M. le président. La parole est à Mme le rapporteur.
Mme Colette Mélot, rapporteur de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la navette législative se poursuit donc sur cette importante proposition de loi, qu’avaient déposée le président de notre commission, Jacques Legendre, et notre collègue Catherine Dumas.
Je vous rappelle qu’il s’agit d’accompagner la mutation du secteur du livre, caractérisée par l’émergence du livre numérique. En effet, l’ensemble des filières culturelles sont désormais concernées par ces véritables révolutions des modes de création, de diffusion et de « consommation » – je suis d’accord pour considérer que le terme n’est guère approprié – des biens culturels avec Internet et avec le développement du processus de dématérialisation qu’il entraîne.
Voilà quelques jours, pour son trentième anniversaire, le Salon du livre a réuni à Paris 180 000 visiteurs en quatre jours ! Le succès de cette manifestation, qui est la grande occasion annuelle d’échanges entre les professionnels et le grand public ne se dément pas, preuve de la vitalité de ce secteur culturel. Parallèlement, le Salon permet de débattre des évolutions en cours.
Ainsi, pour la quatrième année consécutive, le Salon du livre a présenté un espace consacré à l’édition numérique et à la lecture sur supports mobiles, ses organisateurs affirmant que « désormais, la question n’est plus de savoir si le livre sera ou non numérique, mais bel et bien d’en saisir concrètement toutes les opportunités et les enjeux ».
C’est parce que les parlementaires en sont parfaitement conscients qu’ils souhaitent adopter une régulation adaptée de ce nouveau marché. Il s’agit d’encourager le développement de l’offre légale de livres numériques, d’accompagner et d’encadrer sa montée en puissance, tout en favorisant la concrétisation des objectifs suivants : tout d’abord, promouvoir la diversité culturelle et linguistique, notamment en application de la convention de l’UNESCO, ce qui suppose le maintien de la richesse de l’offre éditoriale et de sa mise en valeur à l’égard des lecteurs ; ensuite, respecter une concurrence loyale, non susceptible de conduire à une concentration excessive du marché de la librairie numérique, étant entendu que, à cette fin, les libraires physiques, qui contribuent au maillage culturel de notre territoire et doivent pouvoir aussi exister dans des conditions viables sur ce nouveau marché ; enfin, je citerai, bien entendu, l’objectif relatif au respect du droit d’auteur.
La propriété intellectuelle étant appelée à demeurer la clef de voûte de l’édition, les éditeurs doivent conserver un rôle central dans la détermination des prix, comme le prévoit le texte, qui applique ce principe au livre numérique dit « homothétique ». Nous savons tous que d’autres types d’œuvres numériques fleuriront, mais les règles de concurrence ne semblent pas permettre, à ce stade, de les viser.
Je vous rappelle que ce texte, adopté en première lecture par le Sénat le 26 octobre 2010, a été examiné par l’Assemblée nationale le 15 février dernier.
L’Assemblée nationale a adopté des modifications de portée rédactionnelle à l’article 1er, qui définit le livre numérique et le champ d’application de la loi, ainsi qu’à l’article 5, qui régit les relations commerciales entre éditeurs et détaillants.
Elle a adopté conformes l’article 4, relatif aux ventes à primes, l’article 6, traitant des sanctions, et l’article8, qui prévoit les modalités d’application du texte outre-mer.
À l’article 2, relatif au principe de fixation du prix de vente par l’éditeur, elle est revenue à la rédaction initiale du premier alinéa, c’est-à-dire à l’application du texte aux seuls éditeurs établis en France – j’y reviendrai tout à l’heure.
Toujours à l’article 2, elle a en outre introduit un dispositif consensuel qui n’avait pas pu être trouvé avec les professionnels lors de notre première lecture, afin d’instituer une exception au principe de la fixation du prix de vente par l’éditeur, exception applicable aux seuls livres numériques intégrés dans des offres composites spécifiques destinées à un usage collectif et dans un but de recherche ou d’enseignement supérieur. Notre commission a adopté cette disposition qui concerne notamment les éditeurs scientifiques.
