Mme Annie David. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, avant de commencer ce débat, je souhaite à mon tour m’associer à la peine du peuple belge et lui affirmer toute ma solidarité et ma fraternité.
J’ai tenu, avec le groupe CRC, à inscrire ce débat à l’ordre du jour du Sénat, car je suis persuadée de l’urgence de remettre la question du travail au centre du débat public. Oui, le travail revêt une importance primordiale pour l’épanouissement de l’individu. Il structure et façonne la société. Il contribue à sa pacification en donnant à chacune et à chacun un rôle dans le quotidien économique.
Déjà, en 2010, j’ai participé au rapport d’information de par la commission des affaires sociales du Sénat sur la question de la santé au travail. Marie Pézé, psychanalyste, affirmait alors : « Le travail est une nécessité pour la construction psychique des individus […] Il faut mettre fin au déni du caractère humain du travail et lui donner un sens, sous peine de se trouver face à des violences de plus en plus lourdes. »
Au mois de décembre 2011, c’est aux côtés de mon ami Jack Ralite que, en tant que présidente de la commission des affaires sociales, j’ai participé au colloque qu’il avait coorganisé et qui était intitulé « Soigner le travail : un enjeu politique, scientifique et artistique ».
Aussi, c’est tout naturellement que j’ai accepté de « marrainer », le 29 janvier dernier, un colloque organisé par l’association Travail, santé, société, territoire sur le thème : « Santé et travail : repenser les liens. Quelles perspectives professionnelles, économiques et politiques pour agir autrement ? ». Je me suis alors engagée à porter les travaux de ce colloque dans notre hémicycle, car de nombreux intervenants souhaitent que les décideurs politiques s’emparent enfin de ce sujet.
Depuis des décennies, nous ne cessons de parler de l’emploi, ce qui est justifié compte tenu de la tragédie que constitue le chômage, mais, ce faisant, nous négligeons le travail. Nous nions ce qu’il apporte aux femmes et aux hommes qui l’exercent. Le travail peut et doit être facteur de santé, une santé entendue comme la capacité des individus à agir tant sur le plan économique, en produisant, que sur le plan social ou sociétal, en s’affirmant dans la société.
Or, en individualisant les relations dans l’entreprise et en limitant le sens du travail, appréhendé au travers du seul prisme de la production économique court-termiste, on a laissé se développer mal-être et souffrance au travail. Alors que nos concitoyens s’impliquent sincèrement dans leur travail, ce qui explique la forte productivité observée en France, la reconnaissance du travail accompli est rarement satisfaisante, comme cela devrait être le cas. Par ricochet, les difficultés nées de ce manque de reconnaissance et de la perte de sens au travail ont des conséquences économiques, sociales et politiques.
Ainsi, sur le plan économique, le coût direct lié aux seuls accidents du travail s’élève, pour la sécurité sociale, à 37,5 millions de jours en équivalent temps plein. Surtout, le mal-être et les mauvaises organisations de travail entraînent nombre d’atteintes à la santé – accidents corporels, infarctus, dépressions et autres maux –, qu’il est difficile de faire reconnaître en tant que maladies professionnelles.
Outre leur coût sur la santé et pour notre système de protection sociale, le mal-être et les mauvaises organisations de travail ont également un coût économique pour l’activité de l’entreprise.
En effet, dans l’économie actuelle, l’implication des salariés et leur motivation sont des facteurs primordiaux de compétitivité et d’innovation. Or, si l’on néglige la ressource principale de l’entreprise, à savoir ses salariés, c’est la santé économique de l’entreprise et celle du pays qui sont mises à mal.
Dans un contexte où nous combattons le chômage et où nous cherchons à créer de la croissance, nous ne pouvons négliger le travail et la manière dont il est organisé dans les entreprises, d’autant que les tensions nées du travail ne disparaissent pas sitôt passée la porte de l’entreprise : elles ont des conséquences sociales et politiques, en contribuant notamment à la distension du lien social, à l’isolement et aux incivilités. Je pense qu’elles influent également sur le taux de l’abstention, lui aussi grandissant.
