Mme Corinne Bouchoux. Je vous incite à lire l’ouvrage remarquable de Jean-Baptiste Malet, En Amazonie, infiltré dans le « meilleur des mondes », qui nous montre l’envers du décor, ou plutôt, devrais-je dire, « l’enfer du décor ».
Certes, l’acheteur reçoit son livre en quarante-huit heures, mais on découvre dans cet ouvrage des salariés maltraités, précarisés, déplacés comme des pions, soumis à des cadences infernales qui n’ont rien à envier au film de Charlie Chaplin. Et, quand ils s’organisent, comme ils en ont tout de même le droit, ces salariés peuvent vivent des épreuves très dures, comme en Allemagne, où, malgré l’action du syndicat VerDi, plusieurs centaines de salariés d’Amazon ont été licenciés avant les fêtes de Noël !
Dans un tel système, on voit un grand groupe jouer avec les règles du droit du travail et, dans le même temps, obtenir le soutien d’aides publiques locales pour l’implantation de ses immenses entrepôts. Et tout cela pour la création de 8 000 emplois au maximum, en l’état actuel des choses, à comparer aux 80 000 emplois du secteur de la librairie, sans parler de ce qui n’a pas de prix, c’est-à-dire ce lien social, physique, avec le libraire, le conseil, l’échange, les débats, les séances de dédicace avec les auteurs.
Voici les vraies questions : jusqu’où va-t-on laisser une entreprise imposer son monopole dans un secteur, au risque de la voir ensuite, bien sûr, se payer sur les livres. Quel est le modèle de société que nous voulons ?
Oui, nous voulons des emplois. Oui, nous avons besoin de développer l’attractivité de nos territoires. Mais à quel prix ?
Nous soutiendrons donc ce texte, même s’il nous paraît insuffisant : sans une importante mobilisation des lecteurs, mais aussi des libraires, pour moderniser leur mode de fonctionnement, cette initiative sera vaine. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à M. Jacques Legendre.
M. Jacques Legendre. Monsieur le président, madame le ministre, madame le rapporteur, mes chers collègues, l’avancée technologique majeure que représente Internet nous amène de plus en plus régulièrement à légiférer pour protéger nos créateurs et nos services culturels. En effet, si ce nouveau mode d’échanges représente une chance pour la démocratisation de la culture, il vient bouleverser les équilibres économiques existants, et c’est précisément le cas pour le secteur de vente des livres.
Le livre n’est pas une marchandise comme une autre, il est un bien culturel dont la vente ne peut obéir aux règles de concurrence habituelles. La loi Lang est partie de ce constat, en son temps, pour protéger les libraires des offensives de la grande distribution.
En érigeant comme principe le prix unique du livre, la loi de 1981 a atteint ses objectifs : le prix du livre a été stabilisé; l’offre éditoriale est importante et diverse ; un réseau dense de librairies s’étend sur tout le territoire, avec 3 000 librairies professionnelles. Il existe donc un véritable modèle français de distribution du livre, mais il est aujourd’hui fragile et menacé.
En 1981, le législateur ne pouvait anticiper les défis auxquels les librairies seraient confrontées aujourd’hui. Comme hier face au développement des grandes surfaces, il nous appartient aujourd’hui de protéger les librairies face au développement de grandes plateformes de vente par Internet, en étant conscients que l’exercice est bien plus difficile, puisqu’il s’agit d’un tout autre type de commerce, dont les acteurs sont surtout internationaux.
Cette proposition de loi a été déposée par le groupe UMP à l’Assemblée nationale afin de traiter la question des frais de port des commandes de livres passées sur Internet. Les librairies indépendantes souffrent de la concurrence exercée par l’acteur dominant de la vente en ligne, qui consent des frais de port gratuits en plus du rabais de 5 % autorisé par la loi Lang.
Notre groupe considère que cette gratuité des frais de livraison porte atteinte au principe du prix unique du livre, car la loi de 1981 ne permet pas d’accorder d’avantage allant au-delà de cette remise de 5 %.
