M. le président. La parole est à M. Christian Favier.
M. Christian Favier. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre auprès du ministre de l’intérieur, mes chers collègues, cet énième projet de loi renforçant la lutte antiterroriste marque un tournant important : il vise à inscrire dans notre droit commun les principales mesures autorisées à titre exceptionnel dans le cadre de l’état d’urgence, au détriment de notre équilibre démocratique entre sécurité et liberté.
En vous présentant notre motion de procédure, ma collègue Éliane Assassi vous a déjà exposé le point de vue de notre groupe sur les problèmes que soulève ce texte. Je vais, pour ma part, me concentrer davantage sur les mesures proposées en elles-mêmes et sur les modifications apportées par la commission des lois.
En assistant aux débats en commission des lois, la semaine dernière, j’ai été assez étonné des remarques de certains de mes collègues, notamment du groupe Les Républicains, qui ont apporté plusieurs nuances à leurs propos d’ordinaire plus tranchés et plus guerriers au sujet de la sécurité intérieure et de la lutte contre le terrorisme. M. Pillet nous a même enjoints de réfléchir aux mots suivants de Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux. » Quelle lucidité, mon cher collègue !
J’ai été encore davantage surpris par les réflexions de nos collègues socialistes, qui semblent découvrir un texte jugé aujourd’hui particulièrement dangereux, estimant opportun de supprimer les articles 3 et 4 dès le travail en commission, et allant jusqu’à invoquer la Cour européenne des droits de l’homme, qui s’opposera sûrement à cette instauration de l’état d’urgence dans le droit commun.
Il faut pourtant rappeler que l’entaille dans le droit commun a été ouverte par le gouvernement de Manuel Valls, avec sa loi du 3 juin 2016, œuvre que le président Macron se contente aujourd’hui de parachever.
Comme à son habitude, la commission des lois s’est ainsi posée en défenseur des libertés publiques.
Certes, toutes les mises en garde soulevées par notre rapporteur sont bien légitimes et ne peuvent que recueillir notre assentiment, mais, là où le bât blesse, c’est que le rapporteur, ainsi que le président et la majorité de notre commission, en reste aux considérations de mise en garde, aux préventions, aux prétendues garanties, comme si les mesures qui nous étaient proposées étaient inédites, n’avaient jamais mises en œuvre, et comme si aucune dérive n’avait jamais été notée.
Çà et là, notre rapporteur a amendé le texte, afin de « rechercher un meilleur équilibre entre la nécessité d’assurer la sécurité et l’ordre public et celle de protéger les droits et libertés constitutionnellement garantis. »
Ainsi, à l’article 1er, la commission a admis l’instauration de « périmètres de protection » sur arrêté préfectoral, mais en a timidement circonscrit l’usage. Pourtant, il reste toujours à craindre que les mesures proposées permettent une application discriminatoire, dès lors que les fouilles ne requièrent aucune base objective.
Par ailleurs, la définition des agents identifiés comme pouvant intervenir pour mettre en œuvre ces mesures suscite notre plus vive opposition. Je pense en particulier au recours à des agents de sécurité privés, mais nous y reviendrons sûrement dans la discussion.
Enfin, il est à redouter que ce type de mesure laisse place à une utilisation autre que celle qui a été définie initialement, par exemple pour l’étouffement ou la répression de contestations politiques sur la voie publique. Hélas, nous en avons déjà eu plusieurs exemples ces derniers mois.
Concernant les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance contenues à l’article 3, la commission des lois a certes aligné les conditions de pointage sur celles qui sont prévues pour le contrôle administratif des retours sur le territoire et placé le renouvellement de ces mesures sous le contrôle de l’autorité judiciaire. Elle a également supprimé l’obligation de déclaration des numéros d’abonnement et d’identifiant de communications électroniques. Il n’empêche que cet article ancre dans notre droit commun les mesures d’assignation administrative.
