Sommaire
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Colette Mélot, MM. François Fortassin, Serge Larcher.
3. Hommage aux victimes des attentats de Bruxelles
4. Communication relative à une commission mixte paritaire
5. Protection de la Nation. – Suite de la discussion et adoption d’un projet de loi constitutionnelle modifié
Explications de vote sur l’ensemble
Ouverture du scrutin public solennel
Suspension et reprise de la séance
Proclamation du résultat du scrutin public solennel
Adoption, par scrutin public, du projet de loi constitutionnelle, modifié.
Suspension et reprise de la séance
6. Questions d'actualité au Gouvernement
situation intérieure à la suite des attentats de bruxelles
M. Gérard Longuet ; M. Manuel Valls, Premier ministre.
M. Raymond Vall ; Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé ; M. Raymond Vall.
accord entre l'union européenne et la turquie concernant les migrants
Mme Esther Benbassa ; M. Harlem Désir, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes ; Mme Esther Benbassa.
accord entre l'union européenne et la turquie
M. Michel Billout ; M. Harlem Désir, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes.
mesures de sécurité à la suite des attentats de bruxelles
Mme Hélène Conway-Mouret ; M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur.
coopération judiciaire à la suite des attentats de bruxelles
M. Michel Mercier ; M. Manuel Valls, Premier ministre.
pnr européen (données des dossiers des passagers)
M. Jean Bizet ; M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur.
mesures à la suite du conseil des ministres de l'agriculture de l'union européenne
M. Éric Jeansannetas ; M. Stéphane Le Foll, ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, porte-parole du Gouvernement.
moyens accordés à la justice à la suite des attentats de bruxelles
M. Mathieu Darnaud ; M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice.
Mme Delphine Bataille ; Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE Mme Françoise Cartron
7. Mise au point au sujet d’un vote
8. Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail. – Discussion d’une question orale avec débat
Mme Annie David, auteur de la question
compte rendu intégral
Présidence de M. Gérard Larcher
Secrétaires :
Mme Colette Mélot,
M. François Fortassin,
M. Serge Larcher.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu intégral de la séance du jeudi 17 mars 2016 a été publié sur le site internet du Sénat.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté.
2
Décès d’un ancien sénateur
M. le président. J’ai le regret de vous faire part du décès de notre ancien collègue Max Marest, qui fut sénateur de l’Essonne de 1993 à 1995 puis de 2000 à 2004.
3
Hommage aux victimes des attentats de Bruxelles
M. le président. Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la Belgique, pays voisin et ami du nôtre, a été frappée ce matin par plusieurs attentats, à l’aéroport de Bruxelles-Zaventem ainsi que dans le métro bruxellois. (Mmes et MM. les sénateurs, M. le garde des sceaux se lèvent.)
Le bilan humain, qui n’est pas encore établi de façon précise, est très lourd : on déplore d’ores et déjà plusieurs dizaines de morts et de blessés.
Au nom du Sénat tout entier, je souhaite en cet instant exprimer aux victimes et à leurs familles notre solidarité et présenter nos plus sincères condoléances au peuple belge, si durement éprouvé. J’ai immédiatement adressé ce matin, en notre nom à tous, des messages de solidarité à la présidente du Sénat belge et au président de la Chambre des représentants.
Ces attaques ravivent le souvenir des terribles attentats qui ont touché Paris il y a un peu plus de quatre mois : face à la barbarie qui ne connaît pas de frontières et face à ceux qui s’attaquent aux valeurs et aux libertés qui nous sont communes, l’Europe doit être unie et poursuivre sans relâche la lutte contre le terrorisme. Nous avons conscience qu’à travers Bruxelles, c’est aussi la capitale de l’Union européenne qui a été prise pour cible et ses valeurs de liberté, de démocratie et d’humanisme, que nous avons en partage et qui fondent le projet européen.
La Belgique et la France, qui ont été particulièrement visées, ont une forte détermination à combattre ensemble le terrorisme islamiste et à démanteler les réseaux djihadistes. Nous avons le devoir de poursuivre ce combat.
Dans un esprit de fraternité et de profonde solidarité avec nos amis Belges, je vous invite à observer un instant de recueillement en hommage aux victimes des attentats de ce matin. (Mmes et MM. les sénateurs, M. le garde des sceaux observent une minute de silence.)
4
Communication relative à une commission mixte paritaire
M. le président. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion du projet de loi relatif à l’information de l’administration par l’autorité judiciaire et à la protection des mineurs est parvenue à l’adoption d’un texte commun.
5
Protection de la Nation
Suite de la discussion et adoption d’un projet de loi constitutionnelle modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle les explications de vote des groupes et le scrutin public solennel sur le projet de loi constitutionnelle, adopté par l’Assemble nationale, de protection de la Nation (projet n° 395, rapport n° 447).
Avant de passer au scrutin, je vais donner la parole à ceux de nos collègues qui ont été inscrits pour expliquer leur vote.
Explications de vote sur l’ensemble
M. le président. J’indique au Sénat que la conférence des présidents a fixé, à raison d’un orateur par groupe, à sept minutes le temps de parole attribué à chaque groupe politique, les sénateurs ne figurant sur la liste d’aucun groupe disposant de trois minutes.
La parole est à M. François Zocchetto, pour le groupe UDI-UC. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)
M. François Zocchetto. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, lorsque nous nous sommes, députés et sénateurs, réunis le 16 novembre, nous partagions la même volonté que le Président de la République : répondre aux barbares et envoyer un message d’unité aux Français. Ce qui s’est passé ce matin à Bruxelles – je m’associe évidemment à la douleur du peuple belge – ne fait que renforcer notre détermination.
Nous, parlementaires, avons le devoir de légiférer, de contrôler, d’évaluer, d’écouter et de parler à nos concitoyens. Depuis la mi-novembre, le Sénat a usé de l’ensemble de ces prérogatives.
Aujourd’hui, nous sommes réunis en tant que pouvoir constituant. Ce n’était pas notre demande. Si nous sommes ici, c’est parce que le Président de la République l’a voulu. Il en avait le droit, tout comme il aurait eu également le droit de nous associer à sa réflexion, le 15 novembre, lorsqu’il a réuni un certain nombre d’entre nous… Je pense que nous aurions ainsi pu nous épargner un long chemin erratique.
Nous avions en effet besoin de rassemblement et d’espoir. Quatre mois plus tard, nous n’avons que divisions et amertume. Nous avions besoin de consensus, mais vous nous exhortez aujourd’hui, monsieur le ministre, à trouver un compromis laborieux.
Dans ce contexte, la responsabilité du Sénat est d’aller jusqu’au bout de sa compétence constitutionnelle. Si la seconde chambre saisie avait vocation à s’aligner sur la première, il fallait alors commencer par le Sénat et infliger cette obligation à votre majorité à l’Assemblée nationale ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. Hubert Falco. Très bien !
M. Philippe Bas, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur. Excellent !
M. François Zocchetto. Nous ne souffrons en effet d’aucun complexe de légitimité, surtout lorsqu’il s’agit de traiter de libertés publiques.
Le premier des deux articles de ce texte a une dimension technique. L’objectif, pour le Gouvernement, était de garantir que l’exécutif puisse utiliser l’arsenal des dispositifs exceptionnels sans encourir de risque constitutionnel. Le Sénat, à l’issue de travaux de grande qualité et avec une majorité très élargie, répond aux attentes du Gouvernement en ayant associé aux demandes de celui-ci des contrepoids puissants au profit du Parlement et du juge. Je me félicite de la rédaction à laquelle nous sommes parvenus.
Disons-le très clairement, l’article 2 ne comporte aucune dimension opérationnelle : il est d’ordre symbolique. Bouleversé par un drame, un pays a besoin de se rassembler autour de symboles ; cela est légitime, mais encore faut-il choisir les bons.
Or, celui qui a été proposé est un symbole négatif, celui du rejet, de la césure entre les citoyens. En effet, sans préjuger de la teneur de la notion d’égalité, les Français ne sont pas identiques. Il y a les Français de naissance et les Français par acquisition de la nationalité ; il y a les Français qui n’ont qu’une seule nationalité et ceux qui en ont aussi une autre.
Dans ce contexte, il eût fallu trouver des symboles démontrant notre volonté de nous retrouver autour des valeurs républicaines, autour d’une histoire à construire ensemble. Or nous venons de passer quelques mois à distiller des messages de repli et de suspicion, alors que nous aurions dû diffuser un esprit de confiance et de fierté.
Quoi qu’il en soit, la proposition du Président de la République, telle qu’amendée par les députés, ne nous donnait le choix qu’entre deux réponses imparfaites, pour ne pas dire mauvaises.
La première consistait à dire que la proposition était inadaptée, inutile, qu’elle n’appelait aucune discussion. Une telle réponse, mes chers collègues, aurait très probablement été perçue comme une inconséquence, car les Français ont retenu que nous avons tous applaudi à Versailles, même si c’était pour des raisons diverses, et surtout pour marquer une volonté d’unité nationale.
Mme Éliane Assassi. Nous n’avons pas tous applaudi !
M. François Zocchetto. Mais, en temps de crise, les élus ne peuvent s’offrir le luxe d’une apparente versatilité.
Nous devions donc discuter de cette réforme, mais fallait-il pour autant avaliser l’apatridie ? Au regard de l’histoire, au regard de nos engagements internationaux, ce n’était tout simplement pas possible !
De surcroît, le texte adopté par l’Assemblée nationale était source de polémiques. On ne peut pas, d’un côté, inscrire dans la Constitution la déchéance de nationalité pour tous et, de l’autre, annoncer que l’on écrira le contraire lors de la ratification à venir d’un traité déjà signé. On voit bien l’inconséquence d’un tel raisonnement.
M. Charles Revet. Absolument.
M. François Zocchetto. Au contraire, le Sénat a fait le choix de la clarté. La solution que nous avons retenue est, je l’espère, la moins mauvaise. C’est pourquoi, par raison, comme la plupart d’entre vous, mes chers collègues, je voterai ce texte.
En guise de conclusion, je soulignerai trois évidences.
Tout d’abord, le Sénat a démontré depuis quelques mois sa détermination à produire tous les efforts possibles pour lutter contre le terrorisme. Nous avons même devancé les appels du Gouvernement, au travers de nos commissions d’enquête, missions d’information ou propositions de loi – je pense en particulier à celle, extrêmement aboutie, adoptée par le Sénat dès le mois de décembre, et dont je me félicite que le Gouvernement reprenne un certain nombre d’éléments. Nous nous sommes déployés sur tous les terrains de la lutte contre le terrorisme. Je vous demande, monsieur le garde des sceaux, de le rappeler à M. Le Roux, qui s’est permis ce matin de tenir des propos inacceptables ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. Hubert Falco. Honte à lui !
M. François Zocchetto. J’appelle maintenant le Gouvernement à accompagner notre réflexion, car il ne s’agit pas seulement de colmater les brèches. Il faut traiter le mal à la racine. Comment des jeunes éduqués au pays des Lumières peuvent-ils être séduits par un tel fanatisme ? Pourquoi cet extrémisme prend-il une dimension pseudo-religieuse ? Pourquoi une telle haine envers leurs compatriotes, terme qui d’ailleurs ne signifie rien à leurs yeux ?
Il faut comprendre, mais comprendre ne signifiera jamais justifier, excuser ou se culpabiliser. Il faut comprendre pour agir, pour valoriser ce qui fonctionne. Au-delà de la dérive de quelques milliers d’individus, n’oublions pas que 66 millions de Français récusent la barbarie ! C’est là l’espoir de la France. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à Mme Éliane Assassi, pour le groupe communiste républicain et citoyen. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Mme Éliane Assassi. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la barbarie de Daech a, une nouvelle fois, frappé ce matin en Europe, à Bruxelles. Nous nous inclinons devant les victimes de ces attentats et exprimons toute notre solidarité au peuple belge.
Ce que nous redoutions est arrivé : des attentats suicides, des attentats aveugles ont tué ou blessé des innocents par dizaines, au nom d’une idéologie fanatique.
Le drame de Bruxelles illustre la violence terrible qui secoue des régions du monde et pénètre dans notre société. Oui, notre pays doit être mobilisé pour repousser les agressions terroristes de Daech et de ses alliés.
Or, le projet de loi constitutionnelle que nous nous apprêtons à adopter ou à repousser ne répond pas au légitime besoin de sécurité, à la peur de notre population.
Le vote de cet après-midi ne porte pas sur le point de savoir s’il faut ou non combattre Daech. Notre détermination à cet égard est totale et nous avons, en particulier, toujours combattu les choix diplomatiques et guerriers qui ont créé le chaos.
Le vote porte sur une révision de la Constitution qui, selon nous et beaucoup d’autres, porte atteinte à des principes démocratiques, à des principes républicains.
Notre opposition à cette révision constitutionnelle porte sur le fond comme sur la forme.
Sur la forme, les deux dispositions essentielles de ce texte, la constitutionnalisation de l’état d’urgence et la déchéance de la nationalité, sont parfaitement inutiles et inefficaces.
Comme les partisans du projet de loi et M. le Premier ministre lui-même le reconnaissent, ces dispositions relèvent du symbole.
L’état d’urgence dispose déjà d’une valeur pleinement constitutionnelle. Sa constitutionnalisation n’apportera rien, sauf – et là réside l’une de nos critiques majeures – qu’elle le placera au sommet de la hiérarchie des normes, donc hors de portée d’éventuels recours. Ce que M. le Premier ministre appelle une sécurisation n’est rien d’autre, en réalité, qu’une sacralisation.
Or, la lecture de l’article 1er, même corrigé et rendu un peu plus présentable, nous inquiète fortement.
Cet article assure la consécration de l’ordre public dans la Constitution, mais en oubliant, au passage, son corollaire pourtant exigé par la jurisprudence du Conseil constitutionnel : le respect des libertés.
Certes, le Sénat a introduit le rappel de la compétence du juge judiciaire, mais nous aurions préféré qu’il soit signifié clairement qu’il n’y a pas d’ordre public sans respect des libertés.
Vous avez conservé, monsieur le rapporteur, la référence si floue, si temporellement incertaine, au « péril imminent » comme facteur déclenchant de l’état d’urgence.
La correction apportée n’écartera pas la possibilité d’un état d’urgence permanent, ad vitam aeternam. Une fois un attentat perpétré, une menace terroriste avérée, le péril imminent sera permanent.
L’empilement de vingt lois « antiterroristes » depuis 1986 n’a finalement pas permis et ne permet pas de remédier au phénomène des violences liées à l’islam radical.
Que, dans les jours qui ont suivi la tragédie survenue à Paris, le pouvoir ait affiché son autorité face à la menace, nous le comprenons. Mais que, quatre mois après, son discours n’évolue pas, alors que le Premier ministre évoquait ici même, le 17 mars dernier, des milliers de jeunes tentés par la radicalisation, cela nous inquiète fortement.
Ramener la paix dans une région dévastée par près de trente ans de conflits est la priorité absolue. Il faut éteindre ce foyer de haine.
L’élimination de Daech et des autres djihadistes exige une action résolue. La France doit user de toute son influence pour faire cesser le jeu dangereux de certains États avec les groupes armés islamistes. C’est le cas de l’Arabie saoudite, du Qatar, des Émirats arabes unis, mais aussi de la Turquie de l’autoritaire Erdogan, qui consacre plus de temps et d’énergie à combattre les démocrates kurdes qu’à faire cesser les livraisons d’armes et le trafic de pétrole en faveur d’Al-Nosra ou d’Al-Qaïda. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – M. Philippe Bonnecarrère applaudit également.)
Diminuer puis faire taire la violence chez nous en France, c’est donner les moyens aux services de renseignement et aux forces de sécurité d’agir, mais c’est aussi donner à l’école de nouveaux moyens pour recréer le lien social, c’est donner à chacune et à chacun la possibilité de trouver sa place dans la société, en particulier par le travail, c’est faire vivre la laïcité.
Ce n’est pas nous qui avons parlé d’apartheid social ; c’est le Premier ministre, au lendemain des tueries de janvier 2015.
Le discours sécuritaire ne peut pas être la réponse de fond apportée à la radicalisation ici et à la guerre ailleurs. Je le redis avec force, le recul de l’État de droit est une victoire pour Daech, qui n’a qu’un seul objectif : la déstabilisation de notre État de droit et la division de notre société.
La déchéance de nationalité, second point sur lequel porte la révision constitutionnelle, est l’exemple même d’une disposition qui divise, qui clive. Son annonce a, dans un premier temps, choqué, car elle était réservée aux binationaux.
Ce qui a choqué aussi, c’est la constitutionnalisation de cette mesure. Pour la première fois, la nationalité était définie dans la Constitution, mais sous une forme négative. L’introduction de ce concept rassembleur dans un texte fondant l’unité de la Nation est apparue à beaucoup comme contraire non seulement aux valeurs de la gauche, mais aussi et surtout aux principes républicains.
Depuis quatre mois, le Gouvernement et le chef de l’État tentent d’imposer cette disposition en louvoyant, en manœuvrant, au détriment des engagements passés, des attitudes passées et cependant récentes…
À l’Assemblée nationale, pour calmer votre majorité, vous avez instauré la « déchéance pour tous », tout en affirmant votre refus de l’apatridie, qui en serait pourtant la conséquence obligée.
Au Sénat, le Gouvernement a dit vouloir refuser le retour à la déchéance de nationalité pour les binationaux, mais il a approuvé la manœuvre procédurière de M. Bas visant à empêcher le vote sur les nombreux amendements de suppression. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Philippe Bas, rapporteur. C’est mal me connaître !
Mme Éliane Assassi. De fait, le Gouvernement a ainsi aidé à imposer le texte de la droite sénatoriale, c’est-à-dire celui qui prévoit la déchéance de nationalité pour les binationaux. Ce « pas de deux » entre le Gouvernement et la droite, tant ici qu’à l’Assemblée nationale, devient insupportable.
Introduire de la sorte le débat sur la nationalité est dangereux. La peur et la haine à l’égard de toute une population qui n’a rien à voir, de près ou de loin, avec l’islam radical se trouvent attisées.
M. Éric Doligé. C’est excessif !
Mme Éliane Assassi. La peur amène à bafouer les principes qui fondent la vieille Europe, celle qui, en 2003, refusait la guerre en Irak.
L’accord inique passé vendredi entre l’Union européenne et la Turquie relève de cette même logique.
M. le président. Il faut conclure, ma chère collègue.
Mme Éliane Assassi. Bafouant la convention de Genève sur les droits les plus élémentaires des réfugiés, l’Europe égoïste, l’Europe forteresse oublie ce qu’elle portait aux nues depuis sa création : les droits de l’homme.
Monsieur le garde des sceaux, le groupe communiste républicain et citoyen votera, unanimement et sans hésitation, contre un texte qui, s’il était voté, ternirait la République ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Didier Guillaume, pour le groupe socialiste et républicain. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Didier Guillaume. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, au nom du groupe socialiste et républicain, je veux exprimer toute notre solidarité aux victimes des attentats de Bruxelles et à leurs familles. Après la France, le Mali et la Turquie, c’est aujourd’hui la Belgique qui est touchée. Le monde entier était Charlie en janvier 2015, Paris en novembre dernier ; aujourd’hui, le monde entier est Bruxelles.
Oui, nous sommes en guerre, une guerre qui ne cesse de prendre de l’ampleur. À travers Bruxelles, c’est l’Europe qui a été touchée, disait le Président de la République. La réponse doit forcément être européenne. C’est à l’échelle de l’Europe que nous devons, sans répit, chercher les réponses à cette guerre.
Plus que jamais, en France, ce sont le rassemblement et l’unité nationale qui doivent primer. Plus que jamais aussi, nous devons faire vivre nos valeurs et, plutôt que de parler de la position de notre groupe sur ce texte, je voudrais évoquer ces valeurs. Je n’ai pas envie, aujourd’hui, de polémiquer sur tel ou tel vote intervenu la semaine dernière.
Quelle est notre vision de la société et du pacte républicain ? Les valeurs de la République ne sont-elles pas un bouclier contre toutes les tentations extrémistes ? Aujourd’hui, je crois que nous devons, plus que jamais, souder les Français autour de ces valeurs. Après les attaques terroristes de novembre, les trois couleurs bleu, blanc et rouge ont été fièrement brandies par nos concitoyens ou arborées aux fenêtres, pour manifester leur solidarité.
Cela a montré combien notre drapeau est reconnu comme un symbole de résistance et de liberté. Les Français ont répondu : « présent ! ». Ils ont signifié leur appartenance à la nation française, leur volonté de défendre la République et ses valeurs.
Nos compatriotes ont signifié que la France est debout en se parant de nos couleurs et en chantant notre hymne dans toutes les communes, dans tous les rassemblements.
M. Roger Karoutchi. Certains ne l’ont pas voulu…
M. Didier Guillaume. Pas dernièrement, monsieur Karoutchi !
Oui, qu’elle est belle, la France libre, fière, émancipée et bigarrée de novembre 2015 ! Nous tous, républicains, devons nous en réjouir.
Mais, en même temps, certains de nos concitoyens éprouvent de la méfiance à l’égard de nos valeurs, de nos couleurs, de notre drapeau.
Trop longtemps, le drapeau tricolore de la nation française, accaparé par certains, a signifié repli sur soi, rejet de l’étranger, nationalisme. (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
Cette triste vision est une erreur. Oui, nous devons dépasser la revendication patriotique d’un seul jour pour mieux ancrer nos valeurs dans la société. Il a fallu un attentat tragique pour que les Français se lèvent. Nous souhaitons que, désormais, ils restent debout pour défendre nos valeurs, la République et la nation française. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Alain Bertrand applaudit également.)
Trop longtemps, les républicains de tous bords ont délaissé le combat pour les valeurs, notamment pour la laïcité, pensant qu’elles étaient acquises.
La montée du communautarisme a fait croire à quelques-uns que cette laïcité était trop molle et inadaptée à notre temps. Pourtant, elle n’a jamais été aussi utile. Il faut la réaffirmer fortement comme un élément essentiel d’un patriotisme rénové.
Nous devons redonner du sens à notre « vivre ensemble ». Sans cela, la xénophobie, le racisme, le communautarisme, la défiance à l’égard de l’autre resteront fortement ancrés dans notre pays.
Le projet républicain et sa revendication sont de véritables boucliers contre le repli et la division. Soyons donc les maillons d’une chaîne d’union républicaine, afin de propager dans la société les valeurs acquises au fil de notre longue et belle histoire commune. Ces valeurs, nous pouvons nombreux les partager, les brandir, les faire prospérer.
Affermir ce qui nous unit, notre socle commun, voilà le travail que nous devons faire pour lutter contre le terrorisme, l’obscurantisme, le racisme, la xénophobie et faire en sorte que notre pays ne soit pas partagé, divisé, fracturé. Il serait dramatique que les attentats perpétrés ce matin à Bruxelles fassent ressurgir de vieilles maladies, de vieilles oppositions.
Oui, il est urgent que l’Europe se réveille, que le registre européen des données des passagers aériens, le PNR, soit mis en place.
Mme Nathalie Goulet. Oui, mais un véritable PNR !
M. Jean-Pierre Sueur. Le PNR est indispensable !
M. Didier Guillaume. Notre groupe insiste fortement sur ce point. Ce n’est pas en internant toutes les personnes fichées « S » que nous réglerons le problème du terrorisme. (Marques d’approbation sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Pour en revenir au texte qui nous occupe aujourd’hui, l’article 1er a été adopté à la quasi-unanimité, en tout cas à une très large majorité. Nous avons, en revanche, rejeté l’article 2. Notre groupe, à l’image de la société et de beaucoup de partis politiques, est divisé, mais nous avons tous voté contre le choix de la majorité du Sénat de stigmatiser les binationaux. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. François Grosdidier. C’est celui du Président de la République !
