté nationale et la sécurité. Même la Cour des comptes le relève : « L’État ne peut faire l’économie d’une définition précise des intérêts qu’il entend préserver et d’une stratégie globale, face à certains investisseurs étatiques étrangers. La définition d’un tel cadre par les instances récemment créées en matière de défense économique devrait être un préalable nécessaire à toute nouvelle cession d’actifs stratégiques. »
Est-il besoin de rappeler qu’ADP est la porte d’entrée sur notre territoire, notre vitrine pour le monde ? Qu’adviendra-t-il si, dans vingt ou trente ans, cette entreprise tombe entre les mains d’un investisseur étranger, comme celui de Toulouse-Blagnac, qui n’a pas les mêmes ambitions que nous pour notre territoire ?
L’avenir de notre compagnie nationale, Air France, devrait d’ailleurs également nous préoccuper. Peut-on s’assurer que sa taxe aéroportuaire n’augmentera pas dans des mesures folles, ce qui mettrait à mal sa compétitivité ? Les Américains, eux, l’ont bien compris : l’ensemble de leurs aéroports sont publics, notamment pour ne pas nuire à leur compagnie nationale.
Nous ne sommes pas les seuls à être préoccupés. Les élus locaux, de leur côté, pointent deux questions.
Il s’agit tout d’abord de la maîtrise du foncier, et donc de l’aménagement du territoire. ADP détient de nombreux terrains, notamment en Île-de-France, où s’exerce une forte pression foncière. On nous dit que le futur actionnaire ne pourra pas vendre sans autorisation de l’État ; nous aimerions plutôt que nos collectivités territoriales puissent être membres du conseil d’administration, sans devoir détenir des actions, pour être parties prenantes de l’aménagement du territoire.
Il s’agit ensuite de l’impact social et des doutes quant à l’avenir des emplois, directs ou indirects, créés par ADP. Depuis l’ouverture du capital, 2 000 emplois ont été supprimés ; demain, qu’en sera-t-il, avec ADP à 100 % privé ?
Monsieur le ministre, je ne peux pas ne pas évoquer votre principal argument, à savoir la création d’un fonds pour l’innovation. Vous attendez, de la vente des 50 % de parts que vous détenez, 8 à 10 milliards d’euros. Mais il faudra dédommager les actionnaires minoritaires, puisque leurs actions à vie vont devenir des actions à soixante-dix ans, ce qui aura un coût de 1 à 2 milliards d’euros.
Nous voilà descendus entre 6 et 8 milliards d’euros. Vous confierez ces fonds à Bpifrance, qui les placera probablement sur les marchés financiers à un taux de 2,5 %. Ainsi, ils devraient rapporter environ 200 millions d’euros. Quand on sait que, l’année dernière, ADP a versé près de 173 millions d’euros de dividendes à l’État, et que ce montant est en constante augmentation, on peut considérer que ce choix traduit une vision court-termiste de l’État. Pourquoi ne pas verser directement les dividendes dans ce fonds ?
Enfin, nous vous posons deux questions.
Premièrement, considérez-vous que 200 millions d’euros par an suffiront à concurrencer les Chinois et les Américains, notamment face aux défis que vous avez évoqués, comme le véhicule autonome, la robotisation de nos entreprises, la 5G ou l’intelligence artificielle ?
Deuxièmement – cette crainte est sûrement infondée… –, souhaitez-vous vendre nos parts en bloc ou en lots ? Il se dit que Vinci, qui, en décembre dernier, a acheté Londres-Gatwick, serait intéressé par un quarante-septième aéroport. En tant qu’actionnaire minoritaire, détenant aujourd’hui 8 % des parts d’ADP, ce groupe sera indemnisé par l’État, en plus de l’indemnisation pour l’abandon de Notre-Dame-des-Landes. Il serait donc intéressant de savoir si c’est avec l’argent des contribuables qu’il va pouvoir racheter ADP…
J’ajoute qu’une question de constitutionnalité se pose avec l’alinéa 9 du préambule de 1946, repris dans le préambule de 1958 : « Tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité. » Sans développer davantage, j’indique que, dans le cas où la privatisation serait adoptée, les élus de notre groupe ne s’interdiraient pas de réunir, autour d’eux, beaucoup d’autres parlementaires pour saisir le Conseil constitutionnel.