Le président Larcher l’a d’ailleurs confirmé en ouverture du colloque du 29 janvier, en affirmant qu’il y avait un caractère politique de la santé au travail, avant d’ajouter : « Il se joue au travail des questions de société ».
Mes chers collègues, vous l’aurez compris, les enjeux liés à la reconnaissance du travail sont importants et dépassent largement le cadre de l’entreprise. Ils incitent donc à repenser la manière dont les pouvoirs publics interviennent sur ces questions et nous invitent à ouvrir plus largement la porte des entreprises.
Tout d’abord, l’intervention des préventeurs doit être revue pour prendre en compte les maladies d’ordre psychique. En effet, à ce jour, sur quelque 50 000 maladies professionnelles reconnues par an, seules 300 le sont au titre de maladies psychiques. La reconnaissance du syndrome d’épuisement professionnel serait en cela une avancée intéressante.
Par exemple, l’universalité d’accès des salariés à la prévention et aux services de santé au travail doit être garantie, contrairement à ce que prévoit votre projet de loi, madame la ministre, lequel réserve les visites médicales périodiques aux seuls salariés dont le travail présente des risques.
Or le développement des maladies psychosociales ou des atteintes musculo-squelettiques montre bien que l’organisation du travail, plus que la nature du travail, peut être à l’origine de souffrances. Aussi, madame la ministre, comment comptez-vous soutenir l’évolution des métiers de la prévention ?
Outre les préventeurs et les intervenants traditionnels – je pense aux syndicats, aux médecins du travail, aux employeurs –, il convient d’impliquer les pouvoirs publics sur ces questions. Il s’agit de réfléchir à la manière de reconnaître le travail réel, y compris en termes législatifs, de le faire entrer dans le débat politique et de le reconnaître comme un enjeu de performance collective et un enjeu social.
Prenons l’exemple de la mise en place de la T2A, la tarification à l’activité, décision hautement politique, et de ses effets sur le travail des infirmières. En ne prenant en compte que la valeur économique de l’acte médical, on omet les nécessaires temps de transmission, les coopérations entre collègues, la prise en charge relationnelle des patients.
Outre les contraintes de temps, les infirmières et les infirmiers sont soumis à une perte de sens de leur travail, qu’ils n’ont plus la possibilité d’effectuer correctement. Finalement, comme tant d’autres salariés du secteur privé, ils ont le sentiment que leur travail n’est ni fait ni à faire, et à terme ils y laissent leur santé !
C’est bien pour cela qu’il est temps de s’emparer de la question du travail. Nos décisions politiques ne doivent pas dégrader les conditions de vie de nos concitoyens, ni la cohésion sociale, ni même la santé publique ! L’impact sur la collectivité justifie bien que nous nous mobilisions sur cette question.
Or, pour l’instant, force est de constater que le projet de loi sur le travail ne répond pas à ces questions. D’abord, parce qu’il ne contribue en rien à replacer la question du travail au centre des préoccupations politiques. Ensuite, parce qu’il crée de la précarité et augmente les pouvoirs des employeurs, notamment en facilitant les licenciements. Or, face à la peur de perdre son emploi, comment s’impliquer dans son travail et s’y épanouir ? Finalement, en cassant le code du travail et les protections des salariés, c’est la santé au travail que l’on atteint directement !
Heureusement que, contrairement au MEDEF et au Gouvernement, certaines entreprises ont compris l’importance de redonner au travail humain son sens dans la vie de l’entreprise. Une directrice des ressources humaines invitée au colloque du 29 janvier dernier insistait ainsi sur le fait que « parler travail dans l’entreprise, c’est aussi du travail ». C’est ainsi qu’elle a mis en place, dans son entreprise, des groupes de discussion, lesquels permettent d’échanger entre collègues ou avec la hiérarchie.
Avec l’essor du numérique, il me semble également nécessaire de repenser les organisations de travail et d’y remettre du collectif. Il faut notamment revoir les techniques actuelles de management, qui ne visent qu’à atteindre des objectifs, le plus souvent financiers, sans considération de l’état dans lequel elles laissent les ressources, qu’elles soient humaines ou naturelles.
