M. le président. Quel est l’avis de la commission ?
M. Dominique Leclerc, rapporteur. À vous entendre, ma chère collègue, il n’y aurait donc pas lieu de débattre de ce projet de loi. Dans ce cas, les déficits continueraient de se creuser, la dette de s’alourdir, et l’on assisterait très certainement à la disparition de notre système de retraite par répartition. Ce n’est pas ce que nous voulons.
Le COR a montré que si nous ne faisions rien, les déficits annuels atteindraient de 30 milliards à 40 milliards d’euros dès 2015, et pourraient même s’élever à 115 milliards d’euros dans les années 2050.
Le rapport de la commission des affaires sociales précise que cette dernière a préparé ce rendez-vous en s’appuyant sur les travaux de la mission d’évaluation et de contrôle de la sécurité sociale, la MECSS, laquelle a mis en avant l’urgence d’une réforme pour restaurer la soutenabilité du système de retraite, tout en invitant à une réflexion de plus longue haleine sur la refonte d’un modèle qui souffre de sa complexité, de son émiettement et des iniquités en résultant.
Tout à l’heure, nous avons pris la précaution d’indiquer que nous attendions beaucoup de ce rendez-vous sénatorial, qui doit permettre de progresser, dans une écoute mutuelle et dans un dialogue avec le Gouvernement, vers une réduction de ces iniquités et la sauvegarde de cette notion de solidarité qui fonde aussi notre système de retraite par répartition.
Encore une fois, ce projet de réforme revêt donc une importance cruciale pour la pérennité du modèle de protection sociale français, et surtout pour la préservation d’un pacte générationnel aujourd’hui menacé par la perte de confiance des jeunes dans la survie même du système.
Dans ces conditions, il est tout à fait urgent de débattre de ce projet de loi. En conséquence, l'avis est défavorable.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Georges Tron, secrétaire d'État. Le Gouvernement partage l’avis de la commission.
Reconnaissons que l’exposé de Mme David constituait un bon condensé de toutes les critiques que nous avons entendues au fil de l’après-midi. En réponse, je me contenterai de formuler quelques remarques d’ordre général.
Tout d’abord, par rapport à ce qui se fait chez certains de nos voisins, où l’âge de départ à la retraite dépasse nettement cette borne des 62 ans à laquelle nous parvenons tardivement, il nous reste de grandes marges de manœuvre en matière de brutalité, si tant est que nous soyons dans une situation de concours…
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. On peut aller beaucoup plus loin encore !
M. Georges Tron, secrétaire d'État. Mme David a ensuite reproché au Gouvernement de mettre en avant le problème démographique. Il me semble pourtant que nous aurions pu trouver là un point de consensus. En effet, quand on considère que l’on compte aujourd’hui 1,5 actif pour un retraité, contre quatre actifs par retraité en 1960, il ne devrait pas être très difficile de se mettre d’accord sur l’existence d’un problème démographique, qui ne fera que s’aggraver puisque les retraités seront aussi nombreux que les actifs dans une trentaine d’années.
M. Jack Ralite. Et la productivité ?
M. Georges Tron, secrétaire d'État. Malheureusement, sa progression ne compense pas cette évolution, monsieur Ralite, et je vous suggère à cet égard de lire le rapport du COR, tout à fait explicite sur ce point.
Évidemment, nous ne pouvons tous que nous réjouir de la progression constante de l’espérance de vie, mais c’est justement elle qui impose tout naturellement, dans un système par répartition, de modifier les paramètres.
En définitive, les formations politiques de l’opposition ont deux angles d’attaque : elles nient l’influence de la démographie sur la pérennité du dispositif, et nous invitent à solliciter d’autres ressources que les cotisations des actifs. Excusez-moi de le dire avec autant de franchise, mais c’est vous qui remettez finalement en cause le système par répartition (Protestations sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste), qui repose en effet sur un rapport démographique et sur les cotisations des actifs, appelées à financer les pensions des retraités d’aujourd’hui.
Je ne cherche pas la polémique, mais je suis tout de même très surpris de constater que le mot « répartition » n’apparaît plus sur les banderoles des manifestants, ni dans les discours que j’ai entendus dans cet hémicycle.
Mme Christiane Demontès. Ce n’est pas vrai !
