M. Ronan Kerdraon. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je tiens à souligner le titre du rapport d’information de notre collègue Yannick Vaugrenard – Comment enrayer le cycle de la pauvreté ? Osons la fraternité ! –, qui remet à l’honneur le mot « fraternité ». Par les temps qui courent, il n’est pas inutile de rappeler que ce beau mot figure dans notre devise républicaine.
Aujourd’hui, les personnes touchées par la pauvreté sont de plus en plus nombreuses, comme cela a été dit précédemment, et, surtout, de plus en plus pauvres. Pourtant, au cours de ces quinze dernières années, des mesures fortes en matière d’assistance et d’insertion ont été adoptées, telles que la CMU, le RMI et, plus récemment, le RSA.
En tout, les minima sociaux couvrent directement près de 3,5 millions de personnes et plus de 6 millions si l’on compte les ayants droit. Ces chiffres sont alarmants : la pauvreté touche 14,3 % de la population française, soit près de 9 millions de personnes. Elle se concentre essentiellement sur les catégories les plus frappées par le chômage, à savoir les jeunes, les femmes – Michelle Meunier l’a excellemment rappelé voilà quelques instants – et les seniors. Pour une large majorité d’entre eux, le sentiment qui prédomine est celui de « ne pas réussir à s’en sortir en raison de la précarité de l’emploi, de l’augmentation des dépenses contraintes, du prix des produits de première nécessité ».
L’INSEE l’a très bien démontré dans une étude récente sur le marché du travail en France portant sur les trente dernières années. En 1975, le taux de chômage des jeunes âgés de 15 à 24 ans était de 7 %. En 2012, il a atteint 24 %.
La jeunesse, qui doit être une priorité pour tout gouvernement, peine de plus en plus à s’insérer sur le marché du travail. Les jeunes sont les premières victimes de la précarisation par l’emploi ; nous avons eu dans cette enceinte de nombreux débats sur ce sujet. La moitié des salariés embauchés en contrat à durée déterminée, en stage ou en apprentissage ont moins de 29 ans. De plus, 17 % des 18-29 ans vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre 13 % pour l’ensemble de la population. En 2008, plus d’un pauvre sur deux avait moins de 35 ans !
Le Gouvernement a pris la mesure des enjeux, et les premiers résultats sont là, les premières mesures également. Cependant, il convient d’aller plus loin, en renouant le dialogue avec les partenaires sociaux et les régions et en élaborant des stratégies de confiance pour redonner à la jeunesse une vision positive et moins sombre de l’avenir – de son avenir ! Nos propositions doivent être justes et adéquates.
Alors, oui, dans un souci d’enrayer l’une des causes de la paupérisation des jeunes, il est urgent de prendre la question de l’emploi des jeunes à bras-le-corps. À cet égard, je vous invite, mes chers collègues, à relire Léo Lagrange qui disait : « Aux jeunes, ne traçons pas un seul chemin ; ouvrons-leur toutes les routes. »
Accordons-nous sur la nécessité de développer des dispositifs d’accompagnement adaptés aux besoins spécifiques que rencontrent ces jeunes. Je ne crois pas à la théorie d’une « génération sacrifiée ». Car ce serait émettre l’hypothèse que la génération des jeunes forme un tout, qui s’oppose aux générations aînées. Cependant, au sein même de la jeunesse, l’hétérogénéité grandit.
Plus qu’à un état des lieux, notre débat, au travers des travaux de la délégation sénatoriale à la prospective, vise avant tout à alerter les pouvoirs publics sur les enjeux de ces inégalités, qui passent par une mobilisation de l’ensemble des acteurs sociaux – entreprises, collectivités, organisations socioprofessionnelles – et, bien évidemment, des jeunes eux-mêmes.
La précarité chez les jeunes a aussi un impact sur leur santé. En effet, le Haut Conseil de la santé publique considère que « la précarité éclaire de manière inquiétante le problème de la santé des jeunes qui plus que jamais doit devenir l’un des axes majeurs de la politique de santé publique en France ».
De même, il souligne que l’intégration des jeunes dans la vie active est, en France, un véritable problème, qui peut conduire à « une absence de perspectives d’avenir et à un sentiment d’inutilité générateurs d’un mal-être, voire d’une véritable souffrance psychique à l’origine de comportements à risque et de violences ».
