M. Ladislas Poniatowski. Ce qui est faux !
M. Claude Malhuret. C’est mon premier point de désaccord avec vous. Lorsqu’on dispose de deux bases de données mises en correspondance, chacun des items de la seconde étant accessible à partir de ceux de la première, l’opération inverse est évidemment possible.
Elle ne l’est pas aujourd’hui non pas pour des raisons techniques, mais pour des raisons politiques, parce que vous avez décidé de ne pas permettre cette opération, et je vous en donne acte. Mais, demain, un autre gouvernement disposant de ces deux bases de données pourra la réaliser.
Quant à l’impossibilité juridique, puis-je vous rappeler que, par le passé, la finalité de fichiers biométriques a déjà été détournée sans saisine des organes de contrôle ? Cela fut le cas pour le fichier national automatisé des empreintes génétiques utilisé, depuis 2000 et l’affaire Élodie Kulik, sur réquisitions judiciaires pour effectuer des recherches de personnes qui ne sont pas censées être dans la base. Or le fichier TES est lui aussi susceptible de réquisitions judiciaires.
La deuxième crainte s’attache à la possibilité de piratage.
Vous affirmez que la sécurité du fichier est suffisante, car les données sont protégées de plusieurs manières. Pour ma part, je n’ai qu’une certitude : en matière de sécurité informatique, aucun système n’est imprenable.
M. Ladislas Poniatowski. Bien sûr !
M. Claude Malhuret. Centraliser les données au sein d’une même base revient nécessairement à centraliser les risques. Or, depuis quelques années, on ne compte plus les exemples de fuites de données, conséquences de négligences publiques ou privées. Et vous savez que ce fichier est d’un intérêt exceptionnel pour des personnes et des institutions très puissantes qui ne nous veulent pas que du bien.
Une question à ce sujet : vous nous avez annoncé hier en commission que les traitements se feront exclusivement en France pour ce qui concerne le ministère de l’intérieur. Vous n’avez rien dit du ministère des affaires étrangères. Pouvez-vous nous confirmer que tous les traitements, pour tous les ministères, seront effectués en France ?
Vous exprimez votre souci de transparence. Mais, d’une part, notre débat est postérieur au décret, ce qui est une drôle de méthode, et surtout ce débat n’a lieu que grâce à la mobilisation de la CNIL, du Conseil national du numérique, de la presse et de la société civile. Plus que de la transparence, c’est une concession à laquelle vous êtes obligé pour éteindre un incendie que vous n’aviez pas prévu.
De la même façon, votre engagement à solliciter l’avis de l’ANSSI et de la DINSIC souligne surtout le fait que vous n’avez pas jugé bon de les consulter avant de prendre le décret. C’est regrettable, car ces deux instances ne pourront donc pas étudier les solutions alternatives, mais devront s’en tenir à votre solution, adoptée sans leur avis. Or les spécialistes nous disent que d’autres solutions sont possibles, notamment celles qui assurent une meilleure protection pour les libertés publiques et contre le piratage sans créer un fichier de toute la population française, par exemple la carte d’identité numérique.
Les deux seuls arguments contre cette solution que j’ai entendus à ce jour de votre part sont les suivants : premièrement, c’est plus cher ; deuxièmement, c’est compliqué de refaire un titre en cas de perte ou de vol. De tels arguments, au demeurant discutables selon moi, sont-ils recevables quand il s’agit des libertés fondamentales ?
La résistance de la société civile vous a inspiré une première concession : le caractère optionnel de la remontée des données biométriques dans la base informatique et l’engagement de vous conformer à l’avis de l’ANSSI et de la DINSIC. Ce faisant, vous suscitez de nouvelles questions sur l’intérêt du fichier et le débat se complique. Je vous propose donc un dernier effort pour aller jusqu’au bout de votre volonté de transparence : suspendez ce décret, comme plusieurs de mes collègues l’ont demandé, jusqu’à ce que le débat aille à son terme, que les avis de l’ANSSI et de la DINSIC soient rendus et que les solutions alternatives évoquées par la CNIL et le Conseil du numérique soient étudiées.
C’est la meilleure solution pour retrouver la confiance et parvenir de façon concertée à une solution protectrice de la sécurité, mais aussi des libertés. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
M. Ladislas Poniatowski. Excellent !
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je ne sais pas si ce débat aura intéressé tous les Français, mais en tout cas il les concerne tous individuellement, et je pense qu’il était utile qu’il se tînt. Je remercie le ministre de l’avoir provoqué.
