M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Serge Lagauche.
M. Serge Lagauche. Monsieur le président, madame le ministre d’État, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel censurait, aux articles 5 et 11 de la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, toutes les dispositions relatives au pouvoir de sanction de la commission de protection des droits de la HADOPI.
La loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, promulguée le 12 juin 2009, a donc été amputée de son volet répressif. Seule la phase d’avertissement par l’envoi de courriels suivis d’une lettre recommandée avec accusé de réception a été validée. En raison de son caractère pédagogique, il s’agit d’une phase importante permettant de sensibiliser les internautes aux conséquences néfastes du piratage pour la création artistique.
Tel qu’il avait été imaginé par M. Olivennes et les quarante-six signataires des accords de l’Élysée, conclus le 23 novembre 2007, le dispositif de la riposte graduée s’appuyait sur l’effet dissuasif que devait produire, auprès des titulaires de l’abonnement à internet, la possible coupure temporaire de l’accès aux services de communication en ligne.
L’efficacité des messages d’avertissement préalables reposait donc sur l’effectivité de la suspension temporaire de l’abonnement à internet pouvant être prononcée par la HADOPI.
La censure du Conseil constitutionnel et la décapitation de la riposte graduée ouvraient deux issues possibles au Gouvernement : soit il décidait de prendre le temps de la réflexion et de la concertation en lançant un grand débat national afin de dégager les pistes d’un nouveau modèle économique pour la diffusion culturelle via internet ; soit il suivait à la lettre les recommandations du Conseil constitutionnel en confiant à l’autorité judiciaire les pouvoirs de sanction.
Lors de son discours à Versailles, le Président de la République a voulu « aller jusqu’au bout », selon son expression. C’est donc cette dernière solution qui a été choisie, laquelle nous semble être plutôt du ressort de la commission des lois, ce qui ne nous empêche pas de rappeler notre avis sur l’ensemble du texte.
Des habitudes très néfastes pour la création ont été prises depuis une dizaine d’années et les jeunes internautes, principalement, n’ont plus l’impression de porter atteinte aux auteurs en piratant des fichiers numériques.
Les industries culturelles ont mis un temps coupable à mettre en place des offres légales attractives. Elles sont aujourd’hui plongées dans un marasme économique dangereux pour l’avenir de la création française. C’est pourquoi un grand débat national sur ces questions pourrait être l’occasion de sensibiliser et de responsabiliser les internautes, en particulier les plus jeunes.
Il y a là une possibilité d’action pédagogique à grande échelle en rapprochant les internautes des auteurs et des créateurs.
Pour satisfaire aux exigences du Conseil constitutionnel, le projet de loi « pénalise » la procédure de suspension d’abonnement à internet et substitue le pouvoir judiciaire à la HADOPI pour prononcer cette sanction, qui devient peine complémentaire à la peine de prison et d’amende encourue par ceux qui commettent le délit de contrefaçon prévu par le code de la propriété intellectuelle.
Avec ce texte, on se retrouve dans une situation pour ainsi dire de statu quo s’agissant du traitement pénal de la sanction encourue pour le téléchargement illégal, l’édition ou la mise à disposition illégales d’œuvres protégées par le droit d’auteur. C’est le retour du délit de contrefaçon.
Les deux seules innovations résident, d’une part, dans la possibilité pour le juge judiciaire d’accompagner sa sanction d’une éventuelle suspension de l’abonnement à internet, et, d’autre part, dans la mise en place de la procédure simplifiée - juge unique et ordonnance pénale - pour traiter plus rapidement ces contentieux.
Il semblerait toutefois que le choix de la procédure simplifiée du juge unique et de l’ordonnance pénale fasse l’objet de controverses quant à la constitutionnalité du dispositif.
La procédure que vous avez choisie, madame le ministre d’État, pourrait peut-être porter atteinte au principe de la séparation des pouvoirs.
Par ailleurs, la peine « millefeuille » – amende de 300 000 euros, peine de trois ans de prison et suspension de l’abonnement à internet – pourrait ne pas être proportionnée.
L’article 3, récrit intégralement par le rapporteur, Michel Thiollière, en raison de son imprécision, dispose que le pouvoir réglementaire peut prévoir une contravention de 1 500 euros majorée d’une suspension de l’accès à internet pendant un mois.
Cette contravention serait fondée sur la négligence du titulaire de l’abonnement à internet, titulaire qui, par son défaut de surveillance, aurait laissé un tiers télécharger ou mettre à disposition de manière illicite des œuvres protégées par le droit d’auteur. Ce dispositif pourrait constituer une présomption de culpabilité.
Au-delà des risques, ne perdons pas de vue l’objet de ce texte, objectif que nous approuvons, au demeurant.
Il faut donner de la cohérence à l’ensemble du dispositif de la riposte graduée pour protéger les auteurs contre le piratage de leurs œuvres. Les messages d’avertissement adressés par la HADOPI ne seront efficaces et dissuasifs que si la phase judiciaire est effective et réelle.
