M. Jean-Jacques Hyest. C’est vrai !
Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes. Nous recommandons la mise en place d’une politique plus systématique de dépistage et de prévention du harcèlement sexuel ainsi que de protection de ses victimes, à travers une meilleure implication des différents acteurs.
La médecine du travail doit pouvoir jouer un rôle plus actif dans la détection des situations de harcèlement sexuel et dans l’accompagnement de ses victimes. Ces deux aspects devraient figurer expressément parmi les missions qui sont assignées aux médecins du travail par l’article R. 4623-1 du code du travail.
Comme le confirment les enquêtes réalisées en Seine-Saint-Denis, c’est d’abord à leur médecin traitant que les victimes se confient le plus volontiers. C’est donc bien l’ensemble des professionnels de santé qu’il faut former à la détection des situations de harcèlement sexuel et à l’accompagnement des victimes.
Nous recommandons également aux organisations syndicales et aux délégués du personnel de s’impliquer pleinement dans la lutte contre le harcèlement sexuel.
Celui-ci, nous le savons, peut constituer une source importante de souffrance au travail, tout particulièrement pour les femmes ou pour des personnes harcelées du fait de leur identité ou orientation sexuelle, comme nous l’ont rappelé les organisations représentant les lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres.
Les associations de défense des droits des femmes ont déjà la possibilité d’ester en justice dans les procès pénaux. Nous souhaitons qu’elles puissent, dorénavant, le faire aussi dans des procès civils et, en particulier, devant les juridictions prud’homales.
Les représentants des syndicats nous ont indiqué qu’ils ne souhaitaient pas conserver le « monopole » dont ils disposent actuellement. J’ai donc déposé un amendement en ce sens.
Nous souhaitons également que les employeurs publics – l’État, les collectivités territoriales – se sentent responsables de la lutte contre le harcèlement sexuel dans leurs administrations respectives.
Corollaire de cette responsabilité, il faut intégrer dans la formation initiale et continue des personnels d’encadrement des différentes fonctions publiques des modules d’enseignement qui leur permettent de détecter les situations de harcèlement sexuel et d’y répondre de façon adaptée.
Nous avons, en outre, adopté deux recommandations relatives à l’enseignement supérieur.
Elles font suite aux préoccupations exprimées par le CLASCHES, le collectif de lutte anti-sexiste contre le harcèlement sexuel dans l’enseignement supérieur, qui a attiré notre attention sur la faiblesse des recours dont disposent les étudiants et étudiantes, les doctorants et doctorantes. Étant considérés comme des usagers du service public, ils et elles ne bénéficient pas à ce titre de la protection statutaire assurée aux agents publics.
La future enquête sur les violences envers les femmes devra donc comporter un volet sur les atteintes sexuelles dans l’enseignement supérieur.
Il faudra aussi améliorer la protection des étudiants et doctorants à travers une réforme de la saisine et de la composition des sections disciplinaires des établissements, ainsi que de leurs procédures d’instruction.
Lorsque des faits d’une gravité manifeste seront avérés, les sanctions devront pouvoir être assorties d’une interdiction d’enseigner.
Le harcèlement sexuel est un phénomène également fréquent dans le monde sportif. Il s’agit alors d’agissements d’autant plus choquants qu’ils touchent souvent des enfants ou des adolescents, donc des victimes particulièrement vulnérables.
En 2008, le ministère des sports avait lancé, en partenariat avec le Comité national olympique et sportif français, un plan de lutte contre le harcèlement et les violences sexuelles dans le sport. Il ne faut pas en rester là et, comme les autres mouvements associatifs ne sont pas exempts de ces comportements, un effort général de sensibilisation nous paraît nécessaire.
En ce domaine comme dans d’autres, une responsabilité particulière échoit au ministère de l’éducation nationale, car c’est très en amont, dès l’école, qu’il convient de lutter contre des stéréotypes de genre qui assurent la reproduction de la domination masculine et sont le terreau de violences envers les femmes.
Je passerai plus rapidement sur nos cinq recommandations « législatives », car nous aurons l’occasion d’y revenir dans le courant de la discussion des articles.