Un sénateur du groupe Les Républicains. C’est lamentable !
M. le président. Je vous en prie, mes chers collègues !
M. Didier Guillaume. La semaine dernière, j’ai entendu beaucoup d’orateurs du groupe Les Républicains annoncer qu’ils voteraient ce texte parce qu’ils soutiennent le Président de la République. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.) Si nous en sommes arrivés là, mes chers collègues, c’est parce que, à l’Assemblée nationale, un compromis a été passé entre les groupes socialiste et républicain et Les Républicains. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Jean-Louis Carrère. C’est un problème Sarkozy-Fillon !
M. Didier Guillaume. Peut-être cela vous gêne-t-il, mais c’est une réalité ! Je ne reprendrai pas les propos tenus par M. Lagarde ce matin ou par M. Estrosi la semaine dernière…
Pour faire aboutir une réforme constitutionnelle, un accord transpartisan est nécessaire. Le Sénat a fait le choix de ne pas aller dans cette direction. Peut-être cette position évoluera-t-elle, mais nous sommes aujourd’hui loin d’un accord ; je le regrette. Chacun prendra ses responsabilités.
M. Alain Fouché. Pas de problème !
M. Didier Guillaume. Pour conclure, je voudrais saluer le travail de Philippe Bas, président et rapporteur de la commission des lois. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.) Par ses connaissances et sa volonté d’avancer, il a dominé les débats. Naturellement, je regrette que nous n’ayons pas pu trouver un terrain d’entente sur l’article 2, mais je voulais, malgré nos oppositions, le remercier et le féliciter pour la qualité de nos débats. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et sur certaines travées du groupe du RDSE. – Mme Jacqueline Gourault et M. Christian Namy applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour le groupe écologiste. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe CRC.)
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je voudrais d’abord exprimer la solidarité et les sentiments fraternels du groupe écologiste aux victimes des attentats de Bruxelles, à leurs familles, à leurs proches, ainsi qu’à tout le peuple belge.
Nous savons la sidération et la douleur qui sont les leurs aujourd’hui, mais je voudrais aussi dire ma stupéfaction devant la récupération politique de ces tragiques événements à laquelle nous assistons depuis ce matin, de la part de quelques-uns de nos amis députés socialistes, taxant par voie de tweets la droite sénatoriale d’irresponsabilité, au motif qu’elle ne votera pas conforme la révision constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
Encore traumatisés par la tragédie de novembre, nous savons ce que vivent les Belges aujourd’hui : un peu d’humilité et de décence n’aurait pas été de trop… (Marques d’approbation sur les mêmes travées.)
La capture à Molenbeek par la police belge, en collaboration avec les services français, de Salah Abdeslam, dernier membre présumé en vie du commando des attentats du 13 novembre, démontre une fois de plus que ce n’est pas l’inflation législative qui résoudra le problème complexe de la menace terroriste.
La coordination et la coopération européennes en matière de renseignement et de police se révèlent en revanche vitales pour accroître l’efficacité de la lutte antiterroriste.
Ni les événements récents, ni le fond ou la forme des débats de la semaine dernière n’ont infléchi notre position sur cette constitutionnalisation.
Sur la forme, d’abord, puisque le Premier ministre a annoncé d’emblée que la proposition du Sénat ne serait jamais adoptée par une majorité de députés, il aurait donc fallu, pour ne pas lui déplaire, que les sénateurs, dans leur pluralité d’opinions, taisent leurs convictions et votent conforme ce projet de loi.
Quand certains ont osé émettre des réserves, pointer les abus auxquels pouvait donner lieu la mise en place de l’état d’urgence et, parfois, renvoyer le Gouvernement à ses contradictions, la réponse de celui-ci a consisté à occulter les faits.
Monsieur le garde des sceaux, vous n’avez pas répondu à la remarque sur les abus liés à l’état d’urgence que j’ai faite lors de l’une de mes explications de vote. Votre silence est-il un aveu ?
Avant la deuxième prorogation de l’état d’urgence, on dénombrait 3 189 perquisitions administratives, menées de jour et de nuit, certaines avec grand fracas et parfois humiliation des familles, 541 armes saisies, 382 interpellations, 406 assignations à résidence. Par ailleurs, 200 poursuites judiciaires avaient été engagées, mais seulement quatre procédures effectivement en lien avec le terrorisme ont été ouvertes, sans parler des assignations à résidence abusives, comme celles qui ont visé de simples militants écologistes pendant la COP 21.
Peut-être est-il plus urgent de pister de futurs terroristes, de réformer nos services de renseignement, de raccourcir les délais d’intervention de la police, de mieux gérer le numéro vert, saturé le 13 novembre, ou la communication à l’intérieur de la police, de faire lire à vos collaborateurs les travaux des chercheurs sur le terrorisme, d’investir plus et mieux pour désendoctriner et réinsérer les candidats au djihadisme, d’assainir le terreau dans lequel celui-ci se développe…
À vous écouter, monsieur le garde des sceaux, la déchéance de nationalité ne concernera pas que les binationaux, elle ne vise que les terroristes, et ceux qui contestent une telle mesure n’ont rien compris ou sont des émotifs. Qu’importent les 5 millions de Français binationaux, qui se sont sentis stigmatisés, et tous ceux, binationaux ou pas, qui ont été scandalisés qu’un gouvernement de gauche soit à l’initiative d’une telle disposition !
Il est également à regretter que le président Bas, avec la bénédiction du Gouvernement, ait eu recours à un article du règlement réduisant à néant l’espace d’expression des opposants à la constitutionnalisation de la déchéance de nationalité. Plus de soixante-dix sénateurs issus de tous les groupes de notre assemblée étaient pourtant signataires d’amendements de suppression de l’article 2, amendements qui n’auront été ni défendus ni mis aux voix.
M. Philippe Bas, rapporteur. Ils ont été présentés !
M. Roger Karoutchi. Ils ont été défendus !
Mme Esther Benbassa. Le 16 novembre, à Versailles, le Président de la République, le Gouvernement et les parlementaires étaient unis par un sens aigu de leur responsabilité commune. Cela valait-il blanc-seing pour engager des réformes à visée parfois électoraliste et aggraver une inflation législative n’ayant pas prouvé, jusqu’ici, son efficacité ?
M. Patrick Abate. Non !
Mme Esther Benbassa. L’« unité nationale », brandie comme un étendard contre toute forme de contestation de vos mesures, n’est plus qu’une utopie mort-née. Décréter la déchéance de nationalité n’unit pas et rassure encore moins. Le débat sur ce sujet s’arrêtera sans doute aujourd’hui. Que l’article 2 soit retiré ou que le texte entier s’enlise, il est temps d’admettre cet échec et de passer à l’action pour combattre le terrorisme. (Marques d’approbation sur les travées du groupe Les Républicains. – Murmures sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Comme annoncé lors de la discussion générale, le groupe écologiste votera contre cette révision constitutionnelle. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Jean Louis Masson, pour la réunion administrative des sénateurs n’appartenant à aucun groupe.
M. Jean Louis Masson. Monsieur le président, monsieur le ministre, chers collègues, cette réforme constitutionnelle aura peu d’efficacité concrète. En revanche, elle marque symboliquement notre détermination face au terrorisme et à tout ce qui peut le favoriser. En l’espèce, je pense notamment au communautarisme musulman,…
Mmes Éliane Assassi et Bariza Khiari. Encore !
M. Jean Louis Masson. … dont l’une des facettes est l’augmentation exponentielle du nombre des binationaux.
En effet, il est affligeant que, sous l’influence de la pensée unique, on refuse de regarder la vérité en face. Ainsi, les médias, les grands partis politiques et les soi-disant intellectuels bien-pensants prétendent qu’il ne faut pas faire d’amalgame. Cela n’a pas de sens, car personne ne pense un seul instant que tous les musulmans sont des terroristes ou que toutes les personnes issues de l’immigration sont dangereuses.
Mme Bariza Khiari. On n’en est pas loin…
M. Jean Louis Masson. Par contre, il faut avoir le courage de dire que les récents attentats terroristes ont été absolument tous commis par des musulmans extrémistes, lesquels étaient quasiment tous issus de l’immigration.
De même, les quatre présumés terroristes arrêtés la semaine dernière étaient tous des binationaux, en l’espèce un Franco-Marocain et trois Franco-Turcs. Là encore, il n’est pas question de dire que tous les binationaux sont des terroristes,…
M. Alain Gournac. Heureusement !
M. Jean Louis Masson. … mais, statistiquement, un binational a mille fois plus de chances qu’un Français de souche d’être un extrémiste radicalisé. (Vives protestations sur la plupart des travées.)
Mme Éliane Assassi. Dire ce genre de choses devrait être puni par la loi !
M. Michel Bouvard. C’est honteux !
M. Jean Louis Masson. Ce n’est pas moi qui le dis : ce sont les statistiques !
Mme Éliane Assassi. Il faut rappeler que le racisme est un crime !
M. Michel Bouvard. C’est une honte !
M. Jean Louis Masson. Plus généralement, il faut aussi cesser de travestir la vérité en prétendant que ces actes terroristes ne seraient que le fait de quelques illuminés. En effet, partout dans le monde, des pays sont mis à feu et à sang au nom de Mahomet, que ce soit à Bamako hier ou à Bruxelles aujourd'hui.
Ce ne sont pas des cas isolés. D’ailleurs, les attentats contre Charlie Hebdo ont été révélateurs, car, au cours de la semaine qui a suivi, des milliers de collégiens ou de lycéens issus des quartiers ont refusé de respecter la minute de silence. Pis, ils se sont même ostensiblement réjouis de cet attentat. (Protestations sur les travées du groupe socialiste et républicain, du groupe CRC, du groupe écologiste et du RDSE.)
Il faut donc réagir avec la plus grande détermination contre les dérives du communautarisme musulman, qui est le terreau de la radicalisation.
M. Jean-Pierre Bosino. N’importe quoi !
M. Jean Louis Masson. Si on ne le fait pas, les extrémistes musulmans continueront à recruter et la situation ira en empirant. Or la binationalité favorise le glissement des intéressés vers le communautarisme.
M. le président. Il faut conclure !
M. Jean Louis Masson. C’est en cela que la version de l’article 2 adopté par le Sénat est très positive, car elle met le doigt sur le cas des binationaux. (Nouvelles protestations sur les mêmes travées.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Mézard, pour le groupe du RDSE. (Applaudissements sur les travées du RDSE.)
M. Jacques Mézard. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le 13 novembre, les Bruxellois ont pleuré pour Paris. Aujourd'hui, nous pleurons pour Bruxelles, pour nos amis Belges. Nos pensées sont avec eux, même si notre devoir et notre mission sont de continuer le travail qui nous a été confié.
Le projet de loi de révision constitutionnelle dont nous avons été saisis suit un parcours chaotique – c’est un euphémisme ! –, cela parce qu’il est le fruit d’une accumulation d’ambiguïtés.
Il n’y a pas d’ambiguïté possible pour combattre Daech et le terrorisme, et je n’ai jamais douté de la volonté de l’exécutif, du Premier ministre, du ministre de l’intérieur d’accomplir jusqu’au bout leur très difficile tâche ; nous devons les soutenir dans cette lutte.
Ce projet de loi avait pour objectif affiché de rassembler les Français, de cristalliser dans la Constitution un moment d’unité nationale, d’union sacrée, pour rappeler celle qui, voici un siècle, cimenta la lutte contre l’agression. Un tel projet nécessitait une véritable concertation en amont avec les forces politiques représentées au Parlement, un consensus préalable et, bien entendu, l’absence de toute manœuvre venant de quelque bord que ce soit, démarche étrangère par nature à cette volonté de rassemblement et incompatible avec elle.
Si l’intention pouvait être pure, la réalisation a relevé de circonvolutions compliquées, révélatrices de contradictions et d’ambiguïtés constatées.
La réunion du Parlement en Congrès dès le 16 novembre fut une initiative heureuse, un grand moment de communion républicaine, d’émotion dans le meilleur sens du terme, marqué par le sentiment partagé qu’à travers chaque parlementaire c’était chaque citoyen, chaque quartier, chaque village qui exprimait rejet de la barbarie et attachement aux valeurs de la République.
Applaudir le chef de l’État, chanter La Marseillaise, c’était exprimer ensemble tout cela, c’était ce qu’attendaient de nous tous, à juste titre, les Français. Ce n’était point donner un blanc-seing à quelque texte que ce soit, à un moment où les Français sont préoccupés par la sécurité, par la mise en œuvre des moyens matériels et humains indispensables pour l’assurer, par les questions économiques, et non par l’accumulation de textes sans effet concret.
M. Patrick Abate. Exact !
M. Jacques Mézard. Autre ambiguïté : ce projet de révision est-il nécessaire, est-il utile, au-delà des efforts de ses auteurs et, encore davantage, de ceux de notre excellent président de commission, Philippe Bas ? Il suffit de se plonger dans son non moins excellent rapport pour répondre que ce projet n’était ni nécessaire ni utile.
En ce qui concerne la constitutionnalisation de l’état d’urgence, le Conseil constitutionnel a dit par trois fois depuis le 13 novembre que la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence était compatible avec la Constitution de 1958. Quant à l’argument selon lequel l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution protégerait les libertés, il est pour le moins réversible, car est-ce un progrès pour les libertés que de constitutionnaliser un troisième régime d’exception ?
Mme Éliane Assassi. Exactement !
M. Jacques Mézard. C’est d’ailleurs si peu utile que de très éminents parlementaires ont expliqué aux médias que, si le projet était réduit à l’article 1er relatif à l’état d’urgence, l’article 2 sur la déchéance de nationalité étant supprimé, il n’y aurait aucun intérêt à réunir le Congrès : on ne saurait mieux dire !
Quant à la déchéance de nationalité, les médias ont exposé, voici quelques jours, le fond de la pensée du chef de l’État sur ce sujet : encore une ambiguïté, aggravée par la communication simpliste, voire tronquée, de certains médias.
Les Français ont en effet pu penser qu’il s’agissait de créer la procédure de déchéance de nationalité, alors que cette procédure existe déjà,…
M. Roger Karoutchi. Eh oui !
M. Jacques Mézard. … que le Gouvernement l’a d’ailleurs, à juste titre, utilisée à plusieurs reprises ces derniers mois et que, comme l’a rappelé avec grande sagesse M. Badinter, il suffisait de modifier par une loi ordinaire l’article 25 du code civil pour atteindre l’objectif.
M. Hubert Falco. Exactement !
M. Jacques Mézard. Ambiguïté encore, car il est impossible de rendre compatibles la déchéance de nationalité pour tous et le refus de l’apatridie : c’est l’un ou l’autre, pas les deux !
J’ai entendu affirmer, ici et ailleurs, qu’il ne s’agissait pas de règles de droit, mais de symboles. Chacun appréciera, au moment où sécurité, emploi, pouvoir d’achat sont les priorités des Français, et non les discussions, certes passionnantes, sur ce texte.
Le groupe du RDSE votera très majoritairement contre le projet de loi, la plupart d’entre nous étant opposés au principe même de la révision constitutionnelle. Les autres, opposés au texte tel qu’il nous est soumis, s’abstiendront.
Je tiens à saluer la qualité des débats qui se sont déroulés au Sénat, dans un profond respect de toutes les opinions. Au sein même des groupes, tant majoritaires que d’opposition, des conceptions très divergentes, mais toutes respectables, se sont fait jour. Comment être indifférent aux propos pleins d’émotion de notre collègue Bariza Khiari sur les binationaux, à la fougue manifestée par M. Malhuret et par tant d’autres dans la défense des libertés individuelles ?
Je dois, une fois encore, saluer le travail de la commission des lois et de son président, qui a donné à ce projet de loi plus de clarté et de cohérence, et renforcé le respect des libertés.
C’est pourquoi, mes chers collègues, nous avons été profondément choqués par les attaques préméditées et totalement déplacées contre le Sénat venant, en particulier, de membres éminents de l’Assemblée nationale, voire de l’exécutif, qui ont reproché au Sénat « d’avoir commis une double erreur », de ne pas avoir cherché le « consensus », de n’avoir « pas essayé de reproduire » ce qu’avait fait l’Assemblée nationale… C’est tout le Sénat qu’ils attaquent, manifestant une fois de plus un profond mépris de la Haute Assemblée.
Monsieur le ministre, je sais que vous saurez vous faire mon interprète auprès de ceux de vos excellents collègues qui ont tenu ces propos. Quand on veut rassembler, on doit commencer par respecter : telle est ma conclusion ! (Vifs applaudissements sur les travées du RDSE, de l'UDI-UC, du groupe Les Républicains et du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Bruno Retailleau, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Bruno Retailleau. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, à mon tour, je voudrais assurer le peuple belge de notre solidarité et de notre compassion. Nous nous souvenons que, pour Térence, « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Chacun d’entre nous traduit aujourd’hui cette phrase ainsi : rien de ce qui touche nos amis belges ne nous est indifférent. Cet après-midi, nous nous sentons tous Belges, bien sûr !
Le discours que nous pouvons tenir cet après-midi n’est pas du tout celui que nous avions prévu avant que ne surviennent les événements de Bruxelles. Je voudrais cependant rappeler quelques évidences et quelques constats.
Tout d’abord, une arrestation ne fait évidemment pas le printemps de la paix. Nous sommes en face d’une organisation qui a la capacité de rendre coup pour coup. Tout se passe comme si Daech, qui subit un recul territorial, le compensait par une expansion et une capacité à frapper sur l’ensemble de la planète. Oui, nous sommes en guerre, dans une guerre qui ne dit pas son nom, dans une guerre qui s’est affranchie des codes militaires, des frontières et du champ de bataille ! Cette guerre ne connaîtra pas d’armistice et ne se terminera pas avec l’éradication de Daech.
Oui, nous sommes en guerre ! Nous sommes en guerre dans le long terme. Il faudra à la France une volonté farouche, une volonté tenace. Il faudra aussi que le peuple français se rassemble et que nous puissions nous montrer dignes de lui.
Jacques Mézard l’a dit à l’instant, le Sénat s’est montré digne dans tous ses débats, qui ont été d’une haute tenue. Je ne répondrai donc à aucune de ces attaques qui nous tirent vers le bas,…
Mme Joëlle Garriaud-Maylam. Très bien !
M. Bruno Retailleau. … mais je tiens à remercier Jacques Mézard et Esther Benbassa. Pour se rassembler, il faut bien sûr se respecter. Je pense aussi, comme Péguy, que tout ce qui élève unit. Je ne me laisserai donc pas aller à quelque facilité que ce soit. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mes chers collègues, je voudrais revenir sur nos débats. Quelle a été la position de la majorité sénatoriale, qui a fait preuve d’une cohésion absolument remarquable ? J’en profite pour saluer nos amis centristes, ainsi que mes camarades du groupe Les Républicains… (Sourires.) Nous avons dit, depuis le départ, que la constitutionnalisation de l’état d’urgence ne nous semblait pas nécessaire, mais nous avons voulu tendre la main, tout comme nous l’avons fait sur la déchéance de la nationalité, qui a enflammé le débat.
Bien sûr, il s’agit d’une mesure symbolique, mais il nous est apparu que Daech mène aussi une guerre symbolique. En effet, les images du World Trade Center ont sans doute fait plus pour Al-Qaïda que ses succès militaires en Afghanistan, de même que les images des attentats de Paris et de Bruxelles feront sans doute plus pour l’État islamique que ses victoires passagères au Levant. Ne laissons pas à cette organisation dangereuse le monopole de la puissance du symbole !
Nous avons dit aussi que la France était une nation civique, fondée non pas sur l’hérédité et la naissance, mais sur la volonté et le consentement, et que, par conséquent, la déchéance de la nationalité était une sorte de prolongement naturel de notre pacte républicain. Quand il n’y a plus consentement, il est juste que la qualité de Français puisse se perdre. Puisque cette dernière s’acquiert par le droit du sol, il est légitime qu’elle se perde par le prix du sang des Français blessés, massacrés – ou des Belges, bien sûr. En revanche, nous avons dit non à l’apatridie.
Où en sommes-nous aujourd’hui ? Trois textes ont fait, ou vont faire, l’objet d’une délibération. Un premier texte a été délibéré en conseil des ministres au mois de décembre dernier ; un deuxième a fait l’objet d’une délibération à l’Assemblée nationale et, bientôt, un troisième texte sera le fruit des délibérations du Sénat. Sur ces trois textes, deux sont en concordance : celui qu’a adopté le conseil des ministres et celui que le Sénat s’apprête à adopter dans quelques minutes.
Monsieur le ministre, pourquoi reprocher au Sénat d’être fidèle aux engagements du Président de la République, notamment sur l’apatridie ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC.) La réalité m’oblige à vous dire que la droite sénatoriale était rassemblée, mais que la gauche était divisée,…
Mme Éliane Assassi. Non, le parti socialiste !
M. Bruno Retailleau. … comme nous avons pu le constater ici même, il y a quelques instants, en écoutant les explications de vote des différents groupes. Nous savons aussi que le Gouvernement lui-même était divisé. D’ailleurs, l’une de ses figures iconiques a démissionné, il y a quelques mois, parce que l’idée de la déchéance de la nationalité la heurtait profondément.
Faites-nous au moins la grâce d’admettre que le Sénat ne se contente pas d’adopter une posture : il s’agit bien de notre conviction, que nous avons, après le Président de la République, constamment réaffirmée. Nous n’avons pas changé de ligne. Ne demandez pas aux sénateurs de jeter aux orties leurs convictions !
M. Alain Fouché. Très bien !
M. Bruno Retailleau. Le Premier ministre, au mois de janvier, avait dit, très exactement – je l’ai entendu –, que la déchéance de la nationalité ne serait pas conforme à nos valeurs ni aux engagements internationaux de la France. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.) Aussi, expliquez-nous pourquoi la déchéance de la nationalité serait contraire à nos valeurs en janvier et, deux mois après, conforme à ces mêmes valeurs. Nous n’avons pas varié, monsieur le ministre !
M. François Marc. C’est laborieux…
M. Bruno Retailleau. Vous ne pouvez pas vous appuyer sur la position de nos amis du groupe Les Républicains de l’Assemblée nationale. En effet, mon collègue Christian Jacob, lors des explications de vote sur ce texte, a déclaré que la plupart des députés de son groupe ne donnaient pas un blanc-seing au Gouvernement, mais qu’ils voteraient le texte de l’Assemblée nationale pour que le Sénat le réécrive.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Bruno Retailleau. C’est ce que nous avons fait, et on ne peut pas rejeter sur le Sénat la responsabilité des divisions qui, à gauche, ont conduit à dénaturer l’engagement du Président de la République ! (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC.)
M. le président. Il faut vraiment conclure !
M. Bruno Retailleau. Pour conclure, au-delà de la révision constitutionnelle, qui aboutira ou non, les Français nous attendent sur leur protection. Notre seule ligne, désormais, c’est la protection des Français, c’est l’unité de la France ! (Marques d’impatience sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme Marie-Hélène Des Esgaulx. Très bien !
M. Bruno Retailleau. Je suis sûr que le peuple de France retrouvera en lui-même les ressources qui lui ont permis, dans le passé, de surmonter tant de drames, tant d’épreuves, pour que, demain, il soit un grand peuple, capable d’éradiquer Daech et le totalitarisme islamique. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l’UDI-UC.)
Ouverture du scrutin public solennel
M. le président. Mes chers collègues, il va être procédé, dans les conditions prévues par l’article 56 du règlement, au scrutin public solennel sur l’ensemble du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, modifié.