L’article 4 vise à transcrire le régime des perquisitions de l’état d’urgence en mettant en place un régime juridique de « visites domiciliaires et des saisies ». La différence réside pour le Gouvernement dans l’introduction d’une autorisation par ordonnance motivée du juge des libertés et de la détention de Paris, communiquée au parquet de Paris. Hélas, cela ne constitue en rien une garantie. Soumis à la pression et contraints de travailler dans l’urgence et en petit nombre, ces magistrats se verront difficilement refuser ce genre d’intervention.
En outre, le texte ne prévoit pas quelles pièces seront versées au dossier qui lui sera soumis, donc l’appréciation de l’autorité administrative résultera des éléments fournis par les services de renseignement.
Pour ces deux articles du projet de loi qui reprennent dans notre droit commun deux dispositions emblématiques de l’état d’urgence, la commission des lois, sur l’initiative de son rapporteur a limité dans le temps, à savoir jusqu’au 31 décembre 2021, leur application, au moyen de ce qui s’apparente à une clause « d’autodestruction ». Une telle originalité en dit beaucoup sur la gravité de telles dispositions et sur le danger de les faire entrer durablement de notre droit commun.
Pour notre part, nous ne pouvons accepter, pour quelque période que ce soit, que ce genre de mesure vienne contaminer notre droit et remettre en cause nos libertés publiques. C’est la raison qui nous conduira à vous proposer plusieurs amendements de suppression.
On constate un glissement très dangereux de la police judiciaire vers la police administrative. On accorde aujourd’hui à l’autorité administrative des pouvoirs permanents qu’elle n’avait auparavant que dans le cadre de l’état d’urgence. Certes, celui-ci a été reconduit six fois, mais il avait l’avantage d’être a priori « bordé ». Ce que chacun pouvait craindre avec ces prorogations incessantes finit donc par se produire : nous voilà, avec ce texte, à l’aube d’un état d’urgence permanent, et les quelques garanties apportées n’y changeront rien.
Il nous est désormais proposé d’avoir en parallèle l’autorité administrative et l’autorité judiciaire, qui pourront être compétentes en même temps. Il est ainsi créé un système hybride incarné par le juge des libertés et de la détention, à un moment où nous avons au contraire plutôt besoin de clarification.
Quoi qu’il en soit, la sécurité collective et la lutte contre le terrorisme ne peuvent s’envisager qu’au travers d’un travail de plus long terme des services de renseignement, épaulés par une police de proximité rénovée, la police judiciaire et les magistrats en charge de ces contentieux complexes, selon des règles procédurales clairement définies en référence à des infractions pénales, ce que ce texte semble ignorer. Pour notre part, nous continuerons à œuvrer en ce sens, tout en nous opposant à ce type de dérive.
Ainsi, mes chers collègues, vous l’aurez compris, les membres du groupe communiste républicain et citoyen refuseront cette banalisation d’un état d’urgence permanent, véritable menace pour nos libertés publiques, en votant unanimement contre ce texte. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Esnol.
M. Philippe Esnol. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre, mes chers collègues, dans son ouvrage Effondrement, le géographe américain Jared Diamond s’attache à démontrer quels mécanismes décisionnels précipitent les sociétés vers leur disparition ou, à l’inverse, leur permettent de se maintenir.
Il met notamment en évidence qu’une des premières qualités des sociétés qui résistent dans le temps face aux aléas réside dans leur capacité à prendre conscience des maux qui les traversent pour pouvoir ensuite formuler des solutions. Les sociétés qui, au contraire, tarderaient à regarder la réalité en face accéléreraient, quant à elles, leur « effondrement ».
En adossant à une sixième loi de prorogation de l’état d’urgence, votée la semaine dernière, ce projet de loi renforçant la sécurité intérieure, le Gouvernement manifeste clairement sa volonté d’ériger la lutte contre le terrorisme en priorité. Alors que nous venons de commémorer l’attentat de Nice, qui a coûté la vie à 86 innocents qui n’avaient d’autre tort que de vouloir admirer le traditionnel feu d’artifice du 14 juillet, c’est une preuve, plutôt rassurante, je trouve, qu’il a pris la mesure de la gravité de la situation dans laquelle se trouve notre pays.
