Mme Catherine Deroche. Notre collègue Pascale Gruny vient à juste titre de rappeler que le travail reste cependant, pour les trois quarts des salariés, un facteur d’épanouissement personnel. C’est heureux. Dans une perspective d’allongement inéluctable de la durée d’activité, il convient en effet de concilier efficacité économique et recherche du bien-être au travail, objectifs qui ne sont pas antinomiques.
Je n’évoquerai pas la nécessaire protection des travailleurs contre des conséquences physiques de maladies professionnelles : troubles musculo-squelettiques, exposition à des agents dangereux – nous avons tous en tête l’exposition à l’amiante qui a été un scandale en son temps et mérite encore, comme l’a dit notre collègue Aline Archimbaud, un suivi exemplaire – et autres pathologies nombreuses que je ne détaillerai pas.
Le législateur, au fil des textes successifs – loi Bertrand de 2011, loi Rebsamen de 2015, dernière loi relative à la santé –, s’efforce de répondre à cette exigence.
Nous nous trouvons donc devant un constat partagé : l’impact du travail sur la santé doit faire l’objet d’évaluations de qualité par les médecins du travail, et ce dans le privé comme dans le public. Les employeurs ainsi que les partenaires sociaux y prêtent d’ailleurs une attention constante. Il suffit pour s’en convaincre de voir la diminution des accidents du travail de manière globale.
Mais une fois ce constat posé, la réalité demeure. Nos services de médecine du travail ne peuvent faire face à cette ambition. Les élus locaux que nous sommes connaissent les difficultés rencontrées, par exemple par les collectivités, pour répondre aux exigences de la loi en ce qui concerne les agents territoriaux.
L’État n’est pas, il faut le reconnaître, un modèle du genre. Je pense ainsi à la surveillance des agents de l’éducation nationale, beaucoup plus espacée que celle des agents de nos écoles.
La semaine dernière, une rencontre de notre commission avec le professeur Loïc Capron, Michel Amiel l’a évoquée, a prouvé la gestion difficile, voire défectueuse en termes de ressources humaines, des personnels médicaux et autres, par l’AP-HP.
Les médecins du travail sont en nombre insuffisant, bien que la pluridisciplinarité des équipes ait été renforcée dans les services de médecine du travail. Ainsi dans la région des Pays de la Loire, que je connais bien, l’Observatoire régional de la santé dénombrait en 2011 quatre cent soixante-quinze médecins du travail, dont les deux tiers avaient plus de cinquante-cinq ans, les remplacements des départs en retraite étant de plus difficiles.
Les exigences ont été accrues, et on ne peut qu’y souscrire, pour les salariés justifiant d’une surveillance médicale renforcée.
Des obligations nouvelles ont été créées. Je choisirai, à cet égard, de focaliser mon propos sur les emplois familiaux et les services à la personne. Ce sont des emplois nombreux et voués à s’accroître avec le vieillissement de la population.
Les personnes qui les occupent sont soumises à des contraintes fortes, à la fois physiques et morales, car on leur demande beaucoup. Plus de 80 % de ces travailleurs sont des femmes, et près de 50 % d’entre eux ont plus de cinquante ans. Ces salariés sont souvent en situation de cumul d’emploi, puisque 30 % ont plus de trois employeurs.
La loi du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail a renvoyé l’ensemble des particuliers employeurs aux dispositions de droit commun pour la surveillance médicale de leurs salariés. Toutefois, cette loi s’avère inapplicable dans les faits : tels que sont organisés les services de la médecine du travail, ils ne peuvent assurer le suivi médical de plus d’un million et demi de salariés de particuliers employeurs, eux-mêmes au nombre de plus de deux millions, situation encore compliquée par l’existence des « multi-employeurs » particulière au secteur.
Pour pallier la surcharge des services interentreprises, la loi Rebsamen a davantage ciblé les visites. Madame la ministre, il semblerait que votre projet de loi aille également dans ce sens. Pourrez-vous nous dire ce qu’il en est exactement ?