La délégation, d’une façon générale, apporte son soutien à un certain nombre de solutions rédactionnelles dégagées par le groupe de travail, aux réflexions duquel elle a, je dois le dire, activement et assidûment participé : la double référence, dans la définition du délit aux situations où le harcèlement sexuel renvoie à des actes répétés et aux situations où un seul acte grave, assimilable par exemple à une forme de chantage sexuel, suffit à le constituer ; la désignation des « menaces, intimidations, contraintes » comme éléments constitutifs du second volet du « harcèlement sexuel aggravé » ; la désignation de l’atteinte à la dignité comme élément intentionnel principal du délit aux côtés de la « recherche d’une relation sexuelle ».
Enfin, la délégation recommande de retenir comme circonstance aggravante du délit l’abus d’autorité, la minorité de la victime, son état de vulnérabilité et le fait que les agissements soient commis à plusieurs personnes.
S’agissant de l’état de vulnérabilité, nous souhaitons ajouter aux cas de figure prévus par le projet de loi et le texte de la commission, celui de la vulnérabilité sociale ou économique. Nous aurons l’occasion de discuter plusieurs amendements qui vont dans ce sens.
Dans un souci de clarté de la loi, nous recommandons pour finir un alignement des définitions figurant dans les différents codes et textes de référence, sans oublier bien entendu la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Le texte complété par la commission des lois va en partie dans ce sens.
Telles sont les recommandations que notre délégation a adoptées à l’unanimité.
Je souhaite que les dispositions que nous allons voter, mes chers collègues, et les politiques de prévention qui devront immanquablement les accompagner permettent de lutter plus efficacement contre des agissements qui constituent le premier palier dans le continuum des violences faites aux femmes. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et du groupe écologiste. – Mme Muguette Dini et M. Christian Bourquin applaudissent également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le président de la commission des lois, qui, je tiens à le signaler, a joué un rôle éminent pour animer notre réflexion commune.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, mesdames les ministres, mes chers collègues, les victimes, d’abord les victimes, uniquement les victimes, voilà ce qui nous a guidés dès que nous avons appris ici, au Sénat, l’annulation de la loi en vigueur par la décision du Conseil constitutionnel. Le 4 mai dernier s’ouvrait en effet un vide juridique douloureusement perçu, vécu par les personnes – le plus souvent des femmes – qui avaient engagé des procédures judiciaires, parfois depuis quatre ans, et qui voyaient subitement tout le travail anéanti puisqu’il n’y avait plus de loi.
Sans doute – il ne nous appartient pas d’en juger – le Conseil constitutionnel a-t-il eu raison puisque la loi en vigueur était tautologique – le harcèlement sexuel était le harcèlement sexuel, disait-elle sans le définir –, mais l’effet est très différent de celui de sa décision précédente sur la garde à vue, laquelle nous laissait un délai.
En l’espèce, la décision avait un côté brutal quant à ses effets.
C'est pourquoi – fait étrange, sans précédent et qui ne se reproduira sans doute pas de sitôt – nous avons nous-mêmes demandé au Gouvernement de déclarer l’urgence, comme l’on disait autrefois, ou d’engager la procédure accélérée, comme l’on dit aujourd'hui – et je vous remercie l’une et l’autre, madame la garde des sceaux, madame la ministre des droits des femmes, d’avoir tout de suite accepté –, afin que ce vide juridique soit comblé le plus vite possible, c'est-à-dire afin qu’un nouveau texte de loi soit promulgué à la fin de ce mois de juillet. J’espère de tout cœur que nous y arriverons : nous le devons aux victimes !
Nous avons travaillé. Je remercie à mon tour Mme Brigitte Gonthier-Maurin, présidente de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, qui vient de s’exprimer, et Mme Annie David, présidente de la commission des affaires sociales, car nous avons décidé ensemble de constituer ce groupe de travail qui s’est réuni pendant trois semaines.
