M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale. C’est vrai !
M. Christophe-André Frassa, rapporteur. En second lieu, je vous propose de rejeter ces textes, car le dispositif proposé me paraît inefficace contre les vraies menaces.
Je ne nie pas les difficultés posées par la diffusion massive de fake news aux fins d’influencer des scrutins : ces manipulations doivent incontestablement être combattues. Mais pourquoi bricoler une loi dans l’urgence sans s’attaquer aux racines des symptômes ? Pourquoi ne pas s’interroger sur les causes profondes du malaise exploité par les fake news ? Pourquoi le complotisme séduit-il ? Pourquoi une telle défiance envers les élites politiques ou intellectuelles ?
Je ne suis pas sûr qu’une nouvelle procédure répressive, réclamée par le Président de la République et le Gouvernement, soit la réponse la plus efficace à ces mouvements qui tentent de décrédibiliser la parole publique.
Les vraies manipulations de l’information sont délibérées, mais surtout clandestines : elles ne sont évidentes ni pour le public ni pour les victimes de ces manipulations. Elles ne peuvent donc être appréhendées par un dispositif judiciaire exigeant de rapporter la preuve contraire et a priori des allégations proférées. Je rappelle que le juge des référés est le juge de l’évidence, de l’illégalité manifeste. En quarante-huit heures, il ne peut, en principe, statuer que sur des mensonges évidents ou manifestes.
Toutefois, peut-on encore considérer qu’il y a tromperie des électeurs en cas d’allégation manifestement erronée ou outrancière ?
Monsieur le ministre, vous avez déclaré qu’il s’agissait d’« un premier pas vers une meilleure responsabilisation des plateformes numériques. » Vous savez très bien que c’est erroné ! Seule une législation européenne pourrait permettre une responsabilisation accrue des plateformes numériques.
Ce choix d’un dispositif franco-français est un choix d’inefficacité contre les vraies manipulations de l’information menées par des acteurs étrangers, qui resteraient à l’abri de ces dispositions. Il est regrettable que, pour un dispositif inefficace contre les vraies menaces, le Gouvernement et l’Assemblée nationale soient prêts à remettre en cause la tradition française de liberté d’expression en matière politique.
Enfin, je vous propose, en troisième lieu, de rejeter ces textes, qui, tout en étant inefficaces contre les vraies menaces, pourraient être instrumentalisés au détriment de la liberté d’expression.
Je rappelle que, contrairement à ce que prétend le Gouvernement, qui affirme que la procédure de référé sera limitée aux seules fausses informations faisant « l’objet d’une manipulation, qui sont diffusées artificiellement dans l’intention de déstabiliser un scrutin », sera concernée toute allégation, même satirique, même parodique, « de nature » à altérer la sincérité d’un scrutin à venir et non les seules allégations diffusées avec une intention malveillante ou délibérée d’altérer la sincérité d’un scrutin à venir. Qu’une allégation soit « de nature » à altérer un scrutin ne signifie pas qu’elle ait été diffusée avec cette intention !
Le texte adopté par l’Assemblée nationale permet à n’importe qui de saisir le juge des référés. C’est une porte ouverte aux instrumentalisations.
L’autorité judiciaire est incontestablement la gardienne des libertés individuelles, notamment de la liberté d’expression. Mais aucun juge n’est infaillible, a fortiori lorsque la loi l’oblige à statuer en quarante-huit heures. Comment le juge des référés pourrait-il, en quarante-huit heures, établir a priori l’altération d’un scrutin qui n’a pas eu lieu ?
Une telle législation risque d’engendrer des décisions contestables, au risque, d’ailleurs, de jurisprudences contraires entre le juge judiciaire et le juge de l’élection, donc un affaiblissement de notre justice.
La sincérité des scrutins risquerait, elle aussi, d’être affaiblie en cas de décision d’appel contredisant le juge des référés de première instance, notifiée après le scrutin. Le juge de l’élection serait-il tenu par cette décision ? Quelle légitimité pour les gagnants d’une élection ?
Outre le risque d’affaiblir la liberté d’expression, ces dispositions présentent bien un danger démocratique.
Mes chers collègues, puisque le Sénat est attaché aux libertés fondamentales, je vous proposerai, une fois encore, d’adopter une motion tendant à opposer la question préalable sur la proposition de loi organique. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et du groupe Union Centriste.)
Mme la présidente. Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur la proposition de loi.