Pour finir, je crois que personne n’a véritablement envie que les touristes atterrissant aujourd’hui à l’aéroport Paris-Roissy-Charles-de-Gaulle atterrissent demain à l’aéroport Paris-Roissy-Vinci : car, plus qu’une infrastructure et un monopole naturel, c’est un peu de l’histoire de France que nous braderions !
Mes chers collègues, vous l’avez compris, nous nous opposerons à la privatisation d’ADP. J’espère que nous serons nombreuses et nombreux à mener ce combat ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste et sur des travées du groupe socialiste et républicain. – Mme Brigitte Micouleau, MM. Laurent Duplomb et Michel Savin applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Christine Lavarde, contre la motion. (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains.)
Mme Christine Lavarde. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission spéciale, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, la motion communiste tend à rejeter le présent texte au motif qu’il n’y a pas lieu d’engager les débats.
Nous ne pouvons effectivement qu’être déçus par l’économie générale de ce projet de loi : s’il est présenté comme le grand texte économique de ce début de quinquennat, il se résume, pour l’essentiel, à diverses dispositions en matière économique, sans que les véritables enjeux soient traités de façon globale et cohérente.
Sur la forme, le texte est passé de 73 articles à près de 200 à l’issue de son examen par l’Assemblée nationale. Au-delà de la diversité des sujets abordés et des mesures proposées, beaucoup de dispositions échappent donc à une étude d’impact, laquelle est pourtant obligatoire depuis 2008. Beaucoup de mesures échappent également au Parlement, puisque le nombre d’habilitations à légiférer par voie d’ordonnance, sur des sujets complexes parfois, était de quatorze quand le texte est arrivé sur le bureau du Sénat.
Sur le fond, on observe un décalage entre, d’une part, ce dont les entreprises ont besoin pour se développer, gagner des marchés, créer des emplois, et, d’autre part, les mesures proposées dans le texte, dont on doute qu’elles permettent réellement de gagner en compétitivité.
Par exemple, la définition de l’intérêt social et de la raison d’être de l’entreprise dans le code civil va indéniablement fragiliser les entreprises et faire peser sur elles un risque contentieux accru, alors que la législation française sur la responsabilité sociale des entreprises, la RSE, est déjà très poussée.
La privatisation de monopoles, Aéroports de Paris et la Française des jeux, pour alimenter un fonds dont le rendement sera trop faible pour répondre aux enjeux, et alors même que d’autres dispositifs existent déjà, pose également question.
Au total, il nous semble difficile de discerner une ligne directrice et d’estimer correctement quel sera l’effet de ce texte sur la croissance des entreprises.
Et que dire de la cohérence de la politique économique du Gouvernement ? Les impôts de production, qui grèvent la compétitivité des entreprises, ne baissent pas. La France reste championne d’Europe en matière de prélèvements obligatoires et de dépenses publiques. Le déficit commercial se dégrade.
Le ministre de l’économie prend souvent l’exemple du décrochage de la France par rapport à l’Allemagne. Mais, depuis quelques années, l’Allemagne a mis de l’ordre dans ses comptes publics – désormais, elle enregistre même des excédents budgétaires. Elle a taillé dans ses dépenses publiques, mis l’accent sur la compétitivité de ses entreprises, avec la baisse de la fiscalité et du coût du travail, avec une réforme des retraites, avec des efforts consacrés à l’apprentissage et à l’innovation. Le texte PACTE est loin de cette ambition.
Pour autant, nous ne souhaitons pas que ce projet de loi soit rejeté en bloc. Des mesures vont indéniablement dans le bon sens et répondent aux attentes des entreprises : la rationalisation des seuils, le délai de cinq ans pour répondre aux nouvelles obligations liées au franchissement d’un seuil, les dispositions pour développer l’intéressement et la participation, la mise en place d’un guichet unique pour la création d’entreprise et les démarches liées à son évolution, le mécanisme de liquidation judiciaire simplifiée, ou encore les mesures de simplification pour les micro-entrepreneurs et les créateurs d’entreprise.
En outre, la commission spéciale a nettement amélioré le texte, notamment en allant plus loin sur la question des seuils, en assouplissant davantage le régime des actions de préférence, en abrogeant le droit d’information préalable des salariés en cas de cession de leur entreprise, qui peut compromettre les projets de reprise, en supprimant diverses sur-transpositions, en renforçant le cadre de régulation des crypto-actifs, en précisant le dispositif d’épargne retraite ou en harmonisant l’ensemble des taux dérogatoires du forfait social à 10 %.