Nous avons ici toutes les raisons de l’aborder sans préjugé défavorable, car le Sénat a en quelque sorte l’antériorité sur cette question.
Nous nous sommes préoccupés dès 2005 des détournements d’identité et des falsifications de titre d’identité. Comme l’a rappelé notamment notre collègue Alain Richard, c’est chaque fois une tragédie pour un individu, pour sa famille. Nous savons aussi que l’efficacité des forces de sécurité dans le contrôle d’identité dépend de la fiabilité des titres d’identité.
Nous avons produit un rapport voilà dix ans et déposé une proposition de loi que nous n’avons pas pu voter. Le Conseil constitutionnel nous a ensuite donné raison, en 2012.
C’est peu dire, monsieur le ministre, que vous vous exprimez devant une assemblée qui a beaucoup réfléchi à ces questions.
Y avoir réfléchi n’interdit d’ailleurs pas de prendre en compte les évolutions et de rester vigilants, car nous nous voulons non seulement une chambre de réflexion, mais également une assemblée protectrice des libertés publiques, et nous ne devons pas rester sourds.
Les inquiétudes qui s’expriment au sein de notre société ont parfois été relayées par des experts qui ont étudié ces questions de manière approfondie sur le plan technique, beaucoup mieux que la plupart d’entre nous ou vous-même, monsieur le ministre, serions capables de le faire.
Le Sénat, je le crois, partage très largement la confiance que vous exprimez à l’égard de vos services techniques comme à l’égard de l’ANSSI. Mais il observe que de grandes institutions, dans les années récentes, ont vu leurs systèmes informatiques attaqués et, malgré leur expertise, malgré la sécurité des systèmes en question, ces attaques n’ont pas toujours été vaines.
Il entend aussi les préoccupations exprimées tant par la Commission nationale de l’informatique et des libertés que par le Conseil national du numérique, et même par certains membres du gouvernement auquel vous appartenez, monsieur le ministre. Il relève que l’on trouve en Europe peu d’équivalents au dispositif que vous souhaitez mettre en place.
Tout cela justifie de notre part une certaine prudence et un doute critique. Nous n’affirmons pas le « mal-fondé » du choix que vous avez fait, monsieur le ministre, mais nous nous interrogeons véritablement.
Cette interrogation n’a pas été entièrement levée par votre audition d’hier matin et par votre propos introductif à ce débat, tant s’en faut. C’est pour nous un motif suffisant pour vous dire que, certes, nous ne contestons pas un certain nombre de points et de garanties juridiques extrêmement importants que vous avez mis en avant, mais que, pour autant, il vous faut encore travailler pour nous convaincre que le dispositif que vous souhaitez mettre en place – et que le décret permet de mettre en place – est pleinement sécurisé.
Oui à la lutte contre la fraude, oui à la protection de nos concitoyens contre les usurpations d’identité, mais à condition que les modalités de cette lutte ne portent pas atteinte plus gravement encore aux libertés et à condition aussi que ce fichier soit efficace.
À cet égard, la décision que vous avez annoncée de rendre facultative l’inscription dans ce fichier ajoute encore au doute. Pourquoi prendre la responsabilité de mettre en place un tel fichier s’il n’est pas complet, s’il comporte des trous et si, par conséquent, son utilité et d’entrée de jeu amoindrie ?
À l’inverse, si ce fichier ne présente pas toutes les garanties techniques pour éviter qu’il puisse être modifié dans son utilisation – c’est toute la question de sa réversibilité et de l’évolution dans le temps du traitement des données qu’il contient –, l’interrogation sur l’opportunité de votre décision reste entière. Nous avons besoin d’une réponse efficace au problème de la falsification d’identité sous toutes ses formes et nous avons besoin aussi de davantage d’assurances contre les dérives possibles auxquelles pourrait donner lieu un tel fichier : dérives internes qui seraient le fait de ceux qui sont chargés de l’exploiter ou attaques dont il pourrait faire l’objet de l’extérieur.
Monsieur le ministre, je rends hommage à votre effort d’explication et d’écoute, et j’apprécie votre volonté d’ouvrir vos dossiers. Je reconnais que la réponse en termes de procédure que vous avez esquissée en nous donnant l’assurance d’une consultation qui sera rendue publique de l’ANSSI, que le souhait que vous formulez d’un contrôle permanent de l’exploitation d’un tel fichier auquel le Parlement serait associé vont dans la bonne direction. En revanche, je ne pense pas que vous ayez eu raison d’altérer par avance l’efficacité de votre dispositif en le rendant facultatif.