À l’article 3, qui impose au libraire de respecter le prix de vente fixé par l’éditeur, les députés sont revenus au texte initial de la proposition de loi, en ne visant que les libraires établis en France, alors que, sur l’initiative de notre collègue Jean-Pierre Leleux, nous avions décidé à l’unanimité que la pleine efficacité du dispositif supposait son application à l’ensemble des libraires exerçant leur activité sur le territoire national.
Par ailleurs, nos collègues députés ont complété l’article 7, qui institue un rapport annuel au Parlement, en prévoyant la constitution d’un comité de suivi et un développement spécifique dudit rapport sur le droit d’auteur. Il s’agit là d’une faible contrepartie à la suppression de l’article 5 bis, article que nous avions adopté à l’unanimité, sur l’initiative de notre collègue David Assouline, en vue de garantir une rémunération des auteurs tenant compte de l’économie résultant du recours à l’édition numérique.
Enfin, l’Assemblée nationale a introduit un article 9, en adoptant deux amendements identiques de son rapporteur, M. Hervé Gaymard, et du groupe socialiste. Il s’agit d’une validation législative en faveur du mécénat culturel. Cette disposition concerne un permis de construire dans l’enceinte du Jardin d’acclimatation, à Paris, afin de permettre la poursuite de la construction du musée d’art contemporain édifié par une fondation d’entreprise. En effet, le motif d’annulation de ce permis de construire tient exclusivement à ce qu’une simple allée intérieure du jardin a été, bien que n’étant ni routière ni circulante, considérée comme une « voie », ce qu’elle n’est pas au sens des règlements d’urbanisme.
Je précise que, outre son caractère d’intérêt général, cet article est conforme aux exigences posées par le Conseil constitutionnel en matière de validations législatives.
Depuis notre premier examen du texte, deux événements sont intervenus : les avis circonstanciés de la Commission européenne, à la suite des notifications, par le Gouvernement, de la proposition de loi initiale, puis du texte voté par le Sénat, ainsi que l’opération conduite chez certains éditeurs par les autorités européenne et française de la concurrence pour vérifier que leurs pratiques ne sont pas susceptibles de relever d’une entente. Cette démarche illustre la brutalité des rapports de force sur le marché des œuvres culturelles numériques, en particulier de la part de l’oligopole américain constitué d’Amazon, d’Apple et de Google, avec des méthodes trop souvent prédatrices.
La Commission européenne a émis des réserves dans ses deux avis, donc sur les deux textes évoqués. Elle conclut de ses analyses que la proposition de loi pourrait restreindre la liberté d’établissement et la libre prestation de services, et qu’elle pourrait également être incompatible avec certaines dispositions de la directive Services et de la directive relative à l’e-commerce. Elle ajoute que, dans la mesure où un objectif de diversité culturelle serait susceptible de justifier l’une des restrictions de la liberté d’établissement et de la libre prestation de services potentiellement imposées par la proposition de loi, ces restrictions ne semblent pas appropriées pour atteindre des objectifs de diversité culturelle et ne sont pas proportionnelles à ces objectifs.
Nous avons cependant relevé que la Commission européenne n’avait pas « fermé la porte ». Elle a émis des réserves certes fortes, mais elle a aussi posé au Gouvernement français une série de questions, certaines d’ordre général, d’autres relatives au droit de la concurrence : les réponses que nous y apporterons devraient toutefois permettre de lever ces réserves. Cela suppose un volontarisme politique déterminé à la fois du Parlement et du Gouvernement, ainsi qu’une présentation complète et claire des objectifs du texte, de même que l’apport des preuves et « éclaircissements » attendus par la Commission sur les différents point relevés, en particulier pour justifier le respect des principes de l’adéquation et de la proportionnalité entre les objectifs de la proposition de loi et les moyens choisis pour les atteindre.
Les points de divergence avec nos collègues députés recouvrent deux questions.
La première est celle de l’adoption ou non d’une clause d’extraterritorialité concernant les éditeurs de livres numériques, d’une part, à l’article 2, et les libraires, d’autre part, à l’article 3. À cet égard, la commission a rétabli les dispositions votées à l’unanimité par le Sénat en première lecture sur proposition de notre collègue Jean-Pierre Leleux.
