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Droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse
Adoption d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe socialiste et républicain, de la proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des agences de presse et des éditeurs de presse, présentée par M. David Assouline et plusieurs de ses collègues (proposition n° 705 [2017-2018], texte de la commission n° 244, rapport n° 243).
Dans la discussion générale, la parole est à M. David Assouline, auteur de la proposition de loi et rapporteur.
M. David Assouline, auteur de la proposition de loi et rapporteur de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission, mes chers collègues, le Sénat s’est souvent illustré par le passé pour sa défense intransigeante et constante des grandes libertés de notre République. Il a su mener de justes combats, au-delà du cadre partisan, pour étendre et conforter ce qui fait la dignité de l’homme.
Aujourd’hui, il revient au Sénat de dénoncer un péril mortel qui menace nos démocraties. L’un de nos plus illustres prédécesseurs sur ces travées, Victor Hugo, déclarait en 1848 : « La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre. » Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui, ceux qui fustigent l’une s’en prennent aussi à l’autre.
Dans le prolongement de ce long combat, je vous propose d’apporter une pierre à cet édifice jamais achevé, en adoptant cette proposition de loi tendant à créer un droit voisin au profit des éditeurs de presse et des agences de presse.
La presse telle que nous la connaissons est en déclin continu. Elle est menacée par la violence qui veut la museler.
Le dernier rapport de Reporters sans Frontières fait état, pour la seule année 2018, de la mort de 80 journalistes, 49 d’entre eux ayant été assassinés en raison de leur profession. En dix ans, ce sont 702 journalistes qui ont trouvé la mort dans ces conditions. Par ailleurs, 348 journalistes sont en détention et 60 gardés en otages.
Selon le rapport, ces chiffres, en hausse, traduisent « une violence inédite contre les journalistes ». Ils font singulièrement écho aux agressions et aux insultes qu’ont subies, ici même en France, ces dernières semaines, des représentants de la presse, leurs auteurs ayant été encouragés par des déclarations de dirigeants politiques légitimant la haine contre les journalistes. Et je passe sur tous ces États qui interdisent tout simplement l’information libre et non faussée, jusqu’à la remettre en cause au cœur de l’Europe.
En outre, il y a la situation économique de la presse. Aujourd’hui, c’est toute la chaîne de valeur qui est menacée : éditeurs, journalistes, marchands. En 2009, quelque 7 milliards d’exemplaires de journaux étaient vendus chaque année, contre un peu moins de 4 milliards aujourd’hui. Quel autre secteur a perdu plus de 40 % de ses ventes en dix ans ? Le chiffre d’affaires de la presse baisse ainsi de plus de 4,5 % par an, ses recettes publicitaires de 7,5 %. Rien ne semble pouvoir arrêter cette spirale mortifère.
Nous en voyons les conséquences autour de nous : moindre couverture des événements internationaux, fermeture de marchands de presse à un rythme soutenu, quasi-faillite de Presstalis, difficultés de l’Agence France Presse, l’AFP… C’est toute la chaîne de production de l’information qui est fragilisée et, avec elle, le pluralisme, notre démocratie et une certaine conception du débat d’idées entre les citoyens.
Avec le développement de l’internet, la vente d’exemplaires papier a basculé vers le numérique, les géants du secteur, les GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft –, accaparant une part écrasante des recettes publicitaires.
Comment opèrent-ils ? Les résultats d’une requête sur un moteur de recherche sont accompagnés, comme vous le savez, d’un résumé de quelques lignes, éventuellement agrémenté de photos. Il en est de même pour un article partagé sur un réseau social.
Or ces informations suffisent très souvent à l’internaute, qui ne va presque jamais sur le site de l’éditeur. Ces snippets, comme il convient de désigner ces résumés, constituent une spoliation des éditeurs et des agences. Sur un marché de la publicité en ligne en France estimé à 3,5 milliards d’euros, les seuls Google et Facebook en récupèrent 2,4 milliards, sans produire la moindre ligne ou la moindre photo. Les éditeurs, pour leur part, se contentent de moins de 13 % des recettes.