Je me réjouis du consensus que notre proposition de loi a fait naître. Elle a été adoptée à l’unanimité à l’Assemblée nationale et ici même, lors de son examen en commission. Au-delà des clivages politiques, nous sommes en effet tous attachés à la protection de notre réseau de librairies indépendantes.
En tant que rapporteur pour avis sur les crédits du programme « Livre et industries culturelles » de la mission « Médias », j’ai pu étudier…
Mme Nathalie Goulet. Mais pas nous !
M. Jacques Legendre. … la situation préoccupante des librairies indépendantes, surtout des petites et moyennes librairies de quartier.
Celles-ci doivent faire face aux charges de personnel et de loyer, à l’augmentation des frais de transport ainsi qu’à des difficultés de trésorerie structurelles liées à l’étendue et à la nature de leurs stocks de livres, souvent à rotation lente.
Les offres avantageuses proposées par l’acteur dominant que j’évoquais à l’instant constituent donc un facteur de déstabilisation supplémentaire de nos librairies.
Comme je l’ai souligné dans mon rapport, cette concurrence est d’autant plus âpre que cet acteur poursuit une stratégie d’optimisation fiscale en matière de TVA, grâce à une installation au Luxembourg. Ses frais d’imposition sont dérisoires par rapport aux bénéfices engrangés.
La vente en ligne est désormais le seul segment du marché du livre en progression. Elle réalise à ce jour 12 % des ventes de livres papier, et cet acteur dominant détient près de 70 % des parts de ce marché.
À terme, le risque est grand de voir quelques plateformes de vente en ligne de livres dominer le marché. Non seulement notre économie aurait à en souffrir, mais la diversité culturelle et la richesse de la production éditoriale seraient mises en péril, puisque ces plateformes seraient en mesure d’imposer leurs conditions.
Les libraires ont tenté de réagir face à cette invasion en développant leur présence sur Internet : 500 librairies proposent aujourd’hui un service de vente et de réservation en ligne. Certaines ont offert la gratuité des frais de port pour s’aligner sur leur redoutable concurrent, ce qui pèse lourdement sur leur rentabilité.
Afin de lutter contre cette concurrence déloyale et de revenir à l’esprit de la loi de 1981, la proposition de loi initiale prévoyait que la prestation de la livraison à domicile ne puisse pas être incluse dans le prix unique du livre. À l’Assemblée nationale, le Gouvernement inversa cette proposition, en interdisant l’application de la remise commerciale de 5 % pour tout livre commandé en ligne et livré à domicile, formule à laquelle nos collègues députés se sont ralliés à l’unanimité.
De son côté, la commission de la culture du Sénat a œuvré pour parvenir à un texte qui nous rassemble tous. À cet égard, je tiens à féliciter notre rapporteur qui, ne cédant pas aux attraits d’un vote conforme, a complété le dispositif par un amendement interdisant la gratuité de la livraison. Dorénavant, toute commande de livre réalisée en ligne devra faire l’objet d’une facturation du service de livraison à domicile.
Il s’agit bien de supprimer, aux yeux des consommateurs, la valeur ajoutée que représente une commande sur une plateforme de vente par Internet.
À mon sens, il manque simplement au dispositif final la mention d’une période transitoire pour l’application de la loi, un point sur lequel la commission a également travaillé. Après avoir proposé une période transitoire de six mois, nous sommes tombés d’accord sur trois mois. Madame la ministre, je vous proposerai donc ultérieurement un amendement en ce sens.
La mise en œuvre de ce dispositif ne devrait pas soulever de problèmes pour le géant dont je ne veux décidément pas citer le nom, mais n’oublions pas que les librairies qui pratiquent la gratuité de livraison auront besoin d’un peu de temps pour modifier leur site et revoir leur stratégie de communication. En leur accordant ce délai, nous répondrons donc pleinement à leur attente.