Lutter contre la précarité, la pauvreté, et redonner de l’autonomie passent par une série de mesures qui interviennent en amont et en aval, comme le souligne, à juste titre, Yannick Vaugrenard dans son rapport d’information.
Gérer la pauvreté en amont, c’est marquer l’importance de la prévention appliquée à la lutte contre la pauvreté. Cette prévention doit passer, notamment, par l’éducation : « par une offre de formation plus riche et diversifiée » ; arriver à « concilier vie familiale et vie professionnelle de manière plus efficace » ; « repenser le fonctionnement de Pôle emploi » – vaste chantier ! – et « créer un accompagnant pédagogique » en adéquation avec les attentes et les besoins.
La seconde étape consiste à gérer la pauvreté en aval. La délégation à la prospective reconnaît que « même avec la meilleure volonté du monde, la pauvreté ne pourra jamais sans doute être complètement éradiquée ».
Plusieurs pistes sont avancées : la généralisation de l’accès aux nouvelles technologies ; l’innovation sociale ; la promotion de nouvelles pratiques dans le secteur du logement ; la vulgarisation de la prévention dans le domaine de la santé et la facilitation de l’accès aux droits, en fluidifiant l’information et en simplifiant les procédures.
Je ne reprendrai pas l’ensemble de ces pistes, mais insisterai sur les points les plus importants et les plus prometteurs.
Dans un premier temps, nous devons impérativement travailler sur la revalorisation des aides sociales. En effet, différents travaux plaident pour un relèvement substantiel du RSA socle. Ceux-ci démontrent que son niveau est insuffisant pour satisfaire aux besoins élémentaires d’un ménage. Pire, on constate même un décrochage du niveau des prestations depuis plusieurs années.
Le niveau du RSA a baissé de manière significative par rapport à l’ancien RMI. Cela explique d’ailleurs une partie de l’augmentation de l’intensité de la pauvreté depuis le début des années 2000.
La revalorisation fondée sur les besoins réels de la personne est une nécessité, mes chers collègues ! Il importe également de lutter fermement contre toute forme de discrimination. La classe d’âge la plus touchée par la pauvreté, je le disais précédemment, concerne les jeunes de 18 à 25 ans. Abaisser le droit au RSA à 18 ans pourrait offrir notamment aux classes populaires un nouveau souffle et, surtout, une amélioration du revenu familial.
Associée à la multiplication des bourses pour étudiants, cette réforme pourrait constituer un premier pas, en permettant à ces jeunes d’entrer dans la compétition universitaire avant de tenter leur chance sur le marché du travail.
Les droits sociaux doivent retrouver une forme d’universalité, en se fondant sur la citoyenneté et non plus sur le « statut », car le système actuel est source d’inégalités, d’injustices et parfois même d’opacité.
Faciliter l’accès, c’est aussi simplifier le droit et les démarches. La conception du RSA a donné naissance à un dispositif complexe. Pourtant, l’un des objectifs déclarés était de simplifier l’accès aux minima sociaux. Nous devons lutter efficacement contre le non-recours au RSA.
Enfin, il m’apparaît important de penser à ceux qui travaillent pour aider les personnes en situation de pauvreté et de précarité, je veux parler en particulier des travailleurs sociaux. Les acteurs du service social sont proches des publics en souffrance ; ils en connaissent les difficultés et sont parfois eux-mêmes en situation de précarité.
Frappée par un chômage élevé et une précarité grandissante, la France se doit aujourd’hui de mettre en place les réformes nécessaires pour lutter contre les inégalités. Le rapport d’information de Yannick Vaugrenard va dans ce sens.
Comme le disait François Mitterrand, « l’égalité n’est jamais acquise, c’est toujours un combat ». Aussi, d’autres dispositifs devront venir se greffer sur les dispositifs existants pour enrichir et consolider notre détermination dans la bataille contre la pauvreté. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – Mmes Isabelle Pasquet et Aline Archimbaud ainsi que MM. Jean-Marie Vanlerenberghe et Gérard Roche applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Martial Bourquin.
M. Martial Bourquin. Madame la présidente, madame la secrétaire d'État, mes chers collègues, je tiens à remercier très sincèrement Yannick Vaugrenard pour la qualité et la pertinence de son rapport d’information, qui, compte tenu du climat dans lequel se trouve notre pays, arrive à point nommé.