Si nous, femmes et hommes politiques, intervenons sur l’impact du travail sur le développement durable, comment ne pas intervenir sur son impact sur la santé et sur les salariés ? Madame la ministre, quelles actions comptez-vous mettre en œuvre pour faire évoluer les pratiques managériales et les organisations du travail, afin d’améliorer la santé des travailleurs ?
Comment encouragez-vous les démarches de responsabilité sociétale des entreprises, la RSE, qui prennent en compte les aspects sociaux, sociétaux et environnementaux ? Vous me répondrez sans doute en évoquant le plan santé au travail 2016-2020 !
Au-delà de ce plan, pour lequel d’ailleurs le budget n’est pas au rendez-vous, que comptez-vous faire pour mobiliser la communauté nationale et favoriser l’intervention des acteurs politiques sur la question du travail ? Madame la ministre, validez-vous l’idée qu’une intervention politique en matière d’organisation du travail est nécessaire ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à M. Dominique Watrin.
M. Dominique Watrin. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je commencerai par témoigner des initiatives que j’ai déjà prises dans mon département, le Pas-de-Calais, sur la question de la santé et du travail, notamment l’organisation de deux ateliers législatifs.
Lors du second atelier législatif, dans ce bassin de vie qu’est l’ex-bassin minier, j’ai pu réunir à la même tribune un grand spécialiste de la santé au travail au sein de la Haute Autorité de santé et le responsable de la CGT de l’une des plus grandes entreprises du territoire : la Française de mécanique, qui emploie 3 000 personnes et fabrique des moteurs pour PSA.
J’ai ainsi pu constater que lorsqu’on place à la même table des acteurs différents pour débattre, le regard des uns et des autres change inévitablement, ce qui permet de faire des constats communs.
Le premier est que certaines organisations du travail sont évidemment pathogènes et font des dégâts inestimables sur les territoires concernés. Ce syndicaliste considère d’ailleurs que la recherche maximale du profit est le produit le plus nocif pour la santé des salariés. Il expliquait notamment, et cela doit nous interpeller, qu’une grande entreprise pouvait encore en France, au XXIe siècle, faire le choix de produits chimiques moins chers, mais plus nocifs pour la santé des salariés, sans même que ceux-ci soient correctement informés des risques. Comment parler alors de citoyenneté à l’échelle du territoire et de participation à la vie sociale, quand c’est l’intégrité physique et psychique qui peut être bafouée au quotidien ?
Les bilans chiffrés de cette entreprise sont d’ailleurs consternants. Ils montrent, malgré la division par deux des effectifs, une progression inquiétante des maladies professionnelles, non seulement en raison des expositions à l’amiante et à la silice dans le passé, mais aussi du fait de la progression des troubles musculo-squelettiques et psychosociaux. Il s’agit là des conséquences d’une forme de violence exercée aujourd’hui encore contre la santé de femmes et d’hommes, dans un pays pourtant riche comme la France et dans une entreprise appartenant aux deux plus grands groupes français de l’automobile.
Cet exemple doit effectivement nous faire réfléchir. Il doit nous aider à comprendre pourquoi les syndicalistes sont si attachés à la question des réparations – à la reconnaissance des maladies professionnelles et d’un juste taux d’invalidité, ou à la possibilité de prendre une retraite anticipée –, lesquelles constituent toutes un véritable parcours du combattant, aujourd'hui encore.
Il doit en même temps nous rappeler ce dont tous les intervenants sont convenus ensemble, à savoir que la priorité des priorités doit être donnée à la prévention : il faut prévenir la maladie professionnelle, l’invalidité, les atteintes à la santé, plutôt qu’exclure et, éventuellement, réparer.
Tel est le message que je veux vous adresser, madame la ministre du travail. Je souhaite en particulier connaître votre avis sur une proposition que j’ai déjà présentée dans cet hémicycle en présence de Mme Marisol Touraine, sans résultat je dois dire.
J’avais alors souligné, et je le maintiens, que la sécurité sociale possède toutes les informations nécessaires à la mise en place d’une cartographie, territoire par territoire, des postes de travail pathogènes, qui, non assainis par les entreprises, continuent à fabriquer des victimes du travail.