C’est ce travail-là que nous souhaitons poursuivre en séance publique. C’est pourquoi nous nous prononçons contre la motion tendant à opposer la question préalable, déposée par nos collègues du groupe CRCE ! (Applaudissements sur des travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste. – M. Richard Yung applaudit également.)
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission spéciale ?
Mme Catherine Fournier, présidente de la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi relatif à la croissance et la transformation des entreprises. Monsieur Gay, dans l’objet de cette motion, vous indiquez que ce projet de loi est « un vaste chantier de dérégulation libérale ». Croyez bien que, si la commission spéciale avait fait preuve d’un libéralisme effréné et débridé, le texte résultant de ses travaux, que nous allons avoir à examiner dans les jours à venir, serait bien différent.
On peut admirer votre sincérité et respecter la constance de vos convictions ; mais vous savez que ce ne sont pas les nôtres.
Ce texte est essentiel ; il est essentiel pour permettre à nos entreprises de se transformer, de croître, de s’inscrire et de s’affirmer dans le contexte actuel, celui d’une compétitivité beaucoup plus globale.
Vous vous en doutez, la commission spéciale émet un avis défavorable sur cette motion.
Mme Laurence Cohen. Ce n’est pas un scoop !
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
Mme la présidente. Personne ne demande la parole ?…
Je mets aux voix la motion n° 919, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
J’ai été saisie d’une demande de scrutin public émanant du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.
Je rappelle que l’avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l’article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
Mme la présidente. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 46 :
Nombre de votants | 343 |
Nombre de suffrages exprimés | 269 |
Pour l’adoption | 16 |
Contre | 253 |
Le Sénat n’a pas adopté.
Discussion générale (suite)
M. Richard Yung. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous commençons l’examen du projet de loi qui porte le nom de PACTE, c’est-à-dire « plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises ».
Mme Annick Billon. C’est bien de le rappeler !
M. Richard Yung. Permettez-moi de dire que ce titre est bien trouvé. En effet, il résume clairement les objectifs recherchés : améliorer la croissance économique ; transformer les entreprises françaises et les faire grandir ; simplifier et alléger la vie des entreprises ; et, enfin, donner un sens social à la vie en entreprise.
Le constat de la situation des entreprises en France fait l’objet d’un consensus assez large chez l’ensemble des spécialistes, notamment les économistes. Nous souffrons d’une croissance plus faible que celle de nos partenaires, d’une désindustrialisation plus forte, qui se traduit par une offre de produits vieillissante et de qualité moyenne, d’une fiscalité trop lourde et mal répartie, et d’une structure d’entreprises déséquilibrée, que vous connaissez.
La France dispose à la fois d’un CAC 40 très fort et d’un grand tissu de très petites entreprises, ou TPE ; mais, entre les deux, nous sommes relativement faibles. Or, comme vous le savez, ces entreprises intermédiaires sont ce qui fait la force de l’Allemagne – on pense bien sûr au Mittelstand –, ou encore de l’Italie, dont l’industrie est beaucoup plus active que la nôtre.
Il est essentiel de retrouver de la croissance : c’est le moteur de la création de richesses et, surtout, de la création d’emplois.
Lors de son examen par l’Assemblée nationale, à l’automne dernier, le projet de loi PACTE était déjà pertinent ; il l’est encore plus aujourd’hui, alors que le pays doit faire face à une crise économique et sociale. Or je m’étonne que, avec tout cela, l’on ne parle plus guère du chômage. C’est pourtant notre problème n° 1, la source de la plupart de nos difficultés.
Mes chers collègues, tel est le chantier que M. le ministre ouvre aujourd’hui avec le projet de loi PACTE. Ce texte – il faut le souligner – a été élaboré et préparé par une vaste concertation. Dès le mois de novembre 2017, six groupes de travail associant des professionnels de différents domaines, des élus et des juristes se sont réunis et ont procédé à de nombreux travaux, notamment à des dizaines d’auditions, dans le cadre du BercyLab. Personnellement, j’ai eu le grand plaisir de travailler sur les exportations des PME avec une personne dont vous devez connaître le nom : le boulanger Éric Kayser, qui dispose de quelque 150 implantations à l’étranger ; c’est dire s’il sait ce que c’est, exporter pour une PME.