Pierre Bourdieu rappelait que « la cécité aux inégalités sociales condamne et autorise à expliquer toutes les inégalités […] comme inégalités naturelles, inégalités de dons ».
Je n’irai pas jusqu’à dire qu’avec ce rapport d’information vous nous rendez la vue, mon cher collègue, mais il est bon parfois qu’un travail d’enquête permette à chacun de regarder la réalité en face, de refuser la fatalité, de remettre de la priorité dans certaines actions politiques et de tirer avec courage les conséquences qui s’imposent.
La première d’entre elles est culturelle. Ce rapport d’information a le grand mérite de tordre le cou, sans angélisme, avec humanité, à des idées reçues.
Non, les femmes, les hommes, ainsi que les enfants, se trouvant en situation de précarité ne sont pas, dans leur très grande majorité, des chômeurs par choix.
Non, ce ne sont pas, dans leur très grande majorité, dans leur immense majorité même, des fraudeurs professionnels.
Non, ce ne sont pas, dans leur très grande majorité, des assistés.
Ce sont, comme vous le rappelez très justement, dans votre rapport, monsieur Vaugrenard, des ayants droit. Ces femmes et ces hommes ne sont pas la France d’à côté ou la France d’en bas. Ils sont juste la France ! Ils sont trop souvent stigmatisés. Or cette stigmatisation représente une double peine, la pauvreté étant déjà inacceptable en soi.
Cette remarque établie, vous me permettrez, mes chers collègues, d’en formuler trois autres.
La première porte sur les visages et les formes de la pauvreté.
Mes collègues ont parlé des femmes, des jeunes, des familles monoparentales, et, surtout, ils ont fort justement abordé la question de la reproduction des inégalités.
Nous remarquons, y compris dans des villes comme celle dont je suis maire et qui compte 15 000 habitants, que, quel que soit le niveau de la croissance, un socle de chômage de longue durée ne baisse pas.
J’ai été, pour ma part, très sensible à l’évocation dans ce rapport d’information de la pauvreté en milieu rural, par exemple.
La ruralité n’est pas qu’un eldorado consacré au bien-vivre. Le monde rural accueille également des isolés, des mal-logés, des personnes sous-alimentées, des personnes n’ayant plus les moyens financiers de se déplacer pour trouver un emploi ou se soigner. La densité urbaine et la ghettoïsation de certains territoires rendent parfois la pauvreté particulièrement visible, mais la misère n’en est pas moins réelle au milieu des champs et des montagnes. Cela peut paraître une évidence. Pour autant, ce constat nécessite, j’en suis persuadé, que les services sociaux, l’État, en première ligne, les collectivités prennent en compte beaucoup plus précisément les contraintes de la ruralité, je pense notamment à la question des déplacements.
À ce titre, plusieurs remparts me paraissent nécessaires, au premier rang desquels se trouvent la proximité et la présence de l’État.
Je suis de ceux qui plaident pour un maillage serré des services publics, des services de santé. Je suis de ceux qui soulignent le rôle indispensable du maire et des équipes municipales. Dans les petits villages, dans les hameaux, c’est bien souvent le premier magistrat qui connaît les difficultés de ses concitoyens à payer les factures de fioul, de gaz, qui sait les factures de cantine impayées. La proximité de la commune est essentielle pour lutter contre la pauvreté.
Je suis aussi de ceux qui plaident pour une accélération en parallèle de la démocratisation des moyens de communication au service de l’insertion sociale. L’exclusion numérique, qu’elle soit géographique ou culturelle, est une réalité.
Ma deuxième remarque concerne la réforme de l’État providence.
Je suis très heureux, mon cher collègue, que vous placiez la réforme majeure en cours de la simplification des normes, de la simplification administrative, de la mutualisation des moyens et des collectivités au cœur des mesures utiles pour déraciner la pauvreté. Simplifier, mutualiser, ce n’est pas abaisser la France ou la tirer vers le bas. C’est au contraire la possibilité pour un plus grand nombre d’aller plus vite, plus loin, là où les plus précaires sont précisément pris par le temps et réduits dans leurs mouvements.
Madame la secrétaire d’État, j’insisterai sur deux points.