Quel gâchis de ne pas donner aux caisses primaires d’assurance maladie, les CPAM, comme nous sommes plusieurs à le réclamer, les compétences et les moyens humains et financiers pour intervenir et remédier à ces situations. Je vous renvoie ici à l’intervention que j’avais faite sur l’article 6 bis du projet de loi relatif à la santé.
Je sais que la CGT aussi porte l’idée depuis 2008 d’intégrer les services de santé au travail au sein de la sécurité sociale.
Enfin, les CPAM auraient probablement un rôle utile à jouer pour observer et résoudre les problèmes de santé les plus prégnants rencontrés sur un territoire – je pense à certaines addictions –, lesquels ne sont pas sans conséquence sur les comportements, les relations et la santé au travail.
Priorité à la prévention ! Voilà un sujet fort qui reviendra lors de l’examen du futur projet de loi régressif que vous portez, madame la ministre, et visant à réformer le code du travail.
Je ne pouvais manquer de vous interpeller dès aujourd’hui, alors que vous vous apprêtez, une fois que le projet de loi aura été présenté en conseil des ministres, à proposer à la représentation nationale d’autoriser une modulation encore plus grande des horaires de travail – jusqu’à douze heures par jour et quarante-huit heures par semaine, voire soixante heures en cas de « circonstances exceptionnelles » ; de fractionner les temps de repos ; d’étendre les forfaits jours aux cadres des petites entreprises – notre pays a pourtant déjà été condamné sur ce sujet par des instances européennes ; de supprimer la visite médicale obligatoire pour la plupart des salariés et de faire de la médecine du travail une médecine de sélection et d’exclusion, dédouanant ainsi les employeurs de leurs responsabilités en matière de prévention et d’adaptation des postes de travail.
Il est bien évident que vous faites des choix contre la santé des salariés. Vous ouvrez même la voie à de nouvelles formes de dumping social et de concurrence malsaine entre les territoires.
Pour sa part, le groupe CRC pense que les bouleversements en cours, comme la révolution numérique et informationnelle, appellent plus de citoyenneté dans l’entreprise et dans la cité. Il faudrait sans tarder réfléchir à une nouvelle diminution du temps de travail et mettre en place un droit à la déconnexion, afin de prévenir le surmenage.
Ces bouleversements nécessitent en réalité une redéfinition du travail salarié, afin de protéger tous les nouveaux autoentrepreneurs, qui sont en réalité soumis aux ordres des plateformes et au bon vouloir d’actionnaires particulièrement avides. Vous prenez malheureusement le chemin inverse, madame la ministre, en donnant tous les pouvoirs, ou presque, aux employeurs et en subordonnant les protections du code du travail aux impératifs économiques à court terme, et surtout au profit.
Nous avons là un point de désaccord, lequel justifie ce débat. (Bravo ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Génisson.
Mme Catherine Génisson. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, pour commencer, je tiens à faire part de notre solidarité fraternelle à nos amis belges.
Nous sommes aujourd’hui réunis pour un débat important et d’actualité : santé et travail. Je remercie nos collègues du groupe communiste, républicain et citoyen de leur initiative.
Je souhaite à mon tour faire un rapide état des lieux de la situation dans notre pays sur ces enjeux très importants.
En France, 90 % des embauches dans le salariat se font dorénavant en contrat à durée déterminée. Selon le baromètre Cegos, quelque 25 % des salariés déclarent avoir subi au cours de leur carrière un épisode psychologique lié à leur travail, de type dépression ou burn out ; 53 % des salariés et 68 % des managers déclarent subir un stress régulier dans leur travail et 71 % des directeurs des ressources humaines pensent que les salariés subissent effectivement un tel stress.
Les conditions de travail se durcissent incontestablement, du fait de la charge de travail et de la porosité entre vie professionnelle et vie privée. On observe également le phénomène de concurrence du « tous contre tous », lié à la situation de l’emploi.
Si les grandes entreprises signent des accords d’amélioration de la qualité de la vie au travail et de prévention des risques psychosociaux à la suite de l’accord national interprofessionnel sur la qualité de la vie au travail du 9 juin 2013, les PME et les TPE ont moins de possibilités de s’investir en la matière.
