M. Loïc Hervé. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Louis Tourenne.
M. Jean-Louis Tourenne. Madame la présidente, madame la ministre, monsieur le président-rapporteur, mes chers collègues, je serais tenté de résumer en une phrase les dix-sept minutes de temps de parole de l’orateur précédent : « Il faut supprimer le code du travail. » (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Levons tout de suite une ambiguïté risquant d’attenter gravement à la sérénité de nos débats : nous ne sommes pas opposés par principe à l’utilisation des ordonnances, pratique dérogatoire qui, parce qu’elle est dérogatoire, demande à être parfaitement justifiée.
En l’occurrence, la méthode est contestée de façon quasi unanime. Alors que le Président de la République prône de procéder à une évaluation avant toute réforme, le dépôt de ce texte n’a été précédé d’aucun examen des effets de la loi El Khomri.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Eh oui !
M. Jean-Louis Tourenne. Nous sommes condamnés à raisonner à l’aveugle sur un texte censé améliorer ou prolonger une loi n’étant accompagnée d’aucun bilan d’étape. Je rappelle que la loi El Khomri visait à améliorer la capacité d’adaptation des entreprises aux cycles économiques et les conditions de travail.
Situation surréaliste, pendant que nous débattions en commission, les auditions des partenaires sociaux se poursuivaient, apportant leur lot de propositions auxquelles nous n’avions pas accès. C’est là une procédure inédite et contraire au principe de la démocratie parlementaire…
M. David Assouline. Très bien !
M. Jean-Louis Tourenne. Le 49-3, si décrié, est-il si éloigné de cette procédure ? Il n’en diffère à mon sens que par quelques nuances. Ainsi, ratifiées ou non, les ordonnances, à l’élaboration desquelles nous n’aurons pas participé, seront applicables et, n’en doutons pas, seront appliquées en qualité de loi ou, à défaut, de texte réglementaire.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Oui, c’est scandaleux !
M. Jean-Louis Tourenne. Curieuse procédure ! Ni l’urgence ni une nécessité absolue ne sauraient justifier ici la dépossession du Parlement de ses prérogatives. Doit-on en déduire que le dialogue brandi comme méthode de gouvernement n’est qu’une illusion ? Pour l’heure, je me garderai bien de conclure.
Venons-en au contenu. Convenons qu’il est difficile, devant un projet aux orientations tellement vagues – si belles et si généreuses soient-elles dans leur libellé –, de se faire une opinion précise. Il faut aller chercher dans les déclarations auprès des organisations syndicales et professionnelles des bribes d’information qui, bien qu’indirectes, nous renseignent mieux sur les intentions réelles du Gouvernement. C’est donc souvent par ce qu’on devine de subliminal ou d’inscrit en filigrane que nous avons pu cerner un peu mieux le devenir de ces ordonnances.
La tentation aurait pu être grande de rejeter d’emblée la proposition pour « cause de vide ». Nous n’y avons pas cédé et avons souhaité apporter notre vision – déjà exprimée antérieurement – d’une modernisation fructueuse et dynamique du code du travail.
Le Gouvernement était guidé, était-il annoncé, par deux ambitions.
La première était de donner à nos entreprises de la compétitivité. Les indicateurs économiques affichant enfin une belle couleur verte, les nouvelles dispositions donneraient un coup de pouce supplémentaire à la croissance retrouvée.
La seconde ambition se dégageait des grandes déclarations : assurer aux salariés une plus grande sécurité dans un monde qui se transforme, s’engage dans le numérique, bouleverse la structure de l’emploi, exige le suivi de formations tout au long de la vie, droit qui doit être renforcé pour ceux dont la formation initiale est la plus légère, ce que la loi El Khomri avait largement pris en compte. Mais faute d’évaluation…
Or, si la première ambition de renforcer la compétitivité est bien servie, il apparaît clairement que la sécurisation des parcours professionnels, la reconnaissance syndicale ont été largement sacrifiées sur l’autel du libéralisme.
M. David Assouline. Très bien !
M. Jean-Louis Tourenne. Les amendements d’une droite fondue dans une majorité de circonstance ont encore aggravé le déséquilibre.