La seconde question concerne le droit d’auteur, en raison de la suppression par l’Assemblée nationale de l’article 5 bis, que nous avions introduit sur proposition de notre collègue David Assouline. La commission a également rétabli cet article afin de mieux encadrer les négociations entre éditeurs et auteurs, ces derniers étant souvent dans un rapport de force défavorable pour obtenir une rémunération équitable en cas d’exploitation numérique de leur œuvre.
Le Conseil permanent des écrivains et le Syndicat national de l’édition ont engagé des négociations interprofessionnelles voilà quelques mois. S’ils ont obtenu certaines avancées, dont on peut se féliciter, il semble en revanche qu’ils ne soient pas parvenus à un accord sur des sujets majeurs, tels que la durée du contrat et les conditions de rémunération. Un cadrage par le législateur reste donc d’actualité.
Je vous propose, mes chers collègues, de suivre la commission, qui a travaillé dans un esprit très constructif, au service de l’efficacité et du pragmatisme. J’en remercie tous mes collègues, en particulier notre président, Jacques Legendre, que ce sujet passionne également.
Comme nous l’avons encore constaté à l’occasion de la table ronde que nous avons organisée le 9 mars dernier avec différents acteurs de la filière, ce texte est très attendu par les professionnels.
Il s’inscrit dans un ensemble de réflexions et, en quelque sorte, de combats en faveur de l’écrit et de sa diffusion, les technologies numériques devant se développer dans des conditions telles qu’elles représentent une opportunité plutôt qu’une menace pour les acteurs et pour la diversité culturelle, et donc aussi pour les lecteurs. Je pense en particulier à l’alignement de la TVA applicable au livre numérique sur celle du livre papier, mais aussi aux œuvres orphelines ou encore au débat plus général sur l’harmonisation des niveaux d’impôt sur les sociétés au sein de l’Union européenne.
Notre mobilisation en faveur du secteur du livre ne faiblira donc pas dans les mois à venir et je suis convaincue, monsieur le ministre, que le Gouvernement aura également à cœur de sensibiliser tant les institutions européennes que les autres États membres sur la nécessité d’appréhender au mieux les intérêts de l’Europe dans ces domaines. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’Union centriste. – Mme Françoise Laborde et M. David Assouline applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. David Assouline.
M. David Assouline. « La diffusion du livre connaît depuis quelques années une mutation commerciale dont les conséquences sont loin d’être neutres sur le plan culturel ». « La vente du livre a vu apparaître et se développer au fil des ans de nouvelles formes de distribution, lesquelles ont engendré une concurrence très vive, qui a porté parfois atteinte à tout un ensemble d’ouvrages de grande valeur. »
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, ce sont là les propos prononcés par Jack Lang alors qu’il défendait la loi sur le prix unique du livre : ils n’ont rien perdu de leur actualité. Cette loi, qui non seulement n’est en rien contestée, mais qui continue d’être saluée – elle l’a encore été par M. le ministre tout à l’heure –, trente ans après son adoption, se révèle chaque jour comme un grand succès.
Le marché du livre est loin d’être anecdotique, comme en témoigne l’affluence au Salon du livre. Il représente aujourd'hui 5 milliards d’euros. Il est donc apparu nécessaire de légiférer, car la révolution numérique s’effectue jusqu’à présent dans un vide législatif.
Même si le livre numérique n’est pour l’instant qu’un épiphénomène – il ne constitue que 1 % du marché, ce qui n’est au demeurant pas si mal –, il est appelé à se développer, comme le montre notamment l’exemple du marché américain, où il représente 10 % des ventes. Il était donc nécessaire, pour défendre le principe du prix unique du livre, d’adapter la fameuse loi de 1981 au livre numérique. Une telle adaptation n’est pas si simple : il ne suffit pas de remplacer, dans le texte, le mot : « livre » par les mots : « livre numérique ».
Deux sujets donnent lieu à des divergences de points de vue avec l’Assemblée nationale : nous ne sommes pas d’accord avec la façon dont elle les appréhende.
Nous le savons, le numérique ne connaît pas de frontières. Il nous faut tenir compte de cette donnée et, sans qu’il soit question de nous replier frileusement sur nous-mêmes, défendre la culture, qui n’est pas une marchandise comme les autres. Il nous faut donc de nouveau légiférer aussi sur ce point.