Cette situation n’est pas nouvelle, mais elle s’est aggravée. En 2016, j’avais déposé une proposition de loi visant à instaurer un droit voisin pour les agences de presse. Les éditeurs, à l’époque, alors un peu trop confiants en la bonne volonté des plateformes, n’avaient pas souhaité y être associés. Près de trois ans plus tard, je regrette que le texte n’ait pas alors pu être au moins examiné.
Cependant, la séance de ce jour, l’accueil favorable qui a été réservé jusqu’à présent à nos propositions et les échanges très constructifs, je tiens à le souligner ici, que nous avons eus avec le ministre et ses services, montrent, je pense, que nous prenons enfin la pleine mesure des risques.
Le texte que je vous propose ce jour crée un nouveau droit pour les éditeurs et les agences de presse, un droit au respect des œuvres réalisées sous leur contrôle et leur responsabilité. Cela n’aurait jamais dû cesser d’être le cas ! Tel n’est pourtant plus le cas actuellement.
Concrètement, le texte va leur conférer une capacité juridique, dite « droit voisin », dans un format qui prospère déjà pour les artistes-interprètes ou les producteurs audiovisuels. Ce droit ne se substitue pas et n’enlève rien au droit d’auteur déjà reconnu aux journalistes et aux photographes. Il le rend en réalité plus efficace et adapté au monde de l’internet. En effet, ces « droits voisins » vont permettre aux éditeurs et aux agences de presse de négocier des licences auprès des moteurs de recherche et des réseaux sociaux pour l’utilisation de leurs productions, lesquelles seront bien entendu rémunérées.
Aucune évaluation n’a pu être effectuée pour l’instant sur les montants qui seraient ainsi dégagés à leur profit. La seule étude réalisée l’a été en Allemagne en 2016. Elle évaluait ce montant à 500 millions d’euros par an, mais ce chiffre est à prendre avec beaucoup de prudence. Pour ma part, je ne m’engagerai pas sur un montant, même approximatif. Il constituera de toute façon un apport important pour la presse, bien supérieur au montant dérisoire consenti par Google il y a quelques années pour solde de tout compte.
Nous n’avons pas oublié les journalistes et les photographes, en un mot les auteurs, qui devront être associés aux revenus générés.
La proposition de loi s’efforce de créer un cadre efficace et pleinement opérant. C’est pourquoi nous avons retenu une solution bien connue en France, c’est-à-dire la mise en place d’une ou de plusieurs sociétés de gestion collective des droits, sur le modèle de la SACEM, la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, ou la SACD, la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, par exemple.
Beaucoup reste à faire, et ce sera l’objet de la navette avec l’Assemblée nationale. J’attire cependant d’ores et déjà l’attention de tous sur trois points cruciaux.
Le premier est la mise en place d’un rapport de force favorable aux éditeurs et aux agences de presse.
Les expériences de législation nationale en Allemagne et en Espagne ont mis en évidence l’influence et le pouvoir quasi monopolistique des géants de l’internet. Même la presse allemande n’a pu faire front. Pour l’instant – je dis bien : pour l’instant –, nous ne prévoyons pas d’obligation d’adhérer à une société de gestion collective. Il pourra donc y avoir plusieurs sociétés de gestion. Il pourrait de même y avoir des éditeurs ou des agences tentés de faire cavalier seul, malheureusement. Ceux-là doivent bien savoir qu’ils mineraient par là même l’efficacité de nos mesures et leur propre pouvoir de négociation.
Aucune agence dans le monde, aucun éditeur, ne peut instaurer à l’heure actuelle un dialogue réellement nourri – c’est un euphémisme – avec Google ou Facebook. En particulier, il faudra bien mesurer la difficulté des négociations à venir, car les moteurs de recherche et les réseaux sociaux ne manqueront pas de menacer les éditeurs d’un déréférencement au cas où ces derniers ne renonceraient pas « volontairement » à leur droit voisin.