Ce scrutin, de droit en application de l’article 59 du règlement, sera ouvert dans quelques instants. Il aura lieu en salle des conférences.
Je remercie nos collègues Colette Mélot, François Fortassin et Serge Larcher, secrétaires du Sénat, qui vont superviser ce scrutin.
Je rappelle qu’une seule délégation de vote est admise par sénateur.
Je déclare le scrutin ouvert et je suspends la séance jusqu’à seize heures trente, heure à laquelle je proclamerai le résultat.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures quinze, est reprise à seize heures trente-cinq.)
M. le président. Voici, compte tenu de l’ensemble des délégations de vote accordées par les sénateurs aux groupes politiques et notifiées à la présidence, le résultat du scrutin n° 184 :
Nombre de votants | 348 |
Nombre de suffrages exprimés | 337 |
Pour l’adoption | 176 |
Contre | 161 |
Le Sénat a adopté. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
Mes chers collègues, nous allons interrompre nos travaux pour quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à seize heures trente-cinq, est reprise à seize heures quarante-cinq.)
M. le président. La séance est reprise.
6
Questions d'actualité au Gouvernement
M. le président. Monsieur le Premier ministre, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, l’ordre du jour appelle les questions d’actualité au Gouvernement.
Je vous rappelle que la séance est retransmise en direct sur Public Sénat et sur le site internet du Sénat.
J’appelle chacun de vous, mes chers collègues, à observer au cours de nos échanges une des valeurs essentielles du Sénat : le respect des uns et des autres.
situation intérieure à la suite des attentats de bruxelles
M. le président. La parole est à M. Gérard Longuet, pour le groupe Les Républicains. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Gérard Longuet. Ma question s'adresse à M. le Premier ministre.
À l’image de l’opinion française, le Sénat, unanime, se tourne vers le peuple belge pour exprimer sa compassion et sa solidarité au regard des atrocités qui se sont déroulées ce matin à l’aéroport et dans les transports en commun de Bruxelles.
Monsieur le Premier ministre, je m’adresse à vous avec respect et gravité.
Avec respect, parce que vous avez la charge du gouvernement de la France dans un moment d’épreuve. Vous avez la responsabilité de l’action, pour laquelle nous n’avons jamais négocié notre soutien, dès lors qu’il s’agissait de mesures d’organisation juridique ou financière.
Avec gravité, parce que, au terme du vote qui vient d’avoir lieu dans cette assemblée, nous voulons vous dire que cette urgence et cette déchéance sont au cœur de nos préoccupations : l’urgence, c’est l’action ; la déchéance, car le fonctionnement normal de nos institutions exige d’aller au bout du dialogue pour sceller le pacte républicain.
Ma question est la suivante : quelle initiative allez-vous prendre pour que, sur un sujet aussi important, qui rassemble et divise au-delà des camps, nous puissions donner à l’opinion l’image d’un Gouvernement et d’un Parlement capables de présenter une réforme unitaire, telle que nous l’avions souhaitée à Versailles le 16 novembre dernier, et qu’il est encore possible d’obtenir si, respectant vos responsabilités constitutionnelles, vous vous efforcez de rapprocher les points de vue, et non pas de les opposer ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Manuel Valls, Premier ministre. Monsieur le président, cher Gérard Longuet, comme le président Larcher a eu l’occasion de le dire voilà un instant, mes premiers mots et mes premières pensées vont naturellement vers Bruxelles, qui a été lâchement frappée ce matin par des attaques terroristes.
Je pense, nous pensons aux victimes et à leurs familles. Même si le Président de la République et les ministres des affaires étrangères et de l’intérieur l’ont bien évidemment déjà fait, je veux de nouveau, ici au Sénat, assurer les autorités belges de notre soutien, de notre solidarité et, bien sûr, de notre amitié indéfectible.
Ces événements nous rappellent une fois encore tragiquement que nous sommes face à une menace globale. Nous sommes en guerre, comme je le dis depuis janvier 2015, en guerre contre l’islamisme radical, contre le djihadisme, contre le terrorisme, contre le fanatisme, et nous devons continuer à mener cette guerre avec détermination, avec les armes de l’État de droit et de la démocratie, c’est-à-dire avec les lois que l’immense majorité des sénateurs et des députés a votées.
Il y a eu deux lois antiterroristes, dont une dès l’automne 2012, que j’avais présentée ici même. Nous avions ensemble déjà détecté ce qui faisait la particularité de cette menace terroriste et de ce terrorisme, à savoir l’existence concomitante d’un ennemi extérieur et d’un ennemi intérieur.
Par ailleurs, nous avons fait voter deux lois sur le renseignement et apporté des moyens accrus à cette action. Jamais un gouvernement et un parlement n’avaient donné autant de moyens à nos forces de l’ordre et à nos armées pour lutter contre le terrorisme, mais il faudra aller encore plus loin dans la lutte contre la radicalisation, pour la justice et la sécurité de nos concitoyens, et accorder bien sûr des moyens encore plus importants.
C’est l’affaire d’une génération et il faudra engager une lutte de très longue haleine, très difficile – je le dis avec gravité et je vous remercie d’ailleurs, monsieur Longuet, du ton et des mots que vous avez employés – contre ces phénomènes de radicalisation, qui concernent aujourd’hui des milliers de jeunes en France.
C’est l’affaire d’une génération, qui devra faire l’effort de cette prise de conscience. Cette lutte nécessitera l’engagement de l’ensemble de nos services publics, mais aussi de la société.
Nous vivons une situation caractérisée par un niveau de menace jamais égalé, comme le ministre de l’intérieur le rappelait encore ce matin. Il faut une réponse à ce terrorisme qui nous frappe en France et en Europe, et celle-ci doit être européenne.
Ce terrorisme frappe les pays libres, les démocraties, les symboles, comme la Tunisie, le Mali, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire. Face à ce terrorisme, il y a bien sûr nos valeurs et notre démocratie à opposer, et il n’y a qu’une réponse possible : l’unité.
Il s’agit bien sûr de l’unité avec nos amis belges, mais aussi de l’unité de tous les États de l’Union européenne face au terrorisme. Il faut que l’Union prenne toute sa dimension sur ce sujet, car une Europe de la liberté doit s’accompagner d’une Europe de la sécurité. À cet égard, comme nous avons eu l’occasion de le dire voilà un instant à l’Assemblée nationale, il est temps que le Parlement européen adopte, par exemple, le dispositif de sécurité pour les passagers de compagnies aériennes, c’est-à-dire le PNR. En la matière, nous avons perdu assez de temps. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE.)
Il s’agit enfin de l’unité de la France, telle qu’elle s’est manifestée en janvier et en novembre 2015 autour des symboles de la Nation, comme je le disais ici mercredi et jeudi derniers.
Cette unité et ces valeurs, nous les défendons en poursuivant le débat démocratique. Le Sénat vient d’adopter à son tour le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, avec des modifications intéressantes pour ce qui concerne l’article 1er et des changements substantiels pour ce qui concerne l’article 2. C’est la preuve que la démocratie suit son cours, dans le respect du bicamérisme. (M. Jean-Louis Carrère applaudit.)
Nous avons eu des débats et des discussions, qui ont révélé d’incontestables désaccords. Il faut chercher à rapprocher les points de vue, car ma conviction personnelle, que rien ni personne ne fera changer, est que, face au terrorisme, il faut non seulement des réponses en matière de sécurité et de protection des Français, donc en termes de moyens, mais également des réponses symboliques.
Comme vous l’avez dit, monsieur Longuet, ce débat a divisé, ou tout du moins a eu lieu dans les deux camps politiques, pour reprendre une terminologie trop guerrière. En même temps, il s’agit d’un débat passionnant et passionné qui, contrairement à ce que j’entends, intéresse nos concitoyens, car nous nous posons ces questions que nous ne nous étions pas posées depuis des décennies : qu’est-ce qu’être Français dans ce moment-là ? Comment faire vivre la Nation, ce « plébiscite de tous les jours » ?
En ce qui me concerne, je considère qu’il faut continuer à avancer et à discuter, mais, monsieur le sénateur, il s’agit d’un débat non pas seulement entre le Gouvernement et le Sénat, ou entre la gauche et la droite, mais aussi entre le Sénat et l’Assemblée nationale.
Aussi, le Gouvernement, avec les présidents des assemblées, sous l’autorité du Président de la République, ne manquera pas de prendre des initiatives, à condition de savoir où nous allons pour trouver le chemin du rassemblement, question que je posais ici même voilà quelques jours.
Les Français attendent de nous le rassemblement et – je ne le dis ici en aucun cas comme une menace, mais comme une exigence – ils ne comprendraient pas, très sincèrement, que l’Assemblée nationale et le Sénat, la majorité et l’opposition, ne puissent se mettre d’accord sur ce qui fonde notre pacte républicain et national. Mesdames, messieurs les sénateurs, c’est à cette construction commune que je vous appelle. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Alain Bertrand applaudit également.)
désertification médicale
M. le président. La parole est à M. Raymond Vall, pour le groupe du RDSE.
M. Raymond Vall. Ma question, qui s'adresse à Mme la ministre de la santé, concerne la désertification médicale. Devenu la première des préoccupations des territoires ruraux, ce sujet concerne désormais également le territoire périurbain et urbain.
La table ronde organisée au Sénat par notre collègue Hervé Maurey s’est conclue sur un constat d’échec quant aux deux principaux dispositifs du pacte territorial de santé que sont le contrat d’engagement de service public et le contrat de praticien de médecine générale. D'ailleurs, vous avez vous-même, madame la ministre, reconnu dans la présentation du « pacte territoire-santé 2 » qu’ils doivent faire l’objet d’améliorations pour être beaucoup plus efficaces.
En outre, la loi de modernisation de notre système de santé prévoit l’adhésion obligatoire des hôpitaux locaux à un groupement hospitalier territorial. Si l’on en croit l’Association nationale des hôpitaux locaux, les deux tiers de ces 300 établissements verront leur service de médecine menacé. D’après cette même association, les établissements qui survivront ne pourront supporter longtemps les mêmes contraintes que les CHU. Il est donc nécessaire d’adapter ce texte. Telles sont les raisons pour lesquelles je vous ai demandé récemment de le revoir si nous voulons éviter de voir encore s’aggraver la désertification médicale.
En 2015, le Conseil national de l’Ordre des médecins a constaté la baisse constante des effectifs d’étudiants en médecine générale – elle est de 10 % depuis 2007 – et il estime cette baisse à 7 % par an dans les cinq prochaines années. Cela confirme bien l’inadaptation et l’insuffisance des mesures prises par l’État en matière de lutte contre la désertification médicale.
Madame la ministre, que comptez-vous faire pour enrayer ce qui est une véritable catastrophe ? (Applaudissements sur les travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales et de la santé. Monsieur le sénateur, je ne peux pas vous laisser dire que nous avons moins de médecins qu’auparavant !
L’enjeu, aujourd'hui, c’est non pas le nombre des médecins, mais la répartition de ces derniers sur le territoire. Nous formons plus de médecins qu’il y a dix ans. (Protestations sur les travées du groupe Les Républicains.) La France compte aujourd'hui un tiers de médecins de plus par tranche de 10 000 habitants qu’elle n’en avait au cours des années quatre-vingt-dix. Le problème, c’est qu’ils ont tendance à aller soit dans les grands hôpitaux, pour ce qui est du service hospitalier, soit dans les territoires urbains, pour ce qui est des médecins libéraux.
Consciente de cette situation, j’ai, dès 2012, engagé des actions. J’ai entendu que vous portez un regard mitigé sur la situation actuelle. Il faut, certes, toujours s’efforcer d’améliorer les dispositifs en place. J’attire votre attention sur le fait que nous attendions 1 700 contrats d’engagement de service public pour 2017 et que ce chiffre atteint d’ores et déjà 1 750. Il y a d’ores et déjà 570 médecins qui se sont installés dans des territoires comme praticiens territoriaux de médecine générale, même si nous devons naturellement aller au-delà.
Dans votre département, monsieur le sénateur, où il n’y avait pas une seule maison de santé en 2012, cinq sont d’ores et déjà en exercice et elles seront neuf d’ici à quelques mois. Ce sont des efforts concrets, qu’il faut évidemment amplifier.
Monsieur le sénateur, la mise en place des groupements hospitaliers de territoire doit avoir comme objectif de préserver dans la durée les hôpitaux locaux de proximité.
M. Didier Guillaume. Très bien !
Mme Marisol Touraine, ministre. Tel est mon objectif, telle est ma volonté, et les groupements hospitaliers de territoire sont faits pour donner de la force aux petits établissements, afin d’inciter des praticiens des grands établissements à aller dispenser des pratiques avancées dans les petits établissements, permettant ainsi d’assurer la présence médicale partout sur le territoire français. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. Raymond Vall, pour la réplique.
M. Raymond Vall. Madame la ministre, je vous remercie de votre réponse, mais je n’ai jamais dit qu’il y avait moins de médecins. Ce que j’ai dit, c’est qu’ils ne sont pas aux bons endroits ! De plus, vous n’avez pas répondu sur le problème que pose votre dispositif.
M. Bruno Sido. Très bien !
M. Raymond Vall. J’ai bien noté, en revanche, que votre objectif est de sauver les hôpitaux locaux de proximité. J’en tiens compte.
M. le président. Il faut conclure !
M. Raymond Vall. Enfin, je vous demande de bien vouloir reconnaître ce que vous avez vous-même concédé en présentant le pacte territoire-santé 2 : les contrats d’engagement de service public et les praticiens de médecine générale n’atteignent pas le niveau que vous aviez prévu. Surtout, ils ne sont pas aux bons endroits. (Applaudissements sur les travées du RDSE.)
M. le président. J’ai fait preuve de bienveillance, mon cher collègue ! (Sourires.)
accord entre l'union européenne et la turquie concernant les migrants
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour le groupe écologiste.
Mme Esther Benbassa. Ma question s'adresse à M. le secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes. Le 18 mars dernier, l’Union européenne a conclu avec la Turquie ce que d’aucuns qualifient d’« accord de la honte ».
Cet accord, dont l’applicabilité est douteuse, bafoue les principes essentiels de la convention de Genève et de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Pour sa part, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, l’OFPRA, a d’ores et déjà refusé d’y participer. Pour un Syrien refoulé de Grèce, un autre, resté dans un camp de réfugiés en Turquie et accepté officiellement en Europe, y entrera grâce à un corridor humanitaire.
En fait, l’Union européenne sous-traite sa crise migratoire à la Turquie, qui devient ainsi un « État sûr », alors que ce pays n’applique que très partiellement la convention de Genève et ne dispose pas de système de protection des réfugiés, ces derniers n’ayant aucune garantie de ne pas être refoulés vers un pays de persécution.
L’Union européenne accepte, en outre, de traiter avec un pays piétinant quotidiennement les droits humains et la liberté d’expression – le tout contre 6 milliards d’euros et une reprise des pourparlers pour son entrée dans l’Union européenne, entre autres ! Cette usine à gaz n’aurait qu’un but : en finir avec la « souffrance humaine ». Quel cynisme !
Comment la France s’est-elle prêtée à ce jeu, sachant que c’était, en fait, signer la fin de l’utopie européenne et réduire l’Europe à une simple machine bureaucratique et économique toute disposée à abdiquer la solidarité sous la pression du populisme et de la xénophobie ? (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Harlem Désir, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes. Madame la sénatrice, je veux vous assurer que le dispositif qui a été agréé entre l’Union européenne et la Turquie lors du Conseil européen du 18 mars dernier est évidemment en tout point conforme au droit international en matière de droit d’asile et au droit de l’Union européenne. Nous y avons veillé !
Ce dispositif vise à sauver des vies et à lutter contre le trafic d’êtres humains qui provoque des centaines de morts en Méditerranée et dans la mer Égée.
Concrètement, les migrants irréguliers arrivés en Grèce, qui ne font pas de demande d’asile ou qui ne sont pas en besoin de protection internationale, feront l’objet d’une réadmission en Turquie dans le cadre de l’accord de réadmission entre la Grèce et ce pays.
Pour ce qui concerne les demandes d’asile qui seraient introduites en Grèce, elles feront bien sûr l’objet d’un traitement individuel et elles ouvriront droit à un recours individuel. En aucun cas, il n’y aura d’expulsions collectives – c’est clairement rappelé dans le texte de la déclaration entre l’Union européenne et la Turquie.
Les règles européennes du droit d’asile permettent, dans des conditions précisément définies, de déclarer une demande d’asile irrecevable, c'est-à-dire de l’écarter, sans en examiner la substance.
Dans le cas de la Turquie, il existe sur le plan juridique deux possibilités qui découlent du statut du pays de premier asile ou de pays tiers sûr. Pour que ces conditions soient remplies, il faut notamment que la Grèce modifie sa législation pour intégrer ce concept de pays de premier asile ou de pays tiers sûr. Il faut aussi que la Turquie prenne les mesures que vous avez évoquées pour que le niveau de protection octroyée aux ressortissants des pays autres que la Syrie soit équivalent à celui qui est prévu par la convention de Genève.
Le respect du droit international et du droit de l’Union européenne était pour la France une condition de cet accord. Nous y avons veillé, et je veux vous redire ici que la France accueillera 30 000 réfugiés dans le cadre des accords de relocalisation ou de réadmission.
Nous tenons à ce que tous les États membres respectent leurs engagements en la matière, car il vaut mieux que les réfugiés syriens soient accueillis en Europe, ou d'ailleurs dans d’autres pays,…
M. le président. Il faut conclure, monsieur le secrétaire d'État.
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. … dans le cadre d’une procédure légale, plutôt que d’être dans les mains des passeurs et de risquer leur vie en Méditerranée ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa, pour la réplique.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le secrétaire d'État, pourriez-vous me dire pourquoi l’OFPRA a décidé de ne pas participer à cet accord, considérant que les principes de ce dernier allaient à l’encontre de ses convictions concernant le droit d’asile ? (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste.)
accord entre l'union européenne et la turquie
M. le président. La parole est à M. Michel Billout, pour le groupe CRC.
M. Michel Billout. Tout d’abord, je tiens à faire part, au nom du groupe communiste républicain et citoyen, de notre profonde émotion face aux lâches attentats qui ont eu lieu ce matin à Bruxelles. Nous tenons à assurer le peuple belge de notre totale solidarité dans cette dramatique épreuve. Le sujet que je souhaite moi aussi aborder n’est pas sans relation avec l’activité criminelle de Daech, dont on peut supposer qu’elle est à l’origine de ces nouveaux attentats.
Ma question s'adresse également à M. le secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes.
Le 18 mars dernier, les vingt-huit chefs d’État ou de gouvernement, ainsi que le Premier ministre turc, ont donc conclu un accord entre l’Union européenne et la Turquie. Celui-ci confirme la volonté des dirigeants européens de fermer les portes de l’Europe aux populations fuyant la guerre, les violences et la misère.
Outre les doutes quant à l’efficacité de ce dispositif qui ne fera qu’ouvrir d’autres routes pour les migrants, cet accord fait l’impasse sur les milliers de réfugiés déjà présents sur le sol européen, dont l’espoir d’être « réinstallés » se réduit de plus en plus, la Commission européenne venant de diviser par deux ses projets de « réinstallation ».
Cet accord est pourtant contraire au droit d’asile, dont les conditions sont fixées par la convention de Genève. Et le Haut-Commissariat aux réfugiés lui-même, le HCR, a fermement exigé son respect. Il y a donc une différence de point de vue et d’analyse par rapport à vous, monsieur le secrétaire d'État.
La Turquie, quant à elle, se voit gratifiée du label de « pays sûr », condition pour recevoir les réfugiés refoulés. C’est un comble, quand on sait que, depuis plusieurs mois, s’y développent la répression féroce contre la population kurde, la chasse aux démocrates et les atteintes aux libertés d’opinion et d’expression, les universitaires et les journalistes en étant particulièrement victimes. C’est un comble également quand on connaît la position très ambiguë de la Turquie vis-à-vis de Daech !
Ce sont 6 milliards d’euros d’aide qui sont promis, sans possibilité d’en contrôler le strict usage pour les migrants.
M. le président. Il faut poser votre question, mon cher collègue !
M. Michel Billout. Enfin, cet accord suscite de virulentes critiques au niveau international.
Ma question allait dans le sens de celle qui a été posée par Mme Benbassa. Je reprendrai la sienne : comment expliquer une telle contradiction avec la position de l’OFPRA, lequel a déclaré qu’il ne participerait pas à la mise en œuvre d’un accord contraire à ses valeurs ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. Je demande à chacun de respecter rigoureusement le temps de parole qui lui est imparti.
La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Harlem Désir, secrétaire d'État auprès du ministre des affaires étrangères et du développement international, chargé des affaires européennes. Permettez-moi tout d’abord, comme vous-même, monsieur le sénateur, d’exprimer à mon tour toute ma solidarité avec le peuple belge, comme avec toutes les victimes des attentats de ce matin. Ce n’est pas simplement la Belgique : au-delà de Bruxelles, c’est toute l’Europe, dont elle est la capitale, qui a été frappée. Nous sommes tous absolument mobilisés et solidaires de la Belgique dans ce moment.
J’en viens à votre question, monsieur le sénateur. Face à la crise migratoire, l’Union européenne a en effet cherché un partenariat avec la Turquie, un pays qui, outre qu’il est un partenaire stratégique pour régler la crise syrienne en elle-même, doit aussi être un partenaire dans la lutte contre le trafic d’êtres humains, dont je disais à l’instant à quel point il est meurtrier et indigne.
Dans le cadre de cet accord, nous avons veillé à faire en sorte que la Turquie puisse à la fois lutter contre les passages clandestins et réadmettre un certain nombre de migrants. Nous nous sommes également employés pour que soit mis en œuvre un accord de réinstallation de réfugiés syriens directement depuis la Turquie vers les pays de l’Union européenne.
En accord avec le HCR et évidemment avec l’OFPRA, qui agira dans le cadre de son mandat, les demandes d’asile des réfugiés syriens seront donc examinées. Elles le seront en particulier – c’est bien préférable – depuis la Turquie, comme depuis la Jordanie et le Liban, chacun de ces deux pays accueillant un million cinq cent mille réfugiés syriens sur leur sol.
Par ailleurs pour ce qui est des Syriens qui continueraient à arriver malgré tout en Grèce, les demandes d’asile seront évidemment examinées. L’OFPRA participera au processus, de même que des officiers de notre Police aux frontières, soit quelque 300 personnes au total qui ont été mises à la disposition de la Grèce, comme M. le ministre de l’intérieur l’a annoncé.
M. le président. Il faut conclure, monsieur le secrétaire d'État !
M. Harlem Désir, secrétaire d'État. Il sera procédé, comme en Allemagne, à l’examen de ces demandes et à la mise en œuvre de cet accord. J’en profite pour indiquer que nous avons insisté pour renforcer le soutien et l’aide à la Grèce. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
mesures de sécurité à la suite des attentats de bruxelles
M. le président. La parole est à Mme Hélène Conway-Mouret, pour le groupe socialiste et républicain.
Mme Hélène Conway-Mouret. Ma question s’adresse à M. le ministre de l'intérieur.
En ce moment de tragédie que vit la Belgique, nous sommes tous Bruxellois, dans un élan de solidarité identique à celui qui avait fait se tourner le monde entier vers Paris en janvier et en novembre derniers. Ce sont à nouveau des innocents qui ont perdu la vie dans les attentats de ce matin. Nos premières pensées vont naturellement aux victimes, aux nombreux blessés et à leurs proches, mais aussi à tous ceux qui sont sous le choc de cet acte odieux et lâche.