Exception d’irrecevabilité sur la proposition de loi
Mme la présidente. Je suis saisie, par MM. Kanner et Assouline, Mme S. Robert, M. Durain, Mme de la Gontrie et les membres du groupe socialiste et républicain, d’une motion n° 2.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, relative à la lutte contre la manipulation de l’information (n° 30, 2018-2019).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour dix minutes, un orateur d’opinion contraire, pour dix minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas deux minutes et demie, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à Mme Sylvie Robert, pour la motion. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme Sylvie Robert. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, je veux tout d’abord féliciter M. Riester pour sa nomination en qualité de ministre de la culture.
Vous l’avez compris, monsieur le ministre, les chantiers sont particulièrement nombreux. Nous ouvrons l’un d’entre eux avant d’attaquer le projet de loi de finances.
Vous n’êtes pas sans savoir que la proposition de loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information soulève quelques questionnements au Sénat, non pas tant sur l’objectif politique, très légitime, que sur la réponse juridique, à la fois parcellaire et inadéquate, qui lui est apportée.
C’est pourquoi nous, membres du groupe socialiste et républicain, avons déposé, comme en première lecture, une motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité sur ce texte. Je vais vous en exposer les motifs.
En premier lieu, il convient de partir de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui proclame que « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Toutefois, dès l’origine, la liberté d’expression n’est pas définie comme un droit absolu : conformément à la lettre de l’article IV de la Déclaration, « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». En d’autres termes, la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont intrinsèquement fondées sur une éthique de responsabilité.
L’ensemble de notre droit positif interne repose sur cet équilibre entre reconnaissance, consécration de la liberté d’expression et répression de ses abus.
Aussi, nous estimons que le présent texte rompt cet équilibre en de multiples endroits et que, en ce sens, un certain nombre de ses dispositions paraissent contraires à des principes pourtant constitutionnellement garantis.
Tout d’abord, plusieurs mesures de la proposition de loi s’avèrent constituer une entrave manifeste et disproportionnée à la liberté d’expression et à la liberté d’information.
Il convient de rappeler ici que le Conseil constitutionnel a souligné, selon une jurisprudence constante, que « la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés. »
Par conséquent, elle est une forme de droit premier, à la fois individuel et collectif, qui conditionne la nature d’un régime politique, caractérise son degré démocratique et assure l’effectivité d’autres droits dérivés ou, tout du moins, de droits dont l’exercice dépend de celui de la liberté d’expression et de communication, à l’image, par exemple, de la liberté de la presse. Elle est donc un droit éminemment ordonnateur.
Or le présent texte est porteur, en lui-même, d’un risque de censure, qui menace la liberté d’expression, d’information et de la presse, d’autant plus que la notion de « fausse information » n’est même plus explicitée. Certes, la définition qui figurait initialement dans le texte était imparfaite, mais l’avoir purement et simplement effacée était-elle vraiment la solution ? Pour résumer, nous nous retrouvons à légiférer sur un sujet important, sans même avoir pris le temps de le définir clairement.
Dans ce contexte, comment pouvons-nous établir des dispositifs législatifs pertinents ou caractériser clairement des infractions pénales ? Le risque est d’ouvrir la boîte de Pandore et d’offrir inutilement des instruments à ceux qui pourraient être tentés de les utiliser à des fins hautement pernicieuses, voire non démocratiques. C’est d’ailleurs, comme vous le savez, monsieur le ministre, l’une des raisons invoquées par la Commission européenne pour ne pas légiférer sur ce thème.
En la matière, j’estime qu’il faut faire preuve de prudence et ne pas insulter l’avenir. Si le débat relatif à la manipulation de l’information mérite vraiment d’avoir lieu, les solutions apportées sont constitutionnellement chancelantes à l’égard du droit fondamental que constitue la liberté d’expression et de communication.
Par ailleurs, ce texte paraît porter atteinte aux principes constitutionnels de la liberté du commerce et de l’industrie ainsi que de la liberté d’entreprendre, pour des motifs divers.
Je pense, tout d’abord, à l’obligation de transparence imposée aux plateformes en période d’élections. Dans son avis, le Conseil d’État a mis en exergue que seul le rattachement de cette obligation à une « raison impérieuse d’intérêt général inédite », s’attachant à préserver « l’information éclairée des citoyens en périodes électorales », était de nature à la justifier. Si les députés ont effectivement pris le soin d’introduire cette précision, l’absence de définition de la notion d’« information éclairée » ne motive aucunement l’application de cette obligation, que la Cour de justice de l’Union européenne, la CJUE, a déjà condamnée à plusieurs reprises.