J’ai lu ici ou là – soyons francs – que telle ou telle association considérait qu’elle n’avait pas été entendue. Nous avons écouté toutes les associations, avec beaucoup de soin et d’attention. Du reste, tant le texte de la commission que certains des amendements sur lesquels nous avons émis un avis ce matin portent véritablement la marque des demandes des associations. Nous avons écouté les organisations syndicales, y compris celles de la fonction publique ; nous avons reçu des représentants des magistrats, des avocats, des juristes, soit cinquante personnes au total. Il est rare que l’on organise autant d’auditions pour un texte qui tient en une page, mais c’était nécessaire : nous le devions aux victimes.
La tâche qui nous était impartie, mes chers collègues, était et demeure difficile. Je pourrais faire observer au Conseil constitutionnel, avec quelque humour – je pense que les membres du Conseil n’en manquent pas –, qu’il est plus facile de déclarer qu’un texte est inconstitutionnel que de libeller une définition correspondant à toutes les situations.
Nous avons donc travaillé, et nous sommes arrivés à une définition en deux alinéas.
Voici le premier alinéa du texte adopté par la commission la semaine dernière : « Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos, comportements ou tous autres actes à connotation sexuelle qui, soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son égard un environnement intimidant, hostile ou offensant. »
On peut critiquer cette définition, mais remarquez tout de même qu’elle a le mérite d’être extrêmement précise, comme cela nous était demandé. En effet, plus on est précis et plus on aide non seulement les victimes mais également les accusés, en garantissant les conditions d’un procès équitable.
Une autre question nous a été posée par tous, y compris par les associations. Par définition, le harcèlement implique une pluralité d’actes. Or, comme l’ont très bien dit à la fois Alain Anziani, rapporteur de la commission des lois, et Christiane Demontès, rapporteur pour avis de la commission des affaires sociales, il existe de nombreux cas qui se caractérisent par ce que nous avons appelé – peut-être sommes-nous obnubilés par les questions européennes (Sourires.) – « l’acte unique », c'est-à-dire une seule occurrence d’un fait grave, traumatisant pour la personne visée, quand, par exemple, on subordonne explicitement l’embauche ou l’obtention d’un logement à la satisfaction d’une demande qui s’apparente à une contrainte. C’est inacceptable !
Nous avons donc rédigé un second alinéa pour prendre en compte cette deuxième catégorie de situations. On peut nous reprocher aujourd’hui de permettre ainsi la requalification éventuelle d’un viol ou d’une agression sexuelle en simple harcèlement sexuel. Mais faisons confiance à la sagacité des magistrats ! Je rappelle en outre que, si nous n’avions pas prévu cette autre disposition, nous n’aurions pas répondu à la demande des associations. En effet, celles-ci réclament que l’on sanctionne non seulement le harcèlement, qui se caractérise par une pluralité d’actes, mais également le chantage sexuel, qui, pour ne s’exercer qu’une seule fois, n’en est pas moins tout à fait inadmissible.
Voici donc le texte du second alinéa : « Est assimilé au harcèlement sexuel le fait, même non répété, d’user d’ordres, de menaces, de contraintes ou de toute autre forme de pression grave, dans le but réel ou apparent d’obtenir une relation de nature sexuelle, que celle-ci soit recherchée au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers. »
Le texte du Gouvernement, qui constituait, comme les sept propositions de loi rédigées par des sénateurs de toutes tendances, une excellente contribution, prévoyait une sanction pour chaque catégorie : une pour le harcèlement, acte répété, et une autre pour le chantage sexuel, acte unique. À la réflexion, et après avoir entendu les associations, nous avons estimé que cela ne convenait pas. En effet, il peut arriver qu’une pluralité d’actes soit moins grave qu’un acte unique insupportable – et vice versa. Par conséquent, il n’est pas souhaitable qu’il existe une sanction pour chaque catégorie : il faut que l’on puisse sanctionner les personnes qui se livrent au harcèlement ou exercent un chantage sexuel à la mesure de la gravité de leurs agissements.
Je le répète : c’est en dialoguant, en écoutant, en faisant des allers et retours entre les associations, les syndicats et les juristes, que nous sommes parvenus là où nous sommes. Il est donc impossible de soutenir que nous n’avons pas écouté les associations, les syndicats, les magistrats, les juristes ou encore nos concitoyens.