Je me contenterai, pour l’heure, de prendre quelques exemples particulièrement édifiants des intentions du Gouvernement et de la commission, qui ne laissent pas de nous inquiéter.
Concernant la réduction à six mois des délais de recours pour les salariés contre des décisions les concernant, certains d’entre eux, peu familiers des procédures juridiques, éprouveront des difficultés à agir dans les temps.
La présomption de légalité de l’accord d’entreprise dispensera le juge de rechercher les causes du préjudice et placera souvent le plaignant en situation de recours abusif.
Mme Éliane Assassi. Oui !
M. Jean-Louis Tourenne. Nous cernons bien les motifs de l’instauration de la lettre type de licenciement, mais le risque est grand de faire du licenciement une banale formalité administrative. Licencier est un acte dramatique, qui peut détruire toute la vie du travailleur et celle de sa famille.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Absolument !
M. Jean-Louis Tourenne. C’est un acte grave auquel nombre de chefs d’entreprise ne se résolvent que douloureusement et qui nécessite un peu plus d’humanité que le fait de renseigner un simple imprimé.
La mise en place du licenciement sui generis, qui viendrait remplacer les formes actuelles, se traduira par des indemnisations inférieures à celles qui sont attachées à un licenciement économique.
La fixation d’un plafond pour la compensation du préjudice subi du fait d’un licenciement apparaît particulièrement inacceptable et constitue une grave entorse à un principe fondamental de notre droit qui exige que tout jugement soit individualisé.
M. David Assouline. Évidemment !
M. Jean-Louis Tourenne. En l’occurrence, contrairement aux justifications que vous avancez parfois, madame la ministre, il ne peut exister, pour cette raison, deux situations exactement semblables.
Que dire des atteintes aux conditions de travail que constituent l’extension et la banalisation possible par accord d’entreprise du travail de nuit, lequel, aux termes de notre législation, doit toujours être considéré comme exceptionnel ?
On ira même jusqu’à utiliser la sémantique avec une délicieuse subtilité pour qualifier de CDI « de chantier » ou « de mission » des contrats dont la durée est limitée au temps de la réalisation du chantier et qui, bien que tout à fait précaires, privent le salarié du bénéfice de la prime de précarité et du licenciement à caractère économique, et rendent bien difficile l’obtention d’un prêt ou la location d’un logement.
Ainsi sont satisfaites les demandes patronales largement puisées dans le rapport « Propositions pour reconstruire la négociation sociale » de l’Institut Montaigne de Claude Bébéar et Henri de Castries.
Enfin, sont inacceptables les nouvelles dispositions sur la pénibilité. Six domaines ont été retenus sur les dix qu’avait définis le gouvernement Ayrault. Certes, les quatre autres sont difficiles à apprécier. Pour autant, abandonner toute démarche préventive pour se contenter de mesurer les dégâts au moment du départ à la retraite, c’est refuser de réduire cette injustice intolérable que constitue la moindre longévité en moins bonne santé d’un certain nombre de nos concitoyens confrontés à des risques lourds.
Mme Évelyne Yonnet. Très bien !
M. David Assouline. Bravo !
M. Jean-Louis Tourenne. Même si résoudre le problème posé n’est pas facile, c’est un devoir ardent et urgent d’en trouver la solution et de la mettre en œuvre. J’ose espérer que les ordonnances sauront apporter des réponses fondées sur la prévention des maladies et handicaps invalidants.
Je m’en tiendrai là sur ce sujet. La discussion nous permettra d’aller plus avant et d’alerter sur les conséquences toxiques des mesures qui se dessinent au travers de ce projet de loi d’habilitation, lourdement aggravées par les propositions de la commission des affaires sociales. L’hymne au dialogue social entonné par le pouvoir est bien loin de correspondre à la réalité du texte amendé tel qu’il nous est soumis aujourd’hui. Pour mener, comme cela est indispensable, un dialogue social fructueux, il faut des interlocuteurs reconnus, respectés, formés, indépendants. Rien de tel n’apparaît dans le texte proposé, au contraire !