M. Georges Tron, secrétaire d'État. En réalité, c’est aujourd’hui le Gouvernement, par les mesures qu’il propose dans ce projet de loi, qui défend le système de retraite par répartition, fondé sur un rapport démographique et sur un financement par les cotisations des actifs du moment.
Enfin, concernant la jeunesse, madame la sénatrice – en tant que père de famille, c’est un sujet qui me touche particulièrement –, je voudrais souligner que, précisément, c’est avant tout pour elle que nous faisons cette réforme. En effet, nous le savons tous parfaitement ici, si nous n’agissons pas, nous devrons continuer à emprunter 35 milliards d’euros chaque année, puis 40 milliards d’euros, des sommes qui devront être remboursées dans les vingt-cinq années à venir par la jeunesse d’aujourd’hui.
C’est donc bien pour la jeunesse que nous mettons en œuvre cette réforme. Il serait beaucoup plus facile, politiquement, de considérer que l’on peut continuer à emprunter sur les marchés, à alourdir sans fin la dette sociale pour, au final, laisser aux générations futures le soin de faire ce que nous n’aurions pas eu le courage d’entreprendre.
Songez que les générations qui arriveront sur le marché de l’emploi dans les prochaines années devront rembourser jusqu’en 2024 ou en 2025 la dette gérée par la CADES, correspondant aux déficits de l’assurance maladie et des régimes de retraite accumulés depuis des années. Je suis donc très fier de présenter, aux côtés d’Éric Woerth, ce projet de loi, car c’est un véritable acte de courage et de responsabilité.
C’est la raison pour laquelle, bien évidemment, le Gouvernement se prononce contre cette motion. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. le président. La parole est à Mme Christiane Demontès, pour explication de vote.
Mme Christiane Demontès. Notre groupe votera cette motion.
Vous justifiez cette réforme des retraites par l’existence de problèmes démographiques, monsieur le secrétaire d’État. Vieillissement de la population, baby-boom qui se transforme en papy-boom : nous n’ignorons pas ces réalités. Le Fonds de réserve des retraites avait précisément été créé pour répondre aux besoins que susciteront, dans les années 2015-2030, les départs massifs à la retraite, mais vous le siphonnez dès à présent !
Comme l’a bien dit Mme David, la question essentielle est celle de l’emploi des jeunes, dont je rappelle que le taux de chômage de longue durée, c’est-à-dire depuis plus d’un an, n’a jamais été aussi élevé.
M. Jean Desessard. Voilà !
Mme Christiane Demontès. La question essentielle est aussi celle de l’emploi des seniors. Nous estimons nous aussi qu’ils doivent pouvoir rester plus longtemps dans l’emploi, mais ce n’est tout de même pas leur faute si leurs employeurs ne veulent pas les garder parce qu’ils coûtent trop cher !
La question essentielle est, enfin, celle des femmes, mais je n’y reviendrai pas, car elle a déjà été longuement développée.
Vous ne cessez de dire que votre réforme est juste,…
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Méthode Coué !
Mme Christiane Demontès. … que vous défendez la retraite par répartition. Dans un tel système, il revient aux actifs de payer pour les retraités.
Mme Christiane Demontès. Or, aujourd’hui, la part des salaires dans la richesse nationale a baissé de dix points en vingt ans, et, malheureusement, cette tendance risque de se poursuivre.
M. Guy Fischer. Bien sûr !
Mme Christiane Demontès. On ne peut donc pas se contenter de dire que les actifs doivent payer pour les retraités !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Il y a aussi les actifs financiers !
Mme Christiane Demontès. Je précise que nous ne sommes pas, pour autant, partisans de l’immobilisme. Nous affirmons qu’il faut engager une réforme, mais pas celle-ci.
Nous avons d’ailleurs appelé, au sein de la MECSS, avec Dominique Leclerc, à une remise à plat complète du système. Cela rejoint les recommandations des représentants de certaines organisations syndicales entendus par la commission des affaires sociales, qui nous ont conseillé de prendre le temps d’analyser l’ensemble des régimes. L’une d’entre elles a même préconisé la création d’une maison des retraites pour mieux travailler sur ce sujet et préparer l’avenir.
Une autre réforme est donc possible ! C’est pourquoi nous voterons en faveur de cette motion. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Jack Ralite, pour explication de vote.