Que ce texte puisse encore être amélioré, c’est une évidence. C’est pourquoi nous avons aujourd'hui ce débat, et c’est pourquoi ce dernier se poursuivra dans le cadre de la navette, qui nous permettra d’intégrer les apports de l’Assemblée nationale et de travailler avec nos collègues députés lors de la commission mixte paritaire. Nous restons tout à fait ouverts au dialogue !
M. Jean-Jacques Hyest. Il n’y aura pas de navette !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Je voudrais achever mon propos, monsieur Hyest, en insistant sur des questions de vocabulaire.
M. Henri de Raincourt. Notre collègue précisait simplement qu’il n’y aurait pas de navette, du fait de la procédure accélérée !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Écrire la loi est un acte d’une grande dignité, un acte qui nous rassemble aujourd’hui comme en beaucoup d’autres occasions. Or, madame la présidente, vous savez fort bien qu’un mot dans la loi peut changer la vie des gens.
M. Roland Courteau. Évidemment !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Dès lors, il est tout à fait légitime de débattre de chaque amendement, comme nous nous préparons à le faire. Je le répète : il y a une grande dignité à écrire la loi. J’évoquerai donc trois mots inscrits dans le texte, ou qui en ont été ôtés, ou qui lui seront peut-être ajoutés.
Commençons par le mot « connotation » – le texte évoque les « actes à connotation sexuelle ». J’appelle votre attention, comme je l’ai fait à plusieurs reprises en commission, sur le fait que la « connotation » s’oppose à la « dénotation » : cette dernière définit strictement une chose, tandis que la première désigne ce qui est autour, une sorte de halo. Par conséquent, si l’on décide de parler d’« actes à connotation sexuelle », il faut bien préciser – c'est la raison pour laquelle je le fais à cette tribune – que, contrairement à l’usage courant du terme, la « connotation » inclut ici la « dénotation ». (Murmures sur les travées de l'UMP.) En effet, nous ne serions pas aussi précis que nécessaire si nous nous contentions d’écrire que sont seuls punissables les « actes à connotation sexuelle », au sens du halo dont j’ai parlé, monsieur de Raincourt.
M. Henri de Raincourt. Mais je n’ai rien dit ! (Sourires.)
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Je le sais bien, cher collègue, mais cela ne m’empêche pas de saluer en cet instant votre présence dans l’hémicycle. (Nouveaux sourires.)
J’en viens au mot « agissements ». Nous n’avons pas établi le texte ce matin, madame Demontès : nous l’avons fait la semaine dernière.
Mme Christiane Demontès, rapporteur pour avis. Absolument !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Ce matin, nous avons donné l’avis de la commission des lois sur les amendements qui nous étaient soumis. Comme l’a souligné M. Anziani, notre commission a émis un avis favorable sur l’amendement prévoyant de substituer le mot « agissements » au mot « comportements ».
Le choix n’est pas neutre. Beaucoup de magistrats, d’avocats, de praticiens du droit nous ont dit qu’il était très difficile de sanctionner des intentions. Or le terme « agissements » a un caractère plus concret que le terme « comportements », il implique davantage une volonté de la personne. C'est pourquoi ce mot nous paraît plus approprié. Cependant, dans cet hémicycle comme avec tous nos interlocuteurs, nous restons prêts à discuter.
Enfin, l’emploi du mot « environnement » suscite un vrai débat. Ce matin, la commission des lois a choisi de donner son accord à un amendement prévoyant de lui substituer le mot « situation ». Il y a des arguments dans les deux sens : en faveur du terme « environnement », on peut rappeler qu’il est utilisé par les directives européennes définissant la notion de harcèlement sexuel, et qu’il figure également dans le code pénal.
M. Jean-Jacques Hyest. Ce terme ne figure pas dans le code pénal !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Peut-être ai-je été imprécis, monsieur Hyest. Disons simplement que ce terme figure dans la loi.