Même si je me réjouis que le présent texte parvienne à son aboutissement, ne nous leurrons pas quant à sa portée. Il sera toujours plus avantageux pour un consommateur de commander un livre sur Internet que de prendre sa voiture pour se rendre dans un commerce. Et certains, n’en doutons pas, n’hésiteront pas à pratiquer un coût de livraison extrêmement bas…
Le présent texte apporte donc un soutien bien relatif aux librairies. Sans doute faudra-t-il aller plus loin et aider par d’autres voies les librairies indépendantes à résister à la concurrence des plateformes de vente sur Internet.
À cet égard, je mentionnerai plusieurs pistes.
Tout d’abord, cette aide doit être de nature fiscale. La directive européenne permettant l’application de la TVA dans le pays de consommation d’ici à 2015 est un premier pas en ce sens.
Ensuite, il faut aider les libraires à suivre l’évolution du marché du livre, en leur permettant d’être, eux aussi, présents sur Internet. J’ai dit précédemment que 500 librairies participent à la vente en ligne ; on est – hélas !– loin du projet de 1001libraires.com, qui n’a pu aboutir à cause de difficultés de gouvernance et du fait de l’absence d’un service de livraison à domicile.
Je rappelle à ce sujet que les librairies souffrent de délais de commande importants et ne peuvent donc rivaliser avec la rapidité des commandes sur Internet.
À ce sujet, ayant examiné les dispositifs d’aides octroyées aux messageries de presse, je me demande si le principe ne serait pas transposable aux livraisons de livres. Le coût d’acheminement des livres pèse en effet sur la chaîne du livre, tout comme le dispositif de vente des journaux. Dès lors, pourquoi ne pas inclure les livres dans la réflexion actuellement menée sur les aides au portage des journaux à domicile ? Je souhaiterais, madame le ministre, avoir votre sentiment sur ce point.
En conclusion, je pense que les librairies traditionnelles ont une « valeur ajoutée » qui attirera encore longtemps les consommateurs. Entrer dans une librairie, déambuler au hasard des rayonnages, discuter avec un libraire passionné, découvrir des auteurs, tout cela fait partie du plaisir d’acheter un livre ! (Mme Corinne Bouchoux acquiesce.)
M. Yvon Collin. Absolument !
M. Jacques Legendre. C’est un aspect de notre qualité de vie, et nous y tenons. Nous sommes engagés dans la défense de cette qualité de vie et – osons le mot ! – d’une certaine forme de civilisation. Ce texte est sans doute modeste, mais il contribuera à marquer la ferme détermination, que nous pensons unanime, du Parlement à en défendre la concrétisation et la pérennité. Voilà pourquoi, vous l’aurez compris, mes chers collègues, mon groupe votera ce texte. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Nathalie Goulet.
Mme Nathalie Goulet. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission, madame la rapporteur, mes chers collègues, « l’ennui naquit un jour de l’uniformité »... Pour ma part, je ne suis pas du tout convaincue par ce texte.
Étant membre de la commission des affaires étrangères, je ne baigne certes pas dans ce bouillon culturel qui est le vôtre, chers collègues de la commission de la culture, mais j’ai beaucoup de mal à penser que cette modification, importante, concernant les frais de port, fasse changer les habitudes de consommation qui viennent d’être prises ou qui sont prises aujourd'hui par chacun d’entre nous, s’agissant de la vente en ligne. Je suis encore moins convaincue de la pertinence de tout « Amazon bashing ».
J’ai bien compris l’objectif : il s’agit de défendre les librairies physiques, véritable enjeu culturel et social, mais aussi, condition du maintien des petits commerces et donc d’un aménagement du territoire équilibré. Mais nous n’habitons pas tous à dix minutes d’une librairie, et nous ne sommes pas tous parisiens ! Dans un certain nombre de territoires, il n’existe pas d’autres moyens de se procurer un ouvrage que de recourir à des services de vente en ligne.
En réalité, le modèle Amazon est dans la ligne de mire depuis qu’un arrêt de la Cour de cassation du 6 mai 2008 a considéré qu’un service en ligne de vente de livres pouvait tout à fait prendre en charge les frais de livraison. Pour contrer cette jurisprudence, le texte qui nous est présenté empêche les distributeurs en ligne de cumuler les frais de port gratuits et la réduction du prix du livre de 5 % telle que fixée par la loi Lang.