Bien que 96 % des entreprises ne disposent pas de délégués syndicaux, les accords d’entreprise pourront être conclus entre le chef d’entreprise et le délégué du personnel, voire par interrogation directe du personnel. C’est en parfaite contradiction avec la volonté de développer l’audience des organisations syndicales !
M. David Assouline. Tout à fait !
M. Jean-Louis Tourenne. Dans la situation de subordination qui est celle des salariés, une négociation ne peut être menée de façon équilibrée quand le signataire désigné peut toujours craindre des représailles. Même s’agissant des entreprises où le dialogue est aisé, serein, constructif, penser que la négociation puisse être menée sans crainte et sans autocensure relève de la fiction. Angélisme ou machiavélisme, peu importe : la régression sociale risque d’être au bout du chemin.
La fusion de toutes les instances représentatives du personnel n’obtient pas la faveur de plusieurs syndicats, en raison de considérations qu’on peut largement partager. Elle exigerait de chaque représentant syndical qu’il dispose d’une polyvalence qui ne pourrait être acquise que par une formation lourde, en grande partie sur le tas. Cependant, la commission veut réduire le nombre de mandats consécutifs, ce qui va à l’encontre de l’acquisition des compétences nécessaires.
Mme Évelyne Yonnet. Très bien !
M. Jean-Louis Tourenne. Il faut laisser leur spécificité et la personnalité morale aux CHSCT, qui traitent de sujets essentiels – la santé, les conditions de travail – dans un monde qui va inévitablement voir se multiplier les risques sanitaires. L’exercice de ces responsabilités nécessite une grande indépendance par rapport aux considérations économiques : pensons au scandale de l’amiante. Le CHSCT, ou son ersatz, doit conserver la personnalité morale qui confère le droit d’ester.
Ainsi, au-delà des intentions déclarées, certaines propositions, issues notamment des votes de la commission, sont attentatoires à la qualité du débat dans l’entreprise, débat d’autant plus nécessaire que s’instaure avec force la primauté des accords d’entreprise.
Passé la fièvre des premiers jours de l’installation du nouveau gouvernement, apparaissent déjà de grands écarts entre les promesses de campagne et les premières mesures envisagées : contraintes imposées aux collectivités locales, réduction du pouvoir d’achat des plus démunis, par la baisse de l’aide publique au logement et la hausse de la CSG pour les retraités, renforcement des inégalités… Ici également, on constate un grand écart entre les ambitions affichées et la réalité qui s’annonce.
Madame la ministre, les partenaires sociaux ont été favorablement impressionnés par la qualité d’écoute que vous avez montrée. Soyez-en félicitée : c’est une attitude louable pour un élu, a fortiori pour un ministre. Mais il ne faudrait pas vous en tenir là. « Plaisir d’amour, » dit la chanson, « ne dure qu’un moment, chagrin d’amour dure toute la vie. » (Sourires.) Après le plaisir de la rencontre, souhaitons que les ordonnances à venir ne soient pas porteuses de grandes déceptions. C’est, hélas, ce qui s’annonce.
Personne ne souhaite l’échec du Gouvernement, pour des raisons que tout le monde comprendra. Aussi soyez assurée, madame la ministre, que nous examinerons avec rigueur et vigilance ce que vous nous proposerez, même si le Parlement ne sera pas concerné par l’élaboration des ordonnances. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à M. David Rachline.
M. David Rachline. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, depuis quarante ans, le chômage de masse touche notre pays. Il faut lutter contre ce fléau, et je n’ose imaginer, madame la ministre, que ce texte ne réponde pas à ce seul et unique objectif, et vise plutôt à faire plaisir à tel ou tel lobby patronal ou à obéir à telle ou telle injonction de Bruxelles…
Il faut pourtant reconnaître que les grandes lignes déjà connues de votre futur texte s’inscrivent tout à fait, comme la loi de votre prédécesseur, dans la ligne des « grandes orientations des politiques économiques » édictées par les technocrates de la Commission européenne. Ne croyez-vous donc pas que, pour lutter contre le fléau du chômage, plutôt que de bricoler – certains diront détricoter – le code du travail, il faudrait changer de modèle de développement, changer de politique économique ?