Un des phénomènes les plus marquants de l’évolution du monde du travail est l’arrivée du numérique, qui provoque un véritable bouleversement dans les modes de production et dans les conditions de travail.
À cet égard, je citerai M. de Froment, directeur du cabinet de conseil Taddeo : « Le salarié modèle d’aujourd’hui est quelqu’un qui ne cesse jamais de travailler. Cela fait voler en éclats tous les acquis patiemment construits par les partenaires sociaux. » Permettez-moi une seconde citation, extraite d’un grand journal du soir en date du 15 mars dernier : « On devient des bêtes de travail. On ne peut jamais se vider la tête. »
M. Jean-Baptiste Lemoyne. C’est vrai !
Mme Catherine Génisson. Ces différentes citations permettent de mesurer parfaitement les problèmes liés à la connexion permanente à l’entreprise par mail et la pression ainsi exercée sur la vie personnelle et familiale.
Juridiquement, la connexion permanente pose le problème de l’explosion de toute législation sur la durée du temps de travail, y compris pour les salariés en forfait jours, puisque ce phénomène concerne les soirées, les fins de semaine et les congés. Pour les salariés dont la durée de travail est fixée, il y a clairement des heures supplémentaires non rémunérées.
Bien heureusement, les nouvelles technologies n’ont pas que des effets négatifs et pervers. Elles permettent également le développement du télétravail salarié, qui lui-même permet une économie collective d’infrastructures et de temps de transport et apporte un confort aux salariés bénéficiant d’accords sur le télétravail. Cependant, seuls 2 % des salariés sont actuellement concernés par de tels accords.
Le monde du travail de notre pays est également touché par l’augmentation constante du travail indépendant. Celui-ci concerne déjà 10 % de la population au travail. On compte ainsi en France plus d’un million d’autoentrepreneurs.
À la lisière du salariat se situe le portage salarial. Ce système est réservé aux travailleurs qualifiés qui apportent leurs clientèles à l’entreprise de portage, moyennant 5 % de commission pour celle-ci sur chaque contrat de mission effectué chez une entreprise cliente. Aujourd'hui, quelque 51 % des salariés portés sont en CDD et 53 % ont 45 ans et plus. Nombre de salariés portés ont opté pour cette solution précaire après un licenciement.
Ce très rapide tour d’horizon montre un paysage totalement nouveau et éclaté, notamment pour ce qui concerne les modes de production des biens et des services, à l’opposé des grandes structures industrielles qui ont forgé le salariat et les protections sociales mises en place progressivement aux XIXe et XXe siècles. Il y a dorénavant une juxtaposition des statuts à laquelle une même personne sera soumise au regard de sa situation au travail.
Une fois ces constats faits, quelles sont les actions mises en place par le Gouvernement pour veiller à la santé de nos concitoyens dans le milieu du travail ?
En premier lieu, il faut se féliciter de la généralisation au 1er janvier 2016 de la complémentaire santé au sein de toutes les entreprises ; c’est une grande avancée sociale.
On peut évoquer également la mission confiée par le ministère du travail à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, mission de réflexion et d’expérimentation dans les entreprises.
L’objectif de cette mission est d’étudier l’impact des mutations dans l’organisation du travail et du numérique dans toutes ses dimensions, dont la santé au travail : l’hyperdisponibilité, les données fournies en temps réel, la personnalisation de la relation client avec les réseaux sociaux, le contournement des circuits managériaux…
Un appel à projets doté de 15 millions d’euros permet de soutenir les innovations associant numérique et amélioration des conditions de travail. Voici quelques exemples de projets : création de postes de chargé de prévention santé, accompagnement des seniors, arrêt des messageries, modules d’e-learning sur les troubles musculo-squelettiques, mise en place de « contrats parentaux » pour aménager le temps de travail des jeunes parents…
Le Gouvernement agit aussi sur le front du burn out puisque la ministre des affaires sociales et de la santé, Mme Marisol Touraine, a annoncé très récemment la mise en place d’un groupe de travail réunissant médecins, experts, chercheurs pour définir médicalement le burn out, la manière de le traiter et, je l’espère, de le reconnaître.
Madame la ministre du travail, vous avez présenté, en décembre 2015, le troisième plan santé au travail, qui constitue la feuille de route du Gouvernement en matière de santé au travail pour la période 2016–2020.