Comment calculer les frais de port ? Au pourcentage ? Au poids ? Les dispositions prévues n’éviteront nullement que le port soit presque gratuit. C’est pourquoi il convient de s’interroger sur la pertinence du dispositif qui nous est proposé.
Obliger Amazon à augmenter ses prix pour facturer les prix de livraison fera-t-il revenir les lecteurs dans les librairies ? Compte tenu de la modicité de l’augmentation que cela entraînera, on peut en douter.
En effet, les frais de livraison ne représenteront au plus que quelques euros. Sans compter que, dans un grand nombre de cas, les frais en question, imputés des 5 % de réduction du livre, pourront ne s’élever qu’à quelques centimes d’euros !
Plus fondamentalement encore, on peut se demander si les clients des librairies physiques et des librairies en ligne sont les mêmes. Sont-ils interchangeables ? Sans doute pas totalement si l’on compare la sociologie de l’une et l’autre clientèle.
Amazon ne pourra pas cumuler la réduction du prix du livre et les frais de port gratuits, tandis que la FNAC, par exemple, ou d’autres librairies comme Gutenberg.org, qui disposent à la fois d’une plateforme de vente en ligne et de magasins physiques, pourront, pour autant que l’internaute vienne retirer l’achat en magasin, appliquer ces tarifs réduits.
Dans ces conditions, le texte établirait une nouvelle ligne de fracture entre les petits et les grands libraires physiques, au détriment des premiers et au profit des derniers.
Cela conduit à déporter le débat sur le terrain juridique.
Est-il possible de créer une discrimination, qui aboutit à traiter de manière totalement différente des actes commerciaux similaires, au détriment d’une catégorie d’acteurs économiques ? N’y a-t-il pas là une atteinte à la liberté d’entreprendre et à la concurrence ?
Même si je comprends que la concurrence est violée par la plateforme Amazon au regard des conditions sociales et fiscales qui prévalent au sein de l’entreprise, il n’en demeure pas moins que l’on peut s’interroger, dans un cadre strictement juridique, sur l’efficacité des dispositions qui nous sont aujourd'hui proposées. Il est bien normal de poser ces questions, même si l’enjeu global est parfaitement légitime et si l’on partage évidemment les objectifs des auteurs de la proposition de loi.
Madame la ministre, nous sommes en pleine rentrée littéraire, celle de janvier supplantant presque désormais celle de septembre. Savez-vous combien de nouveaux titres doivent être présentés ? Très exactement 547 !
Dans ce flot, comment les librairies indépendantes peuvent-elles assurer leur mission ? C’est matériellement et physiquement impossible. Les petits libraires n’ont ni le temps ni l’espace pour le faire. Il reste donc la FNAC, les grandes surfaces, Amazon ou Gutenberg.org.
Certes, on peut continuer à s’attaquer à ce dogme. Dans un article de presse consacré à la loi « anti-Amazon », on peut lire que Frédéric Biastat, un économiste humoriste du XIXe siècle, avait demandé au gouvernement de l’époque que l’on ordonne la fermeture de toutes les fenêtres, car « l’intolérable concurrence d’un rival étranger inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit » et menace « une branche d’industrie française dont les ramifications sont innombrables » : il parlait évidemment de l’industrie de la bougie concurrencée par le soleil ! (Sourires.)
Ici, c’est un peu la même chose : on est face à un adversaire étranger très fort, tentaculaire, qui nuit à notre réseau de librairies.
Il nous faudrait revoir nos conditions de consommation. Je ne suis d’ailleurs pas certaine – même pas certaine du tout ! –, madame la ministre, que l’on incite les enfants à aller vers les livres, en leur mettant dès l’école des tablettes numériques entre les mains.
Il existe d’autres moyens d’améliorer encore le réseau des libraires et de les protéger, ce qui est, on le sait, important.