Cette fois, c’est l’Union européenne qui est touchée en son cœur. Nous avons une nouvelle démonstration, par cette attaque à forte valeur symbolique, de la volonté des terroristes d’agresser nos sociétés ouvertes et démocratiques.
Ces attentats surviennent dans la foulée de ceux qui ont frappé le Mali, la Turquie, la Côte d’Ivoire et la Tunisie, pour ne mentionner que ceux qui ont récemment illustré l’actualité. Il faut réaffirmer haut et fort que c’est en restant unis que nous gagnerons ce combat de longue haleine.
Monsieur le ministre, je tiens tout particulièrement à saluer l’action du Gouvernement (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.) et, en particulier, votre engagement, votre présence sur le terrain et votre parole claire et apaisante, si nécessaire dans le climat anxiogène qui nous entoure.
Grâce aux nouveaux dispositifs législatifs récemment adoptés par le Parlement et destinés à protéger notre pays – M. le Premier ministre les a rappelés il y a un instant –, grâce aussi à la lutte contre les réseaux mafieux qui financent le terrorisme, sans oublier la campagne contre le racisme lancée hier par le Gouvernement, qui a vocation à nous rapprocher les uns des autres, nous menons sur tous les fronts un combat implacable contre le terrorisme.
Monsieur le ministre, pouvez-vous nous informer de la façon dont la coopération s’organise et s’intensifie aux niveaux européen et mondial ? Je pense notamment à la mise en place du registre européen des données des passagers aériens, dit « PNR ».
Pouvez-vous également nous rappeler les mesures prioritaires prises à la suite de la réunion de crise qui a rassemblé ce matin, autour du Président de la République, le Premier ministre, le ministre de la défense et le ministre des affaires étrangères ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur. Madame la sénatrice, je veux tout d’abord, comme l’ont fait le Premier ministre et le secrétaire d’État chargé des affaires européennes, avoir une pensée pour les victimes des attentats abjects de ce matin. Je tiens également à exprimer ma solidarité à l’égard du Gouvernement et de l’administration belges.
Ceux qui ont commis ces attentats, il faut les désigner de leur vrai nom : ce sont des lâches ; ce ne sont en rien des martyrs.
Lorsque l’on se souvient que, voilà quatre ans, ces terroristes s’en sont pris à des enfants, à Toulouse et Montauban, lorsque l’on constate, comme j’ai pu le faire à Grand-Bassam avec le ministre des affaires étrangères, qu’ils ont tiré dans le dos de la directrice de l’institut Goethe d’Abidjan, lorsque l’on se rappelle le nombre d’innocents qui ont trouvé la mort parce qu’ils ont été, à Paris, en face de ces barbares, on ne peut les qualifier d’un autre nom. Ce ne sont pas des martyrs, car il n’y a chez eux aucun courage ; ce sont des lâches, et nous les combattrons sans trêve ni pause. (Très bien ! et applaudissements.)
Je veux également souligner que, pour nous montrer efficaces, nous devons renforcer considérablement la coopération européenne autour d’un agenda concret.
Comme l’a rappelé tout à l’heure M. le Premier ministre, les demandes de la France sont très nettes. Nous nous sommes battus pour qu’il y ait un PNR européen, c’est-à-dire un système d’enregistrement des passagers qui permette d’établir la traçabilité du retour des terroristes.
Or le Parlement européen ne veut pas l’inscrire à son débat, alors même que le trilogue avec la Commission et le Conseil a abouti à un accord. C’est totalement irresponsable !
M. Jean Bizet. Tout à fait !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Face à la crise terroriste, il faut que chacun prenne ses responsabilités et comprenne les conséquences qui s’attachent au refus de les prendre dans un contexte de menace terroriste extrêmement élevée.
M. Didier Guillaume. Très bien !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Il faut qu’un contrôle s’exerce aux frontières extérieures de l’Union européenne. Nous avons obtenu la modification de l’article 7-2 du code frontières Schengen.
M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Il faut pouvoir interroger le système d’information Schengen. Il faut que ce système soit informé par l’ensemble des services de renseignement. Et il faut lutter contre la fraude documentaire. Voilà l’agenda français au sein de l’Europe ! Nous ne transigerons pas pour obtenir les résultats qui permettront de protéger les ressortissants de l’Union. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain et du RDSE, ainsi que sur certaines travées du groupe Les Républicains.)
coopération judiciaire à la suite des attentats de bruxelles
M. le président. La parole est à M. Michel Mercier, pour le groupe de l’UDI-UC. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)
M. Michel Mercier. Ma question s’adresse à M. le Premier ministre.
Comme tous les Français, aujourd’hui, nous nous sentons Bruxellois, tout comme, voilà quelques mois, les Belges se sentaient Français. En effet, que nous soyons à Bruxelles ou à Paris, nous sommes tous Européens, et c’est notre mode de vie qui a été attaqué.
Nous sommes par ailleurs heureux de constater, à travers les conférences de presse qui se sont déroulées à Bruxelles entre responsables français et belges ces deux derniers jours, que la coopération entre nos deux pays fonctionne et produit des effets.
Néanmoins, armer l’Europe – nous attendons, comme vous tous, les décisions du Parlement européen sur ce point – nécessite aussi que l’on arme notre pays lui-même. Je voudrais de ce point de vue rappeler que le Sénat a été présent à tous les rendez-vous que vous lui avez donnés, monsieur le Premier ministre.
M. Bruno Retailleau. Très bien !
M. Michel Mercier. En 2012, nous avons voté la loi de lutte contre le terrorisme. À votre demande, nous avons ensuite adopté, en 2014, une nouvelle loi renforçant les moyens de la lutte antiterroriste. Nous avons enfin voté la loi relative au renseignement.
Nous avons voté ces textes sans éprouver d’autre sentiment que celui de faire notre devoir de Français, que nous appartenions à la majorité ou à l’opposition.
M. Bruno Retailleau. Très bien !
M. Michel Mercier. Nous ne demandions rien, nous n’attendions rien, nous voulions simplement que l’État soit efficace.
Voici quelques semaines, nous avons adopté, sur l’initiative de M. Philippe Bas, une proposition de loi visant à ouvrir les portes pour que la justice soit mieux armée contre le terrorisme. La semaine prochaine, nous commencerons l’étude d’un projet de loi, adopté par l’Assemblée nationale, qui reprend certaines des propositions que nous avions formulées alors. Nous souhaitons sur ce point, monsieur le Premier ministre, que le Gouvernement fasse preuve d’ouverture et respecte le Sénat.
Nous ne demandons rien, sinon la possibilité, par notre travail commun, de rendre l’État plus efficace. Toutefois, nous souhaitons très vivement que cessent les attaques contre le Sénat, encore entendues ce matin, et que nous puissions, ensemble, travailler pour la République. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains. – M. Gilbert Barbier applaudit également.)
M. Roger Karoutchi. Vous avez raison !
M. le président. La parole est à M. le Premier ministre.
M. Manuel Valls, Premier ministre. Monsieur le sénateur, cher Michel Mercier, vous nous demandez au fond si nous aimons le Sénat. Et vous nous en demandez des preuves… (Exclamations amusées sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Alain Gournac. Des preuves d’amour !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Vous nous demandez également si nous pouvons continuer à travailler ensemble.
Oui, bien sûr ! En l’occurrence, il ne s’agit pas d’amour, même si j’ai beaucoup d’affection et d’amitié pour vous ; il s’agit plutôt de respect de nos institutions. Chacune de nos deux assemblées se voit assigné par la Constitution des responsabilités et des prérogatives propres.
Bernard Cazeneuve et moi-même, quand j’occupais la fonction de ministre de l’intérieur, avons proposé au Parlement des lois de lutte contre le terrorisme, en 2012, puis en 2014. Dans les deux cas, alors que rien dans la Constitution ne nous y obligeait, puisque le vote conforme des deux assemblées n’était pas requis, nous avons ensemble tenu à rassembler autour de ces textes une très large majorité de députés comme de sénateurs. La première de ces lois avait d’ailleurs été examinée d’abord par le Sénat. (M. Jacques Mézard acquiesce.)
De même, le Sénat a apporté son regard propre et ses propositions, respectueuses du droit, sur la loi relative au renseignement.
Enfin, on peut mentionner la loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l’Union européenne, qui donne plus de pouvoir aux forces de sécurité, mais aussi aux magistrats, là encore dans le respect de l’État de droit et de nos libertés. Une très large majorité a été trouvée à l’Assemblée nationale pour soutenir ce texte. En outre, les propositions adoptées en première lecture par le Sénat, notamment sur l’initiative de M. Philippe Bas, ont trouvé à l’Assemblée nationale un écho plus que positif.
Oui, nous pouvons travailler ensemble, et ce tout particulièrement lorsqu’il s’agit de la lutte contre le terrorisme et de la protection de nos concitoyens. Par conséquent, sur tous ces sujets, le Gouvernement se montre disponible pour travailler avec le Sénat et, plus largement, avec la majorité comme avec l’opposition des deux assemblées.
Il reste évidemment la révision constitutionnelle ; j’ai répondu tout à l’heure à Gérard Longuet sur ce sujet. Encore une fois, monsieur le sénateur, j’ai pour ma part la conviction que les Français attendent que nous soyons capables de nous rassembler ! (Murmures sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Charles Revet. C’est ce que nous avons fait !
M. Manuel Valls, Premier ministre. Ce rassemblement s’impose, à la suite non seulement du discours du Président de la République du 16 novembre dernier, mais aussi du vote de l’Assemblée nationale sur la révision constitutionnelle. Ce vote a vu les familles politiques se diviser, mais il a aussi vu une majorité des trois cinquièmes se constituer sur une proposition.
Vous venez de vous prononcer sur un texte. Sur l’article 2 de ce projet de loi constitutionnelle, même si je crois qu’il existe des possibilités d’accord sur les principaux objectifs, il reste incontestablement du chemin à faire.
Pour trouver un accord, il faut que chacun veuille bien avancer. Le Gouvernement est prêt à le faire, l’Assemblée nationale le devra aussi. Quant au Sénat, même si son vote est tout frais, je ne doute pas qu’il voudra avancer.
Selon moi, nos compatriotes attendent que nous disions clairement si nous considérons que celui qui prend les armes contre ses propres compatriotes et nos valeurs partagées peut rester français ou non, selon des procédures prévues par la Constitution et par la loi. Voilà la réponse qu’ils attendent !
Par cette réponse, nous ferons ensemble la démonstration non seulement de notre volonté de travailler de concert, mais surtout de la volonté d’union qui nous rassemble, monsieur le sénateur. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Alain Bertrand applaudit également.)
pnr européen (données des dossiers des passagers)
M. le président. La parole est à M. Jean Bizet, pour le groupe Les Républicains.
M. Jean Bizet. Ma question s’adresse à M. le Premier ministre.
Les attentats perpétrés ce matin à Bruxelles nous ont de nouveau plongés dans l’horreur : horreur pour le peuple bruxellois, horreur également pour l’ensemble du peuple européen. Comme bon nombre de mes collègues, mes premières pensées vont aux victimes et à leurs familles.
Face à cette horreur, il est plus que jamais nécessaire de poser les bonnes questions. La plus importante a d’ailleurs déjà été évoquée par certains d’entre nous : il s’agit du dossier du PNR. Ce fichier d’identification doit dresser la liste de toutes les personnes utilisant les transports aériens dans l’espace européen et organise des échanges d’informations avec nos partenaires américains.
Or ce dossier, monsieur le Premier ministre, fait depuis exactement sept ans l’objet de notre travail. Le premier d’entre nous à s’être penché sur cette question n’était d’ailleurs autre que Robert Badinter.
Ce projet a reçu l’assentiment, voilà quelques semaines, de la commission Libertés civiles, justice et affaires intérieures du Parlement européen, par 38 voix contre 19 et 2 abstentions. Néanmoins, il n’a malheureusement pas pu être inscrit à l’ordre du jour de la session plénière, tout simplement parce qu’une fraction d’élus, issus tant de l’extrême droite que de l’extrême gauche et de quelques autres tendances politiques, a refusé cette inscription. (Mme Cécile Cukierman s’exclame.) Ce n’est pas acceptable !
Mme Éliane Assassi. C’est la démocratie !
M. Jean Bizet. Une majorité d’États membres ont élaboré des PNR nationaux, mais cela se révèle insuffisant : il faut que ces différents registres soient connectés entre eux.
M. le président. Veuillez poser votre question, mon cher collègue !
M. Jean Bizet. Voici ma question : monsieur le Premier ministre, quand allez-vous entamer un dialogue avec les élus qui refusent l’inscription du PNR à l’ordre du jour du Parlement européen ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Catherine Troendlé. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le ministre de l’intérieur.
M. Bernard Cazeneuve, ministre de l'intérieur. Monsieur le sénateur, je profiterai tout d’abord de l’occasion qui m’est offerte par votre question pour apporter une information au Sénat : l’OFPRA a tout à fait l’intention d’appliquer l’accord avec la Turquie, et ce qui a été dit à ce sujet aujourd’hui dans cet hémicycle n’est pas exact. Je tiens d’ores et déjà à remettre les choses au clair ; le directeur de l’OFPRA aura par ailleurs l’occasion de s’exprimer pour rappeler la position de l’Office. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
En ce qui concerne le PNR, il nous faut être très précis. En février 2015, c’est-à-dire un mois après les premières attaques de Paris, j’ai rencontré les membres de la commission Libertés civiles, justice et affaires intérieures du Parlement européen. Depuis des mois, cette commission refusait d’avancer sur ce sujet, en raison notamment de sa légitime préoccupation quant à la compatibilité du PNR avec la protection des libertés publiques.
J’ai alors engagé, de concert avec les autres ministres de l’intérieur de l’Union européenne, notamment avec mon collègue allemand Thomas de Maizière, un travail approfondi et de longue haleine, consistant à rencontrer l’ensemble des parlementaires européens, afin de les convaincre. Les ministres des affaires européennes se sont également mobilisés, et nous avons ainsi obtenu un accord, qui a été acté au mois de décembre dernier dans le trilogue entre la Commission européenne, le Conseil européen et le Parlement européen.
Cet accord, outre la création d’un PNR européen, entérinait la prise en compte des vols charters, ce qui est très important pour lutter contre le terrorisme, et des vols intraeuropéens. Il devait permettre une conservation de cinq ans des données en question. Enfin, il instaurait une durée de masquage de six mois ; notre demande était d’un an, mais nous avons accepté ce compromis. Cet accord devait conduire à l’adoption définitive de ce dispositif vers la fin de l’année 2016.
Or, quand nous avions obtenu un accord sur ces points dans le trilogue, le Parlement européen n’a pas accepté d’inscrire ce texte à l’ordre du jour de la session en cours.
Cette position pose un réel et sérieux problème compte tenu du niveau de risque terroriste auquel nous sommes confrontés. En effet, le PNR constitue la seule possibilité d’établir la traçabilité du retour sur le sol européen des terroristes qui empruntent des vols en provenance de la Turquie à destination de l’Europe.
M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Ne pas mettre en place cette mesure, c’est nous condamner à demeurer longtemps encore aveugles face au terrorisme : ce n’est pas responsable au vu de la menace à laquelle nous faisons face.
M. Éric Doligé. C’est sûr !
M. Bernard Cazeneuve, ministre. Voilà la raison pour laquelle nous reprenons notre bâton de pèlerin, afin de convaincre les députés européens. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Jean Bizet. Très bien !
mesures à la suite du conseil des ministres de l'agriculture de l'union européenne
M. le président. La parole est à M. Éric Jeansannetas, pour le groupe socialiste et républicain.
M. Éric Jeansannetas. Ma question s’adresse à M. le ministre de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la forêt.
Monsieur le ministre, la situation dramatique à laquelle sont confrontés nos agriculteurs n’est plus à démontrer. L’évolution défavorable du marché et la spirale infernale de la baisse des prix agricoles alimentent les craintes dans nos territoires.
Selon l’indice de février de la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, la chute des prix est telle que, pour le lait et le porc, les prix proposés aux agriculteurs sont inférieurs à leurs coûts de production. Il était temps de prendre acte du fait que la libéralisation exacerbée, qui est au cœur de la loi de modernisation de l’économie, ne peut fonctionner pour le marché agricole.
M. Alain Néri. Très bien !
M. Éric Jeansannetas. Monsieur le ministre, vous avez obtenu la semaine dernière à Bruxelles un accord qui va dans le bon sens : réintroduire de la régulation dans le marché agricole. Grâce à votre travail de concertation, ce sont vos propositions, celles de la France, qui ont été entendues. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Roland Courteau. Bravo !
M. Éric Jeansannetas. Le commissaire européen à l’agriculture, M. Phil Hogan, s’est ainsi engagé à mettre en place des mesures fortes, à commencer par le déclenchement, pour la première fois, de l’article 222 du règlement portant organisation commune des marchés des produits agricoles, qui doit permettre de limiter temporairement la production et, par conséquent, de faire remonter mécaniquement les prix du lait.
Le doublement des plafonds d’intervention pour la poudre de lait et le beurre, ainsi que la remise en place de mesures de stockage privé pour le porc, vont également donner un peu d’air à nos producteurs.
De même, nous pouvons nous réjouir du feu vert obtenu pour expérimenter l’étiquetage de l’origine des viandes et du lait dans les produits transformés.
Soutenir nos producteurs en limitant les risques liés au marché, voilà le sens de notre combat et de votre action, monsieur le ministre. C’est aussi le sens de la lutte pour le maintien des crédits de la PAC, comme celui de la loi d’avenir pour l’agriculture. C’est enfin le sens de l’ensemble des plans de soutien adoptés ces derniers mois pour venir en aide à nos agriculteurs.
M. le président. Veuillez poser votre question, mon cher collègue.
M. Éric Jeansannetas. Ce sera également le sens de la proposition de résolution de notre groupe, portée par nos collègues Cabanel, Montaugé et Guillaume, pour aller vers le renforcement des outils de stabilisation des revenus de nos éleveurs.
Ma question, monsieur le ministre, est la suivante : comment cet accord va-t-il se traduire concrètement ? Vous avez fait votre travail, vous l’avez très bien fait. (Exclamations ironiques sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. Didier Guillaume. Reconnaissez-le, chers collègues !
M. le président. Il faut conclure !
M. Éric Jeansannetas. Qu’attendez-vous de la part des acteurs des filières concernées, des industriels et des distributeurs ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Stéphane Le Foll, ministre de l'agriculture, de l'agroalimentaire et de la forêt, porte-parole du Gouvernement. Monsieur le sénateur, avant de vous répondre, je souhaite dire à la représentation nationale que j’ai appelé mon homologue belge pour lui faire part de ma solidarité. En effet, c’est aussi avec le soutien de la Belgique que nous avons pu faire bouger en partie les choses et obtenir à Bruxelles la semaine dernière cet accord que vous avez évoqué.
Avec cet accord, il s’agit de prendre en compte le fait que la baisse des prix touche tous les pays européens et qu’elle est liée à une surproduction, elle-même due à plusieurs facteurs. Certes, on peut citer l’embargo russe, mais c’est surtout l’évolution de la production, en particulier sur le marché du lait, qui dépasse largement aujourd’hui la demande, qu’elle soit européenne ou mondiale, qui est en cause.
Je tiens à rappeler quelques chiffres. Depuis le début de l’année ont été mises à l’intervention, c’est-à-dire stockées par des opérateurs, en l’occurrence les laiteries, quelque 52 000 tonnes de poudre de lait. Il faut comparer ce volume avec les 40 000 tonnes qui ont été stockées sur toute l’année 2015 : en deux mois et demi, on a stocké pratiquement le double de l’année dernière. Si ce n’est pas un signe clair d’un état de surproduction, je ne sais pas ce que c’est !
C’est pourquoi, sur la base de ce constat, j’ai pu faire avancer la position française, qui consiste en quelque sorte à réguler un marché lorsque celui-ci est en train de se déréguler. Pour ce travail, nous avons besoin de mobiliser l’article 222 du règlement portant organisation commune des marchés des produits agricoles – vous l’avez évoqué, monsieur le sénateur –, qui permettra de moduler, maîtriser et stabiliser la production.
Ce matin, avec l’ensemble de l’interprofession laitière française, a eu lieu une réunion qui s’est très bien passée.
M. le président. Il faut conclure, monsieur le ministre !
M. Stéphane Le Foll, ministre. L’interprofession s’engage à soutenir et à mettre en œuvre tous les moyens pour appliquer ce que nous avons décidé. Cela nécessitera la mobilisation des ministres et du conseil des ministres, mais aussi celle de l’ensemble des partenaires syndicaux à l’échelle européenne. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Alain Bertrand applaudit également.)
moyens accordés à la justice à la suite des attentats de bruxelles
M. le président. La parole est à M. Mathieu Darnaud, pour le groupe Les Républicains.
M. Mathieu Darnaud. Ma question s'adresse à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le garde des sceaux, ce matin, à Bruxelles, les terroristes ont encore frappé. À mon tour, je tiens à exprimer toute ma solidarité à l’égard du peuple belge. Nous entendons et nous partageons cette exigence de rassemblement. Forts de cet état d’esprit, nous avons l’ardente obligation d’agir par tous les moyens à notre disposition contre le terrorisme, notamment grâce à notre arsenal judiciaire.
La proposition de loi présentée par Philippe Bas, président de la commission des lois du Sénat, que nous avons adoptée ici même le mois dernier, met en place un régime d’exécution des peines plus rigoureux que le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale.
Dans ce texte, l’Assemblée nationale a introduit certaines de nos mesures, notamment la perpétuité réelle et la « déradicalisation » dans le cadre de sursis avec mise à l’épreuve. En revanche, elle n’a pas retenu notre proposition d’une plus sévère répression des actes terroristes et d’une exécution plus rigoureuse des peines, non plus que certaines nouvelles infractions pénales, telles que le délit de séjour sur un théâtre étranger d’opérations terroristes ou le délit de consultation habituelle de sites terroristes.
Les événements tragiques de ce matin renforcent les convictions qui nous ont guidés lors de l’élaboration de cette proposition de loi. Monsieur le garde des sceaux, ne pensez-vous pas que l’ensemble de l’arsenal juridique proposé par le Sénat devrait rapidement entrer dans notre droit, tout comme les mesures que vous avez vous-même proposées ? (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Jean-Jacques Urvoas, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le sénateur, votre question mérite une réponse extrêmement précise. Au moment de la discussion de la proposition de loi de Philippe Bas au Sénat, dont Michel Mercier était le rapporteur, j’ai insisté sur la disponibilité de l’Assemblée nationale, relayée par le président de la commission des lois, Dominique Raimbourg, et sur celle du Gouvernement.
Dans la mesure où nous avons le même objectif, mais où nous divergeons quelque peu sur les moyens et les chemins pour y parvenir, notre responsabilité est de tout faire pour aboutir.
Le Gouvernement présente un texte à trois voix : celle du ministre de l’intérieur d’abord, pour ce qui lui incombe, à savoir des mesures issues de l’observation de l’état d’urgence, visant à combler les lacunes qui auraient pu être décelées et qui ont le mérite de pouvoir être opérationnellement couvertes ; celle du ministre des finances ensuite, pour lutter contre le financement du terrorisme international, notamment le blanchiment, puisque, là aussi, un certain nombre de lacunes ont été constatées ; celle de la Chancellerie, enfin, pour les dispositions destinées à accroître notre arsenal pénal, quand les magistrats enquêteurs en font la demande, c’est-à-dire indiquent que des incriminations leur manquent, ainsi que certains aspects financiers, qu’il faut aussi pouvoir ajuster.