Le risque est grand que la HADOPI ne se transforme en machine à envoyer des courriels dont peu d’internautes tiendront compte. Or les juridictions risquent d’être encombrées et les délais de traitement des dossiers, faute de moyens suffisants, pourraient se révéler très longs.
Si ce scénario doit se réaliser, le bouche à oreille sera immédiat et la HADOPI aura vécu. Leurs destinataires traiteront ses messages d’avertissement par l’indifférence et rien n’aura avancé. Les créateurs seront toujours en danger et le « petit piratage de masse » continuera sa progression. C’est pourquoi il est nécessaire qu’il y ait suffisamment de moyens humains, ce qui est loin d’être évident, compte tenu de la révision générale des politiques publiques.
Nous sommes d’autant plus inquiets que l’offre légale est très loin d’être arrivée à maturité et que les efforts des professionnels restent lents et insuffisants.
Le prix des titres musicaux à l’unité, qu’il est possible de télécharger légalement sur son baladeur numérique, son ordinateur ou son téléphone mobile, est encore beaucoup trop élevé : un euro par titre, quand les éditeurs font des économies considérables, en comparaison de ce que coûte l’édition physique de musique, c’est beaucoup trop onéreux !
Certes, des efforts ont été faits pour supprimer les fameux DRM, mais que ce fut long et difficile ! Que de temps perdu devant le Parlement pour voter la loi du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, dite loi DADVSI, donnant une base légale aux DRM, et finalement obsolète avant même d’avoir été votée !
La vente de musique numérique représentait un chiffre d’affaires de 50,8 millions d’euros en 2008, soit une augmentation de 16,6 % par rapport à l’année précédente. Elle reste cependant marginale au regard du chiffre d’affaires global de l’industrie phonographique, qui s’élève à 713 millions d’euros.
L’offre légale de cinéma en ligne connaît une progression comparable et le marché de la vidéo à la demande est en forte croissance, avec des catalogues de plus en plus étoffés. Cependant, si 67 % des internautes déclarent connaître ce service, ils ne sont que 9 % à y recourir.
Nous partageons tout à fait l’état d’esprit de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, la SACD, qui regrette que les termes de l’accord interprofessionnel sur le réaménagement de la chronologie des médias, signé le 6 juillet dernier, ne permettent pas aux offres légales de constituer des alternatives suffisamment crédibles aux téléchargements illicites. Il aurait fallu s’inspirer de la philosophie de l’accord signé le 15 septembre 2008 entre le site de partage de vidéos Dailymotion et trois sociétés d’auteurs.
Que ce soit pour le cinéma ou pour la musique, l’offre légale numérique n’a donc pas encore rencontré la demande.
Cet aspect est fondamental. Nous considérons que l’immobilisme des industries culturelles est le principal facteur du développement du piratage, qui ne sera réellement devenu obsolète et inutile que lorsque les offres légales seront suffisamment attractives.
Comme je l’indiquais à titre liminaire, il aurait fallu faire une pause, lancer un débat national sur ces questions, sensibiliser les internautes et les industriels aux difficultés rencontrées par les uns et les autres avec, en toile de fond, la défense des auteurs et de la création.
Tout cela explique notre scepticisme sur l’efficacité de ce texte pour protéger la création et nos auteurs.
Nous avions accepté de voter le projet de loi « Création et internet » en urgence lorsqu’il nous avait été présenté en première lecture, le 30 octobre 2008. Nous estimions alors qu’il était de notre responsabilité de manifester notre soutien aux auteurs, aux créateurs, aux artistes, aux industries culturelles de toutes natures, les grandes et celles qui évoluent de manière plus indépendante.
Placés sous la contrainte de l’urgence, nous avions, le 9 avril 2009, lors de l’examen par le Sénat des conclusions de la commission mixte paritaire, dénoncé l’état d’improvisation et les lacunes du texte de Mme Albanel pour favoriser l’émergence d’une offre légale attractive. Nous nous étions alors abstenus, afin de témoigner notre soutien indéfectible aux auteurs.
Avant-dernier rebondissement de cette histoire parlementaire peu commune, le rejet par l’Assemblée nationale des conclusions de la commission mixte paritaire nous avait conduits, le 13 mai 2009, à une nouvelle lecture de ce texte sur lequel nous avions déjà tout dit. Nous avions alors refusé de jouer le second rôle de supplétif d’une majorité parlementaire défaillante et avions décidé de ne pas participer au vote.
Le texte que vous nous présentez ici pour pallier les vides juridiques résultant de la censure du Conseil constitutionnel montre la difficulté de mettre en œuvre les accords de l’Élysée.
Presque trois années auront été nécessaires depuis le vote de la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information du 1er août 2006, et tout cela pour mettre en place une procédure simplifiée dont la constitutionnalité est sujette à réserve.