Je le dis quitte à paraître insistant, car je sais que ce texte ne laisse pas indifférent, voire inquiète, et que des tentations existent, dès lors que pas moins de cinq lois relatives à la lutte contre le terrorisme ont été adoptées ces dernières années, de porter un coup d’arrêt à ce que l’on qualifie de « logique sécuritaire ».
Sans balayer d’un revers de la main les arguments avancés par les tenants d’une telle position, je veux vous faire partager ma conviction, mes chers collègues, que nous avons besoin, plus que jamais, de faire preuve de réalisme et d’efficacité pour maintenir notre société en vie.
Cela étant, je suis persuadé, comme la majorité d’entre vous, de la nécessité de sortir de l’état d’urgence pour lui redonner son caractère exceptionnel, dès lors que la menace terroriste est devenue permanente.
Dans les Yvelines, mon département, qui a été marqué par l’attentat de Magnanville, commis contre un couple de policiers, assassinés dans leur maison et sous les yeux de leur enfant, mais également ailleurs, l’état d’urgence a été conduit avec un grand professionnalisme par les autorités préfectorales, sous le contrôle attentif des juges administratif et constitutionnel. Depuis novembre 2015, les forces de l’ordre ont fait preuve d’un dévouement exemplaire pour mettre en œuvre ces mesures exceptionnelles, dans des circonstances particulièrement dangereuses.
Cependant, il faut bien admettre que le régime de l’état d’urgence, désormais, s’essouffle. Son efficacité décroît, et sa seule évocation est devenue un signal paradoxal pour les Français, qui exigent que soit maintenu un niveau de vigilance maximal, mais aspirent à « tourner la page » des attentats meurtriers.
Face à ce constat, monsieur le ministre d’État, vous proposez de créer de nouveaux outils administratifs permanents, tirés du bilan de l’application prolongée de l’état d’urgence après retour d’expérience.
Ainsi, certaines mesures se sont montrées particulièrement efficaces et il apparaît donc pertinent de faire en sorte de pouvoir profiter de leur bénéfice sur le long terme, sans avoir à passer par la lourde procédure de l’état d’urgence : je pense notamment aux perquisitions administratives.
Vous proposez également de nouveaux dispositifs, tels que la protection des lieux et événements soumis à une menace particulière ou encore la fermeture administrative de lieux de culte.
Ces mesures répondent à des évolutions concrètes de la menace terroriste. Les lieux accueillant des événements culturels ont en effet montré leur vulnérabilité, que l’on pense à l’attentat du Bataclan ou encore à celui, plus récent, qui a endeuillé Manchester.
De même, la nouvelle procédure de fermeture des lieux de culte sur décision du préfet pour endiguer les phénomènes de radicalisation constitue un outil intéressant et complémentaire de la possibilité qui leur est déjà offerte de recourir à l’expulsion de prédicateurs radicalisés étrangers ou d’interdire les réunions. Il s’agit également d’un message fort de responsabilisation adressé aux propriétaires des lieux de culte, qui ne peuvent tout simplement pas fermer les yeux sur ce qui se passe dans leurs murs.
Cependant, nous ne légiférons pas ex nihilo, et, depuis l’Habeas Corpus, de nombreux textes ont construit une architecture institutionnelle équilibrée destinée à assurer notre sécurité tout en protégeant nos libertés. C’est la raison pour laquelle les membres du RDSE, dans une démarche de coconstruction avec le Gouvernement, ont proposé d’introduire quelques modifications afin de garantir cet équilibre.
Le texte ayant été ainsi doté de garde-fous destinés, notamment, à ce que ses dispositions ne puissent être détournées de leurs fins, le RDSE ne souhaite dès lors pas priver l’État des outils qu’il réclame, même si nous ne nous privons pas de lui dire que, seuls, ils seront insuffisants. C’est pourquoi nous voulons réaffirmer dans le même temps que lutter efficacement contre le terrorisme suppose aussi de donner des moyens à la justice et, surtout, aux services de renseignement.
Enfin, permettez-nous de regretter que, s’agissant d’une loi aussi importante pour notre régime démocratique, le choix de la procédure accélérée ait de nouveau été fait. (Applaudissements sur les travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Philippe Bonnecarrère.