M. Jack Ralite. Monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, je vous ai écoutés vous exprimer sur ce que vous appelez, par effraction à la langue, la « réforme » de la retraite, que nous rejetons telle quelle, comme la majorité des Français.
Depuis des mois, après un virage à cent quatre-vingts degrés de M. Sarkozy, vous « managez » la vie des femmes et des hommes pour les priver de leur retraite dans les conditions et à l’âge conquis voici trente ans.
Vous avez tout décidé en cercle fermé et limité votre démocratie, ou plutôt votre « démocrature », à la question posée aux syndicats : c’est à prendre ou à laisser.
Vous avez aussi blessé le travail législatif et renforcé l’omnipotence présidentielle pour mettre au point entre vous une politique canine des retraites ne respectant pas l’humain.
Vous avez – ce n’était même pas prévu au début – ajouté une destruction programmée de la médecine du travail en lui imposant de faire le tri sélectif des retraités handicapés physiquement et en la contrôlant.
Au cœur de tout cela, votre imagination contrainte n’a trouvé qu’un mot : la pénibilité. Au cours du débat, nous déverrouillerons ce mot « vent debout ». Le chercheur Robert Castel, par exemple, pense qu’il y a des métiers qui justifieraient un départ à la retraite à 50 ans, mais il a, pour étudier la pénibilité, une autre grille de travail que la vôtre, une grille humaine.
Votre grande affaire, en vérité, est de mettre la main sur l’âme des salariés comme si elle était à acheter.
Vous utilisez la crise pour mettre en route autoritairement un vaste plan de son paiement à 85 % par les travailleurs. Vous utilisez les technologies comme un fatum naturalisant votre solution au rabais.
Vous mettez notre pays à l’envers. Ce n’est pas au maire de Chantilly que je demanderai l’effet que ferait la tenue d’une course hippique où les jockeys porteraient les chevaux ! (Sourires sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste.)
Enfin et surtout, vous oubliez le fondamental de toute démarche concernant le travail : sa considération.
Soyons précis, certains, parmi le cercle présidentiel, Jean-François Copé et les deux Xavier, Bertrand et Darcos, aujourd’hui vos soutiens actifs, avaient, quand éclata l’affaire inhumaine des suicides de France Télécom, diligenté des études sur ce qu’on appelle, en croyant faire le tour du problème, la « souffrance au travail ». Jean-François Copé s’était même scandalisé, parlant d’un problème majeur.
Actuellement, ils jouent à colin-maillard sur cette ébauche à courte vue d’une solution exigée par les suicides de France Télécom, que le directeur général d’alors osa assimiler à une mode.
En fait, vous vous êtes repliés sur des solutions préparées à l’avance qui « trichent avec le réel », tout en parlant de cicatriser la douleur du personnel. Vous préférez le concept de « souffrance au travail » à celui de « maladie du travail » consécutive aux politiques du MEDEF, qui semble désormais siéger au Gouvernement. Vous avez abandonné le « bien commun » et épousé le « bien servir » des compères du Fouquet’s.
La « maladie du travail » exige de soigner le travail.
Un forestier de l’Office national des forêts, où il y a eu vingt-deux suicides en sept ans, a parfaitement énoncé l’ordonnance : « On a appris un métier et ce que l’on nous demande de faire aujourd’hui est contraire à la qualité de ce métier. »
Nombre de travailleurs ne peuvent plus assurer la qualité de leur travail, d’où leur souffrance. Le travail, sa raison d’être, sa finalité, son sens dans la vie humaine, son utilité, sa dignité, sa fierté sont mis en cause, la retraite aussi dans la foulée.
Vous laissez empoisonner la vie même des travailleurs, et dans un même mouvement le dossier des retraites. Le travail n’est pas toxique, c’est ne pas pouvoir le faire correctement qui l’est. Avant la retraite, quand on respire mal au travail, on respire mal pendant le temps libre qui vire au temps mort qu’on cherche à remplir à tout prix. Les circuits financiers, y compris sous la formule de « travail immatériel », s’emparent du travail humain et rêvent de s’emparer de la retraite, avec entre autres… un objectif de privatisation. M. Longuet a été très clair sur ce point.
La retraite, c’est aujourd’hui une dimension importante de la vie. La première partie de la vie, c’est la formation ; la deuxième, c’est la vie active ; la troisième, c’est la retraite, qui n’est aucunement un retrait de la vie.