Je le dis avec beaucoup de solennité, l’unité sera la clé du succès. Un amendement de notre collègue Pierre Ouzoulias sur l’article 3 a le mérite d’évoquer cette question si importante, même si je pense que, juridiquement, sa rédaction n’est pas consolidée. Ce sera l’occasion pour nous, et pour le ministre aussi sans doute, d’affirmer, ensemble, cette nécessité.
Le second point, en lien avec le premier, concerne la gouvernance des sociétés de gestion. Celle-ci sera complexe, à n’en pas douter, comme le seront les discussions avec les plateformes. Il faudra veiller à assurer la représentation la plus large possible des éditeurs, dans le respect du pluralisme des opinions et des formats, une représentation à l’image de la diversité de la presse.
À cet égard, l’exemple de la direction de Presstalis dans le passé, confiée à une petite minorité d’éditeurs, contrairement d’ailleurs à l’esprit coopératif de la loi Bichet, a conduit à la situation très critique que nous connaissons aujourd’hui et a suscité beaucoup de ressentiment. Cela ne doit pas se reproduire. Les sociétés de gestion doivent être la maison de tous, au service de tous.
Mon dernier point concerne les modalités de répartition des revenus entre les bénéficiaires. Si je ne pense pas souhaitable de fixer a priori des règles avant même la constitution des sociétés de gestion, je rappelle que l’objet des droits voisins, en France comme en Europe, est de protéger la presse indépendante, libre, celle que nous aimons et qui s’engage, la presse qui envoie des journalistes sur le terrain, lesquels subissent en ce moment même des violences déplorables dans l’exercice de leur beau métier d’information des citoyens.
Aussi, quand il faudra parler de répartition des revenus, j’espère que c’est cette presse nécessaire à la vitalité du débat démocratique qui sera valorisée, et non pas les « fermes à clics » qui, par des artifices techniques et éditoriaux, comme des titres racoleurs, sont en mesure d’attirer le plus l’attention des internautes. Nous serons très attentifs, tout comme le ministre, je crois pouvoir le dire, à la bonne mise en place de ces sociétés.
Cette proposition de loi, rédigée après une large concertation avec toutes les parties prenantes, adoptée à l’unanimité par la commission de la culture, dont je salue la présidente, pourrait emprunter deux chemins.
Elle emprunterait le premier dans l’hypothèse où les négociations européennes sur la directive européenne sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, dite « Droit d’auteur », seraient un succès.
Je ne reviens pas sur la généalogie et les péripéties de cette négociation très complexe. Son article 11 institue un droit voisin au profit des éditeurs et des agences de presse. Avec l’article 13, sur le filtrage automatique des contenus postés, il a suscité des campagnes de lobbying très intenses, qui ont d’ailleurs failli réussir, puisque le Parlement européen, à la surprise générale, a dans un premier temps, le 5 juillet dernier, repoussé le texte de sa commission, avant de l’adopter finalement le 12 septembre.
Depuis cette date, des réunions entre le Parlement, le Conseil et la Commission, dites « trilogues », se tiennent pour parvenir à un accord définitif. Nous étions, je dois le dire, pleins d’espoir au moment de l’adoption du texte par la Commission mercredi 16 janvier, dans l’attente de l’ultime réunion du lundi 21 janvier. Toutefois, avant même sa tenue, onze États ont, hélas, voté contre le texte de compromis, et la réunion n’a même pas eu lieu.