Nous avons proposé un texte, qui a été adopté à l’Assemblée nationale avec une majorité extrêmement massive, ce dont j’ai remercié la totalité des groupes parlementaires qui y ont contribué.
Tout à l’heure, devant la commission des lois du Sénat, j’attesterai de la même disponibilité. Sur un certain nombre de points, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas aboutir. Nous avons par exemple d’un commun accord déjà discuté avec Michel Mercier de certains aspects qui sont dans le texte, mais qui faisaient l’objet d’une demande initiale du Sénat, à savoir allonger la peine de sûreté de vingt-deux ans à trente ans pour le terrorisme et évoquer enfin la perpétuité réelle. Vous l’avez souligné, monsieur le sénateur, ce sont là des avancées positives.
Selon vous, nous pouvons encore évoluer sur certains points. Je ne demande qu’à être convaincu, dans le respect des conventions internationales et des règles que le Conseil constitutionnel a déjà largement fixées.
Sous ces réserves, vous savez bien que vous trouverez auprès du Gouvernement une réelle qualité d’écoute sur ces sujets qui ne nous divisent pas. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. le président. La parole est à Mme Delphine Bataille, pour le groupe socialiste et républicain.
Mme Delphine Bataille. Je tiens à mon tour à renouveler nos pensées fraternelles aux proches des victimes de Bruxelles.
Ma question s'adresse à Mme la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.
Madame la ministre, le dispositif de soutien à l’embauche mis en place pour cette année dans les PME contribue à accélérer le retour à l’emploi des personnes au chômage et favorise l’emploi de qualité pour les demandeurs les moins qualifiés. Aujourd’hui, plus de 100 000 demandes ont été accompagnées, et leur nombre s’accroît chaque jour.
Si le bénéfice de cette aide financière pour l’embauche vaut également pour les CDD et les contrats de professionnalisation de plus de six mois, les demandes concernent à ce jour en très grande majorité des CDI des entreprises de moins de 50 salariés, mais, surtout, bénéficient massivement aux jeunes de moins de 26 ans.
Ce dispositif, facile d’accès pour les entreprises concernées grâce à la dématérialisation de la procédure et à l’absence de justificatif lors de la déclaration, vient renforcer l’aide à la première embauche décidée l’été dernier. Par ailleurs, il constitue pour les entreprises qui retrouvent le chemin de la croissance une occasion d’embaucher et d’accélérer les recrutements. Ainsi, si le rythme actuel se poursuivait, le dispositif pourrait atteindre un million d’embauches d’ici à la fin de l’année.
Madame la ministre, pouvez-vous nous préciser les retours de la part des salariés et des entreprises concernés sur ce dispositif et nous confirmer les données actuelles, ainsi que les perspectives encourageantes ? Enfin, pouvez-nous nous indiquer si une extension dans la durée du dispositif est envisageable ? (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain. – M. Alain Bertrand applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme la ministre.
Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Madame la sénatrice, le plan emploi annoncé par le Président de la République le 18 janvier dernier vise plusieurs objectifs.
Le premier consiste à former les demandeurs d’emploi, notamment les moins qualifiés, en partant des besoins des entreprises, bassin d’emploi par bassin d’emploi.
Ce plan représente près de 500 000 actions de formation supplémentaires en direction des demandeurs d’emploi. Clotilde Valter, secrétaire d'État chargée de la formation professionnelle et de l'apprentissage, et moi-même signons l’ensemble des conventions régionales. Nous avons commencé vendredi dernier et aurons fini de toutes les signer d’ici à la fin du mois, afin d’accélérer l’entrée en vigueur de ces conventions, dans un total accord avec l’Association des régions de France et les présidents de région. Cela répondra également aux métiers en tension dans les différents bassins d’emploi.
M. Didier Guillaume. Tout à fait !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Le deuxième objectif vise à accélérer et accroître la création d’emplois grâce à cette aide en direction des TPE-PME, mais aussi des associations, pour les recrutements de CDD de plus de six mois, les CDI et les contrats de professionnalisation que nous souhaitons sensiblement amplifier sur l’ensemble du territoire.
Les premiers résultats sont très positifs : près de 100 000 demandes à ce jour ont été formulées en moins de deux mois,…
M. Didier Guillaume. Excellent !
Mme Nicole Bricq. Bravo !
Mme Myriam El Khomri, ministre. … parce que nous avons proposé un dispositif lisible et simple, en dématérialisant les procédures. Près de 40 000 entreprises ont formulé des demandes, soit près de deux emplois créés par chacune de ces entreprises.
Ce dispositif correspond en outre à des objectifs en termes de qualité d’emploi. Deux tiers des embauches le sont au titre de CDI. Lorsque le Président de la République et moi-même, avec certains parlementaires, nous rencontrons les entreprises concernées, nous nous apercevons que, bien souvent, ce sont les emplois précaires qui sont transformés en CDI. En outre, quelque 35 % des CDI concernent des jeunes de moins de 26 ans, et 80 % des TPE.
M. le président. Il faut conclure, madame la ministre !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Des évaluations auront lieu. Cette aide peut être formulée au cours des deux prochaines années, c'est-à-dire le temps du basculement du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi en allégements de charges. Cela permettra aux entreprises qui retrouvent le chemin de la croissance d’accélérer la création d’emplois. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
M. Didier Guillaume. Très bien !
M. le président. Nous en avons terminé avec les questions d'actualité au Gouvernement.
Je vous rappelle que les prochaines questions d’actualité au Gouvernement auront lieu le jeudi 31 mars 2016 et seront retransmises sur France 3 et Public Sénat et sur le site internet du Sénat.
Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux quelques instants.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-sept heures quarante, est reprise à dix-sept heures quarante-cinq, sous la présidence de Mme Françoise Cartron.)
PRÉSIDENCE DE Mme Françoise Cartron
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
7
Mise au point au sujet d’un vote
Mme la présidente. La parole est à M. Francis Delattre.
M. Francis Delattre. Madame la présidente, lors du scrutin n° 184 sur l’ensemble du projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation, j’ai glissé le mauvais bulletin ! J’ai donc été comptabilisé comme ayant voté contre, alors que je souhaitais voter pour.
Mme la présidente. Acte vous est donné de cette mise au point, mon cher collègue. Elle sera publiée au Journal officiel et figurera dans l'analyse politique du scrutin.
8
Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail
Discussion d’une question orale avec débat
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe communiste républicain et citoyen, de la question orale avec débat n° 13 de Mme Annie David à Mme la ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social sur « Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail ».
Cette question est ainsi libellée :
« Mme Annie David attire l'attention de Mme la ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social sur les tensions nées du travail qui sortent souvent du lieu où s'exerce le travail. De fait, celles-ci ont des conséquences en matière de santé publique (maladies cardiovasculaires, stress, souffrance) et, plus largement, au niveau de la société (désinvestissement de la vie publique, incivilités, etc.).
« Les responsables politiques ont le devoir de prévenir ces tensions et le lien entre santé au travail et santé publique peut constituer une « porte d'entrée » dans l'entreprise, notamment étant donné le coût, pour l'assurance maladie, du développement du mal-être au travail. Il s'agit ainsi de décloisonner le travail, mais aussi d'affirmer son rôle central dans la société. La question du travail et de son organisation doit donc être au cœur des préoccupations des décideurs et faire l'objet de débats, dans l'entreprise et en dehors.
« En ce sens, elle lui demande ce qu'elle compte mettre en œuvre pour mobiliser la communauté nationale au sujet du travail, afin que celui-ci devienne vecteur de santé et d'épanouissement et non plus source de souffrances et de mal-être. »
La parole est à Mme Annie David, auteur de la question.
Mme Annie David. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, avant de commencer ce débat, je souhaite à mon tour m’associer à la peine du peuple belge et lui affirmer toute ma solidarité et ma fraternité.
J’ai tenu, avec le groupe CRC, à inscrire ce débat à l’ordre du jour du Sénat, car je suis persuadée de l’urgence de remettre la question du travail au centre du débat public. Oui, le travail revêt une importance primordiale pour l’épanouissement de l’individu. Il structure et façonne la société. Il contribue à sa pacification en donnant à chacune et à chacun un rôle dans le quotidien économique.
Déjà, en 2010, j’ai participé au rapport d’information de par la commission des affaires sociales du Sénat sur la question de la santé au travail. Marie Pézé, psychanalyste, affirmait alors : « Le travail est une nécessité pour la construction psychique des individus […] Il faut mettre fin au déni du caractère humain du travail et lui donner un sens, sous peine de se trouver face à des violences de plus en plus lourdes. »
Au mois de décembre 2011, c’est aux côtés de mon ami Jack Ralite que, en tant que présidente de la commission des affaires sociales, j’ai participé au colloque qu’il avait coorganisé et qui était intitulé « Soigner le travail : un enjeu politique, scientifique et artistique ».
Aussi, c’est tout naturellement que j’ai accepté de « marrainer », le 29 janvier dernier, un colloque organisé par l’association Travail, santé, société, territoire sur le thème : « Santé et travail : repenser les liens. Quelles perspectives professionnelles, économiques et politiques pour agir autrement ? ». Je me suis alors engagée à porter les travaux de ce colloque dans notre hémicycle, car de nombreux intervenants souhaitent que les décideurs politiques s’emparent enfin de ce sujet.
Depuis des décennies, nous ne cessons de parler de l’emploi, ce qui est justifié compte tenu de la tragédie que constitue le chômage, mais, ce faisant, nous négligeons le travail. Nous nions ce qu’il apporte aux femmes et aux hommes qui l’exercent. Le travail peut et doit être facteur de santé, une santé entendue comme la capacité des individus à agir tant sur le plan économique, en produisant, que sur le plan social ou sociétal, en s’affirmant dans la société.
Or, en individualisant les relations dans l’entreprise et en limitant le sens du travail, appréhendé au travers du seul prisme de la production économique court-termiste, on a laissé se développer mal-être et souffrance au travail. Alors que nos concitoyens s’impliquent sincèrement dans leur travail, ce qui explique la forte productivité observée en France, la reconnaissance du travail accompli est rarement satisfaisante, comme cela devrait être le cas. Par ricochet, les difficultés nées de ce manque de reconnaissance et de la perte de sens au travail ont des conséquences économiques, sociales et politiques.
Ainsi, sur le plan économique, le coût direct lié aux seuls accidents du travail s’élève, pour la sécurité sociale, à 37,5 millions de jours en équivalent temps plein. Surtout, le mal-être et les mauvaises organisations de travail entraînent nombre d’atteintes à la santé – accidents corporels, infarctus, dépressions et autres maux –, qu’il est difficile de faire reconnaître en tant que maladies professionnelles.
Outre leur coût sur la santé et pour notre système de protection sociale, le mal-être et les mauvaises organisations de travail ont également un coût économique pour l’activité de l’entreprise.
En effet, dans l’économie actuelle, l’implication des salariés et leur motivation sont des facteurs primordiaux de compétitivité et d’innovation. Or, si l’on néglige la ressource principale de l’entreprise, à savoir ses salariés, c’est la santé économique de l’entreprise et celle du pays qui sont mises à mal.
Dans un contexte où nous combattons le chômage et où nous cherchons à créer de la croissance, nous ne pouvons négliger le travail et la manière dont il est organisé dans les entreprises, d’autant que les tensions nées du travail ne disparaissent pas sitôt passée la porte de l’entreprise : elles ont des conséquences sociales et politiques, en contribuant notamment à la distension du lien social, à l’isolement et aux incivilités. Je pense qu’elles influent également sur le taux de l’abstention, lui aussi grandissant.
Le président Larcher l’a d’ailleurs confirmé en ouverture du colloque du 29 janvier, en affirmant qu’il y avait un caractère politique de la santé au travail, avant d’ajouter : « Il se joue au travail des questions de société ».
Mes chers collègues, vous l’aurez compris, les enjeux liés à la reconnaissance du travail sont importants et dépassent largement le cadre de l’entreprise. Ils incitent donc à repenser la manière dont les pouvoirs publics interviennent sur ces questions et nous invitent à ouvrir plus largement la porte des entreprises.
Tout d’abord, l’intervention des préventeurs doit être revue pour prendre en compte les maladies d’ordre psychique. En effet, à ce jour, sur quelque 50 000 maladies professionnelles reconnues par an, seules 300 le sont au titre de maladies psychiques. La reconnaissance du syndrome d’épuisement professionnel serait en cela une avancée intéressante.
Par exemple, l’universalité d’accès des salariés à la prévention et aux services de santé au travail doit être garantie, contrairement à ce que prévoit votre projet de loi, madame la ministre, lequel réserve les visites médicales périodiques aux seuls salariés dont le travail présente des risques.
Or le développement des maladies psychosociales ou des atteintes musculo-squelettiques montre bien que l’organisation du travail, plus que la nature du travail, peut être à l’origine de souffrances. Aussi, madame la ministre, comment comptez-vous soutenir l’évolution des métiers de la prévention ?
Outre les préventeurs et les intervenants traditionnels – je pense aux syndicats, aux médecins du travail, aux employeurs –, il convient d’impliquer les pouvoirs publics sur ces questions. Il s’agit de réfléchir à la manière de reconnaître le travail réel, y compris en termes législatifs, de le faire entrer dans le débat politique et de le reconnaître comme un enjeu de performance collective et un enjeu social.
Prenons l’exemple de la mise en place de la T2A, la tarification à l’activité, décision hautement politique, et de ses effets sur le travail des infirmières. En ne prenant en compte que la valeur économique de l’acte médical, on omet les nécessaires temps de transmission, les coopérations entre collègues, la prise en charge relationnelle des patients.
Outre les contraintes de temps, les infirmières et les infirmiers sont soumis à une perte de sens de leur travail, qu’ils n’ont plus la possibilité d’effectuer correctement. Finalement, comme tant d’autres salariés du secteur privé, ils ont le sentiment que leur travail n’est ni fait ni à faire, et à terme ils y laissent leur santé !
C’est bien pour cela qu’il est temps de s’emparer de la question du travail. Nos décisions politiques ne doivent pas dégrader les conditions de vie de nos concitoyens, ni la cohésion sociale, ni même la santé publique ! L’impact sur la collectivité justifie bien que nous nous mobilisions sur cette question.
Or, pour l’instant, force est de constater que le projet de loi sur le travail ne répond pas à ces questions. D’abord, parce qu’il ne contribue en rien à replacer la question du travail au centre des préoccupations politiques. Ensuite, parce qu’il crée de la précarité et augmente les pouvoirs des employeurs, notamment en facilitant les licenciements. Or, face à la peur de perdre son emploi, comment s’impliquer dans son travail et s’y épanouir ? Finalement, en cassant le code du travail et les protections des salariés, c’est la santé au travail que l’on atteint directement !
Heureusement que, contrairement au MEDEF et au Gouvernement, certaines entreprises ont compris l’importance de redonner au travail humain son sens dans la vie de l’entreprise. Une directrice des ressources humaines invitée au colloque du 29 janvier dernier insistait ainsi sur le fait que « parler travail dans l’entreprise, c’est aussi du travail ». C’est ainsi qu’elle a mis en place, dans son entreprise, des groupes de discussion, lesquels permettent d’échanger entre collègues ou avec la hiérarchie.
Avec l’essor du numérique, il me semble également nécessaire de repenser les organisations de travail et d’y remettre du collectif. Il faut notamment revoir les techniques actuelles de management, qui ne visent qu’à atteindre des objectifs, le plus souvent financiers, sans considération de l’état dans lequel elles laissent les ressources, qu’elles soient humaines ou naturelles.
Si nous, femmes et hommes politiques, intervenons sur l’impact du travail sur le développement durable, comment ne pas intervenir sur son impact sur la santé et sur les salariés ? Madame la ministre, quelles actions comptez-vous mettre en œuvre pour faire évoluer les pratiques managériales et les organisations du travail, afin d’améliorer la santé des travailleurs ?
Comment encouragez-vous les démarches de responsabilité sociétale des entreprises, la RSE, qui prennent en compte les aspects sociaux, sociétaux et environnementaux ? Vous me répondrez sans doute en évoquant le plan santé au travail 2016-2020 !
Au-delà de ce plan, pour lequel d’ailleurs le budget n’est pas au rendez-vous, que comptez-vous faire pour mobiliser la communauté nationale et favoriser l’intervention des acteurs politiques sur la question du travail ? Madame la ministre, validez-vous l’idée qu’une intervention politique en matière d’organisation du travail est nécessaire ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à M. Dominique Watrin.
M. Dominique Watrin. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je commencerai par témoigner des initiatives que j’ai déjà prises dans mon département, le Pas-de-Calais, sur la question de la santé et du travail, notamment l’organisation de deux ateliers législatifs.
Lors du second atelier législatif, dans ce bassin de vie qu’est l’ex-bassin minier, j’ai pu réunir à la même tribune un grand spécialiste de la santé au travail au sein de la Haute Autorité de santé et le responsable de la CGT de l’une des plus grandes entreprises du territoire : la Française de mécanique, qui emploie 3 000 personnes et fabrique des moteurs pour PSA.
J’ai ainsi pu constater que lorsqu’on place à la même table des acteurs différents pour débattre, le regard des uns et des autres change inévitablement, ce qui permet de faire des constats communs.
Le premier est que certaines organisations du travail sont évidemment pathogènes et font des dégâts inestimables sur les territoires concernés. Ce syndicaliste considère d’ailleurs que la recherche maximale du profit est le produit le plus nocif pour la santé des salariés. Il expliquait notamment, et cela doit nous interpeller, qu’une grande entreprise pouvait encore en France, au XXIe siècle, faire le choix de produits chimiques moins chers, mais plus nocifs pour la santé des salariés, sans même que ceux-ci soient correctement informés des risques. Comment parler alors de citoyenneté à l’échelle du territoire et de participation à la vie sociale, quand c’est l’intégrité physique et psychique qui peut être bafouée au quotidien ?
Les bilans chiffrés de cette entreprise sont d’ailleurs consternants. Ils montrent, malgré la division par deux des effectifs, une progression inquiétante des maladies professionnelles, non seulement en raison des expositions à l’amiante et à la silice dans le passé, mais aussi du fait de la progression des troubles musculo-squelettiques et psychosociaux. Il s’agit là des conséquences d’une forme de violence exercée aujourd’hui encore contre la santé de femmes et d’hommes, dans un pays pourtant riche comme la France et dans une entreprise appartenant aux deux plus grands groupes français de l’automobile.
Cet exemple doit effectivement nous faire réfléchir. Il doit nous aider à comprendre pourquoi les syndicalistes sont si attachés à la question des réparations – à la reconnaissance des maladies professionnelles et d’un juste taux d’invalidité, ou à la possibilité de prendre une retraite anticipée –, lesquelles constituent toutes un véritable parcours du combattant, aujourd'hui encore.
Il doit en même temps nous rappeler ce dont tous les intervenants sont convenus ensemble, à savoir que la priorité des priorités doit être donnée à la prévention : il faut prévenir la maladie professionnelle, l’invalidité, les atteintes à la santé, plutôt qu’exclure et, éventuellement, réparer.
Tel est le message que je veux vous adresser, madame la ministre du travail. Je souhaite en particulier connaître votre avis sur une proposition que j’ai déjà présentée dans cet hémicycle en présence de Mme Marisol Touraine, sans résultat je dois dire.
J’avais alors souligné, et je le maintiens, que la sécurité sociale possède toutes les informations nécessaires à la mise en place d’une cartographie, territoire par territoire, des postes de travail pathogènes, qui, non assainis par les entreprises, continuent à fabriquer des victimes du travail.
Quel gâchis de ne pas donner aux caisses primaires d’assurance maladie, les CPAM, comme nous sommes plusieurs à le réclamer, les compétences et les moyens humains et financiers pour intervenir et remédier à ces situations. Je vous renvoie ici à l’intervention que j’avais faite sur l’article 6 bis du projet de loi relatif à la santé.
Je sais que la CGT aussi porte l’idée depuis 2008 d’intégrer les services de santé au travail au sein de la sécurité sociale.
Enfin, les CPAM auraient probablement un rôle utile à jouer pour observer et résoudre les problèmes de santé les plus prégnants rencontrés sur un territoire – je pense à certaines addictions –, lesquels ne sont pas sans conséquence sur les comportements, les relations et la santé au travail.
Priorité à la prévention ! Voilà un sujet fort qui reviendra lors de l’examen du futur projet de loi régressif que vous portez, madame la ministre, et visant à réformer le code du travail.
Je ne pouvais manquer de vous interpeller dès aujourd’hui, alors que vous vous apprêtez, une fois que le projet de loi aura été présenté en conseil des ministres, à proposer à la représentation nationale d’autoriser une modulation encore plus grande des horaires de travail – jusqu’à douze heures par jour et quarante-huit heures par semaine, voire soixante heures en cas de « circonstances exceptionnelles » ; de fractionner les temps de repos ; d’étendre les forfaits jours aux cadres des petites entreprises – notre pays a pourtant déjà été condamné sur ce sujet par des instances européennes ; de supprimer la visite médicale obligatoire pour la plupart des salariés et de faire de la médecine du travail une médecine de sélection et d’exclusion, dédouanant ainsi les employeurs de leurs responsabilités en matière de prévention et d’adaptation des postes de travail.
Il est bien évident que vous faites des choix contre la santé des salariés. Vous ouvrez même la voie à de nouvelles formes de dumping social et de concurrence malsaine entre les territoires.
Pour sa part, le groupe CRC pense que les bouleversements en cours, comme la révolution numérique et informationnelle, appellent plus de citoyenneté dans l’entreprise et dans la cité. Il faudrait sans tarder réfléchir à une nouvelle diminution du temps de travail et mettre en place un droit à la déconnexion, afin de prévenir le surmenage.
Ces bouleversements nécessitent en réalité une redéfinition du travail salarié, afin de protéger tous les nouveaux autoentrepreneurs, qui sont en réalité soumis aux ordres des plateformes et au bon vouloir d’actionnaires particulièrement avides. Vous prenez malheureusement le chemin inverse, madame la ministre, en donnant tous les pouvoirs, ou presque, aux employeurs et en subordonnant les protections du code du travail aux impératifs économiques à court terme, et surtout au profit.
Nous avons là un point de désaccord, lequel justifie ce débat. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Génisson.
Mme Catherine Génisson. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, pour commencer, je tiens à faire part de notre solidarité fraternelle à nos amis belges.
Nous sommes aujourd’hui réunis pour un débat important et d’actualité : santé et travail. Je remercie nos collègues du groupe communiste, républicain et citoyen de leur initiative.
Je souhaite à mon tour faire un rapide état des lieux de la situation dans notre pays sur ces enjeux très importants.
En France, 90 % des embauches dans le salariat se font dorénavant en contrat à durée déterminée. Selon le baromètre Cegos, quelque 25 % des salariés déclarent avoir subi au cours de leur carrière un épisode psychologique lié à leur travail, de type dépression ou burn out ; 53 % des salariés et 68 % des managers déclarent subir un stress régulier dans leur travail et 71 % des directeurs des ressources humaines pensent que les salariés subissent effectivement un tel stress.
Les conditions de travail se durcissent incontestablement, du fait de la charge de travail et de la porosité entre vie professionnelle et vie privée. On observe également le phénomène de concurrence du « tous contre tous », lié à la situation de l’emploi.
Si les grandes entreprises signent des accords d’amélioration de la qualité de la vie au travail et de prévention des risques psychosociaux à la suite de l’accord national interprofessionnel sur la qualité de la vie au travail du 9 juin 2013, les PME et les TPE ont moins de possibilités de s’investir en la matière.
Un des phénomènes les plus marquants de l’évolution du monde du travail est l’arrivée du numérique, qui provoque un véritable bouleversement dans les modes de production et dans les conditions de travail.