M. Jean-Jacques Hyest. Évidemment ! Il y a même un ministère de l’environnement… (Sourires.)
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Certes, mais je ne suis pas certain que ses titulaires entendent ce mot dans le sens qui lui est donné par le texte de la commission…
M. Jean-Jacques Hyest. Justement !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Monsieur Hyest, je comprends tout à fait le raisonnement – je peux même dire que, à titre personnel, je le partage – qui vous a conduit à soutenir que l’on devait préférer le terme « situation » au terme « environnement » dans la mesure où le premier a un caractère plus concret que le second et où il s’agit bien, lors du procès, de prouver la réalité de faits allégués. Si nous décidons d’incriminer de manière vague la création d’un « environnement », il est à craindre que les sanctions attendues par les victimes ne soient jamais prononcées. C'est pourquoi il est peut-être – j’insiste sur ce mot, car nous ne sommes pas bardés de certitudes – plus protecteur et plus efficace d’employer le terme « situation ».
J’ai voulu vous dire la réalité de nos échanges, parce que ces débats sont nobles, parce que nul n’est détenteur d’une vérité absolue et parce que nous voulons continuer à dialoguer. Nous n’avons que deux soucis : d'une part, que le vide juridique soit comblé le plus vite possible, par respect pour les victimes ; d'autre part, que nous trouvions les meilleures formulations possibles, toujours par respect pour les victimes mais aussi au nom d’un principe fondamental de notre droit, celui du procès équitable, auquel nous sommes tous attachés. Je sais que vous l’êtes également, mesdames les ministres, et mon dernier mot sera d'ailleurs pour vous, puisque c’est la première fois que nous dialoguons ensemble dans cet hémicycle : nous souhaitons vraiment continuer à travailler avec vous de manière aussi constructive que nous avons pu le faire ces dernières semaines, car de nombreux textes nous attendent. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du groupe écologiste et du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Madame la présidente, mesdames les ministres, monsieur le président de la commission des lois, madame la présidente de la commission des affaires sociales, madame la présidente de la délégation aux droits des femmes, madame le rapporteur, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous sommes tous, ici, convaincus de la nécessité de voter, sans délai, le projet de loi discuté aujourd’hui pour combler le vide juridique créé avec la censure, par le Conseil constitutionnel en vertu de sa décision du 4 mai 2012 consécutive à une question prioritaire de constitutionnalité, de l’article 222-33 du code pénal définissant le délit de harcèlement sexuel.
Pour illustrer, s’il est nécessaire, l’urgence d’un tel vote, permettez-moi d’évoquer un cas récent, à mes yeux tristement exemplaire, cela pour insuffler à l’étude de cette loi un peu d’humain !
Je vous lirai ainsi la lettre que j’ai reçue voilà quelques jours d’une jeune collègue universitaire. Je veillerai, bien sûr, à préserver rigoureusement ici l’anonymat de tous les acteurs impliqués.
Voici donc l’essentiel de ce courrier.
« Il y a déjà presque sept ans, entre novembre 2005 et avril 2006, j’ai été victime de harcèlement et d’agressions sexuelles. Agrégée [...] doctorante, j’étais alors allocataire-monitrice à l’université “A” » – c’est ainsi que je désignerai l’université où elle se trouvait – « et mon agresseur était maître de conférences dans ce même établissement.
« Au bout de plusieurs semaines d’un calvaire quotidien, j’ai trouvé la force de parler à quelques-uns de mes collègues allocataires qui m’ont aidée à me rendre au commissariat afin d’y déposer une main courante. S’est alors engagée une très longue procédure qui n’est pas encore totalement achevée. À la suite du dépôt de ma main courante, le procureur de la République, frappé par la gravité des faits que j’avais relatés, a ordonné une enquête. Les services de police, eux-mêmes convaincus par les résultats de leurs investigations, m’ont incitée à me porter partie civile, ce que j’ai fait en juin 2007 par le truchement de mon avocate. Mon agresseur a d’abord été placé sous contrôle judiciaire, puis mis en examen à l’automne 2007 pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles par personne ayant autorité.