M. Philippe Bonnecarrère. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre auprès du ministre de l’intérieur, mes chers collègues, nous avons adopté, le 4 juillet dernier, la sixième prorogation de l’état d’urgence ; l’Assemblée nationale en a fait de même le 6 juillet, la promulgation de ce texte datant, elle, du 11 juillet.
De sa déclaration, le 14 novembre 2015, au 1er novembre 2017, date de sa fin programmée, notre pays aura vécu pratiquement deux années sous le régime de l’état d’urgence.
Par ailleurs, au cours des quatre dernières années, huit lois ont été adoptées afin de lutter contre le terrorisme : les lois du 18 décembre 2013, du 13 novembre 2014, du 24 juillet 2015, du 30 novembre 2015, du 22 mars 2016, du 3 juin 2016, du 21 juillet 2016 et du 28 février 2017.
Notre pays a pu compter sur l’engagement sans faille du Parlement dans la lutte contre le terrorisme. L’exécutif et le législatif ont conjointement doté notre nation de l’arsenal juridique le plus complet pour combattre le terrorisme, tout en faisant en sorte que notre pays reste une démocratie protectrice des libertés publiques.
Il reste à sortir de l’état d’urgence, régime d’exception dont chacun s’accorde à admettre qu’il ne peut devenir permanent. Tel est l’objet du projet de loi qui nous est soumis, après une réécriture pour tenir compte de l’avis du Conseil d’État du 15 juin, et une deuxième réécriture imposée par notre commission des lois, sous l’impulsion de son rapporteur, Michel Mercier.
Je le dis d’emblée, je ne vais pas reprendre le détail des articles ou des amendements adoptés en commission : le rapporteur et mes collègues viennent de le faire remarquablement. Je voudrais pour ma part insister sur deux éléments.
Premièrement, le texte, dans la version qui nous est proposée, rend assimilables, aux sens politique et juridique, les mesures souhaitées par l’exécutif. Deuxièmement, ce texte me semble être une réussite en ce qui concerne la recherche d’équilibres.
Je commence par l’acceptabilité. L’assimilation politique et juridique des dispositions issues de l’état d’urgence dans notre droit commun répond à la commande passée par le Président de la République et par le Gouvernement.
À l’issue de l’examen du texte en commission des lois, je prenais connaissance du titre suivant d’un article de presse : « Projet de loi antiterroriste : le Sénat ampute les ambitions sécuritaires du Gouvernement ». C’est excessif, mais c’est surtout inexact !
Le travail effectué, avec par exemple la définition plus précise du cadre juridique d’intervention à l’article 2, l’autorisation du juge judiciaire, la proportionnalité, le contrôle parlementaire ou la limitation dans le temps, est bienvenu. Ce travail est aussi nécessaire si nous voulons que le projet de loi passe avec succès les contrôles du Conseil constitutionnel, puis de la Cour européenne des droits de l’homme.
En d’autres termes, le travail qui a été réalisé et que nous nous apprêtons à compléter en séance publique consiste non pas à raboter le texte, mais, au contraire, à en permettre la mise en œuvre effective.
J’en viens maintenant à l’équilibre, ou plutôt aux différentes formes d’équilibre – j’en ai dénombré quatre –, comme fil rouge du travail du Sénat.
L’équilibre entre la lutte contre le terrorisme et la protection des libertés individuelles proposé par le Sénat avec détermination et finesse – je sais que, pour M. le président de la commission des lois, cela va sans dire –, est suffisamment évident pour me permettre d’aller directement à une deuxième forme d’équilibre, à savoir l’équilibre dans la durée entre les pouvoirs exécutif, judiciaire, mais aussi législatif, qui est assuré grâce au maintien du contrôle par le Parlement que vous avez proposé, monsieur le rapporteur.
Une autre forme d’équilibre a été trouvée dans la répartition des rôles entre le juge judiciaire et le juge administratif. Nous n’aurions rien à gagner au maintien de tensions entre ces deux autorités juridictionnelles, et cela n’est pas qu’une question de susceptibilité.