Surtout, ce texte mériterait franchement une évaluation – il n’y a pas d’étude d’impact pour une proposition de loi – avant d’être voté. Je pense qu’il renforcera de façon magistrale le livre numérique et les e-books. Ce n’est pas une bonne disposition. Même si ce texte est pavé de bonnes intentions, je ne suis pas sûre du tout que l’on arrive au résultat escompté. J’ai même énormément de doutes à cet égard.
Je ne pense pas non plus que l’on puisse incriminer la mauvaise gestion, comme ce fut le cas pour Virgin, par exemple, pour expliquer la misère du monde et les problèmes des petits libraires. Nous devons réfléchir de manière plus approfondie à ces nouveaux modes de consommation.
Alors que l’ensemble de mon groupe votera ce texte, je m’abstiendrai, pour ma part, par égard pour Mme la rapporteur et le travail qu’elle a réalisé et au vu des enjeux que je mesure tout à fait. Un jour ou l’autre, il faudra bien mettre sur la table les questions de fond sur la consommation du livre et l’intervention de l’État dans ce domaine, questions qui demeurent.
À cet égard, je rejoins tout à fait les propos de notre collègue Yvon Collin, on ne peut intervenir uniquement sur les frais de port ; il faudra aussi absolument revoir la fiscalité.
Au sein de la commission d’enquête sur l’évasion des capitaux et des actifs hors de France et ses incidences fiscales, nous avions évidemment travaillé sur ce sujet. Ces questions sont – et de loin ! – beaucoup plus déterminantes pour l’avenir des réseaux de nos petites librairies, auxquelles nous sommes tous attachés, que cette mesure que je qualifierai de « psychologique » et de « cosmétique ». Je ne dis pas qu’elle n’est pas importante, mais les problèmes de fond ne seront réglés qu’avec des dispositions beaucoup plus ambitieuses, que nous sommes tout à fait en mesure de prendre si nous en avons la volonté. (M. Yvon Collin applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Laurent.
M. Pierre Laurent. « Il n’y a jamais trop de livres ! Il en faut, et encore, et toujours ! C’est par le livre, et non pas l’épée, que l’humanité vaincra le mensonge et l’injustice, conquerra la paix finale de la fraternité entre les peuples. » Ainsi s’exprimait Émile Zola. Il avait raison : il n’y aura jamais trop de livres, et nous n’en ferons jamais trop pour le livre !
La proposition de loi que nous examinons ce soir est bienvenue. Elle permettra de conforter une loi majeure, la loi du 10 août 1981 instituant le prix unique du livre. Les forces du libre marché, qui se moquent de protéger la création et la diversité culturelles, n’ont jamais vraiment renoncé à la mettre en cause. Mais, si nous n’y prenons pas garde, la modification profonde des usages et des comportements culturels liés à la prolifération du numérique pourrait leur en offrir l’occasion.
En effet, le numérique bouleverse les équilibres économiques et interroge tous les dispositifs juridiques en place.
Face à la révolution des formats et des usages numériques, à l’apparition du livre numérique et à l’émergence de nouveaux acteurs de commercialisation du livre papier par e-commerce, il est urgent de trouver des solutions législatives appropriées pour protéger la diversité et faire respecter les droits d’auteur.
Comme de nombreux orateurs l’ont déjà souligné, la loi du 10 août 1981 relative au prix du livre a favorisé le maintien sur tout le territoire français d’un réseau dense et diversifié de librairies ; elle a garanti l’existence d’une librairie indépendante face aux grandes surfaces et soutenu une large création littéraire à côté des best-sellers.
Reposant sur l’idée juste que la concurrence par les prix déboucherait sur un amoindrissement de l’offre, cette loi a instauré le principe d’un prix unique, fixé par l’éditeur, qui s’impose à tous les détaillants. Elle a encadré les rabais en les limitant à 5 % de ce prix.