Cela fait quarante ans que vous essayez de corriger les dérives de ce modèle sans y parvenir. Je suis persuadé que, tout comme le modèle communiste s’est effondré, Dieu merci,…
M. Dominique Watrin. Le modèle fasciste aussi !
M. David Rachline. … le modèle mondialiste s’effondrera un jour. Ce modèle n’est au service ni de l’homme ni du bien commun ; il ne sert que quelques-uns, notamment les financiers. Avec ce modèle, votre modèle, pendant que les salariés grecs, sur injonction de Berlin, étaient payés en tickets restaurant, l’économie allemande gagnait 100 milliards d’euros !
Les puissances d’argent ont pris le pouvoir économique et l’économie est devenue une fin en soin au lieu d’être un moyen au service de l’humain, au service de la vie en société. Cela se traduit notamment dans le dialogue social, sujet de ce texte : syndicats de salariés comme syndicats patronaux ne recherchent plus un bien commun qui les dépasserait ; non, ils cherchent avant tout à exister ! C’est ce qui fait qu’ils sont si peu considérés par les Français, qu’ils sont si peu représentatifs !
Alors, avant de réformer le dialogue social, il eût mieux valu commencer par réformer les « dialogueurs », si vous me permettez ce néologisme. Ce n’est pas le chèque syndical déguisé que l’article 2 vous permettrait d’instaurer qui conduira les syndicats à se préoccuper du bien commun des salariés plutôt que de leur seul intérêt.
Je crois qu’aujourd’hui les Français, dans leur immense majorité, sont d’accord pour admettre qu’il faut réformer le code du travail ; mais cet accord ne vaut que si cette réforme sert une cause juste. Or nous ne croyons pas un instant que, grâce à ce texte, notre économie sera au service d’une société plus juste. Il ne fait, en réalité, qu’accompagner un modèle économique qui, depuis quarante ans, montre d’année en année ses limites !
Comment peut-on, lorsqu’on a la défense du bien commun chevillée au corps, comme c’est, j’en suis persuadé, votre cas, madame la ministre, continuer à promouvoir un système qui fait que les riches deviennent toujours plus riches et les pauvres toujours plus pauvres ? Je donnerai deux chiffres : la croissance française a été en 2016 de 1,2 %, ce qui fait que le PIB a augmenté, grosso modo, de 26 milliards d’euros ; dans le même temps, la fortune des trente-neuf milliardaires français a, quant à elle, augmenté de 42 milliards d’euros, soit près du double ! Bien sûr, ces milliardaires ne font pas des affaires qu’en France, mais la captation de la totalité de la croissance créée par la France en une année par seulement trente-neuf personnes ne vous émeut manifestement pas beaucoup !
En réalité, ce texte symbolise très bien l’obstination dans un modèle voué à un triple échec.
Échec social, d’abord, car les salariés vont devenir plus que jamais, pour les entreprises, des variables d’ajustement, jusqu’à arriver à l’entreprise sans salariés, comme certains défendaient hier l’industrie sans usines. Ainsi, l’élargissement du champ des CDI de chantier, à l’article 3, marque une nouvelle avancée vers une simple financiarisation des liens entre salariés et employeurs, cassant les relations existant aujourd’hui entre salariés et employeurs, certes imparfaites et fondées inévitablement sur un aspect pécuniaire, mais tout autant sur une adhésion à un projet collectif, sur la confiance, sur la solidarité et, bien sûr, dans la mesure du possible, sur la durée. Pourquoi encourager la marchandisation de toutes les relations humaines ?