Nous avons assisté au fil des textes à une optimisation ou à une extension de la police dite « administrative » et à la même optimisation en matière de droit pénal.
Les mesures de police administrative ne portent plus simplement sur la prévention, mais se rapprochent de l’objet même du droit pénal, à savoir la sanction, et le droit pénal définit les infractions en matière de terrorisme de plus en plus en amont, de sorte qu’il participe lui aussi à la prévention. Entre le droit administratif spécial de lutte contre le terrorisme et le droit pénal spécial de même objet s’est produit ce que Michel Mercier qualifie à juste titre d’« hybridation » dans son rapport. Pour que cela fonctionne, pour que les dispositions se coordonnent, il faut de la précision et une certaine élégance dans l’écriture.
Enfin, nous avons visé un équilibre entre les notions de droit commun et de droit d’exception. La commande politique était connue : intégrer les dispositions utiles de l’état d’urgence dans le droit commun. Nous partageons cette logique, monsieur le ministre d’État, mais l’état d’urgence ne peut pas fonctionner comme une boîte à mails où l’on transférerait les messages d’une adresse à une autre, ou d’une corbeille à une autre si vous préférez.
Comment l’exception peut-elle devenir le droit commun ? Quelle place donner à l’état d’urgence dans notre système institutionnel si le droit d’exception devient le droit commun ? Comment donner en démocratie une réponse progressive et différenciée à des situations de crise ? L’exercice n’est indiscutablement pas aisé.
Le Parlement accepte de s’y soumettre, puisqu’il est conscient de la gravité de cette guerre menée par les terroristes, qui s’inscrit dans la durée, avec des auteurs endogènes comme exogènes, pour reprendre la formule de l’un de mes prédécesseurs à cette tribune, agissant soit individuellement soit collectivement, après autoradicalisation ou sur des missions sinon commandées, du moins inspirées. Nous avons à l’esprit la fermeté nécessaire dans la durée.
Tel est le sens de la palette d’amendements qui ont été adoptés par la commission, sous l’impulsion de son rapporteur, en espérant que le Gouvernement voudra bien en reconnaître la pertinence pour nous permettre de réussir dans notre objectif commun de lutte contre le terrorisme.
En conclusion, je dirai que le groupe Union Centriste est favorable au projet de doter l’État de droit de moyens lui permettant de se défendre face à une menace terroriste non pas ponctuelle, mais permanente, dans le respect des droits et des libertés. (Applaudissements sur les travées du groupe Union Centriste et du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Bigot.
M. Jacques Bigot. Monsieur le président, monsieur le ministre d’État, madame la ministre auprès du ministre de l’intérieur, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, personne ne saurait ici nier l’existence du risque terroriste, sa permanence, le drame que vivent les victimes du terrorisme, non plus que l’angoisse de nos concitoyens face à ce phénomène.
Pour autant, le rappeler, comme vous l’avez fait, tout à l’heure, monsieur le ministre d’État, ne justifie pas forcément l’ampleur des atteintes à notre système démocratique et judiciaire que vous proposez, d’autant que le risque terroriste semble s’amplifier à mesure qu’il change de nature.
Charlie Hebdo et le Bataclan étaient des opérations très organisées et télécommandées. Aujourd’hui, on constate de plus en plus, comme à Saint-Étienne-du-Rouvray, à Nice ou récemment sur les Champs-Élysées, que l’on est en présence d’individus isolés, entrés en contact par le biais d’Internet, qui organisent leur propre activité terroriste de manière complètement isolée. Le danger a donc tendance à se renforcer, et il faut bien être conscient que la chute de Daech au Moyen-Orient ne va pas limiter les risques ; au contraire, ceux-ci risquent d’être démultipliés.
Pour autant, comme le Président de la République l’a fait il y a déjà un certain temps, nous devons nous rendre à l’évidence : nous ne pouvons rester dans le cadre de la loi de 1955, bien qu’elle ait été modifiée et renforcée par des mesures démocratiques importantes ; je pense notamment à l’article 4-1, qui oblige le Gouvernement à informer le Parlement et à rendre compte régulièrement des mesures prises. Je le répète, nous ne pouvons pas rester en permanence dans ce système d’état d’urgence, qui, en plus, inquiète d’une certaine manière nos concitoyens en leur rappelant que le risque existe. Certes, il faut tout de même le leur rappeler, même s’ils l’ont bien compris lorsqu’il a fallu prolonger l’état d’urgence à la veille de l’Euro de football.