On ne peut qu’entendre que des simplifications administratives réclamées à juste titre par nos entreprises doivent être apportées. L’exemple un temps ubuesque du compte pénibilité en est l’illustration. Mais nous sommes en plein paradoxe, et ce n’est pas l’apanage du seul sujet d’aujourd’hui : exigence de qualité pour nos concitoyens au travail, mais grande insuffisance des moyens. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Patricia Morhet-Richaud. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Patricia Morhet-Richaud. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, notre collègue Annie David a bien voulu attirer l’attention de Mme la ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social sur les tensions nées du travail. Des tensions qui sortent du lieu de travail et qui ont des conséquences en matière de santé publique, d’une part, et de vie économique et sociale, d’autre part.
Il est vrai que la question du travail et de son organisation doit être une préoccupation majeure pour la communauté nationale, car nous savons que son rôle est majeur au sein de notre société et ses répercussions importantes à bien des égards.
Il est légitime de s’interroger sur la souffrance au travail. De nombreuses pathologies ont été répertoriées au chapitre des maladies professionnelles, et l’on peut toujours regretter des accidents trop nombreux, dans le secteur de la construction par exemple.
Les risques psychosociaux sont également pris en compte et un travail intéressant est élaboré autour de l’épuisement professionnel, le burn out, qui prend racine dans les conditions de travail et se nourrit de la personnalité des individus.
Mais l’occasion nous est également offerte de nous interroger sur le mal-être des 5,4 millions de demandeurs d’emploi répertoriés à ce jour en France.
Mes chers collègues, j’ai la faiblesse de penser que tant que nous aborderons la question du travail à l’aune de la souffrance, nous n’ouvrirons pas la bonne porte d’entrée.
Mme Pascale Gruny. Effectivement !
Mme Patricia Morhet-Richaud. En effet, notre société contemporaine est construite autour de la valeur centrale du travail. Sans travail, point de salut ; sans travail, c’est l’exclusion…
Savez-vous dans quel pays d’Europe les salariés sont les plus heureux ? Au Pays-Bas ! Les Néerlandais bénéficient d’une grande flexibilité du contrat de travail. Si la durée de travail maximum est de quarante-cinq heures hebdomadaires et de dix heures quotidiennes, il est possible d’adapter son temps de travail.
Le temps partiel est particulièrement répandu, puisqu’il concerne 50,4 % des employés, contre 18,9 % en France, et depuis 2000, une loi donne même aux citoyens le droit de le demander. Ce type de contrat est d’ailleurs très répandu, y compris jusqu’aux plus hauts niveaux de la hiérarchie.
Il faut dire que près de la moitié de la population consacre quatre à cinq heures par semaine au volontariat, exerçant ainsi d’autres activités favorisant le développement personnel. Être utile pour la société : au-delà de l’emploi, le travail permet aussi d’être intégré socialement, de trouver sa place et son rôle dans une société qui valorise l’activité.
La société néerlandaise, en termes d’indice de développement humain, lequel prend en compte le niveau de richesse, de santé et d’éducation, se place au cinquième rang mondial en 2014, quand la France n’occupe que le vingt-deuxième rang.
En tant que membre de la délégation aux entreprises, j’entends bien ce que nous dit le monde de l’entreprise : « Faites-nous confiance ! »
Oui, il existe des conditions de travail contraires à la dignité des travailleurs, mais sont-elles représentatives du monde du travail ? Des plans de santé au travail ont été mis en place, et je me permets de rendre hommage au président du Sénat Gérard Larcher…
Mme Catherine Deroche et M. René-Paul Savary. Très bien !
Mme Patricia Morhet-Richaud. … qui en a lancé la première version en 2005.
Le code du travail, sur lequel nous aurons l’opportunité de nous exprimer prochainement, offre en matière d’hygiène et de sécurité au travail un large éventail de mesures et d’obligations qui permettent d’encadrer les conditions de travail et de garantir les conditions de sécurité.
Alors, de grâce, cessons de réduire le travail à une vision très caricaturale !
Chacun de nous dans sa vie professionnelle a connu ou connaît de nombreuses satisfactions qui sont sources d’accomplissement et d’épanouissement personnel.
Mme Laurence Cohen. Nous ne voulons rien d’autre !