Je comprends que cette opposition concerne davantage l’article 13 que l’article 11, dont nous discutons aujourd’hui. Le revirement de nos amis allemands est regrettable, mais les choses pourraient évoluer, me semble-t-il. M. le ministre pourra peut-être nous éclairer plus avant sur les raisons de cet échec, que nous espérons tous provisoire, et sur les perspectives dans les semaines à venir. En effet, le temps presse : les élections européennes approchent, une absence d’accord avant la fin de cette législature reporterait de plusieurs années l’adoption d’un cadre commun.
Ne nous y trompons pas : derrière des arguments parfois fondés, parfois moins, les opposants à cette législation, même quand ils évoquent la liberté totale et la liberté d’expression sur le Net, font le jeu des géants de l’internet, qui pour partie tirent les ficelles et souhaitent ardemment l’échec de l’Europe sur cette question, comme sur celle de la taxation.
En cas de succès, ce que nous souhaitons tous, la proposition de loi pourra servir de base à une transposition rapide de la directive avec nos collègues de l’Assemblée nationale. J’ai veillé à ce que les termes du texte soient le plus possible alignés sur ceux de la directive afin que la navette soit rapidement conclusive.
Dans cette optique, le texte que je vous propose laisse donc de côté pour l’instant certains éléments cruciaux, en particulier le champ des exemptions pour les snippets. À partir de quel nombre de mots ou de signes les droits voisins seront-ils déclenchés ?
Ce sujet est loin d’être anecdotique, tant est grande la capacité des géants de l’internet à s’engouffrer dans la moindre faille de nos législations. La future directive, si future directive il y a, comme je l’espère, comportera une définition que nous pourrons intégrer au texte au cours de la navette. Dans cette attente, il me paraissait peu productif de fragiliser la position française en cours de négociation en en élaborant une de manière unilatérale.
En cas d’échec des négociations, la proposition de loi emprunterait un deuxième chemin. La France se retrouverait alors face à sa responsabilité et serait contrainte de prendre les décisions qui s’imposent pour sauvegarder sa presse. Dès lors, la proposition de loi pourra constituer la base d’une législation nationale, susceptible d’être mise en œuvre rapidement.
Naturellement, il faudra alors que la navette nous permette d’affiner les positions des uns et des autres et que l’Assemblée nationale puisse contribuer à la construction de cette législation, mais, sur le fond, comme le montrent tous nos débats, nous sommes tous d’accord sur le principe.
Dès lors, la France s’honorerait à mettre en place un dispositif efficace, qui tienne compte des expériences allemandes et espagnoles. Je ne doute pas que, le cas échéant, d’autres pays nous rejoindraient rapidement, car la France est la France.
Ce que nous sommes en train de construire, ou plutôt de « coconstruire », monsieur le ministre, mes chers collègues, c’est une législation qui réaffirme le caractère essentiel pour la vitalité et la qualité du débat démocratique d’une information libre, indépendante, pluraliste et produite de manière professionnelle. Je rappelle que, contrairement à ce que l’internet a pu nous conduire à penser, l’information a un coût élevé et que la situation des éditeurs et des agences, comme celle des journalistes, et peut-être plus encore des photographes de presse, est critique.
C’est également une législation pour le siècle qui vient que nous élaborons, qui place enfin les États au bon niveau pour encadrer et réguler l’influence des grandes industries numériques. Si échec de la directive il devait y avoir, il nous reviendrait d’assumer nos responsabilités et notre volonté de restaurer notre souveraineté, en apportant une réponse à l’échelon national, contre le sentiment d’impuissance qui a trop longtemps dominé.
C’est donc avec enthousiasme et espoir que je vous propose d’adopter cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre.
M. Franck Riester, ministre de la culture. Madame la présidente, madame la présidente de la commission de la culture, de l’éducation et de la communication, chère Catherine Morin-Desailly, cher David Assouline, mesdames, messieurs les sénateurs, sans les médias, il n’y a pas de démocratie. Ils en sont les vigies. Au cours des dernières semaines, ils ont fait l’objet, vous le savez, d’attaques répétées.