Grâce à elle, la librairie française, qui compte 25 000 points de vente de livres, dont 2 500 vendent principalement des livres, se compare avantageusement à celle d’autres pays. L’Angleterre, par exemple, qui n’a pas jugé utile de légiférer sur le prix du livre, a vu le nombre de ses librairies diminuer d’un tiers en dix ans et les grandes chaînes asseoir leur domination dans le même temps.
Or cette loi est aujourd’hui indirectement remise en cause par le développement du commerce du livre en ligne. Elle doit donc être complétée, sous peine de devenir obsolète.
De fait, la vente en ligne de livres papier se développe rapidement : alors qu’elle représentait seulement 3,2 % du marché du livre en 2003, elle en représentait plus de 13 % en 2011. Cet essor met en danger les libraires, dont la marge est extrêmement faible et l’existence fragile.
C’est d’autant plus vrai que les grandes multinationales de la vente de livres en ligne pratiquent des conditions commerciales qui relèvent d’une concurrence déloyale.
Le principal acteur du secteur, Amazon, qui représente 70 % du marché de la vente en ligne de livres papier et réalise un chiffre d’affaires de 200 millions d’euros sur le livre, profite du vide laissé par la loi Lang en ce qui concerne le prix de la livraison à domicile pour offrir la gratuité de cette livraison, en plus de l’application systématique du rabais de 5 %.
Cette pratique relève d’une stratégie commerciale visant tout simplement à éliminer les librairies. En effet, pour offrir la gratuité des frais de port, Amazon consent une perte de 2,8 milliards de dollars, que le groupe compense par ses autres activités commerciales.
Ce système n’est rien d’autre qu’un contournement de la loi, au service d’une stratégie de dumping visant à assurer aux acteurs les plus puissants de la vente en ligne une position à terme hégémonique sur le marché ; une fois leur monopole établi, ceux-ci, Amazon en tête, pourront imposer les conditions commerciales qui leur conviennent, moins favorables aux éditeurs et aux lecteurs.
La proposition de loi prévoit d’encadrer un peu plus cette pratique, afin d’empêcher le retour de la concurrence par les prix dans le secteur du livre. Elle a tout notre soutien.
Seulement, nous devrions sans tarder élargir notre regard pour considérer l’ensemble de l’offensive menée par Google, Amazon, Apple et Facebook, qui ne concerne pas seulement le domaine du livre. Aussi bien, nous ne pourrons pas éternellement faire face en nous contentant de réduire l’appétit de ces géants pour les productions culturelles : un travail d’ensemble, cohérent, semble urgent.
Par exemple, il faut repenser la fiscalité de ces entreprises qui, établies dans des paradis fiscaux, non seulement ne s’acquittent pas de la TVA, mais ne sont pas même soumises à une imposition des bénéfices au même taux que les entreprises taxées en France.
Imaginez, mes chers collègues, que, selon la Fédération française des télécommunications, Google, Amazon, Facebook et Apple, qui dégageraient entre 2,2 et 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en France, n’acquitteraient que 4 millions d’euros par an en moyenne au titre de l’impôt sur les sociétés !
Il serait également nécessaire de se pencher sur les conditions sociales au sein de ces entreprises, qui constituent, elles aussi, souvent des entorses abusives à notre droit, en l’occurrence à notre droit social.
Il est urgent de s’attaquer à ces problèmes ; j’exhorte le Gouvernement à agir pour faire barrage à la stratégie de ces groupes visant à accroître leurs profits au mépris du droit, de la fiscalité et, surtout, de la culture. Non, pour nous, la culture n’est pas un marché où tous les coups sont permis !
En interdisant la remise commerciale de 5 % pour les seuls livres commandés en ligne et livrés à domicile, la proposition de loi limitera les effets pervers de la vente en ligne et contribuera à assurer la pérennité de notre réseau de librairies indépendantes, seule à même de garantir la diversité éditoriale.
À juste titre, la proposition de loi ne vise que la livraison à domicile. En effet, la loi sur le prix unique du livre exige que l’ouvrage commandé par le client puisse être rendu disponible gratuitement pour un retrait en point de vente ou en point relais ; il s’agit du cas où un client commande à son libraire un ouvrage non disponible en rayon, avant de venir le chercher dans la librairie.