Mme Patricia Morhet-Richaud. Oui, le bonheur au travail existe ! Le bonheur en entreprise est désormais une notion managériale qui se développe et qui s’appuie sur le plaisir de travailler ensemble, en prenant du plaisir dans les tâches professionnelles, dans la façon de les exécuter. Et l’on sait que le bonheur a un effet consolidant sur notre état de santé.
Désormais, nous savons que la confiance rapporte plus que le contrôle, c’est pourquoi nous devons agir en conséquence.
Sans baisser la garde, sortons de la victimisation, aidons les structures privées mais aussi publiques à partager les décisions, à faire circuler les informations, à encourager la transversalité.
Travailler efficacement rend heureux, cela répond à notre besoin de reconnaissance, à notre désir d’appartenance, et doit donner du sens à ce que nous faisons ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis heureuse de pouvoir intervenir à l’occasion de ce débat consacré à la question de la santé au travail, et je remercie Mme Annie David d’avoir posé la question orale qui l’a suscité.
Beaucoup d’interventions ont eu trait au projet de loi que je présenterai jeudi en conseil des ministres. J’ai entendu beaucoup de contrevérités sur cet avant-projet de loi, notamment sur la question de la laïcité à l’instant, ou sur les soixante heures que je ne souhaite absolument pas remettre en question.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Il faut le dire à Mme De Haas !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Mais le sujet de la santé au travail est suffisamment important pour que nous concentrions notre débat d’aujourd’hui sur cette question, sans anticiper sur le débat qui aura lieu sur le projet de loi.
Avant de répondre aux questions que vous avez soulevées, je souhaite revenir rapidement sur ce qui me semble être la place du travail au sein de notre société, comme nous y invite votre collègue Mme David.
C’est un fait : le travail est un vecteur extrêmement puissant d’intégration sociale, économique et d’émancipation personnelle. À ce titre, il occupe bien sûr une place centrale dans nos constructions identitaires, individuelles et collectives, comme vient de le dire Mme Morhet-Richaud.
Mais, pour chacun d’entre nous, la frontière est toujours plus ténue entre l’individu au travail et tous les autres pans de la vie humaine. Les mutations dans le monde productif et les aspirations individuelles mêlent ainsi de plus en plus le professionnel et le personnel dans une articulation complexe, source d’épanouissement, mais aussi potentiellement source de nouvelles souffrances.
Ma conviction, c’est que la conciliation de la réalisation professionnelle et de l’accomplissement personnel est réaliste.
Dans une société de progrès, vie professionnelle et vie personnelle doivent pouvoir s’articuler pour garantir le bien-être et l’efficacité des travailleurs dans une dynamique vertueuse.
C’est tout l’enjeu de la qualité de vie au travail, la QVT, comme disent les spécialistes, qui s’affirme comme une revendication légitime, et qui offre à l’individu les leviers de son bien-être professionnel.
Elle dépend bien sûr de l’intérêt éprouvé pour sa mission, de l’ambiance et de l’environnement de travail, naturellement de la charge de travail, de l’autonomie accordée, des perspectives d’évolution, de la reconnaissance indispensable de ses pairs et de sa hiérarchie, et des conditions de trajet domicile-travail.
Il est impossible d’être exhaustive, tant s’agrègent de facteurs qui concourent à la satisfaction professionnelle de chacun et de chacune.
Ce qui est sûr en revanche, c’est que la combinaison de tous ces paramètres pèse fortement sur la qualité de vie générale de l’individu, sur la performance organisationnelle et, par conséquent, sur le fonctionnement global de notre société.
De ce point de vue, la transition numérique nous offre un beau défi : faire de cette profonde mutation technologique une opportunité de progrès économique et social, et réinventer le sens et les formes du travail dans notre organisation collective en permettant à chacun de s’y retrouver.
Assurément pas en ouvrant l’horizon d’une société déshumanisée ou d’une société faisant rimer connexion et aliénation, soumettant les individus à une cadence toujours plus intensive.
Dans un monde moderne, enfin, employeurs et employés doivent pouvoir se reposer sur le dialogue social pour codéfinir les orientations stratégiques de l’entreprise, son organisation et son fonctionnement. Il ne s’agit pas bien sûr de nier l’existence de rapports de force au sein des entreprises, mais d’encourager des débats réguliers et constructifs au bénéfice de tous.