Je pense, ensuite, à la situation de concurrence déloyale induite dès lors que certains médias peuvent se retrouver privés d’une exposition « juste et équitable ». Ce pourrait être le cas pour les sites ou les pages supprimés à la suite de l’intervention du juge des référés, conformément à l’article 1er, pour les services audiovisuels qui verraient leur convention unilatéralement résiliée par le Conseil supérieur de l’audiovisuel, le CSA, même hors période électorale, en vertu de l’article 6, ou leur distribution ou diffusion suspendues par cette instance pendant la période électorale.
Surtout, il peut être noté une disparité de traitement flagrante entre les services conventionnés, seuls inclus dans le champ d’application de la proposition de loi, et ceux qui sont autorisés, c’est-à-dire diffusés par voie hertzienne, lesquels demeureraient en dehors du périmètre du texte. Autrement dit, la mise en œuvre des articles du titre II entraînerait une rupture d’égalité manifeste en termes de libre concurrence, autre principe constitutionnel sur lequel l’Union européenne et la CJUE sont très vigilantes.
De plus, la faculté de résiliation unilatérale de la convention par le CSA, ouverte par l’article 6 de la proposition de loi, interroge fortement.
Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 juin 2009 sur la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, a censuré des dispositions qui visaient à conférer à une autorité administrative indépendante, ou AAI, des pouvoirs de sanction inadaptés et excessifs.
Postulant qu’une AAI « n’est pas une juridiction », que les pouvoirs de sanction octroyés par le projet de loi « peuvent conduire à restreindre » le « droit de s’exprimer et de communiquer librement », le Conseil conclut que, « eu égard à la nature de la liberté garantie par l’article XI de la Déclaration de 1789, le législateur ne pouvait, quelles que soient les garanties encadrant le prononcé des sanctions, confier de tels pouvoirs à une autorité administrative ». Partant, le parallèle est évident avec la présente proposition de loi, pour ce qui concerne tant la liberté concernée que le pouvoir de sanction confié au CSA.
De surcroît, dans son avis, le Conseil d’État a mis en lumière que « le fait de sanctionner une personne morale en raison des seuls agissements commis par d’autres personnes morales, qui peuvent être sans lien direct avec elle », ce qui serait le cas, par exemple, des filiales de l’actionnaire de la société, « apparaît difficilement conciliable avec les principes constitutionnels de responsabilité personnelle et de personnalité des peines, garantis par les articles VIII et IX de la Déclaration de 1789 ».
Enfin, d’autres points juridiquement douteux et singulièrement flous laissent à penser que nous devons, en tant que législateurs, preuve d’incompétence négative. En effet, le Conseil constitutionnel est « attentif à ce que le législateur ne reporte pas sur une autorité administrative […] ou sur une autorité juridictionnelle le soin de fixer des règles ou des principes dont la détermination n’a été confiée qu’à la loi », en vertu de l’article 34 de la Constitution. À cet égard, ce dernier a été élargi au secteur des médias lors de la réforme constitutionnelle de 2008, que vous connaissez bien, monsieur le ministre, grâce à un amendement des sénateurs socialistes.
Désormais, le législateur a compétence pour établir les règles concernant « la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias ».
Par ailleurs, l’incompétence négative est caractérisée quand « le législateur élabore une loi trop imprécise ou ambiguë » ou qu’il renvoie au pouvoir réglementaire « de façon trop générale ou imprécise ». Or, comme cela a été démontré précédemment, le cœur même de ce texte, à savoir « la fausse information », n’est nullement défini.
Aussi, étant donné cette imprécision générale et constante, de nombreux contentieux risquent d’éclore et quantité d’inconnues demeurent.
Comment le juge des référés pourrait-il se prononcer sur des faits de nature à influencer un scrutin encore non advenu ? Comment effectuer un contrôle a priori sur un événement dont l’aboutissement est, par nature, incertain ? Que signifie un service audiovisuel « sous influence » d’un État étranger ? En l’état, cette notion juridique est inexistante dans notre droit positif. Il eût été primordial de l’encadrer et de déterminer des critères qui permettent de l’appréhender.
En conclusion, je veux, à la suite de mes collègues, insister sur le danger de légiférer, sans prendre le temps, sur un sujet aussi épineux, aussi complexe juridiquement et aux implications si multiples.