Cependant, je trouve particulièrement important que la question globale fasse l’objet d’un consensus politique, tant au Sénat qu’à l’Assemblée nationale. Cela va donner de la force à nos travaux.
M. Roland Courteau. C’est vrai !
M. David Assouline. Néanmoins, je l’ai dit, deux points – les auteurs et l’extraterritorialité – ne font pas l’objet d’un consensus.
Paradoxalement, la ligne de partage se situe non pas entre la droite et la gauche, mais entre l’ensemble des familles politiques du Sénat et, disons-le clairement, le groupe UMP de l’Assemblée nationale, qui porte une appréciation différente de la nôtre sur ces questions. Je ne comprends pas pourquoi ! Non que les députés de l’UMP ne voient pas les problèmes, mais ils pensent que nos solutions pour les résoudre sont dangereuses.
L’Assemblée nationale est en effet revenue sur deux propositions que nous considérons, avec la majorité sénatoriale, comme essentielles. Au risque de voir notre relation avec l’Assemblée nationale devenir conflictuelle, nous estimons nécessaire de les réinscrire dans la proposition de loi, car ces deux dispositions constitueraient une réelle avancée. Leur suppression réduirait la portée novatrice de ce texte et son importance. Il est rare que des dispositions fassent ici, au Sénat, l’objet d’un tel consensus, comme l’a rappelé Mme le rapporteur.
Les députés ont refusé que les dispositions du présent texte puissent s’appliquer aux plateformes de distribution du livre numérique situées en dehors du territoire national. En clair, ni Amazon ni Apple ne seraient concernés par les mesures que nous prenons ensemble alors qu’ils constituent, à l’échelon mondial, les plus gros fournisseurs de contenus numériques.
Autrement dit, si le dispositif que nous proposons ne devait viser que les entreprises françaises, il ne ciblerait qu’une infime partie du secteur. La loi serait caduque dans son principe ! Elle serait même dangereuse, car elle imposerait aux entreprises françaises des contraintes que les autres n’auraient pas ! En fait, il ne faudrait pas légiférer du tout – ce n’est évidemment pas ce que je souhaite – afin que ces entreprises puissent s’adapter et disposer des mêmes armes que leurs concurrents étrangers.
À partir du moment où nous légiférons, nous devons absolument apporter une réponse à cette question afin de ne pas prendre le risque de dégrader la situation des entreprises françaises en voulant bien faire.
Je suis pour le moins surpris par l’argument selon lequel les directives européennes s’opposeraient à une telle extension parce qu’elle constituerait un moyen de porter atteinte au principe de libre concurrence et de créer des entraves protectionnistes.
Je signale pour mémoire que le prix unique du livre a déjà fait l’objet d’attaques dans le passé, de la part des libéraux de tout poil, qui estimaient déjà qu’il constituait un obstacle à la libre concurrence et qu’il était, de ce fait, contraire aux directives européennes.
M. Roland Courteau. On s’en souvient !
M. David Assouline. Ils nous ressortent donc aujourd'hui le même argument à propos du livre numérique. La Cour de justice de l’Union européenne leur a pourtant donné tort sur le fondement du droit à une politique culturelle soucieuse de préserver la création.
Si l’application du prix unique du livre papier à l’ensemble des éditeurs de la planète distribuant en France est conforme aux textes européens en vigueur, en quoi l’extension de ce principe au livre numérique pourrait-elle constituer une attaque contre les directives instituant le marché européen ? Nous n’avons pas de réponse à cette question !
La proposition des députés contribuera à créer deux types d’entreprises : d’une part, les entreprises nationales, qui seront soumises à un prix unique du livre numérique, d’autre part, les entreprises étrangères, qui pourront agir comme bon leur semblera. En d’autres termes, le texte voté par l’Assemblée nationale donnera lieu à une distorsion de concurrence entre entreprises puisque toutes ne seront pas soumises aux mêmes règles.
Il s’agit là, paradoxalement, d’une attaque réelle du principe de concurrence libre et non faussée, principe pourtant défendu par l’Union européenne, et dont je ne suis du reste pas le plus ardent défenseur. En suivant cette logique, la concurrence serait en effet complètement faussée !