Échec économique, ensuite, car ce texte n’aidera en rien les PME et les TPE qui forment la majeure partie du tissu entrepreneurial de notre pays ! Ce texte, qui permettra de privilégier les accords d’entreprise au détriment des accords de branche, entraînera une distorsion de concurrence entre, d’une part, les PME-TPE, et, d’autre part, les grands groupes. Cela mènera, à terme, à la disparition des premières au profit des seconds. Je crains que cela ne soit l’un de vos objectifs. Cette course à la grande taille ne me semble pas saine. Pour que les entreprises soient au service de l’homme et du bien commun, il me semble nécessaire qu’elles conservent une taille humaine. D’ailleurs, le dialogue social, même s’il y est moins codifié, est souvent bien meilleur dans les petites entreprises que dans les grands groupes. En effet, à cette échelle, on vit ensemble, on se serre les coudes, on gagne des marchés ensemble, on monte des projets ensemble, on innove ensemble et on fait face aux difficultés ensemble !
Une vraie simplification administrative et une vraie baisse des charges pour les PME, les TPE et les artisans, voilà l’urgence ! Votre collègue M. Bruno Le Maire nous a parlé la semaine dernière d’un texte en préparation ; espérons qu’il soit axé sur ces deux volets !
Échec écologique, enfin, car en renforçant ce modèle de développement, vous accentuerez encore l’exploitation sans limites des richesses de la terre. C’est intrinsèque à la mondialisation ! Nous préconisons quant à nous le patriotisme économique.
Vous l’aurez compris, nous ne voterons pas ce texte, parce qu’il consacre l’idée d’une société nomade, d’une société de déracinés où les relations humaines reposent d’abord sur l’argent, les salariés devenant des mercenaires interchangeables. Nous ne voterons pas ce texte parce qu’il consacre une nouvelle fois ce modèle mondialiste que nous combattons. Nous ne voterons pas ce texte parce qu’il ne sert ni le bien commun ni les plus fragiles de nos compatriotes, « ceux qui ne sont rien », selon les mots du président Macron…
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Bricq.
Mme Nicole Bricq. « Ce que nous avons à accomplir, c’est une véritable révolution », nous a dit le Président de la République lors du Congrès qui nous a réunis à Versailles, le 3 juillet dernier. Puisque nous sommes en période révolutionnaire, il ne faut pas s’étonner que nous utilisions des moyens inédits et que nous empruntions des chemins nouveaux. (Exclamations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Loïc Hervé. Les ordonnances, ce n’est pas inédit !
Mme Nicole Bricq. Le Gouvernement a choisi de recourir aux ordonnances pour agir vite : notre pays en a vraiment besoin. Simultanément aux délibérations du Parlement, le Gouvernement mène la concertation avec les partenaires sociaux. Il faut se réjouir que, pour une fois, la démocratie sociale et la démocratie parlementaire cheminent côte à côte. (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)
Je reconnais que la méthode est inédite et peut être vécue, par certains, comme quelque peu déstabilisante.
M. Loïc Hervé. Jupitérienne !
Mme Nicole Bricq. Cependant, à la différence de la nouvelle majorité de l’Assemblée nationale, nous sommes, au Sénat, en terre de connaissance. Cette terre, nous l’avons arpentée au cours de la précédente législature ; nous avons siégé jour et nuit pour examiner la loi Macron, la loi Rebsamen et la loi El Khomri. Prenons donc ces ordonnances pour ce qu’elles sont, le volet initial de réformes radicales qui vont se succéder durant ce quinquennat : celles de l’assurance chômage, de la formation professionnelle et des retraites –cette dernière nous occupera peut-être jusqu’au prochain quinquennat. C’est prises ensemble que ces réformes font sens et qu’elles assureront flexibilité et sécurité.
La chronologie de ces chantiers n’est pas encore précisée, mais j’insisterai sur la formation professionnelle. Les Danois ont consacré en 2015, dernière année pour laquelle les chiffres sont connus, 3,3 % de leur PIB aux politiques du marché du travail, contre 1,3 % pour la moyenne des pays de l’OCDE. Cela donne des résultats, puisque la croissance de l’emploi est de loin supérieure au Danemark à ce qu’elle est dans les autres pays européens.
Réclamer la mobilité pour les salariés, les indépendants, eux aussi concernés, et ceux, de plus en plus nombreux, qui sont à la fois salariés et indépendants, exige qu’ils puissent disposer d’une bonne couverture ; tel sera l’objet, notamment, de la réforme de l’assurance chômage.