Monsieur le ministre, « pour agir avec prudence, il faut savoir écouter », écrivait Sophocle. Au-delà de la présente motion, j’espère que vous saurez écouter le Sénat ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Michel Laugier applaudit également.)
Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteur. Je rappelle qu’une motion identique avait été déposée lors de l’examen du texte en première lecture. Elle avait été rejetée en séance essentiellement parce que son adoption aurait eu pour effet d’interrompre la discussion sur le texte. Il en irait de même aujourd’hui, ce qui serait fort dommage.
Par conséquent, même si elle reconnaît la pertinence de certains arguments invoqués, la commission émet un avis défavorable. Elle proposera d’adopter la motion tendant à opposer la question préalable à l’issue de la discussion générale, au cours de laquelle les orateurs des groupes pourront s’exprimer.
Mme Annick Billon. Très bien !
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Franck Riester, ministre. Le Gouvernement souhaite évidemment que la proposition de loi puisse être débattue et que la discussion générale puisse se poursuivre, sachant que le Conseil d’État, auquel le texte a été soumis, n’a pas formulé de remarques concernant la constitutionnalité du texte.
Mme la présidente. Je mets aux voix la motion n° 2, tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité.
Je rappelle que l’adoption de cette motion entraînerait le rejet de la proposition de loi.
(La motion n’est pas adoptée.)
Discussion générale commune (suite)
Mme la présidente. Dans la suite de la discussion générale commune, la parole est à M. David Assouline. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. David Assouline. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le président de la commission, madame, monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, le Gouvernement sollicite à nouveau notre chambre après l’échec de la commission mixte paritaire.
Le texte qui nous revient de l’Assemblée nationale est presque identique à celui que nous avons examiné en première lecture. Il me semble que l’essentiel a donc déjà été dit. Quoi qu’il en soit, le Sénat n’a été ni entendu ni écouté.
Nous avons déjà dénoncé l’acharnement à faire passer coûte que coûte cette proposition de loi, parce qu’elle avait été promise dans son principe par le Président de la République lors de sa campagne électorale pour lutter contre le déversement massif des fausses informations, qui altèrent l’espace public et le débat démocratique. Ce combat nous est cher, et nous l’estimons fondamental pour notre démocratie.
Toutefois, malgré les alertes des spécialistes et des journalistes, malgré les dangers pour la liberté d’expression, malgré l’inutilité et l’inefficacité des dispositions prévues, sur le plan politique comme sur le plan juridique, la discussion du texte n’a laissé place à aucun travail transpartisan, ni à aucune recherche d’un consensus minimal entre les partis démocratiques et républicains. D’ailleurs, dans les deux assemblées, seuls les partis de la majorité l’ont voté. (Exclamations.)
Monsieur le ministre, je veux vous rappeler que votre parti lui-même a voté contre et que, vous-même, vous n’avez pas voté, lors des deux lectures à l’Assemblée nationale, ce projet que vous avez essayé de défendre tout à l’heure devant nous. Au reste, je loue l’effort que vous avez ainsi consenti !
Cependant, dans les six premières minutes de votre intervention, vous avez estimé, énumérant le pacte international, l’éducation aux médias, les décisions qui doivent être prises au niveau européen, entre autres, que l’ampleur du danger nécessitait des réponses qui ne figurent pas dans la proposition de loi. D’ailleurs, comme vous l’avez souligné, les plateformes que sont Twitter et Facebook ont déjà commencé à fermer des comptes à partir desquels étaient diffusées de fausses informations lors du débat électoral aux États-Unis.
Il a donc été admis, à l’Assemblée nationale comme ici, surtout en dehors de la présence du public, que ce texte ne va rien changer, qu’il n’est pas efficace, qu’il faudra vite passer à autre chose, mais qu’il était absolument nécessaire de le voter, parce qu’il s’agissait d’une promesse électorale du Président de la République.
Un tel procédé est assez désagréable pour les sénateurs, qui ont l’habitude d’étudier les textes de loi au fond et de les amender, y compris quand ils y sont globalement opposés.
Si le Sénat, à l’unanimité, à l’exception des membres du parti de la majorité présidentielle, ne veut même pas discuter des dispositions de la proposition de loi, c’est parce que nous pensons que le danger est double.
Premièrement, on veut nous faire croire que l’on pourrait lutter contre la fausse information au moyen d’un texte dont le périmètre est, de fait, réduit aux seules élections.