C’est cette vision que je défends. C’est cette vision que je porte avec le projet de loi de réforme du code du travail qui sera présenté en conseil des ministres jeudi prochain.
Sans anticiper sur les débats que nous aurons sur ce projet de loi, il est important que nous sortions des caricatures et que nous puissions faire preuve dans cet hémicycle de rigueur intellectuelle, à la fois sur la réalité du droit du travail aujourd’hui et sur les mutations et propositions détaillées dans ce texte.
Avec ce texte, nous adaptons et modernisons les règles qui encadrent le monde du travail aux grandes évolutions économiques, sociales et sociétales que chacun peut constater au sein de notre société.
C’est le renforcement du dialogue social, c’est la souplesse apportée aux entreprises, ce sont les protections garanties aux salariés, notamment à travers le compte personnel d’activité, qui vise justement à cibler le compte personnel de formation sur les individus qui en ont le plus besoin, c'est-à-dire les moins qualifiés dans notre pays, qu’ils soient salariés ou demandeurs d’emploi.
C’est aussi justement le renouvellement de notre approche concernant la santé au travail.
Dans ce domaine, nous voulons bien sûr nous assurer que le travail ne soit pas synonyme de souffrances physiques ou psychiques, mais nous voulons aussi que les lieux de travail soient des lieux d’épanouissement et de bien-être.
Aujourd’hui, en effet, l’enjeu n’est pas seulement de limiter les risques ; il est aussi de soutenir le développement humain dans le cadre du travail, ce qui passe par la reconnaissance de la place de chacun, l’autonomie et la participation. Il y a là un droit pour les travailleurs en même temps qu’un atout pour les entreprises et pour les administrations, qui, de toute évidence, fonctionnent mieux lorsque leurs salariés vont bien.
En la matière, il faut s’en tenir à quelques principes de bon sens : des salariés qui se sentent bien dans leur environnement professionnel sont des salariés moins malades, moins absents, plus impliqués, plus solidaires, plus efficaces et qui mettent leur investissement au service du collectif, comme Mmes Gruny et Gatel l’ont fait observer.
Afin de pouvoir atteindre cet objectif, nous défendons le passage d’une logique de réparation à une logique de prévention, comme M. Watrin le souhaite à juste titre.
M. Dominique Watrin. Il ne suffit pas de parler : il faut agir !
Mme Myriam El Khomri, ministre. De fait, pour faire de l’entreprise un lieu où le bien-être est possible, nous ne pouvons pas nous contenter de traiter et d’indemniser les pathologies lorsqu’elles apparaissent.
Bien sûr, il serait absurde de nier ces maux : l’activité professionnelle nuit parfois à la santé des salariés. Au demeurant, le Gouvernement, qui a mis en place le compte personnel de prévention de la pénibilité, agit en pleine conscience dans ce domaine. Reste que le plus pertinent est d’agir en amont pour éviter que ces maux ne surviennent. Là est toute la philosophie du troisième plan santé au travail, ainsi que des dispositions du projet de loi sur la réforme du code du travail relatives à la médecine du travail.
Je veux favoriser une approche collective, dynamique, moderne et qui réponde directement aux situations que l’on observe concrètement dans les entreprises et les administrations aujourd’hui. C’est dans cet esprit que j’ai officialisé en décembre dernier le troisième plan santé au travail.
Ce document, qui, comme vous l’avez signalé, madame Génisson, constitue la feuille de route du Gouvernement en la matière jusqu’en 2020, marque une étape importante dans la politique de santé au travail en France, pour deux raisons. D’abord, il réalise l’infléchissement majeur dont j’ai parlé il y a quelques instants en faveur de la prévention. Bien sûr, cette nouvelle approche suppose une petite révolution culturelle, ainsi que l’adoption de nouveaux réflexes collectifs et individuels en matière de santé au travail. Ensuite, les partenaires sociaux ont joué un rôle particulier dans l’élaboration de ce plan ; leur implication est pour moi la meilleure garantie de la qualité du dispositif, de son appropriation par tous les acteurs de l’entreprise et, donc, de son efficacité.