À cet égard, je citerai M. de Froment, directeur du cabinet de conseil Taddeo : « Le salarié modèle d’aujourd’hui est quelqu’un qui ne cesse jamais de travailler. Cela fait voler en éclats tous les acquis patiemment construits par les partenaires sociaux. » Permettez-moi une seconde citation, extraite d’un grand journal du soir en date du 15 mars dernier : « On devient des bêtes de travail. On ne peut jamais se vider la tête. »
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C’est vrai !
Mme Catherine Génisson. Ces différentes citations permettent de mesurer parfaitement les problèmes liés à la connexion permanente à l’entreprise par mail et la pression ainsi exercée sur la vie personnelle et familiale.
Juridiquement, la connexion permanente pose le problème de l’explosion de toute législation sur la durée du temps de travail, y compris pour les salariés en forfait jours, puisque ce phénomène concerne les soirées, les fins de semaine et les congés. Pour les salariés dont la durée de travail est fixée, il y a clairement des heures supplémentaires non rémunérées.
Bien heureusement, les nouvelles technologies n’ont pas que des effets négatifs et pervers. Elles permettent également le développement du télétravail salarié, qui lui-même permet une économie collective d’infrastructures et de temps de transport et apporte un confort aux salariés bénéficiant d’accords sur le télétravail. Cependant, seuls 2 % des salariés sont actuellement concernés par de tels accords.
Le monde du travail de notre pays est également touché par l’augmentation constante du travail indépendant. Celui-ci concerne déjà 10 % de la population au travail. On compte ainsi en France plus d’un million d’autoentrepreneurs.
À la lisière du salariat se situe le portage salarial. Ce système est réservé aux travailleurs qualifiés qui apportent leurs clientèles à l’entreprise de portage, moyennant 5 % de commission pour celle-ci sur chaque contrat de mission effectué chez une entreprise cliente. Aujourd'hui, quelque 51 % des salariés portés sont en CDD et 53 % ont 45 ans et plus. Nombre de salariés portés ont opté pour cette solution précaire après un licenciement.
Ce très rapide tour d’horizon montre un paysage totalement nouveau et éclaté, notamment pour ce qui concerne les modes de production des biens et des services, à l’opposé des grandes structures industrielles qui ont forgé le salariat et les protections sociales mises en place progressivement aux XIXe et XXe siècles. Il y a dorénavant une juxtaposition des statuts à laquelle une même personne sera soumise au regard de sa situation au travail.
Une fois ces constats faits, quelles sont les actions mises en place par le Gouvernement pour veiller à la santé de nos concitoyens dans le milieu du travail ?
En premier lieu, il faut se féliciter de la généralisation au 1er janvier 2016 de la complémentaire santé au sein de toutes les entreprises ; c’est une grande avancée sociale.
On peut évoquer également la mission confiée par le ministère du travail à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, mission de réflexion et d’expérimentation dans les entreprises.
L’objectif de cette mission est d’étudier l’impact des mutations dans l’organisation du travail et du numérique dans toutes ses dimensions, dont la santé au travail : l’hyperdisponibilité, les données fournies en temps réel, la personnalisation de la relation client avec les réseaux sociaux, le contournement des circuits managériaux…
Un appel à projets doté de 15 millions d’euros permet de soutenir les innovations associant numérique et amélioration des conditions de travail. Voici quelques exemples de projets : création de postes de chargé de prévention santé, accompagnement des seniors, arrêt des messageries, modules d’e-learning sur les troubles musculo-squelettiques, mise en place de « contrats parentaux » pour aménager le temps de travail des jeunes parents…
Le Gouvernement agit aussi sur le front du burn out puisque la ministre des affaires sociales et de la santé, Mme Marisol Touraine, a annoncé très récemment la mise en place d’un groupe de travail réunissant médecins, experts, chercheurs pour définir médicalement le burn out, la manière de le traiter et, je l’espère, de le reconnaître.
Madame la ministre du travail, vous avez présenté, en décembre 2015, le troisième plan santé au travail, qui constitue la feuille de route du Gouvernement en matière de santé au travail pour la période 2016–2020.
Ce plan, préparé très en amont par les partenaires sociaux au sein du Conseil d’orientation des conditions de travail, marque un infléchissement majeur en faveur d’une politique de prévention qui anticipe les risques professionnels et garantit la bonne santé des salariés plutôt que de s’en tenir à une vision purement réparatrice. Ce plan prend aussi pleinement en compte la qualité de vie au travail. Il illustre une réussite concrète du dialogue social. Le Gouvernement fait le pari d’une responsabilisation des acteurs sociaux, de la démocratie sociale ; le futur projet de loi sur le travail devra traduire cette donnée.
Je souhaite maintenant évoquer, en anticipant un peu, les propositions contenues dans le projet de loi sur le travail, propositions qui auront un impact fondamental sur la santé au travail, telles que nous pouvons les connaître à ce jour puisque le projet de loi, madame la ministre, ne sera présenté au conseil des ministres qu’après-demain.
Tout d’abord, la philosophie générale du projet de loi est bien de généraliser le recours au CDI, en diminuant les craintes des employeurs sur les embauches et les licenciements en cas de retournement de conjoncture économique ; il devrait dès lors y avoir moins de freins au recours au CDI dans les entreprises. Le recours aux CDI diminuera la précarité des travailleurs, réduira leur stress et, je l’espère, améliorera leur santé.
De même, les dispositions du projet de loi sur le travail encadrant le portage salarial sont de nature à améliorer les conditions de travail des travailleurs concernés.
Une autre disposition très importante, prévue à l’article 25 du pré-projet de loi, crée un droit à la déconnexion en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés. L’enjeu est particulièrement prégnant, comme je l’ai évoqué, notamment pour les salariés au forfait jours, utilisateurs fréquents des outils numériques. La définition des modalités de déconnexion relève de l’accord d’entreprise et, à défaut d’accord, l’employeur en définit les modalités. Dans les entreprises d’au moins 300 salariés, les modalités de déconnexion font l’objet d’une charte élaborée après avis des instances représentatives du personnel : comité d’entreprise ou délégués du personnel.
On peut acter l’entrée en vigueur de ce droit à la déconnexion seulement au 1er janvier 2018, même s’il s’agit de laisser le temps à la négociation. Je suis persuadée que ce sujet sera largement débattu lors de l’examen du projet de loi sur le travail dans notre hémicycle.
L’article 26 du projet de loi est également très intéressant. Il peut constituer une grande source d’amélioration de la santé pour nos concitoyens. Cet article vise, en effet, à relancer le développement du télétravail en France.
Notre pays présente effectivement un retard important vis-à-vis d’autres pays européens, notamment du fait de freins culturels et d’un rapport au travail fondé sur la présence. Le télétravail peut pourtant favoriser une bonne articulation entre vie privée et vie professionnelle – je le précise au passage, il n’est d’ailleurs pas réservé aux femmes –, ce qui peut être un moyen de diminuer les déplacements et la fatigue, tout en améliorant la productivité. L’article 26 invite donc les partenaires sociaux à revoir le régime du télétravail avant le 1er octobre 2016 afin de le favoriser et de prendre en compte les nouvelles modalités de travail – cotravail, nomadisme, télémanagement –, tout en veillant à la préservation de la dimension collective du travail.
J’en viens maintenant à un article très important du pré-projet de loi travail, l’article 44. Cet article, intitulé « Moderniser la médecine du travail », reprend pour partie les préconisations du rapport remis à Mme la ministre du travail par notre collègue député Michel Issindou en mai 2015.
Je ferai tout d’abord une remarque avant d’entrer dans le vif du sujet de cet article 44 : on parle bien de médecine « du » travail et non de médecine « au » travail, et cette distinction est fondamentale.
La médecine du travail doit appartenir au monde du travail dans un partenariat pluridisciplinaire afin de garantir la bonne santé des travailleurs, ainsi qu’une bonne adaptation à leur poste de travail. C’est tout le sujet de l’ergonomie.
Dans le cadre de la médecine du travail et en raison de sa spécificité, il ne peut être fait appel, selon moi – vous ne le proposez d'ailleurs pas, madame la ministre –, aux acteurs de la médecine libérale.
Je rappelle que, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2004 qui avait instauré le dossier médical personnalisé, le DMP, il avait été décidé que les médecins du travail ne pouvaient avoir accès à ce fameux DMP au nom du respect de la vie privée. Je pense en effet qu’il y a conflit d’intérêt entre le médecin traitant et le citoyen lorsque celui-ci est sur son lieu de travail. Sur les lieux de travail, il me semble nécessaire de favoriser une extension permettant aux acteurs d’œuvrer ensemble pour la santé au travail. La coopération interprofessionnelle doit être développée entre médecins, infirmiers, assistants sociaux, mais aussi en associant tous les acteurs œuvrant pour la sécurité et la santé au travail ainsi que pour l’ergonomie des postes de travail.
Pour en revenir à ce que contient effectivement cet article 44 dans le pré-projet de loi travail, je souligne que la visite médicale d’embauche serait remplacée par une visite d’information et de prévention effectuée par un médecin du travail ou un autre membre de l’équipe pluridisciplinaire : collaborateur médecin ou infirmier.
L’article 44 prévoit également une vérification de l’aptitude des salariés affectés à des postes à risques. La périodicité des visites médicales est adaptée aux conditions de travail, aux risques professionnels, à l’état de santé et à l’âge des travailleurs, avec une surveillance médicale particulière prévue pour les travailleurs de nuit.
La réforme de la médecine du travail telle qu’elle est prévue à l’article 44 du pré-projet de loi sur le travail prévoit également la suppression de la double visite médicale pour la constatation de l’inaptitude si aucune mesure d’aménagement, d’adaptation ou de transformation du poste de travail n’est possible et un assouplissement du licenciement pour inaptitude professionnelle sans proposition de reclassement, sur avis médical.
Ce nouveau motif de licenciement est étendu à l’inaptitude non professionnelle et à l’inaptitude professionnelle d’un salarié en CDD. Ce sujet donnera lieu, j’en suis persuadée, à de grands débats dans lesquels notre groupe politique bien sûr s’investira.
L’article 44 prévoit aussi, et c’est bien, une consultation des délégués du personnel sur les possibilités de reclassement en cas d’inaptitude non professionnelle. Dans les entreprises d’au moins cinquante salariés, le médecin du travail formule des indications sur la capacité du salarié à bénéficier d’une formation pour un poste adapté.
Ayant exercé la médecine du travail – pardonnez-moi ce corporatisme, madame la ministre –, je m’interroge sur la suppression de la visite médicale d’aptitude systématique à l’embauche, même si je partage totalement l’objectif de renforcer le suivi personnalisé des salariés tout au long de leur carrière en reconnaissant ce droit aux salariés intérimaires et titulaires de contrats courts.
En effet, la visite d’embauche systématique permet de mesurer les aptitudes physiques, psychiques du travailleur, de remarquer les éventuelles difficultés à ces aptitudes, alors qu’une simple visite d’information et de prévention peut ne pas suffire à détecter ces inaptitudes dans un univers du travail de plus en plus concurrentiel, où le futur salarié, au regard de l’importance du chômage en particulier, peut être tenté de taire ses interrogations, ses questions, afin d’obtenir le poste proposé.
Je ne doute pas de l’existence de débats constructifs sur ce sujet difficile, quand nous connaissons par ailleurs les difficultés pour les petites et moyennes entreprises d’assurer ces visites d’embauche face à des CDD souvent renouvelables.
Tout ce qui va dans le sens d’un renforcement du dialogue entre le salarié et le médecin du travail va bien sûr dans la bonne direction, mais il ne faudrait pas que cette réforme de la médecine du travail pallie les carences du monde médical. En effet, lorsque nous avons étudié la loi relative à la santé, il nous a été dit que la médecine du travail existerait toujours, mais aucun poste n’était proposé.
En conclusion, madame la ministre, nous nous passionnerons pour l’examen du projet de loi sur le travail, dans lequel la santé au travail prendra une place importante. Je connais votre écoute et vous remercie de ces débats à venir. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Aline Archimbaud.
Mme Aline Archimbaud. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je tiens tout d’abord à remercier Annie David et nos collègues du groupe communiste républicain et citoyen d’avoir mis cette importante question à l’ordre du jour.
L’évolution rapide du monde du travail ces dernières années s’accompagne de nouveaux défis liés à la persistance de maladies professionnelles connues de longue date et à l’apparition permanente de nouvelles pathologies. Troubles musculo-squelettiques, cancers, expositions, voire pluriexpositions aux produits chimiques et aux pesticides, burn out, stress, la liste est longue.
Selon les chiffres 2014 de l’assurance maladie, le nombre de maladies reconnues comme professionnelles a augmenté de 3,4 % par an depuis dix ans. En tout, plus de 51 000 maladies – le chiffre a déjà été donné – ont entraîné un arrêt de travail ou une incapacité permanente de travail en 2014, et 368 décès ont été imputés à des maladies professionnelles. C’est sans compter celles qui ne donnent pas lieu à une déclaration, par manque d’information des salariés, par sous-déclaration des employeurs ou parce que les démarches sont parfois un vrai parcours du combattant.
La conjugaison de l’intensification du travail et de l’allongement de la durée de travail rend les personnes qui sont plus âgées bien plus fragiles.
Des mécanismes de prévention ont été mis en œuvre, mais ce n’est pas encore suffisant. Durant les six minutes qui me sont imparties, je relèverai quelques points qui me paraissent importants.
En ce qui concerne l’amiante, responsable de 7 % des maladies professionnelles, de 90 % des cancers professionnels, dont les pronostics sont rarement optimistes, les réformes font du sur-place. Madame la ministre, je vous le dis avec colère et gravité : le comité de suivi amiante du Sénat a remis, en juillet 2014 au Premier ministre vingt-huit propositions concrètes et consensuelles, presque deux ans plus tard, il faut constater que rien n’avance, ou alors nous sommes très mal informés !
Malgré les compétences et le potentiel de découverte en matière de recherche médicale pour trouver de nouveaux traitements médicaux, les financements font gravement défaut, et de nombreux projets médicaux, comme ceux qui sont actuellement mis en place au CHU de Lille, sont en danger faute de budget.
Le chiffre de 100 000 morts d’ici à 2050 annoncé par l’Institut de veille sanitaire, l’INVS, pourrait être sous-évalué si on ne prend pas rapidement un certain nombre de mesures, notamment pour mieux encadrer les conditions de travail sur les chantiers de désamiantage. Notre comité de suivi avait relevé le manque criant d’inspecteurs du travail sur le terrain pour faire respecter la réglementation. Sur ce sujet, madame la ministre, je ne sais pas si vous avez les moyens de renforcer les effectifs de l’inspection du travail.
Le danger guette également tous ceux qui font des travaux dans des bâtiments amiantés sans le savoir : artisans, ouvriers du bâtiment, bricoleurs du dimanche. Nous avions proposé, dans le projet de loi relatif à la santé, un amendement inspiré des propositions du professeur Claude Got. Celui-ci avait insisté sur l’importance d’une plus grande transparence, voilà près de vingt ans, dans le rapport qu’il avait remis en 1998 à Martine Aubry et Bernard Kouchner. Notre amendement prévoit tout simplement de rendre publics, sur un site en ligne, les rapports d’activité des désamianteurs afin que chacun puisse être informé d’une éventuelle présence d’amiante dans son bâtiment et s’en prémunir avant les travaux. Cet amendement, voté au Sénat, a malheureusement disparu à l’Assemblée nationale. Madame la ministre, comptez-vous mettre en œuvre cette demande simple et très attendue ?
La prévention en matière de santé au travail concerne les travailleurs, mais elle peut aussi concerner leur entourage et les riverains. Je pense, par exemple, aux familles des personnes malades de l’amiante, les femmes ayant été contaminées souvent par le biais des tenues de travail de leur mari, aux enfants d’Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, dont l’école, durant des années, était mitoyenne d’une usine de broyage d’amiante, aux riverains des zones agricoles qui sont exposés, au moment des pulvérisations de pesticides et autres produits chimiques, à des cocktails toxiques. Ce ne sont pas des cas isolés ou anecdotiques. Quelles indemnisations seront prévues pour eux ? Quel suivi médical ? Et surtout, quelle prévention ? Bien souvent, ces personnes se retrouvent démunies aujourd'hui.
Nous avions proposé, sans succès, à votre prédécesseur Michel Sapin que les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, les CHSCT, puissent se préoccuper aussi des conséquences environnementales de l’activité de leur entreprise à l’extérieur de celle-ci. Je ne sais pas où en est la réflexion du Gouvernement sur ce point. Quelles mesures prévoit-il de mettre en place pour lutter contre les expositions paraprofessionnelles ?
De façon plus générale, le suivi post-exposition est souvent insuffisant, notamment pour des travailleurs très à risque.
Les derniers résultats du programme ARDCO de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail, l’ANSES, montrent bien l’importance d’assurer un suivi médical post-professionnel pour les travailleurs qui ont été en contact avec de l’amiante, y compris ceux qui ont développé des plaques pleurales. Cette étude montre que les porteurs de plaques pleurales ont notamment sept fois plus de risques de développer un mésothéliome par rapport à quelqu’un qui n’en a pas. Un suivi attentif paraît donc nécessaire. Ce n’est pas le cas actuellement. Quand ces malades pourront-ils avoir accès à un suivi digne de ce nom ?
Enfin, je tiens à vous faire part de deux inquiétudes.
D’abord, je voudrais relayer les protestations émanant d’un certain nombre de personnes selon lesquelles il semblerait que plusieurs médecins du travail et psychiatres aient fait l’objet de poursuites de la part d’employeurs auprès du conseil de l’Ordre pour avoir fait le lien entre la maladie d’un salarié et ses conditions de travail. Un décret semble en effet autoriser cette procédure, ce qui pose un gros problème !
Ensuite, j’ai les mêmes questions que Catherine Génisson concernant le texte du projet de loi que nous allons connaître dans quelques jours, notamment sur l’article 44, mais pas uniquement. Ainsi, je m’interroge sur le rôle des médecins du travail, qui craignent – c’est en tout cas l’interprétation qu’ils ont du texte tel qu’il existerait – de passer d’un rôle de prévention à un rôle de sélection. Sur ce point, madame la ministre, pouvez-vous nous donner, en avant-première, quelques précisions et répondre à ces inquiétudes qui sont très fortes ? (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste et républicain et du groupe CRC.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean Louis Masson.
M. Jean Louis Masson. Madame le ministre, je profiterai de cette séance pour évoquer un problème qui a trait au projet de loi de réforme du code du travail que vous êtes en train d’élaborer. Il y a dans ce « pré-projet » de loi, dont tout le monde parle puisque la presse s’en est déjà largement fait l’écho, un aspect qui me préoccupe au plus haut point : les atteintes à la laïcité, puisque ce projet de loi reconnaît officiellement le fait religieux dans l’entreprise.
Mme Annie David. Cela n’a rien à voir avec le débat !
M. Jean Louis Masson. C’est une atteinte très grave à mon sens à des principes fondamentaux.
Mme Annie David. Je ne pensais pas que, dans un débat, on pouvait parler de ce dont on avait envie !
M. Jean Louis Masson. Mais si, on peut parler de ce que l’on veut !
Mme Annie David. Non, ce n’est pas normal !
M. Jean Louis Masson. Cette atteinte à des principes fondamentaux me paraît extrêmement grave, car on ne doit pas porter atteinte à la liberté de fonctionnement de l’entreprise. Or, d’après ce qui est prévu ou, tout au moins, annoncé, c’est ce que fait ce texte.
Je suis pour ma part très attaché à la laïcité, à une laïcité stricte, pas seulement dans l’espace public (Mme Annie David s’exclame.), mais aussi, au quotidien, dans l’entreprise. Il y a, à cet égard, une atteinte très grave et il convient de soulever dès à présent cette problématique.
Il est tout à fait inexact de prétendre que cela reviendrait à conforter une situation existante. C’est faux, on ne conforterait rien, bien au contraire ! Si une personne peut considérer que cesser le travail pour se mettre à prier ne nuit pas à la vie de son entreprise, elle s’arrêtera de travailler pendant un moment, pour tuer le temps. (M. Jean-Pierre Bosino et Mme Annie David s’exclament.) Si chaque religion agit ainsi, où allons-nous ? Et surtout, où finira-t-on concernant la vie de l’entreprise ?
J’insiste très fortement : cette mesure est aberrante et dangereuse.
Mme Annie David. On avait compris !
M. Jean Louis Masson. Alors que des bombes explosent un peu partout, il me semble inutile de renforcer les communautarismes.
Il s’agit, une fois de plus, de démagogie électorale : il importe de faire plaisir à tout le monde. Et l’on s’étonnera ensuite que cette situation entraîne des dérapages analogues à ceux qui se sont produits aujourd’hui à Bruxelles, hier à Bamako…
Mme Annie David. Allons-y !
M. Jean Louis Masson. … ou à Paris, au Bataclan. Voilà ce que je voulais dire. Je remercie mes collègues du groupe communiste républicain et citoyen d’avoir assuré le chahut pendant que je m’exprimais !
M. Jean-Pierre Bosino. Cela aurait pu être pire !
Mme la présidente. On parle de ce que l’on veut, mais dans le temps imparti !
La parole est à M. Michel Amiel.
M. Michel Amiel. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je vais être plus orthodoxe que notre collègue…
Mme Catherine Génisson. Attention, ne parlez pas de religion ! (Sourires.)
M. Michel Amiel. … et évoquer la santé au travail !
Le débat qui nous intéresse aujourd’hui porte sur un sujet à la fois sensible et essentiel.
La santé au travail ne se limite pas à la question des conditions de travail, à la prise en compte des risques psychosociaux, ni même à l’impact du travail sur la santé.
Il s’agit d’appréhender, de la manière la plus équilibrée et la plus juste possible, la façon dont les conditions de travail et les conditions de vie peuvent interagir sur la santé de la personne.
Pour ma part, j’ai choisi l’occasion de la question de notre collègue Mme David pour aborder, dans le temps qui m’est imparti, le sujet du burn out, plus particulièrement en milieu hospitalier – médecin oblige !
Le concept même de burn out est au cœur de réflexions récentes, avec notamment la question de la reconnaissance de ce dernier dans notre législation, via la proposition de loi de M. Hamon déposée à l’Assemblée nationale. Les conséquences de cette reconnaissance seraient multiples : doit-on reconnaître ce concept, dont il faut rappeler que les contours sont flous, comme une pathologie médicale ? Comment organiser la prise en charge de telles situations par notre système de protection sociale ? Comment délimiter les causalités d’un tel état ? Enfin, cette reconnaissance serait-elle bénéfique pour mieux définir les risques psychosociaux liés à l’activité professionnelle ?
Le psychiatre français Claude Veil avait émis cette mise en garde : « l’état d’épuisement est le fruit de la rencontre d’un individu et d’une situation. L’un et l’autre sont complexes et on doit se garder de simplification abusive. » Ce n’est pas nouveau, cette phrase date de 1959. Le mot n’existait pas, mais un premier pas était franchi.
L’Académie de médecine, dans son rapport de février dernier, alerte en ces termes : « l’expansion du terme burn out devient une source de confusion en raison des limites imprécises de cette réalité ». Elle penche davantage pour une reconnaissance du burn out comme une forme de dépression.
Les chiffres varient énormément et les estimations des personnes touchées oscillent entre 30 000 et 3 millions.
À partir des premiers travaux de Freudenberger ou de ceux de Maslach – celui-ci est à l’origine d’une grille d’évaluation en vingt-deux items –, il est possible de dégager trois composantes du burn out : un épuisement émotionnel, un désinvestissement dans le travail et un manque d’accomplissement personnel.