Ma demande est tout autre, et je veux joindre ma voix à celle de la plupart d’entre vous, mes chers collègues, qui avez réclamé la suspension de ce décret.
Monsieur le ministre, depuis la décision du Conseil constitutionnel en 2012, c’est peu dire que le Gouvernement, avant de se précipiter dans la dernière ligne droite, a laissé passer beaucoup de temps. Il n’a pas été fait beaucoup de publicité autour du travail que vous n’avez pas manqué de mener, et c’est peu dire que la concertation n’a pas été au rendez-vous pour préparer la décision que vous avez prise.
Il est encore temps, en suspendant ce décret, de tester de manière approfondie toutes les fonctionnalités de votre fichier, d’évaluer sa résistance aux agressions, de consulter des experts qui ne seront pas seulement les experts des agences gouvernementales, de confronter les points de vue de ces experts, de rendre public ce dialogue des experts et, enfin, d’explorer davantage peut-être – et sans doute pour les récuser, même si on ne peut rien préjuger – les alternatives.
Je suis très sensible, pour ma part, à ce qui nous a été dit sur l’utilisation possible, sans fichier centralisé, d’une carte à puce contenant les éléments biométriques nécessaires à l’authentification de l’identité des personnes, même si ce système est moins performant pour lutter contre la fraude.
Monsieur le ministre, si vous suspendez ce décret, si vous prenez le temps – et vous en avez déjà pris beaucoup depuis 2012 – de remettre à plat la question, vous aurez le Sénat à vos côtés pour qu’une décision objective et parfaitement éclairée puisse enfin être prise. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais d’abord vous remercier toutes et tous, quel que soit votre groupe politique, pour la qualité de ce débat, pour les arguments qui ont été développés, pour les interpellations que vous avez formulées et dont, vous le savez, le Gouvernement tient le plus grand compte.
Je voudrais insister sur quelques points.
Ce débat se déroule comme si l’application dont nous parlons et les fichiers dont il est question venaient d’être subitement créés, voilà quelques jours, le 28 octobre, et que rien auparavant n’existait, ou que n’existait, à entendre le président Philippe Bas, qu’un dispositif hautement recommandable ne suscitant aucune question, contrairement à celui-ci.
Je voudrais simplement, pour éclairer le Sénat, rappeler que le fichier dont nous parlons existe depuis 2008 ; c’est une application sur laquelle nous greffons les cartes d’identité. Monsieur Bas, j’ai là l’avis de la CNIL sur le fichier mis en place en 2008 par un ministre de l’intérieur qui, à l’époque, n’était pas moi et par un Président de la République qui n’était pas François Hollande.
Voilà ce que dit la CNIL : « De même, la réalisation d’une application de gestion électronique des documents, destinée à faciliter les conditions de délivrance ou de renouvellement d’un passeport, n’est pas non plus de nature à justifier la conservation de données biométriques. » Nous sommes en plein dans le débat qui nous occupe aujourd’hui.
La CNIL poursuit : « Par conséquent, même si le ministère de l’intérieur, de l’outre-mer et des collectivités territoriales s’engage à préciser aux termes du projet de décret qu’il ne sera pas possible de procéder à une recherche en identification à partir de l’image numérisée des empreintes digitales et que le système envisagé ne comportera pas de dispositif de reconnaissance faciale à partir de l’image numérisée de la photographie, la conservation dans une base centrale des images numérisées du visage et des empreintes digitales semble disproportionnée. »
Mesdames, messieurs les sénateurs, je me permets de vous rappeler que, à l’époque, ce ne sont pas moins de huit empreintes qui étaient conservées ; désormais, on n’en conserve plus que deux.
La CNIL ajoute : « La commission considère enfin que l’ampleur de la réforme qui se dessine et l’importance des questions qu’elle peut soulever justifieraient que, comme elle l’a rappelé à plusieurs reprises, le Parlement en soit saisi sous forme d’un projet de loi, qui lui serait préalablement soumis pour avis. »
Cela signifie qu’en 2008, alors que le Sénat, comme l’a dit le président Bas à l’instant, travaillait sur ce sujet depuis 2005, la CNIL a rendu un avis sur un projet de décret relatif à une application identique à celle dont il est question à l’instant, avis dans lequel elle dit exactement la même chose qu’aujourd’hui, à une différence près, c’est qu’elle proposait qu’il y ait un débat et non pas qu’on en passât par un texte de loi.