À cet égard, je tiens à saluer, à la suite de nombreux orateurs, les travaux des membres du Conseil d’orientation sur les conditions de travail, le COCT. Cette instance paritaire est le modèle à suivre en matière de dialogue social. En effet, tous les points de vue peuvent s’y exprimer, chacun apportant à la réflexion ses compétences, ses expériences et ses propositions. Cette capacité à dialoguer dans un climat d’écoute et à trouver des terrains d’entente est une des caractéristiques marquantes du COCT. La concertation sert clairement l’intérêt général lorsqu’elle permet à un dispositif d’être approuvé par l’ensemble des partenaires sociaux, ce qui fut le cas du troisième plan santé au travail, longuement discuté avec ces derniers.
Parallèlement au plan santé au travail, le projet de loi consacré à la réforme du code du travail comporte également des mesures de modernisation de la médecine du travail, qui s’inscrivent dans la continuité du rapport de M. Issindou, député, et, comme Mme Génisson l’a souligné, de la loi relative au dialogue social et à l’emploi.
Comme vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, qu’une réforme dans ce domaine soit nécessaire n’est pas une idée nouvelle. De fait, malgré ses ambitions, le système actuel ne garantit pas, dans la réalité, le suivi des salariés. Nous ne pouvons donc pas nous en satisfaire. En tant que ministre de l’emploi et du travail, je dois traiter les problèmes qui se posent ; or la réalité actuelle est celle que je viens de dire.
Il faut dire les choses telles qu’elles sont : il y a une pénurie des ressources médicales, non pas de notre fait, mais en raison du déficit de candidatures. Songez que, pour 80 postes ouverts, seulement 60 personnes présentent leur candidature ! On anticipe le passage de 5 000 à 2 500 médecins du travail d’ici à 2020. Il faut donc repenser l’organisation de la discipline en conséquence.
Pouvons-nous nous satisfaire de la situation actuelle, dans laquelle seulement 3 millions de visites médicales sont réalisées sur les 20 millions d’embauches qui ont lieu chaque année ? Mesdames, messieurs les sénateurs, j’insiste : 3 millions de visites pour 20 millions d’embauches ! C’est cette réalité qu’il faut que nous traitions ensemble, car, concrètement, aujourd’hui, des salariés travaillant sur des postes à risques n’ont pas de visite médicale.
Ma conviction est que nous pouvons tout à fait réaliser cet effort et améliorer le système par la même occasion. Pour y parvenir, il convient de miser sur une approche qui privilégie la prévention et qui donne la priorité à ceux qui ont le plus besoin d’être accompagnés.
Concrètement, tous les salariés bénéficieront d’une réunion de sensibilisation aux risques professionnels, qui pourra être réalisée par des infirmiers ou par des préventeurs, sous l’autorité du médecin du travail. L’infirmier pourra bien sûr orienter le salarié vers le médecin du travail. Dans le même temps, les visites médicales d’embauche et les visites périodiques seront évidemment maintenues pour l’ensemble des postes à risques, ainsi que Mme Deroche l’a indiqué.
Par ailleurs, le projet de loi prévoit l’introduction dans le code du travail d’un nouvel article sanctuarisant le principe selon lequel « tout travailleur bénéficie […] d’un suivi individuel de son état de santé assuré par le médecin du travail et, sous l’autorité de celui-ci, par les autres professionnels de santé membres de l’équipe pluridisciplinaire […] qu’il anime et coordonne ».
Contrairement à ce que soutiennent certains détracteurs de la réforme de la médecine du travail, l’objectif n’est donc pas de réduire le niveau de protection et de suivi, mais bien de rendre la médecine du travail plus individualisée et plus efficace. Du reste, cette approche optimisée de la médecine du travail, plus finement ciblée et davantage tournée vers la prévention, est celle qui est promue par les partenaires sociaux, par presque l’ensemble des syndicats.
M. Jean-Pierre Bosino. Vous avez raison de dire « presque » !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Monsieur le sénateur, seules FO et la CFE-CGC ont émis des réserves,…
M. Dominique Watrin. Cela fait déjà beaucoup !
Mme Myriam El Khomri, ministre. … tandis que la totalité des autres organisations ont soutenu la réforme proposée par le Gouvernement. D’ailleurs, je tiens à la disposition de tous ceux qui voudront en prendre connaissance la lettre qu’elles m’ont adressée en ce sens pas plus tard que le 16 mars dernier.