Amazon est du reste assez mal placé pour donner des leçons de concurrence à qui que ce soit. Bien loin d’être un acteur d’un marché ouvert, la plateforme britannique constitue la parfaite illustration d’un circuit fermé où les différentes activités sont concentrées au sein d’un même groupe, au détriment de la diversité de l’offre et du maintien des différents métiers de l’édition. Ainsi le groupe possède-t-il sa propre tablette de lecture numérique, le fameux Kindle. De fait, et tout utilisateur vous le confirmera, mes chers collègues, les fichiers Amazon ne peuvent être lus que sur PC, grâce à un logiciel Amazon, ou, depuis peu, sur iPhone.
En d’autres termes, Amazon verrouille son marché. Que cette entreprise ne vienne donc pas nous dire que nous ne sommes pas pour la libre concurrence !
À trop vouloir défendre le principe de libre concurrence, les députés n’ont pas vu qu’ils créaient une situation ubuesque, où la concurrence serait mise à mal. Le président de la Fnac, Alexandre Bompard, ne s’y est d’ailleurs pas trompé, qui a estimé qu’une loi visant uniquement les entreprises nationales entraînerait immanquablement leur disparition puisqu’elles ne pourraient faire face efficacement aux offres des compagnies étrangères, déjà en position dominante sur le marché.
Affaiblir nos entreprises et renforcer la concurrence déloyale : tel est le résultat annoncé d’une mesure dont les députés n’ont peut-être pas mesuré les effets.
Je tiens donc à saluer le fait que Mme le rapporteur maintienne les dispositions adoptées par le Sénat en première lecture. J’espère qu’un dialogue avec l’Assemblée nationale nous permettra de convaincre nos collègues députés que le Sénat peut parfois avoir raison avant eux !
M. Roland Courteau. Eh oui !
M. David Assouline. Je n’ai plus le temps d’évoquer la question des auteurs, mais je dirai que je suis très heureux de voir les dispositions que j’ai proposées en première lecture réintégrées dans le texte de la commission.
Sachant que l’offre numérique permettra de réaliser des économies et que la manne globale ainsi dégagée retombera sur l’ensemble de la chaîne de l’édition, il serait absolument incompréhensible que les auteurs ne puissent pas bénéficier d’une rémunération juste et équitable. J’ai trop entendu, dans cet hémicycle, promouvoir, au nom de la défense des auteurs et de la création, la loi HADOPI – une loi que, au demeurant, je combattais –, pour accepter qu’on me dise aujourd'hui que les auteurs, finalement, ce n’est pas le sujet et qu’il n’y a pas lieu d’en parler dans ce texte-ci.
Là où le marché se développe – aux États-Unis, au Canada, au Japon –, l’édition numérique a permis de réaliser des économies très importantes sur les coûts, et j’en apporterai la démonstration lors de la présentation de mes amendements. Il faut donc que les auteurs, sans remettre en cause le cadre contractuel, personnel, qui les lie à leur éditeur, puissent s’appuyer sur un principe simple : leur rémunération doit être juste et équitable. Et le fait que l’Assemblée nationale ait renvoyé la question, comme pour s’en débarrasser, à un rapport futur n’était guère de nature à nous rassurer !
Par conséquent, je suis heureux non seulement de pouvoir voter la présente proposition de loi dans sa rédaction issue des travaux de la commission – et je salue à nouveau la ténacité de Mme le rapporteur –, mais également de savoir que nous serons ensemble pour mener le combat afin de convaincre nos collègues députés. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi qu’au banc de la commission. – Mme Françoise Laborde et M. Yann Gaillard applaudissent également.)
M. le président. La parole est à Mme Françoise Laborde.
Mme Françoise Laborde. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’arrivée du numérique bouscule l’économie du livre. La numérisation massive pose la question de la protection non seulement des droits d’auteur, mais également de l’ensemble des acteurs traditionnels de la chaîne du livre, qui est potentiellement en danger.
Bien que le marché du livre numérique soit encore balbutiant, nous assistons déjà à une mutation commerciale sans précédent, dont les conséquences sont loin d’être neutres sur le plan culturel et dont les effets seront exponentiels dans les mois et les années à venir.
La proposition de loi sur le prix du livre numérique, que nous examinons aujourd’hui en deuxième lecture, répond à l’objectif primordial de préservation de la diversité culturelle, en visant à une régulation du secteur.