D’une part, la notion de référent unique présente dans ce rapport me paraît une idée excellente, qui est revendiquée. Plus ce référent unique fonctionnera, mieux la précarité et la pauvreté seront traitées. L’appareil d’État et les services publics doivent en être partie prenante. Madame la secrétaire d'État, sur ce sujet, où en sont vos réflexions avec Mme la ministre de la décentralisation, de la réforme de l’État et de la fonction publique ? Est-ce envisageable et à quel horizon ?
D’autre part, madame la secrétaire d’État, je soutiendrai avec la plus grande vigueur les réformes engagées pour parvenir à une plus grande efficacité et mutualiser les moyens mis à disposition. Pour autant, je dois vous faire part de mes profondes inquiétudes concernant les conséquences directes de la baisse importante de prestations sociales annoncée : il serait question de plusieurs milliards d’euros. Une allocation en moins, une baisse radicale du montant de certaines prestations peuvent, vous le savez bien, précipiter le dévissage de citoyens fragiles, et ce d’autant plus que, dans l’opinion publique, déjà fragmentée, déjà divisée, cette baisse très importante véhicule l’idée que, si l’on peut parvenir à une telle économie, c’est que ces prestations étaient indûment versées. Dans ce contexte, comment comptez-vous donner des garanties pour que des prestations, sous-utilisées, ne deviennent pas du coup sous-abondées ? Comment comptez-vous sacraliser et sanctuariser les budgets consacrés à la lutte contre la pauvreté ?
Je terminerai par une remarque à laquelle je tiens tout particulièrement, celle de la dignité humaine et de la manière avec lesquelles certaines lois peuvent être appliquées.
Dans cet hémicycle a eu lieu le débat autour de l’allocation équivalent retraite, l’AER. Je me rappelle comment la suppression de cette prestation, qui concernait des gens ayant travaillé 40 ans, toute leur vie, parfois dans des conditions difficiles, avait, à elle seule, plongé des dizaines de milliers de salariés dans la pauvreté et le dénuement le plus total.
M. Alain Néri. Il est utile de le rappeler !
Mme Isabelle Pasquet. Partiellement !
M. Martial Bourquin. Un rapport serait nécessaire pour connaître précisément le nombre de personnes concernées par cette décision, mais, surtout, pour mettre en lumière le fait qu’aujourd’hui la société, par son fonctionnement même, peut jeter dans la pauvreté n’importe qui, y compris des retraités et des salariés.
Les mesures que nous devons prendre en faveur des plus précaires ne doivent pas être low cost ou au rabais. Je pense ainsi aux 25 % de logements sociaux sur une commune. Il ne doit pas s’agir de logements laids, mal placés, installés sur des terrains reculés ; il nous faut privilégier des projets esthétiques et de belle qualité.
Par ailleurs, la restauration scolaire a un rôle important à jouer pour que les enfants des familles en grande précarité puissent manger normalement. Des accords sont passés entre des municipalités et la caisse d’allocations familiales afin que ces enfants mangent à leur faim, se voit servir un bon repas, composé d’aliments de qualité.
Enfin, au risque de sembler iconoclaste, je considère que nous devons impérativement réfléchir à la multiplication des projets de microcrédit, d’économie sociale et solidaire, qui permettraient à certaines personnes de remettre le pied à l’étrier ; c’est déjà le cas, d’ailleurs. Les mesures d’innovation sociale et de création d’activité doivent aussi, et même de façon prioritaire, être accessibles à des personnes qui s’en sentent exclues.
Albert Camus qui a consacré une grande partie de son œuvre aux personnes précaires écrivait : « Nous ne pouvons pas faire de leur voix la nôtre. » Tout au plus, nous avons la responsabilité de faire de nos lois les leurs. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste. – Mmes Isabelle Pasquet et Aline Archimbaud ainsi que M. François Fortassin applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Marie-Noëlle Lienemann.
Mme Marie-Noëlle Lienemann. Madame la présidente, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la pauvreté n’est pas une fatalité qui s’abat par hasard sur la société française, et encore moins son aggravation massive depuis la fin des années quatre-vingt.
La réalité, c’est que le système économique produisant massivement des inégalités aboutit à une aggravation considérable de la pauvreté. D’ailleurs, ce mécanisme se vérifie partout en Europe et, hélas ! dans le monde entier. Bien sûr, il faut prendre des mesures réparatrices, agir à l’échelon local, mais il convient tout de même de réfléchir à ce qui a déstabilisé à ce point nos sociétés pour que la pauvreté redevienne gigantesque, dramatique, récurrente. Il nous faut trouver des solutions qui ne soient pas de simples sparadraps.