Yves Clot, chercheur au Conservatoire national des arts et métiers, le CNAM, titulaire de la chaire de psychologie du travail, vient de publier, aux éditions La Découverte, Le travail au cœur. Il dit : « La question est que les travailleurs se reconnaissent de moins en moins dans ce qu’ils font, ce qui produit une inflation de la demande de reconnaissance. »
C’est une déchirure de leur vie, d’autant que le lien social s’évapore à proportion du rôle des experts, qui ne pensent que gestion, droits individualisés et compassion.
M. le président. Je vous prie de conclure, monsieur Ralite.
M. Jack Ralite. C’est inscrit dans la stratégie de Mme Parisot, dont on ne peut oublier qu’à la place où elle est, elle n’a pas hésité à dire : « L’amour est précaire, la santé est précaire, la vie est précaire, pourquoi pas le travail ? » Elle n’a pas encore osé dire : « Pourquoi pas la retraite ! » Ce sont des propos pénibles, c’est une pensée de « décivilisation ». C’est une pensée qui combat le pouvoir d’agir, nourrit une logique d’évitement et de résignation. Je préfère la colère, qui va avec pouvoir d agir et homme debout.
Il y a un homme debout que personne ne peut contester, c’est Primo Levi, qui dans son livre La Clef à molette évoque le lien qu’il y a entre le « bien-être » et les exigences du « bien faire » au travail.
Le monde du travail s’est transformé quand les travailleurs s’en sont occupés autrement que par la déploration.
M. le président. Concluez, mon cher collègue !
M. Jack Ralite. J’ai presque terminé. Tout le monde a pu parler, nous ne sommes pas à trois minutes près !
M. le président. Monsieur Ralite, vous avez nettement dépassé votre temps de parole !
M. Jack Ralite. Une sage-femme, profession de vie s’il en est, m’a dit ce week-end, parlant de la maladie de son travail : « Parfois, c’est si difficile que je me prends à changer de personnalité. »
Relisant un beau livre, publié aux éditions La Dispute, où trois conducteurs de trains et un médecin de la SNCF réfléchissent sur leur métier, j’ai retenu le raisonnement suivant : « Notre travail est le gisement de l’efficacité ferroviaire. À lui opposer trop exclusivement les impératifs d’une gestion qui tourne le dos au travail, on menace de tarir ce gisement. À négliger les impératifs du travail humain, la gestion financière joue contre elle-même. »
Le médecin-philosophe Georges Canguilhem a dit : « L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisées. » Ayant leur pouvoir d’agir, les femmes et les hommes peuvent se trouver « une tête au-dessus d’eux-mêmes ».
Monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, n’oubliez pas que dans leur diversité, « ceux qui se lèvent tôt » et que vous voulez faire partir plus tard à la retraite, qui travaillent en « connaisseurs », peuvent retourner la situation dégradée dans laquelle ils agissent malgré tout. C’est vous qui connaîtrez alors de la pénibilité politique.
Dans le groupe auquel j’appartiens, nous avons tous le travail parlementaire à cœur et nous ne vous laisserons pas contaminer le « temps libre » qu’est la retraite.
Comme le dit le poète Bernard Noël, « nous vivons une faillite à l’époque où nous devrions vivre une renaissance ».
Au travail ici au Parlement ! Et sur les lieux de travail, laissez-nous travailler !
Le groupe CRC-SPG votera la motion qu’a si bien, si minutieusement et si humainement exposée notre collègue Annie David, sénatrice de l’Isère. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC-SPG et du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 497, tendant à opposer la question préalable.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.
J’ai été saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe UMP.
Je rappelle que l’avis de la commission est défavorable, de même que celui du Gouvernement.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J’invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
M. le président. Voici le résultat du scrutin n° 3 :
Nombre de votants | 340 |
Nombre de suffrages exprimés | 339 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 170 |
Pour l’adoption | 153 |
Contre | 186 |
Le Sénat n'a pas adopté.
Demande de renvoi à la commission
M. le président. Je suis saisi par MM. Collin, Alfonsi, Baylet et Chevènement, Mme Escoffier, M. Fortassin, Mme Laborde et MM. Mézard, Milhau, Plancade, Tropeano, Vall et Vendasi d'une motion n° 316 tendant au renvoi à la commission du texte en discussion.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des affaires sociales le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après engagement de la procédure accélérée, portant réforme des retraites (n° 734, 2009-2010)
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n’est admise.