Tous ceux qui se sont exprimés aujourd’hui à la tribune du Sénat pour nous expliquer ce que nous devions faire n’ont eux-mêmes rien fait à l’époque, pas même organisé un débat. Rien ! Pour ma part, compte tenu des interrogations que suscite cette application, strictement identique à celle de 2008, en tant que ministre de l’intérieur, je viens m’exprimer devant vous. Mais alors que la CNIL s’est exprimée en des termes identiques à ceux de 2008, on me suspecte de refuser le débat, alors même qu’aucun débat n’avait été organisé en 2008 après qu’elle eut rendu un avis similaire.
M. Roland Courteau. Eh oui !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. C’était sans doute là une manifestation de la démocratie dans sa forme la plus pure chimiquement… Permettez-moi de vous dire, sans aucun esprit polémique, que j’éprouve quelques difficultés à accéder à ce raisonnement. (Vifs applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Je le répète, l’application sur laquelle nous greffons les cartes identité est exactement celle sur laquelle la CNIL avait rendu, en 2008, l’avis dont je viens de citer quelques extraits.
Je comprends toutes les inquiétudes, et j’y réponds. En outre, je le dis en toute humilité, je ne suis pas compétent en matière informatique pour estimer si telle base ou telle autre peut faire l’objet d’une attaque. Mes services me donnent des éléments sur une application qui fonctionne depuis 2008, qui n’a jamais subi aucune attaque et dont on a pu mesurer la fiabilité informatique. Ils me disent qu’il n’y a aucune raison, parce qu’elle inclut désormais le traitement des cartes d’identité, que cette base se mette subitement à « dysfonctionner » parce qu’une autre majorité accéderait au pouvoir ou qu’un autre ministre serait aux responsabilités.
Si, malgré tout, on me dit, comme vous le faites, que cette application peut connaître des dysfonctionnements, n’étant pas technicien moi-même, je saisis alors les techniciens compétents et demande à l’ANSSI, dont c’est le rôle, de s’assurer que les dispositifs informatiques de l’État fonctionnent comme ils le doivent avec le niveau de sécurité qu’on est en droit d’attendre. Je propose même que le rapport de l’ANSSI soit rendu public et m’engage à en tirer toutes les conclusions quant au contenu du décret. Et l’on m’explique – pas ici, fort heureusement, mais ailleurs – que, saisir l’ANSSI au sujet des interrogations qu’ont formulées la représentation nationale, la CNIL ou le Conseil national du numérique et rendre publiques ses conclusions, c’est utiliser des arguments d’autorité ! Mais pourriez-vous me dire ce qu’il me faudrait faire pour être agréable ? (Sourires sur les travées du groupe socialiste et républicain.) Je suis prêt à entendre tous les arguments !
Mon état d’esprit, c’est la volonté d’assurer une totale transparence et un respect rigoureux de droit. Non seulement j’entends n’attenter à aucune de nos libertés publiques, mais encore je compte les renforcer.
À l’intention notamment de M. Hervé, je rappelle qu’en 2008 il n’y a pas eu de débat, en dépit de l’avis rendu par la CNIL. Pour ma part, je me suis exprimé devant les commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat, je m’exprime devant vous en séance publique et reviendrai m’exprimer autant de fois que cela sera nécessaire. Si je comprends bien vos propos, quand un débat est organisé à la demande du Gouvernement pour répondre aux interrogations, celui-ci recule ; et lorsqu’il n’organise pas de débat, il est psychorigide ! Là encore, je vous demande de me dire en toute franchise ce qu’il conviendrait de faire pour être agréable à ceux qui nous interpellent sur cette question qui demande d’être traitée avec rationalité, précision et une bonne foi partagée.
Je ne veux faire de la peine à personne, mais cela me rappelle les procès de Moscou : quelle que soit la réponse qu’on apporte à la question, on est condamné, on a tort !
Vous avez demandé que soient apportées un certain nombre de garanties. Je le redis devant la représentation nationale, je suis sincèrement animé de la volonté de moderniser un service public en utilisant une application que vous avez, mesdames, messieurs les sénateurs de l’opposition nationale et de la majorité sénatoriale, vous-mêmes créée, qui a les mêmes caractéristiques informatiques, qui repose sur les mêmes applications et qui présente les mêmes garanties. Essayons simplement de bonne foi de cheminer ensemble en examinant comment apporter ces garanties. Je communiquerai tous ces éléments très scrupuleusement, parce que j’ai la volonté que cette réforme réussisse et que cette application fonctionne.