En fin d’année 2017, après une première synthèse, une consultation en ligne a permis à des dizaines de milliers de citoyens de faire part de leurs remarques.
En septembre et octobre 2018, le débat a eu lieu à l’Assemblée nationale en commission spéciale, puis en séance plénière. De nombreux amendements ont été adoptés à ce titre, avant que le texte ne soit transmis au Sénat. Il faut saluer les grandes améliorations apportées au cours de ce débat et, plus largement, le travail accompli par l’Assemblée nationale.
Je propose que nous résistions à la tentation d’introduire de trop nombreux ajouts et d’alourdir encore un texte déjà complexe. On l’a dit, ce projet de loi est passé de 70 à 196 articles. Cette tendance inflationniste n’est pas très bonne.
Mme Cécile Cukierman. Le droit d’amendement existe encore ! La réforme constitutionnelle n’est pas encore adoptée !
M. Richard Yung. En procédant ainsi, nous ne faisons que complexifier des textes déjà complexes.
Je ne présenterai pas tous les sujets couverts par ce projet de loi : les moyens de faciliter la création d’entreprise ; le guichet unique ; le guichet unique export ; les différents seuils de la vie de l’entreprise ; la réforme de la profession de commissaire aux comptes ; la possibilité de rebond pour un professionnel, pour un entrepreneur, car, après tout, il n’est pas déshonorant d’échouer et l’on a le droit de recommencer, même si c’est contraire à notre culture française ; la simplification des marchés financiers, des marchés participatifs, de l’assurance vie, de l’épargne retraite ; le développement de l’innovation, auxquels s’ajoutent encore de nombreux thèmes.
Beaucoup de ces sujets sont consensuels, notamment le guichet unique, le rebond ou le financement des PME. D’autres le sont moins – on a commencé à le voir – et nous aurons l’occasion d’en discuter. Je pense en particulier à la privatisation d’ADP et de la Française des jeux. En la matière, deux approches idéologiques se font clairement face.
Nous avons dit quel doit être, à nos yeux, le rôle de l’État actionnaire. Nous pouvons néanmoins, ensemble, dans cet hémicycle, essayer de préciser un certain nombre de points, en particulier les conditions de l’ouverture du capital, le cahier des charges et les conditions de la régulation. Peut-être pourrions-nous ainsi rapprocher les diverses positions et préparer la commission mixte paritaire, dont on peut espérer qu’elle sera conclusive.
Le PACTE est aussi un texte de justice sociale, avec la transparence des niveaux de rémunération ; la possibilité de définir une vocation sociale pour la vie de l’entreprise, laquelle faisait gravement défaut ; ou encore la réforme de différents types d’épargne retraite, en particulier lorsqu’un salarié change d’entreprise, et la possibilité d’utiliser ces fonds pour acheter une résidence principale.
Telles sont les principales remarques que je tenais à formuler au nom de mon groupe. Nous abordons ce débat avec fierté, humilité…
Mme Éliane Assassi. Eh bien, ça n’en a pas l’air…
M. Richard Yung. … et avec la volonté d’aboutir, si c’est possible, à un texte consensuel.
Monsieur le ministre, j’ai pensé qu’une citation de Jean Jaurès parlerait à votre cœur. (Sourires.) Je conclus donc ainsi : « Il ne faut avoir aucun regret pour le passé, aucun remords pour le présent, et une confiance inébranlable…
Plusieurs sénateurs du groupe communiste républicain citoyen et écologiste. Pour l’avenir !
M. Richard Yung. … pour l’avenir » ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe La République En Marche. – MM. Jean-Marc Gabouty et Pierre Louault applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Cathy Apourceau-Poly.
Mme Cathy Apourceau-Poly. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi que nous avons à examiner est un véritable monstre législatif. Ce texte comportait initialement 71 articles, il en contient actuellement près de 200. Cette multitude d’articles aborde des sujets divers, en suivant une seule logique : favoriser le « business » à tout prix. Alors que les libertés fondamentales sont attaquées de toute part, seule la liberté d’entreprendre semble être au cœur des préoccupations du Gouvernement.
Ce texte modifie le droit des sociétés, le droit financier et bancaire, le droit des entreprises en difficulté, des assurances, du travail, de la propriété intellectuelle et de la sécurité sociale. Chacun de ces thèmes aurait mérité un débat à part entière, tant les modifications sont importantes, d’un point de vue qualitatif comme quantitatif. Mais le choix du Gouvernement a été de raccourcir les débats pour aller vite. Comment accepter cette situation, alors que, dans la rue, nos concitoyens réclament davantage de démocratie ?