Des journalistes, dans notre pays, ont été agressés ; des imprimeries ont été bloquées ; le rôle de la presse est contesté. Cette violence est tout simplement inacceptable, intolérable et inexcusable. Elle est d’autant plus inacceptable et dangereuse que, à l’heure des réseaux sociaux, nous avons plus que jamais besoin de la presse professionnelle : pour filtrer les fausses informations, pour vérifier les faits, pour les décrypter et les contextualiser.
Quand les dirigeants de la France insoumise, du Rassemblement national ou encore de Debout la France ! propagent des « infox » dans des vidéos postées sur les réseaux sociaux, ils sont seuls face à leur caméra, sans personne pour les contredire. Mais quand ils les reprennent, en direct à la télévision ou à la radio, il y a une différence, et une différence de taille : en face d’eux, il y a des journalistes pour les contester, pour les corriger, pour leur dire que c’est faux, et pourquoi c’est faux.
Notre premier rempart contre les fausses informations, ce sont les journalistes. S’en prendre à eux, c’est s’en prendre à tout ce que nous défendons. C’est s’en prendre à la démocratie. C’est s’en prendre à la République. C’est s’en prendre, n’ayons pas peur de le dire, à la France. Il est de la responsabilité de l’État de les protéger, de les aider à exercer leur métier, de garantir leur liberté, mais c’est aussi la responsabilité de chacune et de chacun d’entre nous.
La situation est grave : le baromètre de la confiance dans les médias, rendu public ce matin, montre que cette confiance a atteint son plus bas niveau historique. Et aucun média n’est épargné par la montée de la défiance.
Je travaille activement à trouver des solutions pour restaurer cette confiance. L’éducation aux médias – l’éducation tout court, d’ailleurs –, la lutte contre les fausses informations, les réflexions de la profession sur la déontologie de l’information en sont quelques-unes.
Le droit voisin pour les éditeurs et les agences de presse, objet de la proposition de loi que vous examinez aujourd’hui, fait partie de ces solutions. En effet, pour avoir une presse de qualité, pour que les journalistes puissent faire correctement leur travail et exercer leur liberté, il faut avant tout, nous le savons bien, des moyens.
Or le modèle économique de la presse est mis à mal par la révolution numérique. Si certains acteurs n’y ont malheureusement pas survécu, et beaucoup ont su s’adapter en investissant, en se réinventant, en adoptant des modèles économiques innovants, par la publicité et les abonnements, notamment. Pourtant, malgré ces efforts, la presse continue de jouer son avenir : le développement des revenus du numérique n’a pas compensé l’effondrement de l’édition papier.
Si cette compensation n’a pas eu lieu, c’est en partie parce que la valeur créée par les éditeurs et les agences de presse est accaparée par d’autres, en particulier par les plateformes, par les agrégateurs de contenus et par les moteurs de recherche, qui réutilisent leurs contenus sans les rémunérer, alors même qu’ils génèrent d’importants revenus publicitaires. Les chiffres sont édifiants : les éditeurs ne captent que 13 % de la valeur générée par le marché français des agrégateurs de contenus sur internet. 13 % ! Ce n’est pas acceptable.
On ne peut pas accepter que ceux qui diffusent les contenus soient démesurément mieux rémunérés que ceux qui les créent. Non seulement c’est injuste, mais c’est un danger pour l’ensemble de la presse. À travers les éditeurs et les agences de presse, c’est toute la filière qui est touchée, des journalistes jusqu’aux kiosquiers. À terme, c’est le pluralisme qui est menacé, et tout simplement la presse elle-même.
Pour remédier à cette situation, nous devons garantir un juste partage de la valeur et procéder à un rééquilibrage au profit des éditeurs et des agences de presse. Nous devons leur permettre de percevoir une rémunération pour chaque réutilisation de leurs contenus.
Tel est l’objectif du droit voisin. Je défends sa création, avec engagement et détermination, comme vous, cher David Assouline, comme vous, je le sais, mesdames, messieurs les sénateurs.