Je le répète : à l’instar du troisième plan santé au travail, le projet de loi sur la réforme du code du travail prévoit un suivi médical personnalisé et axé sur la prévention, loin de l’approche comptable que beaucoup croient y discerner.
Je tiens, à présent, à répondre plus directement aux questions posées par les orateurs en ce qui concerne le burn out, la réglementation relative à l’amiante et le droit à la déconnexion.
Patricia Morhet-Richaud et Michel Amiel, entre autres orateurs, ont abordé la question du burn out. Même si les causes en sont parfois complexes, ce phénomène fait partie des risques psychosociaux dont l’origine est à rechercher dans les conditions d’emploi, l’organisation du travail ou les relations de travail.
Parce que cette forme d’épuisement professionnel est particulièrement grave, le Gouvernement s’est déjà pleinement saisi du sujet. Je pense en particulier à l’article 27 de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, qui a marqué une avancée majeure en instaurant la pleine reconnaissance du burn out parmi les maladies psychiques, ainsi que son traitement dans le cadre des instances compétentes. Les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles ont pleinement pris part à cette action, puisque, aujourd’hui, près de 50 % des pathologies psychiques sont reconnues comme maladies professionnelles, contre 15 % des autres maladies. Preuve, madame David, que ce dispositif, quoique récent encore, est déjà efficace ; nous le suivons actuellement au niveau de chaque caisse d’assurance retraite et de la santé au travail, ou CARSAT.
Ce travail législatif et administratif a donc permis de doter notre pays d’un cadre adéquat pour travailler à la réparation de ce nouveau fléau.
Au-delà, nous partageons la volonté des partenaires sociaux de donner désormais la priorité à la prévention, conformément à l’esprit du troisième plan santé au travail. Tel est le sens de la mission que je souhaite, avec Marisol Touraine, confier à la Haute Autorité de santé, afin d’améliorer la connaissance du syndrome d’épuisement professionnel parmi les personnels médicaux.
En outre, j’ai souhaité, pour pouvoir avancer plus vite sur cette question et pour que les prochains débats parlementaires en soient nourris, que le rapport d’analyse sur les modalités de reconnaissance du burn out prévu par la loi du 17 août 2015 me soit remis dès la fin du mois de mars, et non en juin, comme il était initialement prévu. Nous pourrons, à partir des conclusions de ce rapport, engager un travail commun approfondi pour, si nécessaire, améliorer le dispositif.
Quant au problème plus précis du burn out en milieu hospitalier, qui concerne plus directement la ministre de la santé mais que M. Amiel a soulevé, il est clair qu’il est aujourd’hui au cœur des préoccupations des professionnels de santé. En effet, les contextes d’exercice de ceux-ci, qu’ils soient libéraux, salariés ou hospitaliers, les exposent à des tensions particulières liées à divers facteurs, parmi lesquels la responsabilité vis-à-vis des patients, la charge de travail, les horaires atypiques et le renforcement des exigences en matière de régulation.
Notre volonté, à Marisol Touraine et à moi-même, est de développer les démarches de sensibilisation, de formation et d’accompagnement des professionnels médicaux en ce qui concerne les facteurs de risques professionnels psychosociaux.
Voilà donc en quelques mots l’esprit du plan santé au travail et des mesures relatives à la médecine du travail contenues dans le projet de loi sur le travail. J’en viens à la question des maladies professionnelles liées à l’amiante, sur laquelle Mme Archimbaud, en particulier, m’a interrogée.
La mobilisation du Gouvernement à ce sujet est constante. Je rappelle que ces maladies figurent au premier rang pour les indemnisations versées par la branche AT-MP de la sécurité sociale au titre des maladies professionnelles : 936 millions d’euros ont été versés pour leur indemnisation en 2014, soit 42 % du total des montants versés. À ces indemnisations s’ajoutent celles qui sont versées par le Fonds de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante – 779 millions d’euros en 2014 – et le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante – 521 millions d’euros en 2014.
En 2012, le ministère du travail a engagé une réforme d’ampleur de la gestion du risque amiante en direction des salariés. Je veille en particulier à ce que cette réforme fasse l’objet d’un suivi et d’une application coordonnée entre les ministères concernés.