Ces modifications sont divisées en trois parties : libérer les entreprises, les rendre plus innovantes et les rendre plus justes. Tout tourne donc autour de l’entreprise, ce qui conduit à s’interroger quant à sa place, quant au modèle de société que l’on veut promouvoir.
Ce projet de loi prétend repenser la relation entre les entreprises et l’intérêt général. Mais il s’inscrit dans la continuité des précédentes réformes qui, additionnées les unes aux autres, conduisent à transformer profondément notre modèle social.
Les reculs annoncés par cette loi sont nombreux : approfondissement du mouvement de financiarisation des entreprises, attaques contre nos mécanismes nationaux de solidarité et fragilisation des droits des salariés.
Ainsi, après la loi El Khomri et les ordonnances Macron de septembre 2016, le projet de loi PACTE vient porter un nouveau coup aux droits des salariés. Derrière une volonté affichée et tant répétée de simplification, la modification des seuils sociaux permet de revenir sur certaines obligations à la charge des entreprises, comme la mise à disposition d’un local syndical.
Quant aux mesures censées favoriser la démocratie sociale, elles restent évidemment bien insuffisantes, tout comme le nombre de salariés présents dans les conseils d’administration et de surveillance, dont le pouvoir d’action est trop limité par le manque d’accès aux informations depuis la loi sur le secret des affaires.
Nos systèmes de solidarité sont également attaqués. Alors que le PLFSS pour 2019 a battu des records en matière d’exonération de cotisations sociales et que le principe de non-compensation par l’État a été acté, ce projet de loi continue de vider les caisses de la sécurité sociale. La modification des seuils sociaux et la suppression du forfait social représentent, à elles seules, un coût de 800 millions d’euros.
Par ailleurs, plusieurs mesures annoncent la réforme à venir des retraites, à l’image des dispositions relatives à l’épargne salariale et des habilitations à réformer par ordonnances. Le Gouvernement entame donc la financiarisation de notre système de retraite, alors même que les concertations avec les syndicats sont encore en cours.
Enfin, alors que ce projet de loi prétend vouloir repenser la place de l’entreprise dans la société, les mesures de dérégulation et de désengagement de l’État se multiplient.
D’abord, le texte s’attaque aux chambres consulaires et aux chambres de métiers, malgré leurs missions de service public, essentielles à l’accompagnement des entreprises et à la formation professionnelle.
Ensuite, et surtout, il procède à de multiples privatisations : la Française des jeux, Engie et Aéroports de Paris, dont mon collègue Fabien Gay vous a parlé. Le Gouvernement délaisse ainsi ses prérogatives d’État stratège et de régulateur. Après le fiasco de la vente des concessions autoroutières, il abandonne le secteur aérien ; à l’heure de la transition écologique, il livre Engie au marché et aux exigences de rentabilité à court terme. Quant à la vente de la Française des jeux, elle est tout simplement inquiétante quand on connaît les enjeux de santé publique.
Le modèle social que nous défendons est complètement à l’opposé de celui qui nous est proposé ici et qui repose sur la fragilisation du droit du travail, sur l’attaque contre les services publics et les systèmes de solidarité, sur le désengagement de l’État et sur la dérégulation des marchés financiers. Ce projet de loi s’appuie sur des présupposés idéologiques et économiques mis en œuvre depuis des décennies, qui n’ont pas démontré leurs effets en matière de pouvoir d’achat et de justice sociale et qui fragilisent les salariés.
Nous nous opposons au mouvement de financiarisation de l’entreprise et de la société en général, qui est au cœur de ce texte.
Pour rappel, selon l’INSEE, de 1980 à 2015, la part des dividendes est passée de 3 % de la richesse nationale à 10 % en euros constants. Cette financiarisation des entreprises empêche de prendre en compte l’ensemble des enjeux sociétaux, comme l’environnement, la démocratie sociale ou la collectivité dans laquelle l’entreprise est insérée. C’est pourquoi la finalité de l’entreprise ne doit plus être la production de biens et de services et la rentabilité à court terme.
Parce que ce projet de loi est complètement à l’opposé de ce que nous défendons, nous voterons contre ! (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain citoyen et écologiste.)