Néanmoins, il est important de fixer un cadre légal suffisamment souple pour accompagner l’évolution technologique. C’est la meilleure solution pour éviter d’être pris au dépourvu par la vague du numérique.
L’article 7 de la proposition de loi fixe une « clause de revoyure », rendez-vous législatif annuel permettant d’observer l’évolution des pratiques du marché et d’étudier ses effets sur l’ensemble de la filière. Ainsi pourrons-nous nous adapter au fur et à mesure à ce nouveau mode de consommation de la culture, qui nous semble encore très virtuel.
Certaines dispositions adoptées par l’Assemblée nationale introduisent de la souplesse en permettant de tenir compte des spécificités des offres proposées à des fins d’usages collectifs ou professionnels, grâce à l’instauration d’un cadre de négociation des prix approprié à ces usages. Cela concerne notamment les établissements publics de diffusion du savoir et de la connaissance, comme les bibliothèques universitaires et de recherche ; c’est une excellente disposition.
Par ailleurs, je me réjouis que la commission de la culture du Sénat ait réintroduit l’obligation de fixer un prix de vente pour les éditeurs établis hors de France et commercialisant leurs livres sur le territoire français. L’Assemblée nationale était revenue sur cette disposition adoptée par le Sénat, mais, de manière tout à fait consensuelle, nous avons fort heureusement décidé, en commission, de la rétablir.
Comment imaginer de ne pas aborder dans ce texte l’extraterritorialité ou encore la reconnaissance d’une rémunération équitable pour les auteurs ? Or ces deux problèmes majeurs ont, l’un et l’autre, été écartés par les députés de la majorité. Espérons que notre persévérance unanime l’emportera et que ces dispositions survivront à la navette législative.
Enfin, je tiens à remercier le président Jacques Legendre et notre collègue Catherine Dumas de leur initiative. La proposition de loi que nous allons adopter est le fruit attendu de longues réflexions et concertations. Face à la montée en puissance du livre numérique, qui est passé de 0,1 % du chiffre d’affaires du marché du livre en 2008 à 1,5 % aujourd'hui, il fallait réagir vite pour préserver l’équilibre déjà fragile de ce secteur.
Depuis l’examen en première lecture du texte au Sénat, nous avons eu l’occasion, le 22 novembre dernier, lors de l’examen du projet de loi de finances pour 2011, de favoriser l’émergence de ce marché en adoptant un amendement qui doit faire passer la TVA sur le livre numérique de 19,6 % à 5,5 %, comme pour le livre papier.
Au nom de la défense d’une certaine exception française en matière culturelle, le Gouvernement a fini par se rallier à cette proposition. Prévue pour s’appliquer à compter du 1er janvier 2012, l’extension du taux réduit dépendra des négociations européennes. L’objectif est donc de convaincre l’Europe – qui, pour l’instant, exclut toujours les services fournis par voie électronique du bénéfice de la TVA minorée –, avec l’espoir de réussir à généraliser une TVA réduite sur l’ensemble des services culturels en ligne, de la vidéo à la musique en passant par la presse.
Monsieur le ministre, nous espérons beaucoup des négociations entre la Commission européenne, les États membres et M. Jacques Toubon, nommé ambassadeur itinérant sur ce sujet.
Le débat sur la dématérialisation du livre et de la culture doit nécessairement avoir lieu à l’échelle internationale, car, en matière d’échanges immatériels, les frontières physiques ne sont plus pertinentes.
Dans le même temps, force est de constater que le livre numérique constitue une opportunité formidable pour la démocratisation de l’accès à la culture et à la lecture. Il est donc fondamental de se saisir dès maintenant de cette question.
C’est la raison pour laquelle une grande majorité des membres du groupe RDSE votera cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées du RDSE, du groupe socialiste, de l’Union centriste et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à M. Jack Ralite.
M. Jack Ralite. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi répond à un objectif fondamental pour l’avenir de la filière du livre numérique : transposer, pour partie, les dispositions vertueuses de la loi Lang du 10 août 1981 instituant un prix unique pour le livre.