La proposition de loi autorise seulement une réduction équivalente à 5 % du prix du livre sur le montant des frais de livraison à domicile, qui, eux, resteront librement fixés.
La commission de la culture a souhaité introduire dans la proposition de loi l’interdiction de la gratuité des frais de port. Je m’en félicite, même si nous restons conscients de la portée limitée de cette mesure essentiellement symbolique : de fait, elle n’empêchera pas Amazon de réduire les frais de port à la portion congrue.
Madame la ministre, mes chers collègues, nous voterons la proposition de loi, pour continuer à défendre le livre et la conception que nous en avons : le livre est avant tout un bien culturel, et non un objet marchand. Cela étant, nous estimons que l’ensemble du problème posé par l’offensive de ces géants doit être traité d’une manière globale, cohérente et pérenne ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE et au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à M. Vincent Eblé.
M. Vincent Eblé. Monsieur le président, madame la ministre, madame la présidente de la commission de la culture, madame la rapporteur, en 1981, nos prédécesseurs, soucieux de répondre à plusieurs problèmes, ont voté à l’unanimité la très célèbre loi Lang.
Il faut se souvenir que, à l’époque, la préoccupation des parlementaires était déjà de sauver les librairies indépendantes et de maintenir un réseau dense et diversifié de commerces de qualité dans nos villes. Le danger identifié alors venait principalement des grandes surfaces : généralistes ou spécialisées, les enseignes menaient une guerre des prix sur un produit d’appel, le livre, en pratiquant des prix au rabais, jusqu’à 70 % inférieurs au prix conseillé par les éditeurs.
En conséquence, la « bibliodiversité » était menacée, et la crainte était légitime de voir disparaître non seulement des libraires, mais également, à terme, des auteurs, et plus globalement un pan complet de notre culture.
Tel est le contexte dans lequel le prix unique du livre a été instauré par la loi Lang, que nous pouvons certainement considérer comme une loi patrimoniale. En août 1981, votre prédécesseur, madame la ministre, s’exprimait ainsi devant l’Assemblée nationale : « Le prix unique doit permettre : l’égalité des citoyens devant le livre, qui sera vendu au même prix sur tout le territoire national ; le maintien d’un réseau décentralisé très dense de distribution, notamment dans les zones défavorisées ; le soutien au pluralisme dans la création et l’édition, en particulier pour les ouvrages difficiles. »
La politique du prix unique répondait à ces objectifs, désormais adoptés par neuf pays de l’Union européenne ; elle est reconnue par tous comme utile et efficace.
En vérité, la concurrence par les prix a fait place à une concurrence qualitative ; celle-ci a encouragé les librairies à réaliser des efforts de promotion, permettant la mise en valeur de la diversité tant éditoriale que de création.
Seulement voilà : aujourd’hui, notre réseau national de 3 000 libraires est à nouveau en souffrance ; nous avons tous, sur nos territoires, été interpellés à ce sujet. Pour ma part, je me souviens de la mise en garde d’un libraire provinois qui, se faisant le porte-parole des libraires seine-et-marnais, m’a dit que, d’ici quelques années, ils auraient tous fermé.
Il m’a expliqué les difficultés que sa profession rencontre et le sentiment d’injustice qu’elle ressent devant la concurrence déloyale dont elle souffre : de fait, les libraires paient leurs impôts en France, contrairement à la plateforme logistique de vente de livres en ligne, dont l’imposition n’est pas à la hauteur de l’activité. Sans compter que ces plateformes logistiques ne paient pas la taxe sur les surfaces commerciales, puisqu’elles n’en sont pas, et ne subissent pas les contraintes financières liées à l’augmentation des loyers dans les centres-villes, quand elles ne bénéficient pas de subventions pour s’installer.
Ce libraire soulignait aussi que le travail de proximité et d’animation culturelle territoriale accompli par les libraires exige un niveau de qualification et de rémunération des personnels bien supérieur à celui qui est en vigueur au sein des plateformes logistiques.
Enfin, mon interlocuteur évoquait la difficulté de systématiser une ristourne de 5 % pour des commerces dont la marge n’est que de 0,6 %, les problèmes de trésorerie et d’immobilisation qui résultent de la nécessité d’entretenir un stock important, la demande des clients étant très diversifiée, et les nombreuses cessions d’activité liées au contexte actuel – la presse s’en fait quotidiennement l’écho.
Quant à développer une activité de vente en ligne, les libraires rappellent l’échec du site 1001libraires.com et font valoir que, à ce jour, seuls les gros établissements ont les moyens d’investir sur ce secteur de marché où, dans tous les cas, les ventes ne sont pas rentables et guère concurrentielles.
En vérité, il semble difficile aux libraires indépendants de lutter contre les géants de l’internet, qui additionnent la gratuité du port, la ristourne de 5 % et la capacité à livrer en quarante-huit heures ou moins sur la base d’un catalogue extrêmement important, quand eux-mêmes peinent à se procurer les ouvrages en trois jours !
Pour illustrer son désarroi face au projet d’un géant de l’internet d’utiliser la solution moderne de drones pour livrer ses clients, mon libraire provinois, spécialisé dans une thématique médiévale, a eu l’idée d’un petit film satirique présentant une catapulte à livres... (Sourires.) Belle allégorie du combat inégal qui se déroule sous nos yeux !
Nos libraires ne sont pas des champions internationaux de la logistique, ce sont des acteurs culturels ; la bataille qu’elles mènent mérite notre soutien appuyé.
N’oublions pas que la librairie indépendante est aujourd’hui un acteur fondamental de la présence culturelle dans nos villes et dans nos quartiers. Les libraires assurent un travail de proximité pour faire connaître et aimer les livres et la lecture, en organisant des rencontres et des signatures d’auteurs, des présentations personnalisées d’ouvrages et diverses animations autour du livre.
Dans ce contexte, la proposition de loi ne peut représenter, à elle seule, une solution complète : il convient de l’inscrire dans une action globale.
De longue date, le Gouvernement et vous-même, madame la ministre, agissez pour tenter d’apporter des solutions à nos libraires indépendants et de les sauver d’une faillite annoncée. C’est ainsi que vous avez soulevé un contentieux fiscal avec les opérateurs en ligne portant sur 190 millions d’euros – une paille ! – pour la période 2006-2010.
Le Gouvernement cherche à instaurer pour ces entreprises une imposition juste au regard des règles de la fiscalité nationale, même si leur assujettissement à l’impôt sur les sociétés est rendu extrêmement complexe par le jeu des réglementations nationales et internationales. En outre, il a maintenu le taux de TVA réduit à 5,5 %, au lieu de le porter à 7 %, comme l’idée en avait, hier, effleuré l’esprit de quelques-uns.
Il faut encore mentionner les aides diverses mises en place en faveur de la promotion de la lecture, du soutien à la création littéraire et du maintien sur le territoire national d’un maillage serré de librairies.
Le « plan librairie », annoncé dès mars dernier et présenté en juin, démontre l’intérêt que vous portez, madame la ministre, à ce secteur de notre vie culturelle. Ce plan a pour objectif de faciliter la transmission des librairies, d’aider celles qui rencontrent des difficultés de trésorerie et de mieux soutenir l’ensemble d’entre elles.
Quant au Sénat, dans le cadre de l’examen du projet de loi relatif à la consommation, il a proposé, sur l’initiative du Gouvernement, la création d’un médiateur du livre et d’agents publics assermentés chargés de constater les infractions à la législation sur le prix unique.
Reste que notre réseau de librairies est menacé, et ce sont par là même plus de 30 000 emplois qui sont en péril.
La proposition de loi est, tout d’abord, un hommage à la pertinence et à l’actualité de la loi Lang. Une adaptation de celle-ci est rendue nécessaire par le développement des plateformes de vente en ligne, qui introduit une évidente distorsion de concurrence.