La parole est à Mme Françoise Laborde, auteur de la motion.
Mme Françoise Laborde. Monsieur le président, monsieur le ministre, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, c’est bien parce qu’elle touche au pacte social de notre pays et à nos valeurs républicaines que la réforme des retraites constitue un enjeu majeur pour notre société et son avenir. Voulons-nous, oui ou non, renforcer la solidarité entre les générations et pérenniser le système par répartition ? Pour ma part, je réponds par l’affirmative à cette question, car ce système incarne encore aujourd’hui la réussite du modèle social à la française.
Pour cela, rien que pour cela, il faut procéder à une réforme des retraites. Mais pas à n’importe quel prix, et certainement pas sur le dos des Français les plus modestes !
Le texte proposé par le Gouvernement repose sur des postulats inacceptables. Délibérément, il est fait la part belle aux arguments comptables, en faisant l’impasse sur nombre de nos principes républicains. Cela pourrait suffire à expliquer que les auteurs de cette motion demandent que la copie soit revue en profondeur, afin que nous puissions légiférer sur un texte plus ambitieux et solidaire.
Voilà les raisons qui motivent cette motion de renvoi à la commission, déposée avec plusieurs de mes collègues du RDSE.
L’opposition très forte que cette réforme suscite et l’ampleur indéniable de la mobilisation dans les rues, au-delà même des querelles de chiffres, prouvent, s’il en était besoin, que cette réforme nous est imposée, sans concertation avec les partenaires sociaux et les partis politiques et au mépris de nos concitoyens. Le simulacre de concertation n’a trompé personne.
Le 15 février dernier, alors qu’il avait convié les organisations syndicales à un sommet social, le Président de la République avait promis des négociations avec les partenaires sociaux et fait la déclaration suivante : « Nous prendrons tout le temps nécessaire pour dialoguer, pour que les positions de chacun soient parfaitement comprises, pour que les Français soient clairement informés des enjeux et des solutions. »
Aujourd’hui, force est de constater que le temps nécessaire pour préparer un bon texte n’a pas été pris. Devant tant de précipitation, nous demandons au Gouvernement de le reprendre de zéro. Mais vous choisissez, monsieur le ministre, le passage en force !
En effet, je tiens à le rappeler ici, quatre mois après que le Président de la République eut annoncé la réforme, vous avez déposé ce projet de loi sur le bureau de l’Assemblée nationale. Quatre mois, c’est très peu. C’est à croire qu’il était déjà prêt dans quelque carton !
Ce n’est pas ainsi que l’on peut réussir une réforme. Il en va des réformes comme des rencontres sportives : pour réussir, il est impératif de ne pas confondre vitesse et précipitation. Hélas ! vous n’êtes pas parvenu à éviter cet écueil, qui est, semble-t-il, la marque de fabrique de ce quinquennat.
Monsieur le ministre, laissez-moi vous dire que, dans ce pays, on ne réforme pas contre les Français, mais avec eux. Les exemples sont nombreux à cet égard. Oublier ce principe, c’est risquer de devoir repousser l’entrée en vigueur de votre texte. Soit vous serez contraint de le retirer, ce que nous souhaitons, soit la montagne accouchera d’une souris, ce qui ne satisfera personne : ni les Français, ni l’opposition, ni les syndicats, ni même la majorité.
Le système de retraite constitue, en France, le fondement de la solidarité intergénérationnelle et témoigne de la cohésion nationale, indispensable au bon fonctionnement de notre pays. Or cette cohésion est aujourd’hui profondément fragilisée à cause du recours à une méthode de gouvernance par laquelle on s’évertue à diviser les Français et à les opposer. De ce point de vue, force est de constater que ce projet de loi n’échappe pas à la règle.
La modernisation de notre système de retraite aurait dû et pu faire l’objet d’un large consensus. Encore fallait-il le vouloir !
Monsieur le ministre, vous comparez souvent la France aux autres pays européens qui ont mis en œuvre une réforme de leur système de retraite. Vous oubliez que ces évolutions ne sont intervenues qu’après des mois, voire des années, de longues négociations entre les partenaires sociaux, les responsables politiques et les parlementaires.