Comme pour le livre papier, il s’agit d’empêcher que le marché du livre numérique ne soit accaparé par de grands groupes financiers mondiaux qui, bradant les livres comme une marchandise ordinaire, auraient raison d’acteurs plus modestes mais jouant néanmoins un rôle essentiel dans la diversité et la qualité de l’offre éditoriale française et de sa diffusion.
Afin que Google, Amazon ou Apple ne règnent pas en maîtres sur l’offre éditoriale numérique française, il est indispensable d’instaurer un prix unique du livre fixé par l’éditeur pour ce nouveau support.
Le livre reste défini plus par son contenu que par son support. Il est avant tout œuvre de l’esprit et peut s’incarner différemment, sur papier ou bien numériquement, sans que change sa caractéristique fondamentale.
Le livre est un bien culturel, et la France doit réaffirmer l’exception culturelle. C’est un combat à mener sans relâche, plus que jamais, alors que l’intérêt privé, intérêt financier, des grands groupes se place au-dessus de l’intérêt général. C’est le devoir du législateur de fixer par le droit les limites à la concurrence dite « libre », mais bel et bien faussée.
Il est vrai que cette loi peine à définir son objet même. Impossible en effet de répondre à cette question simple : qu’est-ce qu’un livre numérique ? Objet naissant, dont la pratique n’a pas encore fixé les contours, on s’en fait une idée approximative. Ce texte fait d’ailleurs un peu l’aveu de son ignorance puisqu’il vise le livre numérique « homothétique », soit l’équivalent du livre papier sous un autre format, alors que l’intérêt même du numérique réside dans l’ajout de fonctionnalités qui lui sont propres.
C’est une insuffisance que doit néanmoins affronter la loi, sous peine de ne plus produire d’effets dans un marché tendant à être régulé par les géants commerciaux du Web. On ne peut qu’espérer qu’elle ne manquera pas sa cible et que le comité de suivi prévu pourra, grâce à ses rapports annuels, combler cette insuffisance.
Désormais, l’avenir de ce texte se concentre sur deux questions.
Première question : quelle rémunération est garantie pour l’auteur ? C’est une question centrale à l’heure du livre numérique. Nous devons impérativement en faire mention dans la loi.
Deuxième question : quel est le périmètre d’application ? La loi doit-elle concerner tous les prestataires du livre œuvrant en France, quel que soit leur lieu d’établissement, ou bien ne viser que les seuls acteurs résidant sur le sol français ? Cette dernière option est aussi inutile que dangereuse.
Inutile, car cette loi ne toucherait aucun des trois géants qui s’emparent de ce marché naissant, alors que ce devrait être son objet même. Qu’il s’agisse d’Amazon, de Google ou d’Apple, aucun n’est établi en France. Le seraient-ils, d’ailleurs, que rien ne les empêcherait de se délocaliser. Les frontières physiques n’ont guère d’importance en la circonstance ! Ou plutôt elles en ont, mais bien plus en termes de fiscalité que de rayonnement...
Dangereuse, car le marché du livre serait régi par une double législation. Un prix unique s’imposerait aux entreprises françaises et un prix non réglementé à toutes les autres, qui ne manqueraient alors pas d’envahir le marché français du livre numérique.
Si les membres de la majorité de l’Assemblée nationale disent leur adhésion aux objectifs visés dans un prétendu consensus, ils vident dans le même temps la loi de son effectivité en en limitant l’application aux seuls acteurs établis sur le territoire français. Ils choisissent d’abandonner ce bien culturel aux lois du marché. Ils réduisent la loi à une simple déclaration d’intention, qui n’aura malheureusement d’autres vertus qu’incantatoires.
En première lecture, le Sénat a étendu – et il persiste en ce sens – l’application de cette loi à tous les acteurs qui commercialisent en France, quels qu’ils soient. Je me félicite que nous rétablissions l’extraterritorialité de l’application de cette loi, malgré les modifications de l’Assemblée nationale. Nous ne devons céder ni sur ce point ni sur celui de la rémunération des auteurs.
Les arguments de la majorité de l’Assemblée nationale s’appuient sur le droit communautaire, tel qu’il ressort notamment de la directive Services et de la directive portant sur le commerce électronique.