« Au cours de l’instruction, conduite par le doyen des juges d’instruction du tribunal correctionnel de Paris, mon agresseur a multiplié les manœuvres dilatoires, afin de ralentir, voire de bloquer la procédure en cours.
« Ces nombreuses péripéties expliquent que ce n’est qu’en mai 2010 que le juge d’instruction a pu rendre sa décision et demander le renvoi de mon agresseur devant le tribunal correctionnel de Paris pour harcèlement en vue d’obtenir des faveurs de nature sexuelle et pour agression sexuelle, le tout par personne ayant autorité.
« [En] novembre 2010 s’est tenu le procès devant le tribunal correctionnel de Paris, qui a reconnu mon agresseur coupable de tous les faits qui lui étaient reprochés et l’a condamné à une peine de dix-huit mois de prison avec sursis. Jugé particulièrement dangereux par le tribunal, son inscription sur le fichier Europol des délinquants sexuels a en outre été ordonnée.
« Mon agresseur a alors fait appel et un second procès s’est tenu [en] février 2012, après qu’il eut réussi à faire reporter une première audience en essayant de faire annuler la procédure au motif de questions prioritaires de constitutionnalité. [En] avril 2012, la cour d’appel de Paris a rendu sa décision, réduisant la peine de mon agresseur, mais lui infligeant une condamnation pour harcèlement moral et sexuel par personne ayant autorité et prononçant une peine de trois mois d’emprisonnement avec sursis.
« Malheureusement pour moi, la décision récente du Conseil constitutionnel relative au harcèlement sexuel me prive du bénéfice de toutes ces années d’effort et de souffrance pour faire reconnaître par la justice la réalité du harcèlement que j’ai subi.
« En parallèle à cette procédure judiciaire s’est déroulée une procédure disciplinaire. La commission de discipline de l’université “A” a d’abord infligé un blâme à mon agresseur, puis le CNESER disciplinaire » - le Conseil national de l’enseignement supérieur et de la recherche statuant en matière disciplinaire – « a confirmé cette sanction. Mais mon agresseur a réussi à faire annuler cette décision par le Conseil d’État pour vice de forme.
« Très récemment, [en] juin 2012, le CNESER disciplinaire en formation de jugement s’est à nouveau réuni. Au mépris des décisions judiciaires, qu’il a estimé pouvoir ignorer en raison de la décision récente du Conseil constitutionnel relative au harcèlement sexuel, il a décidé de relaxer mon agresseur.
« Je conteste avec d’autant plus de vigueur la décision prise par le CNESER disciplinaire qu’elle intervient dans des conditions dont la légalité semble plus que douteuse. En effet, l’un des dix membres de la formation disciplinaire est maître de conférences [...] à l’université “B” et il appartient par conséquent à la même faculté que les deux avocats de mon agresseur, également maîtres de conférences [...] à l’université “B”. En outre, c’est également à l’université “B” que le père de mon agresseur exerçait en qualité de professeur [...] jusqu’à sa retraite très récente. Un autre membre du CNESER disciplinaire, professeur [...] à cette même université “B”, est secrétaire général du syndicat “Y”, alors que le père de mon agresseur est toujours secrétaire de la section de l’université “B” de ce même syndicat.
« De toute évidence, il y avait conflit d’intérêt et ces deux membres du CNESER n’auraient dû pouvoir siéger lors de cette session disciplinaire.
« N’étant que témoin dans cette procédure disciplinaire – ce qui est, soit dit en passant, un statut intenable pour une victime qui n’a pas droit à bénéficier de l’assistance d’un avocat –, je ne suis pas habilitée à déposer un recours. »
Ce récit dit tout : la souffrance de la victime, le calvaire qu’est son parcours judiciaire, mais aussi les terribles dégâts causés par le vide juridique que nous devons combler aujourd’hui ensemble.
Voilà quelques jours, au téléphone, l’intéressée m’a d’ailleurs avoué qu’aujourd’hui, mise dans la même situation, elle renoncerait à porter plainte, sachant à quelles douloureuses tribulations condamne une telle démarche. On comprend très bien pourquoi il y a si peu de plaignantes et pourquoi, dans ces conditions, le nombre relativement très faible des plaintes effectivement déposées est, de toute évidence, sans commune mesure avec le nombre probable des victimes réelles.