Tous les jours, nous sommes abreuvés de fausses informations. D’ailleurs, ceux qui développent des stratégies électorales ne commencent pas à déverser de fausses informations dans le mois précédant l’élection ! Ils s’y prennent deux années auparavant, pour amener l’opinion à voter de manière réflexe le moment venu. Dès lors, une législation ne permettant d’agir que sur les fausses informations délivrées pendant les périodes électorales se révélera inefficace.
Deuxièmement, je veux évoquer l’outil juridique qu’est le référé. Celui-ci laisse quarante-huit heures au juge pour rendre son verdict. Avec l’appel, le délai de décision est porté à quatre jours.
Par conséquent, le juge ne pourra se prononcer sur les fausses informations qui interviendraient dans les quatre derniers jours précédant les élections. Or on sait que ces derniers voient le déversement d’un maximum d’informations effrayantes, car il n’est plus possible de leur apporter de contradiction.
Vous avez voulu, à juste raison, répondre aux préoccupations exprimées sur les atteintes à la liberté d’expression et à la liberté d’informer que pourrait constituer le retrait d’informations par le juge. Pour ce faire, les possibilités de celui-ci ont été limitées par plusieurs obligations.
On peut parier que le juge, bordé par autant de limites, renverra l’affaire chaque fois que subsistera un certain flou, chaque fois que l’on pourra lui reprocher d’avoir rendu un verdict un peu à l’emporte-pièce, sans avoir tenu compte de tous les éléments en présence.
Les informations qui lui auront été soumises et qui n’auront pas donné lieu à une condamnation seront, de fait, validées aux yeux de l’opinion publique, même lorsqu’il s’agira de fausses informations. Les autres, déversées par milliers, pourront aussi se prévaloir de cette absence de condamnation…
Je considère donc que le dispositif de cette proposition de loi est à la fois inutile et potentiellement dangereux. Il ne résout pas le problème majeur, que les intervenants précédents et vous-même, monsieur le ministre, avez évoqué : au Brésil, des industriels ont acheté des centaines de milliers de messages, diffusés non sur les réseaux sociaux de type Twitter ou Facebook, mais via la messagerie WhatsApp. Ils ont déversé de fausses informations sur les comptes les plus influents de discussions privées instantanées.
Comment faites-vous avec ces pratiques, de plus en plus utilisées ? Quand on achète des listes de mails pour y déverser des liens qui se dupliquent, c’est chaque lien, un par un, qu’il faudrait défaire ! Vous pouvez condamner l’émetteur, mais obtenir que les millions de personnes qui se transmettent automatiquement le lien le retirent, c’est impossible.
Cette proposition de loi ne répond donc pas à l’enjeu, incroyablement important, qui est devant nous.
La vraie question a été bien exposée par le directeur du journal Le Monde : au lieu de donner l’illusion que l’on va, avec une telle loi, lutter contre la fausse information, il faut, dit-il en substance, se demander d’abord pourquoi les citoyens sont aujourd’hui aussi disposés à croire cette fausse information. En d’autres termes, il faut se poser la question du sens, de la démocratie, des valeurs qui animent le débat public.
M’appuyant sur la campagne électorale brésilienne, à laquelle Catherine Morin-Desailly a fait référence, je retournerai le propos du directeur du Monde : même une information vraie peut être niée et présentée comme fausse.
Ainsi, je connais des Brésiliens qui prétendent que le président élu n’a jamais tenu de propos homophobes ou hostiles aux femmes, que ce sont des fake news. Or il est avéré, pour qui a un certain rapport à la vérité, que ces propos anti-femmes, anti-homosexuels et racistes, il les a bien tenus. Mais on ne veut pas le croire, parce que ceux qui le disent sont des adversaires politiques…
C’est donc le rapport à la vérité qui est en jeu. Or il est constamment dévalorisé. Ainsi, Donald Trump a affirmé que, à la fin de son discours d’investiture, la pluie avait cessé. C’est faux, tout le monde l’a vu sur les images ! De même, il a prétendu que la foule était plus nombreuse pour son investiture que pour celle d’Obama : c’est faux – les images le montrent –, mais on le croit…
Mes chers collèges, en plus d’être inefficace et, parce qu’elle peut limiter la liberté d’expression, dangereuse, cette proposition de loi donne l’illusion que l’on combat un phénomène central et les dangers qu’il comporte, alors qu’il n’en est rien ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Mireille Jouve.
Mme Mireille Jouve. Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente et rapporteur de la commission de la culture, monsieur le rapporteur de la commission des lois, mes chers collègues, le 26 septembre dernier, sénateurs et députés réunis en commission mixte paritaire ont fait le constat d’un différend irréconciliable sur les textes relatifs à la lutte contre la manipulation de l’information.