La survie de notre système de retraite serait remise en cause par la situation démographique et économique ? C’est une évidence qui s’impose. Le départ à la retraite des baby-boomers, l’allongement de l’espérance de vie, la persistance du chômage chez les jeunes et les seniors, la crise économique et financière mondiale contribuent certes au déséquilibre du cœur même du système de retraite par répartition. Mais, pour parvenir à équilibrer le régime de retraite, votre réforme se focalise principalement sur l’aspect économique et démographique de la question. Elle ne tient pas compte des enjeux sociaux et humains.
Votre projet aurait dû s’appuyer sur une réflexion plus globale : quel modèle de société choisir ? Quelles évolutions convient-il d’envisager ? Seule une politique ambitieuse de protection et de cohésion sociales, notamment en matière de lutte contre le chômage, pourrait assurer le succès de la réforme. La logique comptable et arithmétique de votre projet de loi nous prive de la grande réforme attendue par tous.
Certes, notre système de retraite actuel repose sur un ancien modèle économique. Il convient donc de le moderniser pour prendre en compte les mutations de ces dernières années. Il faut rechercher de nouvelles solidarités et élaborer de nouveaux mécanismes. Mais, surtout, il est essentiel de s’interroger sur la façon dont chacun peut bénéficier d’un revenu décent jusqu’au terme de sa vie. N’oublions pas que la retraite représente le juste retour d’une vie active consacrée à consolider l’édifice social et économique.
Pourquoi ne pas envisager une évolution vers un système de retraite par points ? Nous sommes nombreux, au sein du groupe du RDSE, à penser qu’il faut mettre en place un système permettant d’acquérir des points tout au long de la vie, avec, notamment, des périodes bonifiées en cas de stage, d’apprentissage, de formation professionnelle ou universitaire, mais aussi de bénévolat, de volontariat et d’activité allant au-delà de l’âge légal de la retraite. Un tel système serait plus transparent et plus lisible pour les assurés. Il permettrait, en particulier, d’intégrer des dispositifs de solidarité.
Monsieur le ministre, votre projet est injuste et inéquitable, car il fait porter sur les plus faibles les conséquences de la réforme. Je pense, par exemple, aux polypensionnés, aux personnes qui ont commencé à travailler jeune, qui exercent une activité précaire ou un métier pénible et dont l’espérance de vie est écourtée. Pour elles, vous entérinez le système de la double peine !
Dans ce domaine, comme dans d’autres, la situation des femmes, qui sont loin d’être une minorité sur le marché du travail, constitue une parfaite illustration de la discrimination négative qui sous-tend votre réforme, et je le déplore. Si le texte ne devait pas évoluer sensiblement, les victimes seront nombreuses parmi les femmes. Or vous ne proposez rien pour améliorer les pensions insuffisantes et limiter le risque de précarité au moment de la retraite.
Les écarts entre les hommes et les femmes sont significatifs en matière de retraite, comme ils le sont en matière de salaire. Ceci explique cela ! En moyenne, le niveau des pensions des femmes est inférieur de 38 % à celui des pensions des hommes. En 2004, le Conseil d’orientation des retraites chiffrait à 1 636 euros par mois la pension de retraite moyenne des hommes, contre 1 020 euros pour les femmes, en incluant la pension de réversion. Sans cette dernière, la retraite moyenne des femmes n’atteint pas 790 euros. Un tel montant de retraite, inférieur au seuil de pauvreté, est inacceptable. Il fait des femmes les principales bénéficiaires des minima de pension : 61 % d’entre elles sont concernées. Cette inégalité reflète les injustices que subissent les femmes dès le début de leur carrière. Elles sont plus fortement touchées par le chômage et la précarité.
Monsieur le ministre, en matière de discrimination négative, les statistiques sont sans appel ! Une étude réalisée en juillet dernier démontre que, en dépit des nombreuses tentatives de régulation, les femmes n’ayant jamais interrompu leur activité professionnelle sont pourtant pénalisées. Elles gagnent en moyenne 19 % de moins que les hommes, qui perçoivent déjà un salaire supérieur de 12 % dès la première embauche. Cette situation s’aggrave tout au long de leur carrière et s’amplifie lorsque la femme devient mère.