Ce plan, préparé très en amont par les partenaires sociaux au sein du Conseil d’orientation des conditions de travail, marque un infléchissement majeur en faveur d’une politique de prévention qui anticipe les risques professionnels et garantit la bonne santé des salariés plutôt que de s’en tenir à une vision purement réparatrice. Ce plan prend aussi pleinement en compte la qualité de vie au travail. Il illustre une réussite concrète du dialogue social. Le Gouvernement fait le pari d’une responsabilisation des acteurs sociaux, de la démocratie sociale ; le futur projet de loi sur le travail devra traduire cette donnée.
Je souhaite maintenant évoquer, en anticipant un peu, les propositions contenues dans le projet de loi sur le travail, propositions qui auront un impact fondamental sur la santé au travail, telles que nous pouvons les connaître à ce jour puisque le projet de loi, madame la ministre, ne sera présenté au conseil des ministres qu’après-demain.
Tout d’abord, la philosophie générale du projet de loi est bien de généraliser le recours au CDI, en diminuant les craintes des employeurs sur les embauches et les licenciements en cas de retournement de conjoncture économique ; il devrait dès lors y avoir moins de freins au recours au CDI dans les entreprises. Le recours aux CDI diminuera la précarité des travailleurs, réduira leur stress et, je l’espère, améliorera leur santé.
De même, les dispositions du projet de loi sur le travail encadrant le portage salarial sont de nature à améliorer les conditions de travail des travailleurs concernés.
Une autre disposition très importante, prévue à l’article 25 du pré-projet de loi, crée un droit à la déconnexion en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congés. L’enjeu est particulièrement prégnant, comme je l’ai évoqué, notamment pour les salariés au forfait jours, utilisateurs fréquents des outils numériques. La définition des modalités de déconnexion relève de l’accord d’entreprise et, à défaut d’accord, l’employeur en définit les modalités. Dans les entreprises d’au moins 300 salariés, les modalités de déconnexion font l’objet d’une charte élaborée après avis des instances représentatives du personnel : comité d’entreprise ou délégués du personnel.
On peut acter l’entrée en vigueur de ce droit à la déconnexion seulement au 1er janvier 2018, même s’il s’agit de laisser le temps à la négociation. Je suis persuadée que ce sujet sera largement débattu lors de l’examen du projet de loi sur le travail dans notre hémicycle.
L’article 26 du projet de loi est également très intéressant. Il peut constituer une grande source d’amélioration de la santé pour nos concitoyens. Cet article vise, en effet, à relancer le développement du télétravail en France.
Notre pays présente effectivement un retard important vis-à-vis d’autres pays européens, notamment du fait de freins culturels et d’un rapport au travail fondé sur la présence. Le télétravail peut pourtant favoriser une bonne articulation entre vie privée et vie professionnelle – je le précise au passage, il n’est d’ailleurs pas réservé aux femmes –, ce qui peut être un moyen de diminuer les déplacements et la fatigue, tout en améliorant la productivité. L’article 26 invite donc les partenaires sociaux à revoir le régime du télétravail avant le 1er octobre 2016 afin de le favoriser et de prendre en compte les nouvelles modalités de travail – cotravail, nomadisme, télémanagement –, tout en veillant à la préservation de la dimension collective du travail.
J’en viens maintenant à un article très important du pré-projet de loi travail, l’article 44. Cet article, intitulé « Moderniser la médecine du travail », reprend pour partie les préconisations du rapport remis à Mme la ministre du travail par notre collègue député Michel Issindou en mai 2015.
Je ferai tout d’abord une remarque avant d’entrer dans le vif du sujet de cet article 44 : on parle bien de médecine « du » travail et non de médecine « au » travail, et cette distinction est fondamentale.
La médecine du travail doit appartenir au monde du travail dans un partenariat pluridisciplinaire afin de garantir la bonne santé des travailleurs, ainsi qu’une bonne adaptation à leur poste de travail. C’est tout le sujet de l’ergonomie.
Dans le cadre de la médecine du travail et en raison de sa spécificité, il ne peut être fait appel, selon moi – vous ne le proposez d'ailleurs pas, madame la ministre –, aux acteurs de la médecine libérale.