En nouvelle lecture, le 9 octobre, la chambre basse a apporté des modifications fort peu significatives à ses travaux initiaux. Aucun des écueils mis en lumière par la Haute Assemblée en première lecture n’a fait l’objet d’un réexamen approfondi.
Les observations que nous avions formulées s’inscrivaient pourtant dans une démarche réellement constructive. Il n’y avait et il n’y a toujours de notre part aucune forme d’obstruction politique à la démarche engagée par la majorité gouvernementale.
Personne ne nie l’importance de préserver le débat public des fausses informations. Nous sommes convaincus qu’elles appellent de notre part une réflexion approfondie. Le Sénat s’emploie d’ailleurs en ce sens. Ainsi, des sénateurs de tous les groupes se sont associés, sur l’initiative de Mme la présidente Morin-Desailly, pour déposer une proposition de résolution européenne sur la responsabilisation partielle des hébergeurs. Cela illustre le consensus qui existe parmi nous sur ce sujet, comme sur l’analyse que nous voulons en faire. Nous sommes toutes et tous convaincus de la nécessité d’agir.
Contrairement à ce qui a pu être affirmé à l’Assemblée nationale, nous n’estimons pas nécessairement que, « en matière de lutte contre les fausses informations, notre arsenal juridique est suffisant », ni qu’aucune évolution des textes existants n’est souhaitable. Nous ne jugeons pas non plus préférable « de laisser aux seules plateformes le soin de réguler l’information ». Enfin, nous ne considérons pas que « l’éducation aux médias, en particulier pour les plus jeunes, n’est pas un enjeu central et primordial du combat que nous voulons mener ».
La réalité est tout autre : nous ne nous retrouvons pas dans les propositions qui nous sont faites par nos collègues députés membres de la majorité. À la vérité, les fondements mêmes de ce texte ne conviennent pas. En effet, l’objectif n’est pas correctement servi par les dispositions législatives envisagées, qui pourraient même, in fine, se révéler pernicieuses.
Ainsi, le juge des référés ne peut être en mesure d’apprécier sous quarante-huit heures, d’une part, si des informations sont effectivement fausses, et, d’autre part, si elles ont été diffusées de manière artificielle ou automatisée. S’il y a flagrance, son action sera en quelque sorte inutile. En l’absence de flagrance, si le juge, par prudence, décide de ne pas se prononcer, il légitimera d’une certaine façon l’information diffusée.
En outre, les nouvelles responsabilités dévolues au Conseil supérieur de l’audiovisuel, le CSA, nous paraissent bien disproportionnées par rapport à son rôle actuel et aux moyens qui lui sont octroyés.
Quant aux dispositions relatives à la formation au numérique et aux médias, notamment des plus jeunes, elles sont souhaitées et souhaitables, mais force est de constater que celles qui ont déjà été introduites par le Sénat en 2011 n’ont toujours pas trouvé de cadre d’action global.
Les sénateurs du groupe du RDSE se félicitent tout de même de l’annonce – même si elle ne s’inscrit pas dans le cadre législatif dont nous débattons cet après-midi – du lancement d’une mission confiée à l’ancien président de l’Agence France Presse et visant à créer une autorité de déontologie de la presse. En effet, l’un des remparts les plus efficaces contre la désinformation et la manipulation de l’information demeure les médias et ceux qui les animent, les journalistes.
Pour l’avenir, employons-nous à travailler en harmonie avec l’Union européenne. C’est à ce niveau que, dans un souci d’efficacité et de respect des libertés fondamentales, le combat est à mener. Pourquoi créer une procédure spécifique à l’échelle nationale, alors que, même si l’on peut estimer qu’ils évoluent encore trop lentement, les travaux européens sur le sujet avancent et tendent à établir une régulation plus générale ?
Comme en première lecture, le RDSE s’abstiendra sur les deux motions présentées, l’une, par la commission de la culture et, l’autre, par la commission des lois. Notre abstention vise à rappeler que, si notre groupe, avant tout favorable au débat, ne s’associe habituellement pas aux motions de procédure, il est pleinement conscient que, pour reprendre les mots du président Bas, ces deux textes ne sont pas « améliorables ». (Applaudissements sur les travées du groupe du Rassemblement Démocratique et Social Européen. – Mme Élisabeth Doineau et M. Claude Kern applaudissent également.)