Hélas, il existe bel et bien une difficulté à définir scientifiquement cette affection. À ce jour, sa reconnaissance légale est donc loin de faire l’unanimité, et ce dans tous les pays. Comment pourrions-nous passer le cap d’une reconnaissance comme maladie professionnelle, alors même qu’il n’apparaît pas de manière autonome dans la classification DSM-5 – cet ouvrage de référence qui répertorie de manière exhaustive les pathologies psychiatriques – comme une maladie ?
Il n’est pas question ici de remettre en cause la souffrance et les symptômes dont souffrent les personnes atteintes. J’en profite pour rappeler que les tout premiers burn out ont été observés chez des soignants, beaucoup en font d’ailleurs toujours les frais.
Il apparaît presque ironique que la communauté médicale, qui est au premier rang de la prise en charge de ces personnes, compte parmi les professions les plus touchées par ce mal aux contours plus que fluctuants.
Malheureusement, les chiffres de morbidité et de mortalité par suicide, mais aussi d’addictions, sont, suivant les études, de deux à trois fois plus élevés dans la profession médicale que dans la population générale.
Des études ont mis en avant dès 2014 la vulnérabilité des professionnels hospitaliers, comme celle de l’Association nationale pour la formation du personnel hospitalier, en partenariat avec les agences régionales de santé de Provence-Alpes-Côte d’Azur et du Languedoc-Roussillon. D’autres études internationales, britanniques et américaines, aboutissent à des résultats allant de 33 % à 56 % de cancérologues en situation de burn out.
Pour Sarah Dauchy, psychiatre à l’Institut Gustave-Roussy, cela s’explique par une « charge émotionnelle forte » et un rythme de travail difficilement compatible avec une vie de famille ainsi qu’une réalité qui vient parfois « cogner » avec un « idéal du soin à la fois individuel et collectif, délicat à tenir dans une société qui rêve de zéro douleur et de zéro détresse ».
Il ne faut pas non plus oublier l’impact des conflits dus à la structure hospitalière, des conflits éthiques récurrents et du manque de reconnaissance professionnelle. L’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, l’AP-HP, sous l’impulsion du professeur Capron, a récemment mis en place un plan d’action pour prévenir les conflits, à la suite du suicide d’un cardiologue de l’hôpital Georges-Pompidou.
Je tiens à saluer ces initiatives, qui cherchent à mieux comprendre le phénomène de l’épuisement professionnel et qui encouragent la libération de la parole sur ce sujet douloureux. Il en est ainsi du guide de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, que citait déjà ma collègue et consœur Catherine Génisson.
Les pistes de prévention existent : repos compensateur, groupes de parole, mise en place de structures de soins dédiés au médecin, etc.
L’épuisement professionnel du personnel hospitalier est un sujet auquel il convient d’apporter toute l’attention qu’il mérite. Mais je n’oublie pas non plus les soignants en dehors de l’hôpital, en particulier les médecins généralistes, de plus en plus sollicités, au risque de tomber eux aussi dans le piège de l’épuisement professionnel.
Comme le dit le professeur Olié : « Il faut voir ce qui doit rester dans le champ de la détresse psychologique et ce qui doit rentrer dans celui de la pathologie. Le ministère de la santé doit se saisir de cette problématique et ne pas la laisser entre les mains du ministère du travail. » Pardonnez-moi, madame la ministre ! (Sourires. – Applaudissements sur les travées du groupe du RDSE. – Mmes Catherine Génisson et Catherine Deroche ainsi que M. Jean-Baptiste Lemoyne applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Pascale Gruny. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – Mme Françoise Gatel applaudit également.)
Mme Pascale Gruny. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je suis issue du monde de l’entreprise, le sujet que nous abordons aujourd’hui m’intéresse donc tout particulièrement. Si le bien-être est essentiel à la bonne réalisation du travail, il n’en demeure pas moins un facteur d’épanouissement et d’enrichissement personnel. Comme dit l’adage populaire, le travail, c’est la santé !
Aux yeux de certains, le travail ne serait qu’une source de contraintes. J’entends ces propos, mais je ne peux que les désapprouver. Le travail est, bien au contraire, une nécessité pour se construire en tant que personne. Le chômage serait-il donc plus épanouissant que le travail ? Je ne peux décemment pas le croire. Voilà pourquoi restreindre le travail à l’état de contrainte ou de mal-être ne saurait correspondre à la réalité du terrain.
Le bien-être est avant tout un état physique et psychologique, mais aussi social. En cela, le travail ne peut, et ne doit pas, être pensé sous le seul prisme économique. À vrai dire, il relève de caractéristiques très diverses et indissociables. Elles sont managériales, sociales, professionnelles et, bien sûr, économiques.
Loin des raccourcis parfois caricaturaux, le travail reste le lieu de l’apprentissage et de l’interaction sociale. Il construit l’individu en le plaçant au cœur d’une multitude d’échanges. Il ne s’agit pas de prétendre que le travail est l’unique facteur d’épanouissement personnel, mais il y contribue, c’est une évidence. Nous avons tous l’occasion de le constater au quotidien.
Faire ce constat ne signifie pas pour autant éluder les évolutions du monde du travail et les difficultés qui en découlent. Oui, le travail a beaucoup évolué ces dernières décennies. Les relations s’y sont fortement individualisées. L’exemple du mail en est une illustration : cet outil a simplifié la communication au travail, mais a aussi imposé une exigence de rapidité et d’efficacité. Cette tendance n’est pas nouvelle, mais elle a nécessairement entraîné des évolutions, des adaptations.
Malgré cela, un récent sondage montre que 75 % des salariés prennent plaisir à aller travailler. C’est rassurant ! Ce chiffre démontre, s’il en était besoin, que le travail est un facteur d’épanouissement personnel avant d’être une source de contrainte, d’épuisement et de mal-être.
Laisser entendre le contraire, comme je l’entends trop souvent, c’est non seulement oublier que la loi impose aux employeurs de s’assurer de la bonne santé morale et physique de leurs employés, mais aussi oublier, sur le plan juridique, l’obligation générale de sécurité qui leur incombe.
La loi définit un cadre juridique clair à l’exercice du travail, contraignant l’employeur à prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des salariés. Cette disposition générale concerne également la mise en œuvre de mesures de prévention en s’appuyant sur le document unique d’évaluation des risques.
Juridiquement, l’entreprise est donc responsable de la santé et de la sécurité de ses employés. Tout manquement à cette obligation relève d’une faute inexcusable de l’employeur, notion inscrite dans le droit de la sécurité sociale. L’employeur est le premier responsable en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. C’est un fait qu’il est toujours bon de rappeler, en particulier lors de débats comme celui que nous avons d’aujourd’hui.
Contrairement à certaines idées reçues, il n’est pas possible, je tiens à le souligner, de faire tout et n’importe quoi au sein de l’entreprise. Celle-ci a tout intérêt à l’épanouissement de son personnel. Un salarié heureux au travail est en effet un salarié productif. Les entreprises le savent bien !
Ce bien-être au travail passe notamment par la formation, qui permet de progresser et d’évoluer. Je pense en particulier au compte personnel de formation, successeur du droit individuel à la formation, qui devrait offrir aux salariés une perspective d’évolution tout au long de leur carrière.
Toutefois, osons le dire, ce compte personnel de formation fonctionne mal. Il ne convient qu’aux cadres, et encore ! Le système est complexe et trop difficile d’accès pour les non-cadres. Améliorer la formation, oui, mais pour tous !
Je voudrais, enfin, revenir sur le rôle essentiel de la médecine et de l’inspection du travail. Experts, médecins, infirmiers, psychologues, les équipes pluridisciplinaires ont un avis déterminant sur la capacité d’un individu à exercer dans de bonnes conditions son travail.
Je rappelle par ailleurs que la médecine et l’inspection du travail possèdent toutes deux un droit de regard sur les conditions d’activité au sein d’une entreprise. Mais ont-elles vraiment les moyens de mener à bien leurs missions et d’accompagner au mieux l’employé dans les difficultés qu’il peut rencontrer dans l’entreprise ? En tant que législateurs, nous devons être vigilants : quelle médecine du travail voulons-nous ? Quels moyens et quels buts concrets pouvons-nous lui donner ?
Madame la ministre, l’enjeu est simple. Il s’agit de prévenir l’absentéisme, les conflits personnels, les plaintes, le burn out, le harcèlement, les accidents du travail et les risques psychosociaux, qui sont des problématiques parfois difficiles à appréhender. Sur ce sujet, si important, l’accompagnement des pouvoirs publics est essentiel, en particulier pour les petites entreprises, lesquelles ne disposent pas toujours d’un service de ressources humaines.
Les outils de contrôle existent et sont nombreux. L’arsenal est dense, peut-être même trop.
Il ne s’agit pas de négliger les tensions nées au travail. Bien au contraire, il faut les regarder avec lucidité et honnêteté. Elles existent et exigent des réponses adaptées, permettant de mieux les anticiper. À cette fin, les pouvoirs publics doivent connaître la réalité du terrain, celle de la vie complexe d’une entreprise.
Nous devons changer notre vision des rapports dans l’entreprise et cesser d’opposer deux mondes, celui de l’entreprise et celui de l’employé. L’un et l’autre doivent évoluer ensemble pour le bien-être de chacun. Ce qui est bon pour l’employé l’est aussi pour l’entreprise. Osons sortir des schémas binaires et donner à chacun ce dont il a besoin, au bénéfice de tous.
Voilà, madame la ministre, quelques axes de réflexion que je souhaitais partager avec vous et qui méritent, à mon sens, d’être approfondis. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains. – M. Jean-Marc Gabouty applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Françoise Gatel.
Mme Françoise Gatel. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, la santé au travail est un sujet majeur qui mérite toute notre attention. Je remercie nos collègues du groupe CRC d’avoir suscité ce débat. Cette question a des répercussions non seulement sur la santé du salarié, mais également sur le bon fonctionnement et l’efficacité de l’entreprise. En effet, la qualité de vie au travail est aussi un enjeu économique pour les entreprises, qu’il s’agisse du niveau d’absentéisme, de l’accroissement ou de la baisse de la productivité, de l’augmentation de la satisfaction liée au travail, de la fidélisation du personnel ou de l’amélioration de l’image de l’entreprise.
Ce sujet n’est pas nouveau, mais force est de constater que la santé au travail connaît, depuis plusieurs années, une évolution incontestable, liée en particulier à de nouvelles organisations du travail, rendues nécessaires par l’émergence de ce que l’on appelle une « économie du flux tendu ».
Les tâches physiquement les plus difficiles sont de plus en plus mécanisées ; les ouvriers, notamment, n’ont plus tout à fait le même rôle dans le processus industriel, occupant davantage une fonction de contrôle. Ainsi, les conditions matérielles sont devenues plus confortables.
Mme Catherine Génisson. Cela dépend !
Mme Françoise Gatel. Pour autant, l’insatisfaction au travail, liée en particulier au stress, ne cesse de croître. L’EUROGIP évalue ainsi le coût annuel du stress au travail en Europe à 20 milliards d’euros, et 50 % à 60 % des journées de travail perdues y seraient liées.
Dans le contexte de la mondialisation, les entreprises et leurs salariés évoluent dans un environnement extrêmement concurrentiel, nécessitant une réactivité accrue et une performance permanente. La réponse immédiate prévaut sur la réflexion.
Cette immédiateté, et cela a été dit par mes collègues, est également liée à l’essor des outils numériques. Les mails, les téléphones portables, les tablettes rendent plus poreuse la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle.
Par ailleurs, la perception de son propre travail ainsi que les attentes à l’égard des employeurs évoluent, intégrant des éléments subjectifs tels que le sentiment d’accomplissement, la reconnaissance par ses supérieurs des missions réalisées, ou la progression individuelle dans son parcours professionnel.
Les nouveaux risques psychosociaux, souvent plus difficiles à déceler, peuvent emporter des conséquences physiques bien réelles. On pense ici, naturellement, au burn out, considéré par certains comme la maladie du siècle.
Or, si le burn out s’inscrit assez spontanément dans ce débat, le bore out, l’ennui au travail, est encore un sujet tabou. Et pourtant, cette « mise au placard » engendre une souffrance pouvant mener à la dépression, avec la perte de l’estime de soi et le sentiment d’être incapable et inutile.
Parler de santé au travail revient non seulement à exposer les risques et les maladies liées à l’activité professionnelle, mais également à s’intéresser au bien-être des salariés. La relation de la société au travail a beaucoup changé, une valeur croissante étant accordée à la qualité de vie. Mais elle subit aussi les conséquences de la fragilité de certaines vies personnelles et de plus en plus d’agressivité dans les relations humaines. Ainsi le burn out ne pourrait-il être décrit comme une maladie professionnelle, tant il est souvent lié à des circonstances personnelles.
Comment, dès lors, peut-on agir pour améliorer la santé au travail ? Eu égard au temps qui m’est imparti, j’évoquerai seulement trois considérations : les méthodes de management, la médecine du travail et, surtout, le changement de regard de notre société sur l’entreprise.
Les mutations sociétales et les évolutions des modes de travail doivent nécessairement s’accompagner d’une évolution du management. La hiérarchie verticale et autoritaire doit céder la place à des méthodes plus collaboratives et à plus d’écoute du salarié.
Aujourd’hui, en raison, notamment, de l’élévation générale du niveau d’instruction, les managers doivent non seulement savoir convaincre, mais également associer les salariés, quelles que soient leurs fonctions, aux réflexions sur leur process de travail.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Très juste !
Mme Françoise Gatel. Le schéma de l’entreprise hiérarchiquement cloisonnée doit faire place à un schéma de connexions valorisant les compétences des salariés.
Par ailleurs, la médecine du travail a bien évidemment un rôle essentiel en matière de santé au travail : un rôle de suivi, mais également de prévention.
La médecine du travail doit être un véritable partenaire de l’entreprise. Les responsables des ressources humaines et les médecins du travail doivent travailler ensemble et non dans la défiance. En tant que responsable du personnel et maire d’une commune, je dois dire que je suis parfois confrontée à un sentiment de défiance absolue de la part de la médecine du travail, alors que l’objectif commun est d’assurer le bien-être et la sécurité des salariés.
Madame la ministre, mes chers collègues, pour conclure, peut-être de manière politiquement incorrecte pour certains mais terriblement vraie, il faut sortir de cette impasse dramatique qu’est la crise de confiance qui existe entre l’entreprise et la société.
L’entreprise n’est pas et ne saurait être indifférente aux conditions de travail de ses salariés puisque sa performance dépend de l’envie et de l’implication de ses salariés, donc de leur bien-être.
Les partenaires sociaux ont déjà prouvé leur engagement dans l’amélioration des conditions de travail des salariés, notamment avec l’accord national expérimental interprofessionnel sur la qualité de vie au travail du 19 juin 2013.
La réussite et l’épanouissement au travail ne viendront pas de lois coercitives qui feraient fi de la réalité de la vie économique et persisteraient dans un esprit d’opposition quelque peu dogmatique entre employeurs et salariés.
Dans notre société, le travail est le vecteur de l’intégration sociale ; le sort de l’entreprise et celui des salariés sont liés. La santé au travail et l’épanouissement des salariés résulteront d’un changement de regard sur leur relation et de l’adoption d’un cadre légal adapté aux réalités favorisant certes la prévention, mais laissant surtout place à une négociation responsable entre les partenaires sociaux.
Ces améliorations supposent également une meilleure préparation des jeunes à leur entrée dans le monde du travail, mais aussi une meilleure fluidité dans les parcours professionnels, qui doit permettre à chacun d’exercer un métier différent, compatible avec son âge ou son contexte de santé.
Cela suppose d’encourager des dispositifs de flexisécurité. Madame la ministre, contrairement à ce que l’on entend, votre projet de loi initial apportait au salarié plus d’espoir de sécurité, et donc moins de stress lié à la précarisation qu’entraîne une succession de CDD.
Mme Laurence Cohen. Mieux vaudrait retirer ce projet de loi ! Il est mauvais !
Mme Françoise Gatel. Mes chers collègues, j’ose le dire avec conviction, il n’y a d’entreprise que d’hommes, et nous ne pouvons que regretter le recul qui s’annonce dans votre projet de loi, madame la ministre. Celui-ci, je le crains, ne servira pas les salariés. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et du groupe Les Républicains.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Deroche. (MM. Jean-Baptiste Lemoyne et Jackie Pierre applaudissent.)
Mme Catherine Deroche. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’impact du travail sur la santé de nos concitoyens a toujours suscité l’intérêt de notre Haute Assemblée, et l’initiative de nos collègues du groupe CRC en témoigne.
C’est ainsi qu’en 2010, Annie David l’a rappelé, notre commission des affaires sociales a constitué une mission d’information sur le mal-être au travail qui a donné lieu à la publication d’un excellent rapport de notre collègue Gérard Dériot.
Certes, depuis 2010, la crise économique a sans doute accentué les difficultés. Néanmoins, les constats restent d’actualité : recherche de la performance à tout prix, isolement croissant des salariés, perte du sens du travail, stress des transports dans les grandes agglomérations, double journée des femmes, facteurs auxquels j’ajouterai une appréciation personnelle, relative à l’impact négatif des 35 heures qui ont désorganisé des services et créé des ruptures dans le travail sources de stress supplémentaire.
Mme Françoise Gatel. Absolument !
Mme Catherine Deroche. Notre collègue Pascale Gruny vient à juste titre de rappeler que le travail reste cependant, pour les trois quarts des salariés, un facteur d’épanouissement personnel. C’est heureux. Dans une perspective d’allongement inéluctable de la durée d’activité, il convient en effet de concilier efficacité économique et recherche du bien-être au travail, objectifs qui ne sont pas antinomiques.
Je n’évoquerai pas la nécessaire protection des travailleurs contre des conséquences physiques de maladies professionnelles : troubles musculo-squelettiques, exposition à des agents dangereux – nous avons tous en tête l’exposition à l’amiante qui a été un scandale en son temps et mérite encore, comme l’a dit notre collègue Aline Archimbaud, un suivi exemplaire – et autres pathologies nombreuses que je ne détaillerai pas.
Le législateur, au fil des textes successifs – loi Bertrand de 2011, loi Rebsamen de 2015, dernière loi relative à la santé –, s’efforce de répondre à cette exigence.
Nous nous trouvons donc devant un constat partagé : l’impact du travail sur la santé doit faire l’objet d’évaluations de qualité par les médecins du travail, et ce dans le privé comme dans le public. Les employeurs ainsi que les partenaires sociaux y prêtent d’ailleurs une attention constante. Il suffit pour s’en convaincre de voir la diminution des accidents du travail de manière globale.
Mais une fois ce constat posé, la réalité demeure. Nos services de médecine du travail ne peuvent faire face à cette ambition. Les élus locaux que nous sommes connaissent les difficultés rencontrées, par exemple par les collectivités, pour répondre aux exigences de la loi en ce qui concerne les agents territoriaux.
L’État n’est pas, il faut le reconnaître, un modèle du genre. Je pense ainsi à la surveillance des agents de l’éducation nationale, beaucoup plus espacée que celle des agents de nos écoles.
La semaine dernière, une rencontre de notre commission avec le professeur Loïc Capron, Michel Amiel l’a évoquée, a prouvé la gestion difficile, voire défectueuse en termes de ressources humaines, des personnels médicaux et autres, par l’AP-HP.
Les médecins du travail sont en nombre insuffisant, bien que la pluridisciplinarité des équipes ait été renforcée dans les services de médecine du travail. Ainsi dans la région des Pays de la Loire, que je connais bien, l’Observatoire régional de la santé dénombrait en 2011 quatre cent soixante-quinze médecins du travail, dont les deux tiers avaient plus de cinquante-cinq ans, les remplacements des départs en retraite étant de plus difficiles.
Les exigences ont été accrues, et on ne peut qu’y souscrire, pour les salariés justifiant d’une surveillance médicale renforcée.
Des obligations nouvelles ont été créées. Je choisirai, à cet égard, de focaliser mon propos sur les emplois familiaux et les services à la personne. Ce sont des emplois nombreux et voués à s’accroître avec le vieillissement de la population.
Les personnes qui les occupent sont soumises à des contraintes fortes, à la fois physiques et morales, car on leur demande beaucoup. Plus de 80 % de ces travailleurs sont des femmes, et près de 50 % d’entre eux ont plus de cinquante ans. Ces salariés sont souvent en situation de cumul d’emploi, puisque 30 % ont plus de trois employeurs.
La loi du 20 juillet 2011 relative à l’organisation de la médecine du travail a renvoyé l’ensemble des particuliers employeurs aux dispositions de droit commun pour la surveillance médicale de leurs salariés. Toutefois, cette loi s’avère inapplicable dans les faits : tels que sont organisés les services de la médecine du travail, ils ne peuvent assurer le suivi médical de plus d’un million et demi de salariés de particuliers employeurs, eux-mêmes au nombre de plus de deux millions, situation encore compliquée par l’existence des « multi-employeurs » particulière au secteur.
Pour pallier la surcharge des services interentreprises, la loi Rebsamen a davantage ciblé les visites. Madame la ministre, il semblerait que votre projet de loi aille également dans ce sens. Pourrez-vous nous dire ce qu’il en est exactement ?
On ne peut qu’entendre que des simplifications administratives réclamées à juste titre par nos entreprises doivent être apportées. L’exemple un temps ubuesque du compte pénibilité en est l’illustration. Mais nous sommes en plein paradoxe, et ce n’est pas l’apanage du seul sujet d’aujourd’hui : exigence de qualité pour nos concitoyens au travail, mais grande insuffisance des moyens. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Patricia Morhet-Richaud. (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains.)
Mme Patricia Morhet-Richaud. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, notre collègue Annie David a bien voulu attirer l’attention de Mme la ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social sur les tensions nées du travail. Des tensions qui sortent du lieu de travail et qui ont des conséquences en matière de santé publique, d’une part, et de vie économique et sociale, d’autre part.
Il est vrai que la question du travail et de son organisation doit être une préoccupation majeure pour la communauté nationale, car nous savons que son rôle est majeur au sein de notre société et ses répercussions importantes à bien des égards.
Il est légitime de s’interroger sur la souffrance au travail. De nombreuses pathologies ont été répertoriées au chapitre des maladies professionnelles, et l’on peut toujours regretter des accidents trop nombreux, dans le secteur de la construction par exemple.
Les risques psychosociaux sont également pris en compte et un travail intéressant est élaboré autour de l’épuisement professionnel, le burn out, qui prend racine dans les conditions de travail et se nourrit de la personnalité des individus.
Mais l’occasion nous est également offerte de nous interroger sur le mal-être des 5,4 millions de demandeurs d’emploi répertoriés à ce jour en France.
Mes chers collègues, j’ai la faiblesse de penser que tant que nous aborderons la question du travail à l’aune de la souffrance, nous n’ouvrirons pas la bonne porte d’entrée.
Mme Pascale Gruny. Effectivement !
Mme Patricia Morhet-Richaud. En effet, notre société contemporaine est construite autour de la valeur centrale du travail. Sans travail, point de salut ; sans travail, c’est l’exclusion…
Savez-vous dans quel pays d’Europe les salariés sont les plus heureux ? Au Pays-Bas ! Les Néerlandais bénéficient d’une grande flexibilité du contrat de travail. Si la durée de travail maximum est de quarante-cinq heures hebdomadaires et de dix heures quotidiennes, il est possible d’adapter son temps de travail.
Le temps partiel est particulièrement répandu, puisqu’il concerne 50,4 % des employés, contre 18,9 % en France, et depuis 2000, une loi donne même aux citoyens le droit de le demander. Ce type de contrat est d’ailleurs très répandu, y compris jusqu’aux plus hauts niveaux de la hiérarchie.