Je tiens à ce qu’il soit bien acté que, en 2008, en dépit de l’avis rendu alors par la CNIL et que j’ai indiqué, l’application dont on parle n’a fait l’objet d’aucun débat, n’a donné lieu à aucune discussion ; on n’a enregistré aucun frémissement à la surface de la mer… Pas moins de 30 millions de titres étaient concernés, soit la moitié du nombre des fichiers dont on parle. Mais le problème ne tient pas simplement au nombre de titres concernés, car pirater ne serait-ce que 30 millions de titres et pouvoir attenter aux libertés individuelles de 30 millions de personnes, ce serait un sujet en soi et ce serait aussi problématique que de porter atteinte aux libertés de 30 millions de personnes supplémentaires. C’est donc non pas un problème de nombre, mais un problème de principe.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je vous le dis avec la plus grande sincérité : je souhaite que l’on aborde ce sujet de façon non politique, si c’est possible – mais je n’ai pas beaucoup d’espoir –, et en toute rationalité – j’en ai davantage –, et que l’on essaie de trouver, en étant aussi sincères que possible les uns à l’égard des autres, un bon dispositif permettant de délivrer des titres sécurisés dans un contexte de menace élevée pour notre pays.
Je voudrais maintenant répondre à la fois à Mme Benbassa, à M. Malhuret et à Mme Assassi.
Monsieur Malhuret, vous m’aviez déjà interpellé de la sorte lors de l’examen de la loi du 21 juillet 2016 prorogeant l’état d’urgence. Vous avez fait référence, au début de votre propos, à l’inscription apposée sur la façade de l’immeuble abritant désormais la CNIL. Je veux vous rassurer au cas où vous auriez un doute : je suis un ministre totalement républicain…
M. Claude Malhuret. Ce n’était pas contre vous !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. … et je ne mets pas en place des fichiers pour qu’on puisse organiser des déportations ou mettre en place un service de travail obligatoire. Faire ce rapprochement historique entre ces fichiers d’hier, qui n’avaient ni les mêmes finalités ni les mêmes modalités de consultation, et qui n’étaient pas administrés par la même police – c’est la police de Vichy qui était en situation de responsabilité, non pas la police républicaine à la tête de laquelle je me trouve aujourd’hui –,…
M. Claude Malhuret. Je vous en ai donné acte !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. … et ce fichier qui présente toutes les garanties, c’est un raccourci, une forme d’amalgame…
M. Ladislas Poniatowski. Aucun amalgame n’a été fait !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. … et une façon de présenter les choses qui peut être blessante pour tous ceux qui travaillent à mes côtés.
Je pense au secrétaire général du ministère de l’intérieur, je pense au directeur général des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur, qui sont de grands fonctionnaires républicains et qui ont une volonté absolument impeccable de respecter les libertés publiques.
M. Ladislas Poniatowski. Il n’est pas correct de traiter l’intervention de Claude Malhuret de la sorte !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Je dis simplement que ce type de propos laissant à penser que le dispositif que nous mettons en place pourrait avoir cette finalité est extrêmement blessant pour les fonctionnaires du ministère de l’intérieur, pour le ministre qui les dirige et pour ce gouvernement, parfaitement républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Entrons dans le fond des choses : quelles sont les objections que vous m’opposez, dont je tiens d’ailleurs le plus grand compte ?
Mme Assassi nous dit que le sujet est, certes, de nature réglementaire, mais que le Conseil d’État, dans son avis, estime que le Gouvernement aurait pu emprunter la voie législative. Je n’ai jamais contesté qu’on puisse introduire dans la loi des mesures d’ordre réglementaire : on le fait tous les jours. J’ai simplement dit qu’en agissant par la voie réglementaire nous nous conformions au droit.
J’ai dit aussi que, à force d’inscrire dans la loi des dispositions réglementaires, on crée une inflation législative qui empêche les assemblées de délibérer correctement et qui nous empêche de produire des lois avec une rapidité suffisante pour faire des réformes utiles. C’est un facteur d’embolie et d’affaiblissement de la démocratie, à un moment où nous avons besoin d’un État fort capable de prendre des décisions promptement sur des sujets essentiels.
Vous me demandez par ailleurs comment empêcher juridiquement une utilisation abusive du fichier par un gouvernement animé d’intentions moins bonnes.