Réclamer la fluidité du marché du travail exige de faire un effort sans précédent pour accompagner la mutation des métiers et des technologies. Il nous faut élever globalement le niveau de compétences et mobiliser toutes les parties prenantes de l’entreprise afin de préparer et d’accompagner les choix stratégiques de celle-ci. J’y reviendrai.
L’habilitation demandée par le Gouvernement a pour objet, comme l’indique le titre même du projet de loi, le renforcement du dialogue social. Dans le champ conventionnel, le choix est clairement fait de mener ce dialogue au plus près des acteurs, c’est-à-dire dans l’entreprise, en élargissant son périmètre tout en confortant le rôle de régulation des branches.
Cette réforme de fond du dialogue social participe d’une bataille culturelle, voire idéologique ; nous savons tous que les batailles de ce genre sont les plus difficiles à mener, parce qu’il faut passer d’une culture conflictuelle à une culture du dialogue. Celui-ci n’exclut pas les confrontations, mais il recherche les points de passage d’accord collectifs.
D’aucuns, je l’ai lu ou entendu, pensent qu’il n’était pas prioritaire de mettre en haut de l’agenda ce chantier, après les oppositions du printemps. Ils ont tort.
D’une part, nous l’avons vérifié, madame la ministre, lors des auditions des partenaires sociaux, ceux-ci vous ont tous donné quitus d’avoir respecté l’article 1er du code du travail instauré par la loi du 31 janvier 2007, dite « loi Larcher », et requérant la concertation. D’autre part, le contexte économique se prête à ce que l’on aille vite. En effet, la reprise économique qui a émergé au printemps 2016 se consolide aujourd’hui. Nous pensons vraiment, au sein de mon groupe, que la prise des ordonnances représentera un accélérateur de croissance : elle donnera de la confiance aux entreprises, qui n’hésiteront pas à investir et à recruter, notamment des jeunes, lesquels payent aujourd’hui au prix fort, celui de la précarité, leur entrée dans la vie professionnelle.
Le Gouvernement a donc eu raison d’avoir placé en haut de l’agenda de la session extraordinaire ce texte qui vise à remédier au panorama épouvantable que nous connaissons, fort bien décrit par M. Watrin : explosion du nombre de CDD, lesquels sont de plus en plus courts, croissance continue du recours à l’intérim, flux annuel de 400 000 ruptures conventionnelles – on en dénombrait encore 390 000 en 2016. Nous avons laissé s’installer, au fil des années, une situation de l’emploi décourageante, qui ronge la cohésion de la société.
Que fait-on, face à cette situation ? Conserve-t-on le statu quo ? Essaye-t-on d’avancer ?
Mme Brigitte Gonthier-Maurin. Ça dépend dans quel sens !
Mme Nicole Bricq. Il ne faut pas continuer de regarder ailleurs, comme le disait un précédent président de la République au sujet du climat. Craignons, mes chers collègues, le jugement de l’avenir et de l’histoire si nous ne sortons pas franchement du statu quo !
Si nous sommes d’accord sur ce constat, cela devrait nous permettre d’éviter les postures et les slogans. Malheureusement, le texte de la commission ne s’est délivré ni des unes ni des autres. La majorité sénatoriale y a introduit, comme l’a souligné l’un de nos collègues en commission, ses « marqueurs » habituels. Cela révèle en fin de compte une volonté de tordre le bras de l’exécutif, engagé dans une concertation risquée, délicate, mais qui se passe finalement plutôt bien aux dires des acteurs.
Je me bornerai à relever quelques-uns de ces marqueurs, monsieur le rapporteur.
À l’article 1er, vous introduisez la possibilité, pour l’employeur, de décider seul la tenue d’un référendum d’entreprise. Vous revenez aussi sur l’accélération de la généralisation des accords majoritaires.
À l’article 2, vous supprimez les commissions paritaires régionales interprofessionnelles. Elles ne sont en place que depuis le 1er juillet de cette année : laissez-les vivre, quand même !