Même si l’on constate une certaine évolution du rôle des pères, les changements de mentalité sont lents. Dans la pratique, les tâches domestiques et l’éducation des enfants sont encore, de nos jours, l’affaire des femmes, souvent contraintes de mettre leur vie professionnelle entre parenthèses. Et même si votre épouse travaille, monsieur le ministre, ce qui mérite d’être souligné, permettez-moi de vous rappeler quelques chiffres : après la naissance d’un enfant, 22 % des femmes cessent de travailler, tandis que 12 % d’entre elles réduisent leur temps de travail ou leurs responsabilités ; cette proportion passe à 31 % à la naissance du deuxième enfant et devient majoritaire à celle du troisième.
Aujourd’hui, 30 % des femmes actives travaillent à temps partiel, contre 5 % des hommes actifs. Pour un tiers d’entre elles, ce temps partiel est subi, et non choisi. De ce fait, les femmes totalisent avec difficulté le nombre de trimestres nécessaire pour bénéficier d’une retraite à taux plein. Seules 44 % des femmes justifient d’une carrière complète, contre 86 % des hommes. Ces chiffres expliquent pourquoi la majorité des femmes ne liquident leur retraite qu’à 65 ans.
En l’état, la réforme, et tout particulièrement le recul de 65 ans à 67 ans de l’âge de l’annulation de la décote, pénalisera les femmes et accentuera les discriminations à leur encontre. Seule une discrimination positive permettrait le rétablissement de l’équité. Les chiffres montrent la nécessité de prendre des mesures en amont, afin de mettre un terme aux inégalités entre les hommes et les femmes au cours de la vie professionnelle.
La question des femmes pourrait justifier à elle seule notre demande de renvoi du texte à la commission, mais se pose aussi celle des retraites les plus basses.
Depuis quelques années, la condition des personnes âgées s’est considérablement dégradée. L’Institut national de la statistique et des études économiques indique, dans un récent rapport sur le niveau de vie des Français, que 1,7 million de personnes âgées de plus de 55 ans vivent sous le seuil de pauvreté, 600 000 d’entre elles subsistant avec seulement 600 euros par mois.
La précarité insoutenable parmi les seniors est devenue une triste réalité, à laquelle votre texte n’apporte aucune réponse. Confrontés à cette paupérisation, un nombre croissant de ces hommes et de ces femmes en sont réduits à survivre en se tournant vers les associations et les banques alimentaires venant en aide aux sans-abri. Vivant souvent seules avec de toutes petites retraites, ces personnes ont toutes les peines du monde à s’acheter de quoi manger une fois le loyer et les charges payés. Pour elles, qui ont pourtant travaillé toute leur vie, il est dégradant de devoir demander de l’aide.
Or la réforme des retraites projetée ne tient pas compte de cette population en augmentation. C’est une erreur ! Ce qui ne sera pas versé sous forme de revenus directs pour assurer une retraite décente sera à la charge des associations caritatives ou des conseils généraux, au travers des dispositifs d’action sociale. Mais c’est peut-être justement l’objectif inavoué, car inavouable, de votre projet de loi !
Enfin, je ne peux que regretter que ce projet de loi reflète une approche individualisée et médicalisée de la pénibilité. Il établit une véritable confusion entre pénibilité au travail et invalidité. Pourtant, le Conseil d’orientation des retraites a clairement défini la pénibilité comme l’ensemble des expositions réduisant l’espérance de vie sans incapacité. Nous présenterons d’ailleurs un amendement s’inspirant de cette définition. Sa discussion sera, pour nous, l’occasion de tester votre volonté de modifier ce texte, monsieur le ministre, alors que vous semblez vous contenter d’octroyer une retraite anticipée aux salariés touchés par une incapacité de travail.
Pour le COR, la définition des métiers pénibles est simple : il s’agit des métiers qui exposent les salariés à des produits dangereux, au travail de nuit, à des horaires décalés ou à des travaux physiques.
La solution proposée n’est pas satisfaisante : le taux d’invalidité de 10 % ne permettra pas de prendre en compte certaines pathologies invalidantes. Or si la France peut se targuer d’une espérance de vie parmi les plus élevées au monde, il n’est pas encore démontré que la mise en œuvre de votre texte ne sera pas sans conséquences en matière de santé.