Dans mon ministère, nous avons engagé une action résolue en direction de l’inspection du travail, en inscrivant la prévention des risques liés à l’amiante parmi les priorités nationales fixées aux directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi –les DIRECCTE – en 2015 et 2016 ; concrètement, nous avons fourni des outils méthodologiques aux agents de contrôle et mis sur pied un programme de formation d’envergure, deux mesures essentielles correspondant aux demandes du terrain.
En ce moment, nous travaillons à la rédaction d’une feuille de route commune à mon ministère et aux ministères du logement, de la santé et de l’écologie. Ce document devrait nous permettre de franchir une nouvelle étape en faveur des personnes exposées à l’amiante dans le cadre de leur activité professionnelle passée.
C’est notamment le cas avec la systématisation du diagnostic préalable de repérage avant travaux, qui constitue une garantie forte pour la santé des travailleurs exposés à un tel risque. Après deux ans de travail, l’ordonnance prévoyant son introduction dans le code du travail est en cours d’examen par le Conseil d’État.
Madame Archimbaud, l’ensemble de ces mesures sur le point d’aboutir ont bien pour origine le rapport du Sénat que vous avez mentionné.
Je tiens, pour finir, à traiter rapidement du droit à la déconnexion, que Mme Génisson a abordé : un droit que nous souhaitons faire figurer dans l’avant-projet de loi de réforme du code du travail.
Comme l’a souligné le rapport Mettling de septembre 2015, le développement du numérique au travail peut être un levier d’amélioration de la qualité de vie au travail, mais aussi un facteur d’accroissement des risques psychosociaux. De fait, comme chacun peut le constater, la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle devient de plus en plus poreuse, et le numérique contribue fortement à cette évolution.
C’est pour permettre le rétablissement de cette frontière lorsqu’il est nécessaire que l’avant-projet de loi institue un droit à la déconnexion pour tous les salariés. Ce droit sera garanti, et ses modalités de mise en œuvre seront définies au sein de chaque entreprise par accord collectif, afin que ses modalités d’exercice puissent être adaptées aux spécificités de chaque entreprise.
En l’absence de régulation, l’usage d’outils numériques peut contribuer à la détérioration des conditions de travail, d’autant que la rapidité et la facilité des échanges via le numérique ont favorisé l’émergence d’une culture de l’urgence et de l’immédiateté. La loi instaurera justement le principe d’une régulation, afin de placer cette problématique nouvelle au cœur de la réflexion sur la qualité de vie au travail.
Par ailleurs, nous demandons qu’une négociation s’ouvre sur le travail à distance, le télétravail, ainsi que sur la question du fractionnement du repos quotidien, notamment pour ce qui est des cadres au forfait jours qui souhaiteraient aller chercher leurs enfants à 17 heures, puis se remettre sur leur poste entre 20 heures et 22 heures, mais qui ne le peuvent pas aujourd’hui parce qu’il leur faut onze heures de repos consécutives.
Dans l’avant-projet de loi, il était prévu que, sur la base du volontariat et en vertu d’un accord d’entreprise à 50 %, ces cadres pourraient mieux concilier leur vie personnelle et leur vie professionnelle, un nombre minimal d’heures de repos quotidien consécutives restant évidemment prévu ; cette mesure ne figure plus dans la version actuelle du projet de loi, mais elle ne marquait absolument pas un retour au XIXe siècle !
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, voilà en quelques mots ce que je souhaitais vous dire à l’occasion de ce débat.
Le monde du travail a connu des évolutions profondes au cours des dernières années, notamment du fait de la révolution numérique, mais également en raison de nouvelles pratiques et de nouvelles organisations du travail au sein des entreprises, sans oublier les aspirations croissantes de nos concitoyens à une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie personnelle.
Notre responsabilité, qui est tout particulièrement celle de la ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, consiste à promouvoir une culture de prévention et à encadrer les évolutions du monde du travail. Tel est le sens de mon action et du troisième plan santé au travail. Tel est aussi celui du projet de loi qui sera bientôt débattu au Parlement. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec cette question orale avec débat sur « Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail ».