M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Jean Arthuis.
M. Jean Arthuis. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, messieurs les rapporteurs pour avis, mes chers collègues, je tiens en premier lieu à saluer la belle initiative et l’opiniâtreté de notre collègue Philippe Marini. Celui-ci a le mérite d’avoir permis l’inscription à l’ordre du jour du Sénat d’une question particulièrement sensible en ce début d’année.
Je remercie M. le rapporteur et MM. les rapporteurs pour avis de l’éclairage qu’ils viennent de nous donner. Je remercie également Mme la ministre des précisions qu’elle a apportées et les engagements qu’elle a pris devant le Sénat.
L’annonce récente de la fermeture du Virgin Megastore des Champs-Élysées, avec le plan social qui l’accompagne, est le signal brutal d’un bouleversement qui n’avance plus masqué et qui n’est pas assimilable à la seule crise économique que nous traversons.
Le numérique est, avec la finance, l’une des expressions les plus achevées et les plus abouties de la globalisation. En moins de vingt ans, ce sont toutes nos habitudes de consommation, d’accès aux biens culturels notamment, qui ont été bouleversées par la dématérialisation et la généralisation de la vente à distance.
Je ne cesserai de le dire, mes chers collègues, la mondialisation remet en cause des pans entiers de nos législations. En l’occurrence, le numérique est un défi majeur lancé à tous les États. Quelle que soit la rive de l’Atlantique ou du Pacifique concernée, l’activité de grandes firmes internationales, comme Google ou Amazon, interroge, et c’est peu dire, les Trésors publics des États et remet en cause la forme même de la territorialité de l’impôt.
À ce point du débat, un constat simple et élémentaire s’impose. Dans une économie globalisée, il est absurde de taxer la production. L’absurdité confine parfois même au suicidaire. Taxer sans relâche la production, c’est inciter purement et simplement aux délocalisations, à l’asphyxie de l’activité économique et, plus précisément, à la désindustrialisation.
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis. Absolument !
M. Jean Arthuis. La France en fait amèrement l’expérience. Notre ratio « valeur ajoutée industrielle dans la valeur ajoutée totale » est tombé à 12,55 %, nous plaçant juste devant Chypre et le Luxembourg parmi les dix-sept pays de la zone euro, contre plus de 26 % en Allemagne. Cessons donc, mes chers collègues, de taxer la production et taxons enfin ce qui est réellement imposable dans le cadre de nos frontières : les produits !
Je suis très réservé sur l’instauration de nouvelles taxes, car elles créeront de la complexité et ouvrir des voies à l’optimisation et à la fraude. À mes yeux, un seul impôt est adapté à cette fin : la TVA. Elle seule peut assurer aux États la conservation de leurs ressources et aux marchés la garantie de leur bon fonctionnement au regard des règles de concurrence et des exigences de compétitivité. Or, je ne peux que regretter que cette question de la TVA soit à ce point emblématique des incohérences européennes en matière de fiscalité du numérique, qu’elle soit à ce point révélatrice de nos contradictions et de nos frilosités sur le plan national !
En l’état actuel de la législation européenne, il est patent que les ventes à distances posent problème. Tout opérateur dont les ventes annuelles dans un pays autre que le sien n’excèdent pas 100 000 euros peut facturer la TVA au taux de son pays et en verser le montant au Trésor de son pays. Il est commode de le rappeler lorsque nous sommes interpelés dans l’une ou l’autre de nos assemblées. Néanmoins, mes chers collègues, le respect de ce plafond est invérifiable !
Cette tartuferie profite amplement au Luxembourg. Au surplus, le Grand-Duché a obtenu une dérogation pour les transactions immatérielles : musique, téléphonie, plateforme de vente aux enchères. Il va ainsi pouvoir exercer un véritable dumping fiscal jusqu’en 2019, au détriment de ses partenaires européens.
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis. Ce n’est pas normal !
M. Jean Arthuis. Au Luxembourg, je le rappelle, le taux normal de TVA est de 15 %. Je ne reviens pas sur les subtilités de l’assiette de la TVA sur le livre numérique telle qu’elle est pratiquée par ce pays.
Le régime actuellement applicable confère au Luxembourg des dérogations totalement injustifiées. Dans le même registre, l’Irlande pratique un taux d’imposition des bénéfices des sociétés étonnamment faible, 12,5 %, contre une moyenne européenne supérieure à 30 %. L’Irlande, en difficulté budgétaire du fait de ce dumping, de cette pratique déloyale, n’hésitera pas à faire appel à l’Union européenne pour assurer l’équilibre de son budget !
M. Bruno Retailleau, rapporteur pour avis. Quel paradoxe !
M. Jean Arthuis. Dans une telle guerre fiscale de chacun contre tous, il nous tarde de voir la directive de 2008 définissant les modalités du remboursement de la taxe sur la valeur ajoutée, ou directive TVA, entrer en vigueur de manière à assoir la perception de la TVA selon le barème du pays du consommateur, l’impôt étant perçu par l’État de résidence du consommateur et non plus celui du seul opérateur, au profit de l’État de domiciliation de l’opérateur.
Évidemment, une fraction du produit de la TVA devra être allouée aux collectivités territoriales. Le commerce en ligne est un défi à la territorialisation de l’impôt. Nous devons donc concevoir un mécanisme équitable de répartition entre les États, les administrations locales et sans doute aussi des institutions culturelles.
Aussi, mes chers collègues, je veux profiter de ce débat pour dénoncer l’incohérence et l’inconséquence de la Commission européenne et du Conseil européen sur ces questions. Il est inadmissible de menacer la solidarité des États membres en les assujettissant ainsi à des règles qui mettent en péril les budgets nationaux, au seul profit des optimisateurs en tout genre, sans doute aussi des fraudeurs.
Cette complaisance insupportable est patente sur la TVA comme pour l’impôt sur les sociétés. Tartufferie encore ! Google est l’exemple absolu des pires comportements de passager clandestin de la fiscalité internationale.
M. Claude Domeizel, rapporteur pour avis. Très bien !
M. Jean Arthuis. Cette société, filiale irlandaise du groupe américain, profite de son établissement domicilié aux Bermudes, référencé comme un paradis fiscal, pour effacer près de 4,5 milliards de dollars de son bénéfice déclaré en Europe, plus exactement en Irlande, bénéfice résiduel qui sera ensuite imposé à 12,5 %. En outre, pour éviter des taxes sur le transfert de siège, elle imagine le passage par les Pays-Bas, qui contribuent complaisamment à ce fameux mécanisme du « double sandwich ».
C’est sans doute en raison de cette capacité à l’indulgence fiscale que les gouvernements de l’Eurogroupe ont désigné le ministre des finances néerlandais à la présidence de celui-ci… Certes, son prédécesseur était le ministre des finances du Luxembourg ! (Sourires.) On voit ainsi à quel point nos gouvernements sont attentifs à la prévention des conflits d’intérêts…
Madame la ministre, je fais grief au Gouvernement de cette indulgence à l’égard d’un ministre qui pratique si spontanément, si promptement la complaisance fiscale et qui devient le complice de Google pour transférer 4,5 milliards d’euros aux Bermudes.
Ce « double sandwich » nous semble bien indigeste quand on sait qu’une grande part de la renommée et du succès de Google est due à sa position dominante, voire quasi-monopolistique sur le marché des moteurs de recherche en Europe.
Madame la ministre, mes chers collègues, osons le dire, l’absence de régulation européenne nous condamne à la gesticulation. Ce défi doit donc être assumé avec force et détermination par l’Union européenne. Peut-être parviendrons-nous à convaincre certains États membres de cesser de faire cavalier seul, notamment l’Autriche, qui s’apprête à signer avec les États-Unis une convention d’échange d’informations bancaires qu’elle refuse à ses partenaires européens.
L’économie du numérique n’en est qu’à ses balbutiements, et son marché est déjà vicié de monopoles en tout genre, de fraudes insupportables et de distorsions de concurrence tellement impitoyables que nos entreprises et nos PME du numérique sont évincées alors même que les entreprises plus classiques du secteur culturel souffrent : éditeurs, libraires, disquaires au premier chef.
Le mouvement que je viens d’esquisser ne constitue que les prémices d’une lame de fond, qui mettra à rude épreuve nos systèmes fiscaux. L’économie dématérialisée remet purement et simplement en cause le principe de la territorialité de l’impôt, et nous ne pouvons pas nous contenter de jeter un voile pudique sur cet enjeu majeur des décennies à venir.
De nombreux travaux sont en cours et bien d’autres questions restent en suspens. L’OCDE a créé en son sein un groupe de travail depuis 1999, mais celui-ci est assez peu fertile, tant nous sommes impatients de connaître ses propositions.
La mission demandée par le Gouvernement à Pierre Collin et Nicolas Colin a rendu des conclusions intéressantes, notamment en matière d’exploitation des données personnelles, mais elle peine encore, je le crois, à prendre la réelle mesure de la porosité de nos assiettes aux vagues de la mondialisation.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Jean Arthuis. Enfin, je tiens à saluer l’engagement de nos collègues de la commission des affaires culturelles, plus particulièrement de Catherine Morin-Desailly.
L’Europe est le cadre naturel dans lequel ces questions doivent être résolues. Elle seule dispose de marchés numériques de taille suffisamment critique pour contraindre les entreprises telles que Google, Facebook ou encore Amazon à revenir à la table des négociations et à accepter une bonne fois pour toutes de contribuer, à juste proportion de leurs profits, au financement des politiques publiques.
M. le président. Il faut vraiment conclure, mon cher collègue !
M. Jean Arthuis. Je terminerai en disant que nous nous associerons à la motion tendant au renvoi du texte à la commission. Je me permets toutefois d’insister sur un point : il est urgent que nous nous retrouvions, madame la ministre, pour constater les avancées de la fiscalité numérique effective. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE et du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. André Gattolin.
M. André Gattolin. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, je voudrais tout d’abord remercier notre collègue et président de la commission des finances, M. Philippe Marini, de sa proposition de loi et de tous les travaux préalables et rapports qu’il a produits en amont sur l’économie numérique et sur sa fiscalité.
Au-delà des clivages politiques qui peuvent exister au sein de notre assemblée, il est bon de souligner l’importance et la qualité du travail qui a été effectué.
Cette proposition de loi ne nous offre pas seulement l’occasion de débattre de la fiscalité numérique ; elle nous permet également, et plus généralement, de réfléchir à notre capacité à financer, demain, les politiques publiques que nous aurons à mettre en œuvre pour répondre aux défis nouveaux qui bouleversent notre société et à leurs conséquences tant économiques que sociales.
L’objectif de rétablir une neutralité fiscale en taxant équitablement les géants américains de l’internet proportionnellement à leurs chiffres d’affaires en France est régulièrement débattu au Sénat depuis 2010.
La proposition de loi qui vise à introduire une nouvelle taxe sur les revenus publicitaires en ligne via une déclaration d’un représentant fiscal sur le territoire s’inscrit dans cette réflexion.
Elle constitue une piste intéressante pour recouvrer le pouvoir d’imposer des bénéfices qui sont réalisés sur notre territoire par les entreprises de l’économie numérique.
Elle est positive en ce qu’elle rééquilibre un peu la situation non concurrentielle des entreprises françaises victimes des stratégies d’optimisation fiscale des groupes Google, Amazon, Facebook, Apple – ceux que l’on appelle les GAFA –, du fait de l’établissement de leur siège social dans des pays européens pratiquant une forme de dumping fiscal.
Elle est également pertinente dans la mesure où elle affecte les taxes prélevées sur le budget général de l’État, et non sur un secteur particulier de l’économie, ce qui permet d’augmenter nos marges pour financer l’ensemble des politiques publiques que nous devons mettre en œuvre face à des mutations qui ont des effets sur notre économie et nos équilibres sociaux bien au-delà du seul domaine des industries culturelles.
Toutefois, elle n’est malheureusement, à notre sens, que trop partielle du fait qu’elle n’explore qu’une partie de l’économie numérique, en ciblant essentiellement les GAFA et en laissant de côté toutes les autres entreprises qui collectent des données personnelles ou agrègent des contenus produits par d’autres pour les redistribuer et les commercialiser à leur compte. Cela contribue à réduire considérablement l’assiette de l’impôt qui devrait normalement être prélevé et rend malheureusement assez marginale la ressource que devrait générer la fiscalité du numérique au regard de la fiscalité globale.
De ce point de vue, le rapport sur la fiscalité de l’économie numérique, remis au Gouvernement le 18 janvier dernier, apporte de nouvelles pistes pour élargir l’assiette fiscale dans ce domaine.
Le groupe écologiste estime donc indispensable de se donner le temps nécessaire pour étudier avec attention les conclusions du rapport de MM. Collin et Colin.
À cet égard, permettez-moi de souligner l’intérêt du dispositif d’incitation fiscale qui privilégie les bonnes pratiques en matière de protection des données personnelles. L’application du principe « prédateur-payeur » en matière de protection des libertés individuelles, telle qu’elle est préconisée par le rapport, s’inspire fort justement du dispositif « pollueur-payeur », qui sous-tend la fiscalité environnementale ; il s'agit d’une piste très intéressante.
Par conséquent, le groupe écologiste s’associera à la motion tendant au renvoi à la commission du texte, tout en insistant sur la nécessité d’instaurer, à un terme très rapproché, une régulation fiscale du secteur de l’économie numérique.
Au-delà de l’urgence qu’il y a à circonscrire l’optimisation fiscale massive des géants de l’industrie numérique, j’aimerais également souligner que nous ne pourrons pas nous dispenser, à moyen terme, d’appréhender plus généralement l’ampleur des mutations qui bouleversent nos sociétés en ce domaine.
Notre économie connaît depuis vingt ans une transformation rapide et profonde, mais la fiscalité qui s’y attache demeure, elle, très largement fondée sur les structures qui prévalaient dans l’économie d’hier.
Pour résumer, nous dirions que notre fiscalité reste encore très largement inscrite dans le cadre national d’une production matérielle et territorialisée, fondée sur une logique de stock, avec pour horizon l’idée d’une croissance illimitée se refusant à intégrer dans ses coûts les externalités négatives qui résultent de la surexploitation des richesses naturelles, de l’accaparement et de la privatisation de plus en plus systématique du bien commun.
Or la réalité d’aujourd’hui, c’est que notre économie évolue dans un cadre de plus en plus mondialisé, déterritorialisé, où les biens produits sont de plus en plus immatériels, où les relations humaines et les échanges commerciaux sont de plus en plus dématérialisés, où la frontière entre production et consommation devient de plus en plus difficile à établir, où la création de valeur et de richesse est toujours davantage déconnectée des actifs physiques et se fonde de plus en plus sur des logiques de flux et non plus de stocks, enfin où la destruction de notre environnement local et global, ainsi que la surexploitation des ressources naturelles de la planète, ont désormais des impacts considérables en termes de coûts immédiats sur l’économie et dans nos comptes publics.
On le voit, pour faire face à ces mutations profondes, c’est l’architecture globale de notre fiscalité que nous devons repenser.
Pour les écologistes, répondre à ces trois grands défis majeurs que sont la mondialisation économique et financière, la révolution numérique et l’impératif de transition écologique de notre économie suppose de mettre en place et de développer trois types de fiscalités nouvelles pour abonder nos moyens d’intervention, de régulation et d’accompagnement des changements qui s’opèrent dans notre société.
L’instauration d’une fiscalité numérique est l’un de ces trois piliers indispensables. Néanmoins, celle-ci doit aussi être compatible avec deux autres grandes initiatives en matière fiscale.
La première, c’est naturellement l’instauration rapide d’une véritable fiscalité écologique dans notre pays. Le Président de la République et le Gouvernement ont pris des engagements en ce sens,…
M. Philippe Marini. Oh, cela reste encore un peu flou !
M. André Gattolin. … mais le retard à combler est énorme, car notre pays figure actuellement dans les derniers rangs des États de l’Union européenne en la matière.
La seconde concerne la taxation des flux financiers à l’échelle nationale et internationale. Monsieur Marini, cela fait quinze ans que les écologistes soutiennent le principe d’une telle taxe, et le consensus politique qui semble aujourd’hui émerger en France sur cette question ne peut que nous satisfaire.
M. Philippe Marini. Londres s’en réjouit !
M. André Gattolin. Toutefois, avouons-le, les assiettes fiscales actuellement retenues en la matière sont encore bien trop étroites pour donner aux pouvoirs publics les ressources nécessaires pour compenser les coûts économiques et sociaux induits par la mondialisation financière.
Pour conclure, je dirai que nous avons, dans les trois domaines que je viens d’évoquer, d’importants efforts à accomplir. Nous devons être très ambitieux en matière de contrôle, de taxation et de régulation des flux financiers comme en matière de fiscalité tant écologique que numérique.
Pour le dire très concrètement, je ne vois pas comment l’État pourrait raisonnablement faire face à tous les défis auxquels nous sommes confrontés si l’ensemble de ces trois domaines de fiscalité nouvelle ne correspondait pas, à horizon de dix ans, à au moins 15 % de ses recettes budgétaires. (M. Jean-Pierre Plancade applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Michel Le Scouarnec.
M. Michel Le Scouarnec. Monsieur le président, madame la ministre, monsieur le rapporteur, messieurs les rapporteurs pour avis, mes chers collègues, l’optimisation fiscale est au cœur de la stratégie de développement des grandes entreprises du Net, Google, Amazon, Facebook, etc.
Leur activité dématérialisée leur permet de développer des pratiques scandaleuses, notamment en s’installant dans des pays à fiscalité très allégée comme le Luxembourg, l’Irlande ou les Bermudes. Ces entreprises élaborent alors des montages fiscaux complexes pour échapper définitivement à tout impôt.
Il existe donc une véritable fuite des recettes fiscales liées à l’impôt sur les sociétés. Quand on sait que l’évasion fiscale annuelle a été évaluée, pour la France, à 50 milliards d’euros, il est temps de s’emparer de cette question.
Le Conseil national du numérique estime ainsi que les revenus des quatre grands acteurs du numérique oscillent entre 2,5 milliards et 3 milliards d’euros par an. Or ceux-ci s’acquittent seulement de 4 millions d’euros par an d’impôt sur les sociétés, alors que, au regard du régime français, ils seraient redevables de 500 millions d’euros, soit 125 fois plus. Il est rare de pouvoir appliquer un tel coefficient multiplicateur !
La fiscalité se heurte donc à la révolution numérique. Dès lors, l’évolution technologique suscite des interrogations sur la territorialité des bénéfices et sur l’érosion des bases fiscales, fondée sur un plan international et européen.
À services égaux, les sociétés numériques échappent à l’impôt sur les sociétés, mais aussi à la TVA. Techniquement différentes, elles remplissent une même fonction, ce qui remet doublement en cause l’équité fiscale.
La publicité est taxée sur les médias télévisuels et radiophoniques, mais pas sur internet. Les surfaces commerciales sont soumises à la TASCOM, mais le commerce en ligne n’est assujetti à aucune taxe équivalente.
La perte concernant la TVA est évaluée à 300 millions d’euros pour 2008 en France, mais elle serait, selon une étude du cabinet Greenwich consulting, de 600 millions d’euros en 2014.
Une réflexion a donc été engagée concernant la TVA sur les services électroniques et de télécommunication en Europe. Elle est actuellement perçue en fonction du lieu où le prestataire est établi. À partir de 2015, en Europe, elle sera due au pays du consommateur final, même si, entre 2015 et 2019, un régime transitoire permettra au pays du prestataire de continuer à en percevoir une part.
Forte de ces constats, la présente proposition de loi entend lutter contre l’évasion fiscale des principaux géants d’internet, objectif auquel nous souscrivons pleinement. À cette fin, elle avance des pistes intéressantes.
Elle tend à créer un régime d’obligation de déclaration d’activité des acteurs de services en ligne qui ne sont pas établis en France. Ce régime s’appliquerait aux revenus de la publicité en ligne, du commerce électronique et de la vidéo à la demande.
Ce régime de déclaration sert à asseoir des taxes visant à rétablir l’équité fiscale : c’est bien notre objectif commun.
À cette fin, diverses impositions sont prévues : taxe sur la publicité en ligne assise sur les sommes payées par les annonceurs aux régies, pour les services dont l’audience est établie en France, quel que soit leur pays d’implantation ; taxe sur les services de commerce électronique due par les vendeurs qui effectuent une vente à destination d’un particulier établi en France dans le cas où le chiffre d’affaires est au moins égal à 460 000 euros ; extension de la taxe sur la fourniture de vidéogrammes à la demande, la VOD, aux entreprises établies hors de France.
Si nous soutenons ces impositions dans leur principe, nous nous interrogeons quant à leur montant. À nos yeux, le rendement de ces taxes est en effet insuffisant. Il est estimé à 20 millions d’euros au maximum pour la publicité et à 32 millions d’euros pour la VOD. Seul le produit de la taxe sur le commerce en ligne pourrait atteindre 100 millions d’euros en 2013 et 175 millions d’euros en 2015. Néanmoins, nous restons loin des 500 millions d’euros qu’évoque le Conseil national du numérique !
Comment ces taxes ont-elles été calibrées ? Selon quels critères ? Le taux et l’assiette méritent débat. Sur ce sujet également, il convient de choisir le bon coefficient multiplicateur. Yves Rome a insisté sur les besoins de la France en matière de haut débit,…
M. Yves Rome, rapporteur pour avis. Et de très haut débit !
M. Michel Le Scouarnec. … qui recouvrent notamment des besoins en matière de culture.
Ceux que je me permettrai de nommer, pour aller vite, les « carrément Col[l]in » (Sourires.) viennent de rendre leurs conclusions. Leur rapport soulève d’autres interrogations en proposant de taxer l’utilisation des données personnelles pour engendrer non seulement des recettes fiscales, mais aussi des comportements vertueux.
Sans préjuger la pertinence ou l’efficacité de cette mesure, la réflexion en matière de fiscalité numérique mérite encore d’être approfondie. On ne peut faire l’économie d’aucune piste tant l’enjeu est énorme, comme l’a souligné Bruno Retailleau il y a quelques instants.
Tout en saluant les réflexions amorcées par la présente proposition de loi, il nous semble prématuré de porter un jugement définitif sur leur applicabilité, comme sur celle du rapport de la mission d’expertise. Aussi, il nous paraît nécessaire de prolonger l’étude engagée, afin d’envisager ces problématiques de la manière la plus globale et la plus adaptée possible.
Madame la ministre, concernant la fiscalité numérique, vous avez affirmé qu’il fallait cesser de centrer le débat sur les problématiques culturelles. Je crois, au contraire, que la force d’une loi en la matière résiderait dans sa capacité à aborder le sujet dans sa globalité, sans le segmenter entre fiscalité, contenus culturels et « tuyaux » techniques, comme nous avons l’habitude de le faire.
De fait, ces différentes problématiques constituent un ensemble cohérent sur lequel s’appuient et fonctionnent les grandes entreprises de l’internet, qui exploitent chaque faille.
La loi doit aborder la question du financement de la culture sur le Web, du respect des droits d’auteur, de la récupération et de la captation de la valeur des œuvres, notamment par Google, et ce sans contrepartie financière. Elle doit évoquer les problèmes d’utilisation des articles de presse dans les mêmes conditions et envisager la possibilité d’instaurer un droit voisin du droit d’auteur.
M. Philippe Marini. Très bien !
M. Michel Le Scouarnec. Elle devrait traiter la question de l’utilisation des données personnelles comme source de profit, non seulement par l’institution d’une taxe sanction, comme le prévoit le rapport Collin et Colin, mais par une véritable réglementation de ses usages.
Enfin, placée au cœur de l’actualité avec le récent blocage des publicités par Free, la question de la neutralité du Net s’impose à nous. Free vise notamment l’entreprise Google, qui utilise les infrastructures des fournisseurs d’accès à internet sans les financer alors qu’elle en est bénéficiaire et utilisatrice, notamment à travers You Tube.
Cette situation n’est pas sans soulever des questions fondamentales, notamment sur le principe de neutralité d’internet, en vertu duquel les communications électroniques ne doivent subir aucune discrimination entre leurs émetteurs et leurs destinataires.
Dans un double souci de justice et d’efficacité, nous souhaitons que cette proposition de loi soit renvoyée à la commission afin qu’elle puisse être enrichie dans ce sens : elle sera ainsi pleinement opérante dès son adoption et, partant, totalement incontournable.
Tous ensemble, nous devons lutter contre l’évasion fiscale pour construire de nouvelles solidarités.
M. François Marc. Très bien !
M. Michel Le Scouarnec. L’Europe peut et doit nous y aider ! (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Yvon Collin, rapporteur. Parfait !
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Plancade.
M. Jean-Pierre Plancade. Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, nous nous intéressons aujourd’hui à la fiscalité du numérique, ou plutôt à l’ébauche d’une telle fiscalité, puisque celle-ci reste pour l’heure inexistante. Il s’agit d’un sujet aussi complexe que passionnant, qui dépasse largement les clivages politiques : nos débats, depuis plus d’une heure, l’ont bien montré.
Il s’agit également d’une problématique très transversale, comme l’illustre le nombre de commissions de la Haute Assemblée qui se sont penchées sur cette proposition de loi pour une fiscalité numérique neutre et équitable de notre collègue Philippe Marini, dont je tiens à saluer la très grande expertise sur ce thème.
Monsieur le président de la commission des finances, vous avez été un véritable précurseur concernant la réflexion sur les défis que pose le numérique pour les finances publiques. Vous vous battez depuis plusieurs années pour que ce sujet, sur lequel vous avez accompli un travail important, fasse l’objet d’actions concrètes. C’est dans cette perspective que vous nous présentez aujourd’hui ce texte. Nous souscrivons tous, je le crois, aux objectifs qu’il vise.
Je n’aurai garde d’oublier Jean Arthuis, qui a de longue date fait sienne cette préoccupation générale, même si les solutions qu’il propose sont sensiblement différentes.