La réalité, vous la connaissez : tout dans le libéralisme a conduit à cet accroissement des inégalités et de la pauvreté.
Je pense tout d’abord au rapport au travail, à la dérégulation du travail.
Pendant des lustres, on nous a expliqué qu’il fallait fragiliser, déréguler, déréglementer le travail pour, ensuite, régler le problème de l’emploi, du dynamisme économique, de la production de richesses, qui pourraient être redistribuées. Pourtant, la masse des gens pauvres est souvent composée de chômeurs, de travailleurs enchaînant les CDD de courte durée ou les emplois précaires.
Madame la secrétaire d’État, l’application de l’ANI, l’accord national interprofessionnel, devait entraîner moins de CDD courts. Force est pourtant de constater que, cette année, il y en a plus qu’auparavant, et les prévisions à venir ne laissent pas entrevoir de réduction de ce type de contrat et de la précarité.
Je pense ensuite à « l’État providence ». Je n’aime pas cette formule, qui n’est pas française. C’est une expression anglo-saxonne que les libéraux ont utilisée pour faire croire qu’il s’agit d’une espèce de don, de générosité. Non ! Pour notre part, nous défendons la protection sociale, c’est-à-dire la mutualisation entre tous les citoyens des risques par rapport au chômage, à la santé, et des risques, si je puis m’exprimer ainsi, par rapport au vieillissement et à la retraite.
Les libéraux nous ont expliqué que tout cela n’était pas bon, qu’il fallait privatiser pour responsabiliser les gens et qu’il était nécessaire de faire du ciblage social. Ce débat a lieu sur les allocations. Il aurait fallu – heureusement, la France a mieux résisté qu’ailleurs – privatiser tout notre système de protection sociale, le financiariser et nous contenter d’une activité pour les très pauvres.
Très souvent, ces mêmes libéraux expliquent que tout un champ de notre protection sociale doit être ciblé. Ils adorent « le ciblage social ». En général, quand on entend cette formule, cela signifie que l’on réduit les crédits et que l’on met en place une multitude de critères. Par conséquent, et nous qui sommes sur le terrain – élus locaux, associations – le savons bien, les gens ne rentrent jamais pile-poil dans les critères, il faut 25 dérogations, 3 commissions, etc. Et vous vous étonnez ensuite de l’incapacité à faire vivre le droit sur le terrain ?
Je pense enfin, et ce point est aussi extrêmement important, à l’émiettement des situations. La responsabilité individuelle et l’individualisation des prestations et des droits conduisent à une fragmentation de la société. Cette situation a une traduction politique : un certain nombre de nos concitoyens considèrent que ce sont eux, les salariés modestes, qui paient pour d’autres, lesquels toucheraient ces allocations et bénéficieraient de ces droits de façon illégitime. Il nous faut restaurer une philosophie politique républicaine !
Monsieur Vaugrenard, – votre rapport est excellent – vous avez raison de restaurer l’idée de fraternité. Mais il n’y a pas de fraternité sans égalité, sans liberté non plus, d’ailleurs. Liberté, égalité, fraternité. Chaque fois que l’on a des mécanismes qui accroissent les inégalités ou que l’on n’essaye pas de faire vivre l’universalité des droits entre les individus, on tue l’esprit de fraternité, parce que l’on met en concurrence les citoyens entre eux, au lieu d’être porté par un progrès collectif et une mutualisation des risques.
C’est pourquoi j’insisterai, pour ma part, sur un certain nombre de propositions que le Gouvernement doit mettre en place et de priorités qu’il doit établir.
Il n’est pas acceptable que 68 % des bénéficiaires potentiels du RSA, en particulier du RSA complémentaire, ne perçoivent pas cette prestation. Si tel est le cas, c’est parce que, comme je l’ai évoqué, la plupart des gens ne savent pas qu’ils y sont éligibles : il faut être polytechnicien, prendre sa calculatrice, réfléchir, calculer, vérifier ce qui se passe si l’on atteint certains plafonds, etc.