Votre proposition de loi, monsieur Assouline, reprend les positions défendues par la France dans les négociations européennes en cours. Je m’en réjouis. La France se bat depuis plusieurs années pour qu’un droit voisin pour les éditeurs et les agences de presse soit reconnu à l’échelon européen, dans le cadre des négociations sur la directive Droit d’auteur. Nous sommes aujourd’hui dans la dernière ligne droite de cette négociation, à l’étape des trilogues, vous l’avez rappelé, monsieur Assouline, c’est-à-dire des négociations entre les États membres, la Commission européenne et le Parlement européen.
Depuis mon arrivée au Gouvernement, voilà maintenant trois mois, je me suis très fortement mobilisé pour faire aboutir cette phase décisive des négociations. Ce n’est pas simple.
Je me suis rendu très rapidement à Bruxelles pour rencontrer mes homologues. J’échange très régulièrement avec la Commission et les parlementaires impliqués sur ce sujet. J’ai reçu hier encore l’ambassadeur d’Allemagne pour faire passer un certain nombre de messages. En effet, vous savez bien que lorsque les Français et les Allemands sont rassemblés, on peut faire de grandes choses ; quand ils sont divisés, c’est toujours plus difficile. Le couple franco-allemand, n’en déplaise à certains en ce moment, est un moteur essentiel. J’ai confiance : nous parviendrons à trouver un accord dans les jours à venir.
Je suis optimiste, mais également vigilant et déterminé, car un aboutissement rapide est fondamental. À défaut, l’adoption de la directive serait reportée de plusieurs mois, voire de plusieurs années.
Certaines dispositions du texte font encore l’objet de discussions, notamment l’exception pour les PME prévue à l’article 13. La France souhaite que le droit d’auteur s’applique à tous, même si une modulation est envisageable, de façon tout à fait légitime, en fonction de la taille de l’entreprise. On ne peut pas faire d’exception sur un principe important. Nous essayons de convaincre nos partenaires de la pertinence de la position française.
Si des différences subsistent sur l’article 13, ce n’est plus le cas sur l’article 11 et le droit voisin pour les éditeurs et les agences de presse. Ce droit est désormais soutenu par la Commission européenne, le Parlement européen et une majorité d’États membres.
Je dois dire, avec beaucoup de regret, qu’une partie des États membres qui s’opposent à ce droit, même s’ils sont minoritaires, le font parce qu’ils ne souhaitent pas donner plus de moyens à la presse professionnelle, aux journalistes qui enquêtent et font leur travail d’information du public.
La position européenne majoritaire est en tout cas une grande victoire, parce que, sur ce sujet, face aux géants numériques, nous ne ferons le poids que si nous faisons front commun, comme vous l’avez rappelé, monsieur Assouline.
Jusqu’à présent, les initiatives isolées ont échoué, comme l’a montré la création d’un droit voisin en Espagne il y a trois ans. Depuis lors, aucune rémunération n’a été versée aux éditeurs. Certains agrégateurs de contenus, dont Google Actualités, ont carrément préféré fermer leur service en Espagne.
L’Allemagne, où le droit voisin a été institué en 2013, est un exemple supplémentaire : Google a refusé de négocier le versement d’un pourcentage de son chiffre d’affaires, et un bon nombre d’éditeurs allemands ont fini par lui accorder une licence gratuite.
La leçon à tirer de tout cela, c’est que notre seule protection efficace et crédible, c’est l’union. Les plateformes peuvent peut-être se passer de proposer leurs services dans un ou deux pays. Elles peuvent peut-être renoncer à quelques dizaines de millions d’usagers, mais elles ne peuvent pas tourner le dos à l’Europe. Elles ne peuvent pas se départir de 700 millions d’internautes potentiels !