La législation européenne semble, en tout lieu et pour toute chose, avoir cédé aux lois du marché, et même avoir été créée pour mieux les faire fonctionner. Elle n’érige l’intérêt général et culturel qu’au rang d’exception. Pourtant, cela n’a jamais empêché la France d’être porteuse d’initiatives, de combats, qui ont souvent été menés avec justesse, au bénéfice de la richesse et de la diversité de la création culturelle.
Il faut ici une volonté forte et combative. Si la France ne l’incarne pas, alors qui le fera ?
Les décisions de l’Europe doivent non pas tomber comme un couperet, mais être révisées quand c’est nécessaire : les directives sur les services et le commerce électronique qui régissent le livre numérique doivent prendre en compte l’exception d’intérêt général fondée sur des impératifs culturels.
Un premier combat doit être mené. Actuellement, le droit européen considère la vente de livres numériques sur Internet comme un service, alors que le livre papier est regardé comme un bien. C’est là une conception biaisée, se focalisant sur le support du livre et non sur sa caractéristique fondamentale de création littéraire. D’où une distinction de droit qui n’a pas lieu d’être.
Sans compter que l’examen consciencieux des deux avis rendus par la Commission européenne servant d’arguments aux opposants de l’extraterritorialité montre qu’il n’y a guère matière à renoncer.
Premièrement, que la loi fasse mention ou non de l’extraterritorialité, les décisions rendues au niveau européen sont aujourd'hui strictement les mêmes ! On voit donc mal en quoi supprimer cette clause est nécessaire puisque, dans les deux cas, la loi porterait atteinte à « la liberté d’établissement », à « la libre prestation des services », ainsi qu’à la directive « e-commerce » ! Je le dis comme je le pense : si remise en cause il y a de la part de la Commission, c’est celle du principe du prix unique dans sa globalité !
Deuxièmement, la Commission n’affirme pas définitivement la contradiction de la loi avec le droit européen : elle évoque la nécessité, pour la France, d’argumenter sur l’« adéquation » et la « proportionnalité » des mesures aux objectifs assignés.
On est surpris de cette frilosité à affronter d’éventuels mécontentements de Bruxelles dans le domaine du prix du livre numérique, alors que nous nous en sommes parfaitement affranchis concernant l’extension au livre numérique du taux réduit de TVA.
« Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience », disait René Char. Il faut que nous portions une volonté politique forte pour défendre une fois de plus les politiques culturelles, afin que progressent ces valeurs au sein de l’Union européenne.
La convention d’octobre 2005 de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles encourage la diversité culturelle et linguistique et fournit des bases juridiques au maintien de la richesse d’une offre éditoriale protégée, bases que, pour ma part, je trouve un peu molles. Songeons à l’article 20, où se trouve un méli-mélo des positions contradictoires entre l’UNESCO et l’OMC. Mais, même imparfaite, cette convention, avec l’esprit qui la sous-tend, reste un outil dont il faut s’emparer.
Monsieur le ministre, je suis satisfait de votre prise de position en faveur de la clause d’extra-territorialité lors du récent Salon du livre. Vous êtes clair lorsque vous dites que le prix unique « doit s’appliquer à l’ensemble des ventes de livres numériques effectuées en France, quel que soit le lieu d’implantation des opérateurs ». Vous avez également été clair dans votre présentation du problème, au début de ce débat, tout comme notre rapporteur, Mme Colette Mélot, s’exprimant au nom de la commission de la culture unanime.
À ceux qui renoncent avant de se battre, je rappelle que Google continue de sévir aux États-Unis, en foulant aux pieds le droit d’auteur – fût-il pourtant un droit d’auteur « à l’américaine » – mais que, heureusement, le juge lui tient tête. Je rappelle aussi qu’Amazon est, dit-on, à l’origine des perquisitions un peu musclées menées au début du mois de mars dans plusieurs maisons d’édition françaises par des inspecteurs de la Commission européenne. Gallimard, qui vient de fêter son centenaire, a été visité !
Je n’ai qu’une envie : de voir le Gouvernement français suivre son ministre de la culture, qui rencontre le désir des professionnels et des auteurs – ceux-ci ne doivent pas se laisser diviser –, et d’entendre la confirmation par le Sénat, en deuxième lecture, de sa position adoptée en première lecture.