Je dis à Mme Assassi, à Mme Benbassa, à M. Hervé et à M. Malhuret que nous sommes dans un État de droit. Je comprends et ne conteste pas qu’il puisse y avoir bien des formes de perversité numérique, mais je crois pour ma part à la force du droit. Si demain un gouvernement voulait rendre possible l’identification d’une personne par la consultation de ses données numériques, il faudrait changer la loi – ce ne serait pas possible par voie de décret – et, compte tenu de la décision du Conseil constitutionnel de 2012, il faudrait modifier la Constitution. Il ne serait pas possible, mesdames, messieurs les sénateurs, de mettre en place un dispositif législatif pernicieux sans que cela se voie. Je le répète, nous sommes dans un État de droit.
Une seconde argumentation est développée : si ce n’est pas possible sur le plan juridique, il n’en est pas de même sur le plan technique. À cet égard, M. Malhuret avance plusieurs arguments. Selon lui, dès lors que l’on peut passer d’un compartiment à l’autre dans un sens, on doit pouvoir passer d’un compartiment à l’autre dans l’autre sens.
Ce fichier comporte trois compartiments étanches. L’un d’entre eux concerne les données alphanumériques, c’est-à-dire les éléments compris dans la feuille CERFA, un autre contient les données biométriques et le troisième, les pièces justificatives. On ne peut pas passer du compartiment biométrique au compartiment d’identification, mais on peut passer du compartiment qui contient les identités vers le compartiment biométrique pour les interroger.
Techniquement, la réversibilité est-elle possible ? Je constate que tous ceux qui me disent : vous n’êtes pas techniquement compétent pour nous garantir que cela n’est pas possible s’estiment tous suffisamment compétents techniquement pour me dire que l’inversion est possible. Pour ma part, aujourd’hui je ne suis pas, d’un point de vue technique, en situation de donner ces garanties. Mes services me les donnent. Il y a une interrogation : je la prends au sérieux, je saisis la DINSIC et l’ANSSI ; je rendrai public leurs rapports. C’est donc que je considère que nous sommes en situation d’apporter la réponse à cette question.
Ensuite, il m’est dit : Puisque ces rapports ne sont pas encore rendus publics, suspendez le décret. Or, je le rappelle, j’ai indiqué publiquement que l’application nouvelle ne serait pas mise en œuvre aussi longtemps que l’homologation et l’avis de l’ANSSI ne seraient pas rendus publics, cet avis étant un avis conforme.
Par ailleurs, vous comprendrez qu’un ministère comme le nôtre, confronté à des défis toujours plus divers, a besoin d’avoir des préfectures et des sous-préfectures fortes. Je viens d’ailleurs dans vos territoires pour expliquer le sens de cette réforme, qui est, vous le savez, parfaitement bien accueillie par les personnels des préfectures et des sous-préfectures.
S’agissant d’une réforme sur laquelle nous travaillons depuis deux ans, en concertation avec l’ensemble des acteurs, je ne vais pas décider de suspendre un décret sous prétexte que l’avis de l’ANSSI ne m’a pas été donné, alors même que ce décret ne sera appliqué qu’à partir du moment où l’avis de l’ANSSI m’aura été communiqué et aura été rendu public.
Je réponds aussi à M. Alain Richard et à M. le président Bas, voilà toutes les précautions que nous prenons.
Si, au terme de ces éléments, l’Assemblée nationale et le Sénat considèrent que la contribution technique de ces grands organismes au débat justifie que le Gouvernement revienne devant le Parlement et lui indique, alors qu’il s’agit d’un décret, les conditions dans lesquelles il entend le modifier pour que toutes les ambiguïtés soient levées, je le ferai. Quelles garanties supplémentaires puis-je donner ?
Un sénateur du groupe socialiste et républicain. C’est clair !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Par ailleurs, monsieur Hervé, sur votre affirmation selon laquelle il faudrait un débat suivi d’un vote, je m’interroge, pour des raisons de fond. En effet, autant je comprends qu’il y ait un débat sur un décret, autant je comprends que sur un décret le Gouvernement revienne devant l’Assemblée nationale et le Sénat pour expliquer, compte tenu des débats et des expertises, comment il compte modifier ledit décret, autant, si le Parlement se met à voter les décrets, nous allons entrer dans une logique institutionnelle qui soulève à mes yeux des problèmes à l’égard des principes fondamentaux. (Sourires sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain.)