Google, par la voix d’un de ses dirigeants, a évoqué l’éventualité de fermer son service Actualités en Europe si le Parlement européen consacrait le droit voisin : il s’agit d’un chantage inacceptable, en plus d’une mesure improbable.
Google est un partenaire pour la France, comme le Gouvernement l’a souligné lors du sommet Choose France lundi à Versailles, mais certaines pratiques comme le lobbying massif mené à Bruxelles et dans de nombreux États membres contre la directive Droit d’auteur ne sont absolument pas acceptables. Nous l’avons dit aux dirigeants de cette entreprise. Je le leur ai dit moi-même lundi. La France ne cédera pas à ces menaces. Nous irons jusqu’au bout sur ce sujet.
Mesdames, messieurs les sénateurs, monsieur Assouline, j’ai eu l’occasion de vous le dire : au regard du calendrier de la négociation européenne, l’examen de votre proposition de loi aujourd’hui n’est pas totalement adapté, car nous pourrions donner l’impression à nos partenaires européens que la France agit de son côté alors qu’elle négocie à Bruxelles dans le même temps. J’ai fait passer les messages qui s’imposaient et indiqué que tel n’était pas du tout l’esprit de cette proposition de loi, sur le fond ou sur la forme.
Si la création d’un droit voisin est clairement prévue par le texte européen en cours de négociation, la rédaction précise de ce texte n’est pas encore tout à fait stabilisée.
Toutefois, j’ai souhaité, dans un esprit de consensus, que nous puissions travailler ensemble sur ce texte, par anticipation de celui qui pourra être adopté à l’échelon européen. Je vous remercie, monsieur Assouline, d’avoir joué le jeu et d’avoir travaillé en partenariat avec le Gouvernement. Je remercie également les membres de la commission, sous la présidence de Catherine Morin-Desailly, d’avoir voté à l’unanimité ce texte en commission.
C’est un très bel exemple, vous l’avez dit, monsieur Assouline, de coconstruction entre le Sénat et le Gouvernement, et, plus largement, entre le Gouvernement et le Parlement. Vous avez, chacune et chacun, fait preuve d’un esprit constructif, et je vous en remercie sincèrement. C’est ce dont nous avons besoin aujourd’hui ; c’est ce que nos concitoyens attendent de nous.
Il faut cesser de s’opposer sur tout, quand certains sujets nous rassemblent. Il faut savoir s’affranchir des appartenances partisanes et faire prévaloir l’intérêt général. C’est ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui. Il faut savoir débattre, trouver des points d’accord, construire ensemble des solutions concrètes et dépasser les clivages. Avec ce texte, vous montrez que c’est possible.
Nous montrons que le cœur de nos préoccupations, ce qui prime sur tout le reste, c’est l’intérêt de nos concitoyens, l’intérêt du pays. Il est toujours important de le rappeler et de le démontrer. Ça l’est tout particulièrement dans le moment difficile que traverse notre pays depuis plusieurs semaines.
Le texte qui vous est présenté, mesdames, messieurs les sénateurs, est très proche de l’état de la négociation européenne. Il inclut notamment un sujet qui me tient particulièrement à cœur, vous le savez : une partie des droits voisins doit absolument revenir aux journalistes.
Si les négociations aboutissent, si la directive Droit d’auteur est adoptée dans un délai raisonnable, votre proposition de loi pourra servir de texte de transposition lors d’une prochaine lecture, dans le cadre d’un travail de coconstruction avec l’Assemblée nationale.
Dans l’hypothèse inverse, vous l’avez indiqué, monsieur Assouline, votre texte nous aiderait à construire nous-mêmes notre droit voisin, à l’échelon national. Et nous ne nous arrêterions pas là. Nous inciterons nos voisins à faire de même. Je suis d’ailleurs convaincu qu’un certain nombre de pays voisins nous suivraient. Encore une fois, c’est en étant unis que nous serons plus forts face aux géants du numérique.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je le répète, notre meilleure protection, c’est l’Europe. (Applaudissements.)