Au fil des dernières semaines, ministres et sénateurs de toutes sensibilités ont collaboré d’une manière exemplaire, dans le cadre d’un dialogue exigeant avec la société civile et avec les professionnels appelés à faire face à ce type de délit ; nous pouvons nous en féliciter !
Mais le courrier que je viens de vous lire souligne aussi le possible décalage entre les jugements rendus par nos tribunaux et les décisions prises par certaines instances disciplinaires internes. Lors de son intervention, Mme la ministre a évoqué ce point.
La loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires protège les fonctionnaires ainsi que les agents non titulaires de droit public contre le harcèlement sexuel. Tout agent ayant procédé ou enjoint de procéder à des agissements de harcèlement sexuel est passible d’une sanction disciplinaire, indépendante – je le souligne – d’une éventuelle sanction publique.
Toutefois, dans le cas que j’ai cité, le vide juridique a permis à l’instance disciplinaire de blanchir l’accusé en toute « bonne conscience corporatiste » et de lui éviter tout « accroc » de carrière. En général, il ne reste pas grand choix de métier à un universitaire qui est renvoyé de l’Université !
Comment faire coïncider la décision de l’instance disciplinaire avec le jugement des tribunaux, sans pour autant l’en faire dépendre ? Là est peut-être la vraie question. Comment permettre à la victime de ne pas « être seulement témoin », mais d’être aussi assistée par un avocat ? Ces questions sont délicates et notre projet de loi n’y répond pas.
Au-delà de la loi, nous devons songer à un travail de sensibilisation au délit de harcèlement sexuel, travail qui devra être fait dans la société comme auprès de nos administrations. Sur ce point, nous sommes également toutes et tous d’accord.
Dans ce dernier cas, une circulaire serait certainement bienvenue, qui poserait les conditions indispensables à une neutralité et à une équité réelles, prévenant les possibles conflits d’intérêt et rendant impossibles toute connivence ou toute complaisance, au sein des instances disciplinaires internes, « entre collègues de même rang ». On pourrait peut-être ainsi recommander la présence, au sein de ces instances disciplinaires, d’un quota de membres venus d’administrations autres que l’administration dont la personne jugée est issue.
Le projet de loi, dont la rédaction doit manifestement beaucoup aux propositions de loi déposées préalablement par les sénatrices et les sénateurs, définit le harcèlement sexuel avec une clarté et une précision telles qu’il devrait être à l’abri d’une censure du Conseil constitutionnel, en tout cas je l’espère ! Cette clarté et cette précision nous prémunissent, en outre, contre des dérives toujours possibles.
La première dérive serait que des conflits avec l’employeur soient abusivement qualifiés de harcèlement sexuel par l’employé(e) ou par ses représentants.
Une deuxième dérive serait que l’atmosphère dans les entreprises ou les administrations ne devienne irrespirable dès lors que chaque regard, chaque geste amical ou affectueux pourrait être considéré comme relevant du harcèlement sexuel. Connaissant bien les universités nord-américaines, ces temples du « politiquement correct », je sais à quels comportements caricaturaux et à quelle aseptisation étrange de la vie sociale peuvent conduire de tels excès !
Enfin, troisième dérive possible, si le harcèlement sexuel touche très majoritairement les femmes, nous ne devons pas oublier qu’il touche également les hommes et que, s’il touche les personnes hétérosexuelles, il touche aussi les personnes homosexuelles ainsi que, de manière particulière, les transsexuels ou transgenres durant leur transition. Or aucune « monopolisation » féminine et/ou hétérosexuelle du délit de harcèlement ne doit priver les autres victimes potentielles du bénéfice de la protection de la loi.
Le groupe écologiste a déposé quelques amendements visant à renforcer, de ces divers points de vue, la précision d’un texte que, dans son ensemble, il approuve et qu’il votera. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste et du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)