Par la suite, forts des convictions que nous partagions les uns et les autres, ce qui s’est concrétisé par le vote de la loi du 3 juin 2016, qui a renforcé les moyens donnés aux services de renseignement, au procureur de la République, aux services judiciaires, nous avons cru que tout avait été fait pour que n’ayons plus besoin de l’état d’urgence. Peine perdue, après l’attentat de Nice, le Gouvernement nous a demandé de le prolonger encore, puis nous l’a demandé de nouveau en décembre dernier, en insistant essentiellement sur les assignations à résidence et les perquisitions administratives.
Pourtant, si nous avions écouté celui qui est aujourd’hui notre Président de la République, nous n’aurions pas dû voter en décembre 2016 la prorogation de l’état d’urgence, puisque lui-même écrivait au mois de novembre dernier dans son livre, qui a déjà été cité, que nous devions sortir de l’état d’urgence, notre arsenal législatif comprenant tous les moyens juridiques nécessaires pour lutter contre le terrorisme. Nous n’avions donc plus besoin des mesures de l’état d’urgence.
Dans le texte que vous nous proposez, monsieur le ministre d’État, il y a des mesures administratives qui peuvent nous paraître nécessaires.
S’agissant de l’article 1er, qui est aussi controversé, comme d’autres, il faut être conscient que nos concitoyens veulent que l’on puisse continuer à organiser des manifestations d’ampleur, comme vous l’avez rappelé, tout en cherchant la sécurité maximale.
Nous sommes là dans la compétence tout à fait normale de l’autorité administrative, notamment du préfet, qui doit pouvoir prendre les mesures décrites à l’article 1er, si possible tel qu’il a été modifié par la commission, qui a choisi de l’encadrer de façon prudente. Je crois que nos concitoyens le comprennent bien.
S’agissant de l’article 2 et de la fermeture des lieux de culte en cas, notamment, d’apologie du terrorisme, nous sommes à la limite de la commission d’une infraction. De tels comportements pourraient déjà en eux-mêmes justifier des poursuites pénales et l’application d’un certain nombre de mesures.
Néanmoins, il est utile de pouvoir recourir à une mesure administrative. Il faut souligner que le texte, qui mérite là aussi quelques modifications, ouvre la possibilité pour le président de l’association gérant le lieu de culte de saisir le juge des référés administratif. Dans ce cas, la mesure ne prendra effet qu’après que le juge se sera prononcé dans les 48 heures. Il s’agit, à mon sens, d’une forme de protection des libertés intéressante, malgré une mesure assez contraignante.
Les dispositions dont notre collègue Michel Boutant a parlé ne nous posent pas de difficultés particulières, d’autant qu’il est proposé un fort contrôle de l’utilisation de la prise de renseignements par voie hertzienne et de l’interception des communications. De ce point de vue, nous pourrons soutenir les propositions qui vous sont faites.
Notre collègue Alain Richard, qui s’exprimait au nom du groupe La République en marche, l’a dit à l’instant, les mesures les plus décriées sont celles qui sont contenues dans les articles 3 et 4.
Ces mesures sont très attentatoires aux libertés et elles sont dénoncées tout à la fois par le Défenseur des droits, qui est un ancien garde des sceaux, par la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, et par tout un important mouvement composé de professeurs d’université, de magistrats – deux organisations syndicales –, et pas forcément des gens qui soient à l’extrême gauche !
Pour voter ces articles, nous avons besoin d’explications claires, car nous ne pouvons pas envisager de prolonger dans le droit commun les mesures de l’état d’urgence.