Pourtant, les CAF et les centres des impôts connaissent la situation de ces personnes. Il faut donc inverser la demande : ce n’est pas aux citoyens pauvres de demander leurs droits, c’est à la puissance publique de leur faire savoir qu’ils peuvent y prétendre. S’ils refusent ensuite d’en bénéficier, c’est leur problème. Néanmoins, c’est dans ce sens que cela doit se passer.
On pleure sur la montée du Front national. En tout cas, nous, les républicains, nous pleurons. Combien de fois ai-je entendu des bénéficiaires potentiels du RSA me dire qu’ils en avaient assez que les immigrés aient tous les droits, alors qu’eux n’avaient rien ? Pourtant, si leurs voisins, de façon tout à fait normale, touchaient le RSA, c’est parce qu’ils étaient suivis par une assistante sociale et si eux ne le touchaient pas, c’est parce qu’ils n’osaient pas le demander. C’est pour cette raison qu’ils ont l’impression qu’il y a des « privilégiés » de la pauvreté.
Il est donc nécessaire de revenir à cette cohésion nationale par une intervention des pouvoirs publics. Madame la secrétaire d’État, je vous demande d’organiser une conférence avec les caisses d’allocations familiales et l’ensemble des administrations et de fixer des objectifs quantitatifs pour restaurer un taux de RSA conforme à la réalité. Il faut y aller progressivement. C’est possible. Il faut mobiliser les moyens adéquats. C’est une priorité.
Je n’insisterai pas sur le fait que les allocations sous condition de ressources doivent évoluer comme les revenus et non comme les prix. Chaque fois que le montant d’une allocation pour les plus démunis baisse, cela entraîne un basculement dramatique. Il n’est qu’à voir le récent rapport sur la santé : dans ce domaine, de nombreux ayants droit passent à travers les mailles du système. Rendre les mutuelles obligatoires, instaurer la CMU complémentaire, c’est sympathique. Mais quand allons-nous redonner au tronc commun de la sécurité sociale le gros des prestations qui sont, si je puis dire, généralisées, obligatoires ? Cela coûtera moins cher en fonctionnement, ce sera plus cohérent, car un droit ne vit que quand il est simple d’accès et universel. C’est en faveur de cela que je plaide.
Je terminerai en évoquant le logement. Madame la secrétaire d’État, le gouvernement précédent a pris de nombreuses mesures en la matière. L’une d’entre elles est très négative et j’espère que nous pourrons y revenir. Je me réjouis que l’interpellation d’un certain nombre de nos collègues et des citoyens sur la fiscalité des smicards ait motivé le Gouvernement. Je lui demande de revoir la question de l’aide personnalisée au logement. Cette allocation touche essentiellement les publics dont nous parlons et c’est pourquoi il est nécessaire qu’elle soit revalorisée. Cela ne nous ruinerait pas, d’autant qu’il y aurait un effet relance.
C’est sur ce point que je souhaite conclure. Nous avons une croissance zéro. Je ne suis pas hostile à ce qu’une partie de notre croissance soit refondée sur l’investissement et l’offre : il faut redoper nos industries, même si j’ai des doutes sur le ciblage de nos aides publiques en la matière. Cependant, nous ne pourrons pas attendre sans une relance de la consommation populaire ciblée. Les propositions que l’on formule sur le RSA, sur les allocations – on aurait pu parler du prolongement de l’assurance chômage – vont dans ce sens. Obama l’a fait et cela a contribué à la relance américaine. Nous pourrions le faire aussi. D’ailleurs, toute une série d’études montrent que de telles mesures ont un effet tout à fait positif sur le PIB en période de crise.
En matière de lutte contre la pauvreté, rien n’est possible si nous n’engageons pas une stratégie massive de redistribution des richesses. Thomas Piketty l’explique bien, une rente foncière s’est accumulée dans notre pays, comparable à celle des années vingt. Il y a eu un enrichissement sans cause d’une partie de la société, mais aussi un appauvrissement de l’autre partie, beaucoup plus nombreuse que la première.
Notre système fiscal n’induit pas une redistribution suffisante des richesses pour permettre que l’objectif de fraternité, que je lie à l’égalité, puisse être atteint.
J’espère donc, madame la secrétaire d’État, que le chantier de la réforme fiscale, dont Jean-Marc Ayrault avait annoncé le lancement, loin d’être abandonné, sera poursuivi. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme la secrétaire d'État.