Je rappelle que, dans le cadre du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2004 qui avait instauré le dossier médical personnalisé, le DMP, il avait été décidé que les médecins du travail ne pouvaient avoir accès à ce fameux DMP au nom du respect de la vie privée. Je pense en effet qu’il y a conflit d’intérêt entre le médecin traitant et le citoyen lorsque celui-ci est sur son lieu de travail. Sur les lieux de travail, il me semble nécessaire de favoriser une extension permettant aux acteurs d’œuvrer ensemble pour la santé au travail. La coopération interprofessionnelle doit être développée entre médecins, infirmiers, assistants sociaux, mais aussi en associant tous les acteurs œuvrant pour la sécurité et la santé au travail ainsi que pour l’ergonomie des postes de travail.
Pour en revenir à ce que contient effectivement cet article 44 dans le pré-projet de loi travail, je souligne que la visite médicale d’embauche serait remplacée par une visite d’information et de prévention effectuée par un médecin du travail ou un autre membre de l’équipe pluridisciplinaire : collaborateur médecin ou infirmier.
L’article 44 prévoit également une vérification de l’aptitude des salariés affectés à des postes à risques. La périodicité des visites médicales est adaptée aux conditions de travail, aux risques professionnels, à l’état de santé et à l’âge des travailleurs, avec une surveillance médicale particulière prévue pour les travailleurs de nuit.
La réforme de la médecine du travail telle qu’elle est prévue à l’article 44 du pré-projet de loi sur le travail prévoit également la suppression de la double visite médicale pour la constatation de l’inaptitude si aucune mesure d’aménagement, d’adaptation ou de transformation du poste de travail n’est possible et un assouplissement du licenciement pour inaptitude professionnelle sans proposition de reclassement, sur avis médical.
Ce nouveau motif de licenciement est étendu à l’inaptitude non professionnelle et à l’inaptitude professionnelle d’un salarié en CDD. Ce sujet donnera lieu, j’en suis persuadée, à de grands débats dans lesquels notre groupe politique bien sûr s’investira.
L’article 44 prévoit aussi, et c’est bien, une consultation des délégués du personnel sur les possibilités de reclassement en cas d’inaptitude non professionnelle. Dans les entreprises d’au moins cinquante salariés, le médecin du travail formule des indications sur la capacité du salarié à bénéficier d’une formation pour un poste adapté.
Ayant exercé la médecine du travail – pardonnez-moi ce corporatisme, madame la ministre –, je m’interroge sur la suppression de la visite médicale d’aptitude systématique à l’embauche, même si je partage totalement l’objectif de renforcer le suivi personnalisé des salariés tout au long de leur carrière en reconnaissant ce droit aux salariés intérimaires et titulaires de contrats courts.
En effet, la visite d’embauche systématique permet de mesurer les aptitudes physiques, psychiques du travailleur, de remarquer les éventuelles difficultés à ces aptitudes, alors qu’une simple visite d’information et de prévention peut ne pas suffire à détecter ces inaptitudes dans un univers du travail de plus en plus concurrentiel, où le futur salarié, au regard de l’importance du chômage en particulier, peut être tenté de taire ses interrogations, ses questions, afin d’obtenir le poste proposé.
Je ne doute pas de l’existence de débats constructifs sur ce sujet difficile, quand nous connaissons par ailleurs les difficultés pour les petites et moyennes entreprises d’assurer ces visites d’embauche face à des CDD souvent renouvelables.
Tout ce qui va dans le sens d’un renforcement du dialogue entre le salarié et le médecin du travail va bien sûr dans la bonne direction, mais il ne faudrait pas que cette réforme de la médecine du travail pallie les carences du monde médical. En effet, lorsque nous avons étudié la loi relative à la santé, il nous a été dit que la médecine du travail existerait toujours, mais aucun poste n’était proposé.
En conclusion, madame la ministre, nous nous passionnerons pour l’examen du projet de loi sur le travail, dans lequel la santé au travail prendra une place importante. Je connais votre écoute et vous remercie de ces débats à venir. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et républicain.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Aline Archimbaud.