Monsieur le rapporteur, je tiens à saluer votre habileté. Vous avez en effet réussi à montrer que la rédaction nouvelle des articles 3 et 4 traduit votre souhait d’adoucir la mesure. Nous observons toutefois que la nouvelle rédaction desdits articles prouve, si besoin était, que l’on aurait pu rester entièrement dans le champ judiciaire. À côté du pouvoir de police, pouvoir administratif, on trouve en effet le contrôle et l’autorité du procureur de la République et du juge des libertés. Il est donc parfaitement possible d’inscrire ces mesures dans le cadre judiciaire.
On ne peut pas se contenter de dire que quelqu’un est mis sous surveillance – on ne parle plus d’assignation à résidence – « pour des raisons sérieuses ». S’il y a « des raisons sérieuses de penser » que le comportement de cette personne constitue une menace, n’est-ce pas parce qu’elle a commis des infractions, qui sont déjà sanctionnées par les articles de la loi ?
Vous convenez vous-même, monsieur le rapporteur, que les articles 3 et 4 suscitent de telles interrogations que vous nous proposez d’en faire des mesures d’exception, limitées dans le temps. Ce temps, il va au-delà des six mois, puisqu’il s’étend sur quatre ans pendant lesquels le Parlement n’intervient aucunement. La chose mérite d’être soulignée ! M. Bonnecarrère rappelait l’importance du pouvoir législatif. Dans l’état d’urgence, le Parlement était informé et il avait un pouvoir de contrôle, qu’il exerçait tous les six mois, au moment de la demande de renouvellement.
Dans le dispositif que vous proposez ici, monsieur le rapporteur, le pouvoir exécutif pourra faire ce qu’il veut pendant quatre ans. Il sera soumis à un simple contrôle, exercé pour l’essentiel par la juridiction administrative.
Il n’est pas question pour moi d’ouvrir ici un débat sur les vertus comparées du juge administratif et du juge judiciaire en matière de libertés individuelles. L’un n’est pas plus liberticide que l’autre, et inversement. La seule différence, c’est que le juge administratif, auquel il revient de contrôler l’excès de pouvoir, intervient toujours a posteriori, alors que le juge judiciaire est celui qui autorise. À ce titre, il peut parfaitement prendre toutes les mesures déclinées aux articles 3 et 4, mais il le fait au terme de débats contradictoires prévus le cas échéant dans le cadre de mesures d’instruction sous le contrôle judiciaire. C’est ce que nous démontrerons tout à l’heure et il n’y a pas de raison de déroger à ces principes.
C'est la raison pour laquelle nous proposerons, comme d’autres, des amendements de suppression de ces deux articles. Ils ne nous paraissent pas utiles, sauf à leur reconnaître une seule utilité – mais alors ce serait très grave, monsieur le ministre d’État –, celle de laisser croire aux Françaises et aux Français que le Président de la République, convaincu qu’il faut quitter l’état d’urgence, a trouvé la bonne solution, en maintenant quand même un état d’urgence déguisé pour les rassurer !
Eh bien, non ! Comme l’a dit François Pillet devant la commission des lois, nous sommes sans doute allés au bout du bout de ce que peut faire la loi. Peut-être le moment est-il venu d’expliquer à nos concitoyens ce qu’il est possible de faire et qu’on ne peut leur apporter une sécurité absolue.
Nous serons, en revanche, toujours à vos côtés pour apporter à la police les moyens dont elle a besoin. Nous espérons que le Gouvernement accordera aussi à la justice les moyens dont elle a besoin. En effet, donner des pouvoirs au juge des libertés et au procureur de la République suppose qu’ils aient des moyens. Or nous le savons, ces moyens ne sont pas au rendez-vous. Le rapport déposé par le président de la commission des lois auquel j’ai activement participé l’a prouvé, démontrant le besoin urgent d’une loi de programmation qui attribuerait à la justice plus de moyens, lui garantissant ainsi une meilleure efficacité.
Pour toutes ces raisons, dans l’attente du débat, je ne formulerai, monsieur le ministre d’État, qu’une demande : retirez les articles 3 et 4 et nous serons ravis de voter la loi ! Si vous ne les retirez pas, nous serons contraints de vous rappeler ce que le Président de la République a lui-même dit en novembre 2016 ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)