À l’article 3, qui traite des licenciements économiques, vous donnez mandat impératif au Gouvernement en vue de la ratification. Vous imposez au juge le périmètre national pour apprécier la pertinence du motif économique d’un licenciement. En outre – et là, trop c’est trop ! –, vous réduisez de douze à six mois le délai de recours pour les salariés licenciés !
M. Alain Milon, rapporteur. Il est de treize jours en Allemagne !
Mme Nicole Bricq. L’Allemagne, c’est l’Allemagne, la France, c’est la France ! Du reste, je vais parler de l’Allemagne.
Il est dommage d’avoir apporté ces modifications au texte. C’est ne pas reconnaître les vertus de la concertation ni, a fortiori, le dialogue qui s’est instauré cet été par l’intercession du Gouvernement et qui se poursuivra sans doute, sous une autre forme, jusqu’à la ratification des ordonnances.
C’est pour laisser le maximum de chances de parvenir à des compromis positifs que le champ des ordonnances, tel que défini par le Gouvernement et modifié à la marge par l’Assemblée nationale, est volontairement large. Cela permet de balayer tous les sujets qui concernent le travail et ainsi d’identifier les blocages qui peuvent être levés par la négociation collective dans l’entreprise et dans les branches. Pour autant, cela ne signifie pas que nous retrouverons tous ces sujets dans le projet de loi de ratification qui sera présenté au Parlement.
Ce qui est important, c’est que les branches se trouvent confortées dans leurs domaines d’intervention, tant habituels que plus récents, à savoir l’égalité entre les femmes et les hommes et la prévention de la pénibilité. Il est essentiel que nous puissions débattre de ce dernier point.
L’articulation entre branche et entreprise, qui était déjà un sujet de débat avant que la concertation commence, est bien présente ; nous pourrons donc, cette fois, nous éviter la querelle stérile sur l’inversion de la hiérarchie des normes. Les accords de branche assurent la régulation, quand les accords d’entreprise assurent l’effectivité du dialogue au bon niveau, complètent et aménagent les règles. Quant au code du travail, il ne disparaît nullement !
En conclusion, mes chers collègues, je voudrais partager avec vous un vœu qui m’est en partie personnel, dans la mesure où mon sort, comme celui d’autres d’entre nous, sera en septembre dans les mains des grands électeurs : je souhaite que l’on ouvre plus grandes les portes aux représentants des salariés s’agissant des choix stratégiques de l’entreprise.
Dans sa version initiale, l’article 2, alinéa 4, que la majorité sénatoriale a supprimé en commission, habilite le Gouvernement à « déterminer les conditions dans lesquelles les représentants du personnel peuvent être mieux associés aux décisions de l’employeur dans certaines matières ». Est mentionnée comme exemple, à cet égard, l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes. Cela est très bien, mais l’on peut s’interroger sur l’expression « certaines matières ». Je crains qu’elle ne soit un peu restrictive. Au sein de mon groupe, nous avons la conviction que le dialogue social aura une assise encore plus solide si les choix stratégiques des entreprises sont mieux partagés. Je rappellerai, à ce sujet, que la loi Rebsamen avait abaissé les seuils des effectifs des entreprises concernées par la participation de représentants des salariés au conseil d’administration tout en augmentant le nombre d’heures de formation de ces derniers.
Ces mesures récentes devaient être mises en œuvre après les assemblées générales d’actionnaires de 2016, et l’on ne dispose donc guère aujourd’hui du recul nécessaire pour évaluer cette réforme. Néanmoins, à la lecture de votre rédaction sur ce point, madame la ministre, je me dis qu’il existe peut-être un chemin plus opérationnel avec la fusion des instances représentatives du personnel et la création éventuelle du fameux conseil d’entreprise. Au demeurant, la représentation des salariés dans les conseils d’administration du code de commerce. Si le conseil d’entreprise est un véritable outil de gouvernance, le dialogue portera aussi sur les choix économiques ; nous suivrons, pour le coup, l’exemple de l’Allemagne, où le Betriebsrat est un pilier de la réussite du pays.