Il faut dire que près de la moitié de la population consacre quatre à cinq heures par semaine au volontariat, exerçant ainsi d’autres activités favorisant le développement personnel. Être utile pour la société : au-delà de l’emploi, le travail permet aussi d’être intégré socialement, de trouver sa place et son rôle dans une société qui valorise l’activité.
La société néerlandaise, en termes d’indice de développement humain, lequel prend en compte le niveau de richesse, de santé et d’éducation, se place au cinquième rang mondial en 2014, quand la France n’occupe que le vingt-deuxième rang.
En tant que membre de la délégation aux entreprises, j’entends bien ce que nous dit le monde de l’entreprise : « Faites-nous confiance ! »
Oui, il existe des conditions de travail contraires à la dignité des travailleurs, mais sont-elles représentatives du monde du travail ? Des plans de santé au travail ont été mis en place, et je me permets de rendre hommage au président du Sénat Gérard Larcher…
Mme Catherine Deroche et M. René-Paul Savary. Très bien !
Mme Patricia Morhet-Richaud. … qui en a lancé la première version en 2005.
Le code du travail, sur lequel nous aurons l’opportunité de nous exprimer prochainement, offre en matière d’hygiène et de sécurité au travail un large éventail de mesures et d’obligations qui permettent d’encadrer les conditions de travail et de garantir les conditions de sécurité.
Alors, de grâce, cessons de réduire le travail à une vision très caricaturale !
Chacun de nous dans sa vie professionnelle a connu ou connaît de nombreuses satisfactions qui sont sources d’accomplissement et d’épanouissement personnel.
Mme Laurence Cohen. Nous ne voulons rien d’autre !
Mme Patricia Morhet-Richaud. Oui, le bonheur au travail existe ! Le bonheur en entreprise est désormais une notion managériale qui se développe et qui s’appuie sur le plaisir de travailler ensemble, en prenant du plaisir dans les tâches professionnelles, dans la façon de les exécuter. Et l’on sait que le bonheur a un effet consolidant sur notre état de santé.
Désormais, nous savons que la confiance rapporte plus que le contrôle, c’est pourquoi nous devons agir en conséquence.
Sans baisser la garde, sortons de la victimisation, aidons les structures privées mais aussi publiques à partager les décisions, à faire circuler les informations, à encourager la transversalité.
Travailler efficacement rend heureux, cela répond à notre besoin de reconnaissance, à notre désir d’appartenance, et doit donner du sens à ce que nous faisons ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains et de l'UDI-UC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la ministre.
Mme Myriam El Khomri, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Madame la présidente, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis heureuse de pouvoir intervenir à l’occasion de ce débat consacré à la question de la santé au travail, et je remercie Mme Annie David d’avoir posé la question orale qui l’a suscité.
Beaucoup d’interventions ont eu trait au projet de loi que je présenterai jeudi en conseil des ministres. J’ai entendu beaucoup de contrevérités sur cet avant-projet de loi, notamment sur la question de la laïcité à l’instant, ou sur les soixante heures que je ne souhaite absolument pas remettre en question.
M. Jean-Baptiste Lemoyne. Il faut le dire à Mme De Haas !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Mais le sujet de la santé au travail est suffisamment important pour que nous concentrions notre débat d’aujourd’hui sur cette question, sans anticiper sur le débat qui aura lieu sur le projet de loi.
Avant de répondre aux questions que vous avez soulevées, je souhaite revenir rapidement sur ce qui me semble être la place du travail au sein de notre société, comme nous y invite votre collègue Mme David.
C’est un fait : le travail est un vecteur extrêmement puissant d’intégration sociale, économique et d’émancipation personnelle. À ce titre, il occupe bien sûr une place centrale dans nos constructions identitaires, individuelles et collectives, comme vient de le dire Mme Morhet-Richaud.
Mais, pour chacun d’entre nous, la frontière est toujours plus ténue entre l’individu au travail et tous les autres pans de la vie humaine. Les mutations dans le monde productif et les aspirations individuelles mêlent ainsi de plus en plus le professionnel et le personnel dans une articulation complexe, source d’épanouissement, mais aussi potentiellement source de nouvelles souffrances.
Ma conviction, c’est que la conciliation de la réalisation professionnelle et de l’accomplissement personnel est réaliste.
Dans une société de progrès, vie professionnelle et vie personnelle doivent pouvoir s’articuler pour garantir le bien-être et l’efficacité des travailleurs dans une dynamique vertueuse.
C’est tout l’enjeu de la qualité de vie au travail, la QVT, comme disent les spécialistes, qui s’affirme comme une revendication légitime, et qui offre à l’individu les leviers de son bien-être professionnel.
Elle dépend bien sûr de l’intérêt éprouvé pour sa mission, de l’ambiance et de l’environnement de travail, naturellement de la charge de travail, de l’autonomie accordée, des perspectives d’évolution, de la reconnaissance indispensable de ses pairs et de sa hiérarchie, et des conditions de trajet domicile-travail.
Il est impossible d’être exhaustive, tant s’agrègent de facteurs qui concourent à la satisfaction professionnelle de chacun et de chacune.
Ce qui est sûr en revanche, c’est que la combinaison de tous ces paramètres pèse fortement sur la qualité de vie générale de l’individu, sur la performance organisationnelle et, par conséquent, sur le fonctionnement global de notre société.
De ce point de vue, la transition numérique nous offre un beau défi : faire de cette profonde mutation technologique une opportunité de progrès économique et social, et réinventer le sens et les formes du travail dans notre organisation collective en permettant à chacun de s’y retrouver.
Assurément pas en ouvrant l’horizon d’une société déshumanisée ou d’une société faisant rimer connexion et aliénation, soumettant les individus à une cadence toujours plus intensive.
Dans un monde moderne, enfin, employeurs et employés doivent pouvoir se reposer sur le dialogue social pour codéfinir les orientations stratégiques de l’entreprise, son organisation et son fonctionnement. Il ne s’agit pas bien sûr de nier l’existence de rapports de force au sein des entreprises, mais d’encourager des débats réguliers et constructifs au bénéfice de tous.
C’est cette vision que je défends. C’est cette vision que je porte avec le projet de loi de réforme du code du travail qui sera présenté en conseil des ministres jeudi prochain.
Sans anticiper sur les débats que nous aurons sur ce projet de loi, il est important que nous sortions des caricatures et que nous puissions faire preuve dans cet hémicycle de rigueur intellectuelle, à la fois sur la réalité du droit du travail aujourd’hui et sur les mutations et propositions détaillées dans ce texte.
Avec ce texte, nous adaptons et modernisons les règles qui encadrent le monde du travail aux grandes évolutions économiques, sociales et sociétales que chacun peut constater au sein de notre société.
C’est le renforcement du dialogue social, c’est la souplesse apportée aux entreprises, ce sont les protections garanties aux salariés, notamment à travers le compte personnel d’activité, qui vise justement à cibler le compte personnel de formation sur les individus qui en ont le plus besoin, c'est-à-dire les moins qualifiés dans notre pays, qu’ils soient salariés ou demandeurs d’emploi.
C’est aussi justement le renouvellement de notre approche concernant la santé au travail.
Dans ce domaine, nous voulons bien sûr nous assurer que le travail ne soit pas synonyme de souffrances physiques ou psychiques, mais nous voulons aussi que les lieux de travail soient des lieux d’épanouissement et de bien-être.
Aujourd’hui, en effet, l’enjeu n’est pas seulement de limiter les risques ; il est aussi de soutenir le développement humain dans le cadre du travail, ce qui passe par la reconnaissance de la place de chacun, l’autonomie et la participation. Il y a là un droit pour les travailleurs en même temps qu’un atout pour les entreprises et pour les administrations, qui, de toute évidence, fonctionnent mieux lorsque leurs salariés vont bien.
En la matière, il faut s’en tenir à quelques principes de bon sens : des salariés qui se sentent bien dans leur environnement professionnel sont des salariés moins malades, moins absents, plus impliqués, plus solidaires, plus efficaces et qui mettent leur investissement au service du collectif, comme Mmes Gruny et Gatel l’ont fait observer.
Afin de pouvoir atteindre cet objectif, nous défendons le passage d’une logique de réparation à une logique de prévention, comme M. Watrin le souhaite à juste titre.
M. Dominique Watrin. Il ne suffit pas de parler : il faut agir !
Mme Myriam El Khomri, ministre. De fait, pour faire de l’entreprise un lieu où le bien-être est possible, nous ne pouvons pas nous contenter de traiter et d’indemniser les pathologies lorsqu’elles apparaissent.
Bien sûr, il serait absurde de nier ces maux : l’activité professionnelle nuit parfois à la santé des salariés. Au demeurant, le Gouvernement, qui a mis en place le compte personnel de prévention de la pénibilité, agit en pleine conscience dans ce domaine. Reste que le plus pertinent est d’agir en amont pour éviter que ces maux ne surviennent. Là est toute la philosophie du troisième plan santé au travail, ainsi que des dispositions du projet de loi sur la réforme du code du travail relatives à la médecine du travail.
Je veux favoriser une approche collective, dynamique, moderne et qui réponde directement aux situations que l’on observe concrètement dans les entreprises et les administrations aujourd’hui. C’est dans cet esprit que j’ai officialisé en décembre dernier le troisième plan santé au travail.
Ce document, qui, comme vous l’avez signalé, madame Génisson, constitue la feuille de route du Gouvernement en la matière jusqu’en 2020, marque une étape importante dans la politique de santé au travail en France, pour deux raisons. D’abord, il réalise l’infléchissement majeur dont j’ai parlé il y a quelques instants en faveur de la prévention. Bien sûr, cette nouvelle approche suppose une petite révolution culturelle, ainsi que l’adoption de nouveaux réflexes collectifs et individuels en matière de santé au travail. Ensuite, les partenaires sociaux ont joué un rôle particulier dans l’élaboration de ce plan ; leur implication est pour moi la meilleure garantie de la qualité du dispositif, de son appropriation par tous les acteurs de l’entreprise et, donc, de son efficacité.
À cet égard, je tiens à saluer, à la suite de nombreux orateurs, les travaux des membres du Conseil d’orientation sur les conditions de travail, le COCT. Cette instance paritaire est le modèle à suivre en matière de dialogue social. En effet, tous les points de vue peuvent s’y exprimer, chacun apportant à la réflexion ses compétences, ses expériences et ses propositions. Cette capacité à dialoguer dans un climat d’écoute et à trouver des terrains d’entente est une des caractéristiques marquantes du COCT. La concertation sert clairement l’intérêt général lorsqu’elle permet à un dispositif d’être approuvé par l’ensemble des partenaires sociaux, ce qui fut le cas du troisième plan santé au travail, longuement discuté avec ces derniers.
Parallèlement au plan santé au travail, le projet de loi consacré à la réforme du code du travail comporte également des mesures de modernisation de la médecine du travail, qui s’inscrivent dans la continuité du rapport de M. Issindou, député, et, comme Mme Génisson l’a souligné, de la loi relative au dialogue social et à l’emploi.
Comme vous le savez, mesdames, messieurs les sénateurs, qu’une réforme dans ce domaine soit nécessaire n’est pas une idée nouvelle. De fait, malgré ses ambitions, le système actuel ne garantit pas, dans la réalité, le suivi des salariés. Nous ne pouvons donc pas nous en satisfaire. En tant que ministre de l’emploi et du travail, je dois traiter les problèmes qui se posent ; or la réalité actuelle est celle que je viens de dire.
Il faut dire les choses telles qu’elles sont : il y a une pénurie des ressources médicales, non pas de notre fait, mais en raison du déficit de candidatures. Songez que, pour 80 postes ouverts, seulement 60 personnes présentent leur candidature ! On anticipe le passage de 5 000 à 2 500 médecins du travail d’ici à 2020. Il faut donc repenser l’organisation de la discipline en conséquence.
Pouvons-nous nous satisfaire de la situation actuelle, dans laquelle seulement 3 millions de visites médicales sont réalisées sur les 20 millions d’embauches qui ont lieu chaque année ? Mesdames, messieurs les sénateurs, j’insiste : 3 millions de visites pour 20 millions d’embauches ! C’est cette réalité qu’il faut que nous traitions ensemble, car, concrètement, aujourd’hui, des salariés travaillant sur des postes à risques n’ont pas de visite médicale.
Ma conviction est que nous pouvons tout à fait réaliser cet effort et améliorer le système par la même occasion. Pour y parvenir, il convient de miser sur une approche qui privilégie la prévention et qui donne la priorité à ceux qui ont le plus besoin d’être accompagnés.
Concrètement, tous les salariés bénéficieront d’une réunion de sensibilisation aux risques professionnels, qui pourra être réalisée par des infirmiers ou par des préventeurs, sous l’autorité du médecin du travail. L’infirmier pourra bien sûr orienter le salarié vers le médecin du travail. Dans le même temps, les visites médicales d’embauche et les visites périodiques seront évidemment maintenues pour l’ensemble des postes à risques, ainsi que Mme Deroche l’a indiqué.
Par ailleurs, le projet de loi prévoit l’introduction dans le code du travail d’un nouvel article sanctuarisant le principe selon lequel « tout travailleur bénéficie […] d’un suivi individuel de son état de santé assuré par le médecin du travail et, sous l’autorité de celui-ci, par les autres professionnels de santé membres de l’équipe pluridisciplinaire […] qu’il anime et coordonne ».
Contrairement à ce que soutiennent certains détracteurs de la réforme de la médecine du travail, l’objectif n’est donc pas de réduire le niveau de protection et de suivi, mais bien de rendre la médecine du travail plus individualisée et plus efficace. Du reste, cette approche optimisée de la médecine du travail, plus finement ciblée et davantage tournée vers la prévention, est celle qui est promue par les partenaires sociaux, par presque l’ensemble des syndicats.
M. Jean-Pierre Bosino. Vous avez raison de dire « presque » !
Mme Myriam El Khomri, ministre. Monsieur le sénateur, seules FO et la CFE-CGC ont émis des réserves,…
M. Dominique Watrin. Cela fait déjà beaucoup !
Mme Myriam El Khomri, ministre. … tandis que la totalité des autres organisations ont soutenu la réforme proposée par le Gouvernement. D’ailleurs, je tiens à la disposition de tous ceux qui voudront en prendre connaissance la lettre qu’elles m’ont adressée en ce sens pas plus tard que le 16 mars dernier.
Je le répète : à l’instar du troisième plan santé au travail, le projet de loi sur la réforme du code du travail prévoit un suivi médical personnalisé et axé sur la prévention, loin de l’approche comptable que beaucoup croient y discerner.
Je tiens, à présent, à répondre plus directement aux questions posées par les orateurs en ce qui concerne le burn out, la réglementation relative à l’amiante et le droit à la déconnexion.
Patricia Morhet-Richaud et Michel Amiel, entre autres orateurs, ont abordé la question du burn out. Même si les causes en sont parfois complexes, ce phénomène fait partie des risques psychosociaux dont l’origine est à rechercher dans les conditions d’emploi, l’organisation du travail ou les relations de travail.
Parce que cette forme d’épuisement professionnel est particulièrement grave, le Gouvernement s’est déjà pleinement saisi du sujet. Je pense en particulier à l’article 27 de la loi du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, qui a marqué une avancée majeure en instaurant la pleine reconnaissance du burn out parmi les maladies psychiques, ainsi que son traitement dans le cadre des instances compétentes. Les comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles ont pleinement pris part à cette action, puisque, aujourd’hui, près de 50 % des pathologies psychiques sont reconnues comme maladies professionnelles, contre 15 % des autres maladies. Preuve, madame David, que ce dispositif, quoique récent encore, est déjà efficace ; nous le suivons actuellement au niveau de chaque caisse d’assurance retraite et de la santé au travail, ou CARSAT.
Ce travail législatif et administratif a donc permis de doter notre pays d’un cadre adéquat pour travailler à la réparation de ce nouveau fléau.
Au-delà, nous partageons la volonté des partenaires sociaux de donner désormais la priorité à la prévention, conformément à l’esprit du troisième plan santé au travail. Tel est le sens de la mission que je souhaite, avec Marisol Touraine, confier à la Haute Autorité de santé, afin d’améliorer la connaissance du syndrome d’épuisement professionnel parmi les personnels médicaux.
En outre, j’ai souhaité, pour pouvoir avancer plus vite sur cette question et pour que les prochains débats parlementaires en soient nourris, que le rapport d’analyse sur les modalités de reconnaissance du burn out prévu par la loi du 17 août 2015 me soit remis dès la fin du mois de mars, et non en juin, comme il était initialement prévu. Nous pourrons, à partir des conclusions de ce rapport, engager un travail commun approfondi pour, si nécessaire, améliorer le dispositif.
Quant au problème plus précis du burn out en milieu hospitalier, qui concerne plus directement la ministre de la santé mais que M. Amiel a soulevé, il est clair qu’il est aujourd’hui au cœur des préoccupations des professionnels de santé. En effet, les contextes d’exercice de ceux-ci, qu’ils soient libéraux, salariés ou hospitaliers, les exposent à des tensions particulières liées à divers facteurs, parmi lesquels la responsabilité vis-à-vis des patients, la charge de travail, les horaires atypiques et le renforcement des exigences en matière de régulation.
Notre volonté, à Marisol Touraine et à moi-même, est de développer les démarches de sensibilisation, de formation et d’accompagnement des professionnels médicaux en ce qui concerne les facteurs de risques professionnels psychosociaux.
Voilà donc en quelques mots l’esprit du plan santé au travail et des mesures relatives à la médecine du travail contenues dans le projet de loi sur le travail. J’en viens à la question des maladies professionnelles liées à l’amiante, sur laquelle Mme Archimbaud, en particulier, m’a interrogée.
La mobilisation du Gouvernement à ce sujet est constante. Je rappelle que ces maladies figurent au premier rang pour les indemnisations versées par la branche AT-MP de la sécurité sociale au titre des maladies professionnelles : 936 millions d’euros ont été versés pour leur indemnisation en 2014, soit 42 % du total des montants versés. À ces indemnisations s’ajoutent celles qui sont versées par le Fonds de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante – 779 millions d’euros en 2014 – et le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante – 521 millions d’euros en 2014.
En 2012, le ministère du travail a engagé une réforme d’ampleur de la gestion du risque amiante en direction des salariés. Je veille en particulier à ce que cette réforme fasse l’objet d’un suivi et d’une application coordonnée entre les ministères concernés.
Dans mon ministère, nous avons engagé une action résolue en direction de l’inspection du travail, en inscrivant la prévention des risques liés à l’amiante parmi les priorités nationales fixées aux directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi –les DIRECCTE – en 2015 et 2016 ; concrètement, nous avons fourni des outils méthodologiques aux agents de contrôle et mis sur pied un programme de formation d’envergure, deux mesures essentielles correspondant aux demandes du terrain.
En ce moment, nous travaillons à la rédaction d’une feuille de route commune à mon ministère et aux ministères du logement, de la santé et de l’écologie. Ce document devrait nous permettre de franchir une nouvelle étape en faveur des personnes exposées à l’amiante dans le cadre de leur activité professionnelle passée.
C’est notamment le cas avec la systématisation du diagnostic préalable de repérage avant travaux, qui constitue une garantie forte pour la santé des travailleurs exposés à un tel risque. Après deux ans de travail, l’ordonnance prévoyant son introduction dans le code du travail est en cours d’examen par le Conseil d’État.
Madame Archimbaud, l’ensemble de ces mesures sur le point d’aboutir ont bien pour origine le rapport du Sénat que vous avez mentionné.
Je tiens, pour finir, à traiter rapidement du droit à la déconnexion, que Mme Génisson a abordé : un droit que nous souhaitons faire figurer dans l’avant-projet de loi de réforme du code du travail.
Comme l’a souligné le rapport Mettling de septembre 2015, le développement du numérique au travail peut être un levier d’amélioration de la qualité de vie au travail, mais aussi un facteur d’accroissement des risques psychosociaux. De fait, comme chacun peut le constater, la frontière entre vie professionnelle et vie personnelle devient de plus en plus poreuse, et le numérique contribue fortement à cette évolution.
C’est pour permettre le rétablissement de cette frontière lorsqu’il est nécessaire que l’avant-projet de loi institue un droit à la déconnexion pour tous les salariés. Ce droit sera garanti, et ses modalités de mise en œuvre seront définies au sein de chaque entreprise par accord collectif, afin que ses modalités d’exercice puissent être adaptées aux spécificités de chaque entreprise.
En l’absence de régulation, l’usage d’outils numériques peut contribuer à la détérioration des conditions de travail, d’autant que la rapidité et la facilité des échanges via le numérique ont favorisé l’émergence d’une culture de l’urgence et de l’immédiateté. La loi instaurera justement le principe d’une régulation, afin de placer cette problématique nouvelle au cœur de la réflexion sur la qualité de vie au travail.
Par ailleurs, nous demandons qu’une négociation s’ouvre sur le travail à distance, le télétravail, ainsi que sur la question du fractionnement du repos quotidien, notamment pour ce qui est des cadres au forfait jours qui souhaiteraient aller chercher leurs enfants à 17 heures, puis se remettre sur leur poste entre 20 heures et 22 heures, mais qui ne le peuvent pas aujourd’hui parce qu’il leur faut onze heures de repos consécutives.
Dans l’avant-projet de loi, il était prévu que, sur la base du volontariat et en vertu d’un accord d’entreprise à 50 %, ces cadres pourraient mieux concilier leur vie personnelle et leur vie professionnelle, un nombre minimal d’heures de repos quotidien consécutives restant évidemment prévu ; cette mesure ne figure plus dans la version actuelle du projet de loi, mais elle ne marquait absolument pas un retour au XIXe siècle !
Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, voilà en quelques mots ce que je souhaitais vous dire à l’occasion de ce débat.
Le monde du travail a connu des évolutions profondes au cours des dernières années, notamment du fait de la révolution numérique, mais également en raison de nouvelles pratiques et de nouvelles organisations du travail au sein des entreprises, sans oublier les aspirations croissantes de nos concitoyens à une meilleure articulation entre vie professionnelle et vie personnelle.
Notre responsabilité, qui est tout particulièrement celle de la ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, consiste à promouvoir une culture de prévention et à encadrer les évolutions du monde du travail. Tel est le sens de mon action et du troisième plan santé au travail. Tel est aussi celui du projet de loi qui sera bientôt débattu au Parlement. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. Nous en avons terminé avec cette question orale avec débat sur « Santé et travail : repenser les liens dans un contexte de mutations économiques du travail ».
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Ordre du jour
Mme la présidente. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au mercredi 23 mars 2016, à quatorze heures trente et le soir :
Débat sur les conclusions du rapport d’information de la commission des finances sur les moyens consacrés au renseignement intérieur (n° 36, 2015-2016).
Deuxième lecture de la proposition de loi, rejetée par l’Assemblée nationale, en faveur de la compétitivité de l’agriculture et de la filière agroalimentaire (n° 371, 2015-2016) ;
Rapport de M. Daniel Gremillet, fait au nom de la commission des affaires économiques (n° 472, 2015-2016) ;
Texte de la commission (n° 473, 2015-2016).
Suite de la proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, pour l’économie bleue (n° 370, 2015-2016) ;
Rapport de M. Didier Mandelli, fait au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable (n° 430, 2015-2016) ;
Texte de la commission (n° 431, 2015-2016) ;
Avis de M. Michel Le Scouarnec, fait au nom de la commission des affaires économiques (n° 428, 2015-2016).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-neuf heures vingt-cinq.)
Direction des comptes rendus
GISÈLE GODARD