Le piratage, lui, n’a pas attendu que le Gouvernement veuille bien se départir de son amateurisme, et ce alors même que la défense du droit pour les auteurs de vivre de leurs œuvres était annoncée comme une priorité par le chef de l’État. Le piratage s’est développé avec une telle ampleur que les auteurs sont aujourd’hui menacés dans leur subsistance.
Aucune réflexion alternative n’a été développée ni même initiée par les pouvoirs publics afin de rechercher des solutions innovantes pour adapter l’économie de la diffusion culturelle sur internet.
Ce texte porte la marque de l’entêtement, de la volonté d’aller « jusqu’au bout », alors qu’il aurait été nécessaire de prendre le temps de la concertation devant les difficultés rencontrées.
Le groupe socialiste du Sénat espère bien entendu que la conjugaison de la phase d’avertissement et de la phase judiciaire permettra d’améliorer la lutte contre le piratage.
Cependant, nous redoutons que l’efficacité attendue d’un dispositif destiné à réduire le piratage des œuvres ne soit pas suffisante pour faire basculer les internautes vers les offres légales. Des efforts restent à faire pour améliorer l’attractivité de ces offres.
Nous considérons qu’il faut repenser l’économie de la diffusion culturelle sur internet afin de dégager de nouvelles sources de revenus pour les auteurs, sans pour autant travestir le principe du droit d’auteur.
Il faut rechercher avec les auteurs et les internautes un système de régulation et de soutien à l’ensemble de la création sur internet, permettant le respect du droit d’auteur tout en favorisant la diffusion culturelle pour le plus grand nombre.
Monsieur le ministre, vous avez annoncé, mercredi 1er juillet, en commission comme devant nos collègues de l’Assemblée nationale, une concertation future sur la rémunération des créateurs par le biais des réseaux numériques. Vous connaissez la difficulté de la tâche et nous ne pouvons que vous soutenir dans votre volonté de dialogue. Il vous faudra beaucoup de temps et d’opiniâtreté, mais nous savons que vous en avez.
Cette consultation devra être l’occasion de rappeler à nos concitoyens que la gratuité n’existe pas.
L’accès légal à l’information ou à une œuvre, que ce soit par la voie du téléchargement à l’acte, de l’abonnement ou du streaming, est toujours payant, quel que soit le support de diffusion.
Les catalogues de musique mis en ligne sur les plateformes légales d’écoute comme Deezer proposent aux internautes un accès qui peut, certes, sembler gratuit, mais ces sites sont financés par les recettes publicitaires versées par les annonceurs, lesquels répercutent bien entendu l’achat des espaces publicitaires sur le prix des services ou des produits qu’ils proposent au consommateur. Il en est de même pour la presse dite « gratuite ».
Non seulement la gratuité est un leurre, mais aussi elle recèle deux risques majeurs.
D’une part, elle formate les supports d’information et de lecture en réduisant les informations à leur plus simple expression. C’est le cas des journaux gratuits, avec tous les risques de collusion qui peuvent exister entre les intérêts des annonceurs et la nature des informations ou des œuvres qui y sont proposées.
D’autre part, elle repose sur un modèle économique peu fiable, car exclusivement lié au montant des recettes publicitaires. La crise économique majeure que nous traversons n’est pas sans conséquences sur les supports s’appuyant sur ce modèle de pseudo-gratuité.
La chute des investissements publicitaires est vertigineuse et de nombreux journaux gratuits sont contraints à des plans de licenciement drastiques.
Il faudra donc marteler, lors de cette concertation, que, contrairement aux idées reçues, la culture n’est pas seulement une activité artistique faite d’altruisme et de don de soi. Elle est aussi une industrie qui nécessite de puissantes capacités d’investissement.
Le cinéma français a réussi à maintenir sa vitalité grâce à son formidable système de mutualisation des recettes dégagées par les films tout le long des différentes fenêtres d’exploitation de la chronologie des médias.
La littérature française et le secteur de l’édition ont maintenu leur diversité grâce au prix unique du livre, mais la mise en place du livre numérique, difficile en France, traverse une période dangereuse en raison des obstacles à la mise en œuvre d’une plateforme commune.
Le secteur de l’édition phonographique ne connaît pas de tels systèmes de régulation. Il y a sans doute là une réflexion à mener.
L’enjeu est majeur. Il s’agit ni plus ni moins du maintien de la diversité et de l’exception culturelle française.
Pour l’heure, nous sommes sceptiques quant à l’efficacité du dispositif que vous nous proposez.
Depuis la signature des accords de l’Élysée, le 23 novembre 2007, la démarche gouvernementale n’a pas été très pertinente. Pour votre arrivée, nous ne pouvons que vous souhaiter de parvenir à réunir votre majorité à l’Assemblée nationale afin qu’elle soutienne votre texte.
Pour notre part, nous souhaitons que ce dispositif diminue notoirement le piratage et nous donne le temps de trouver de nouvelles sources de financement de la création des œuvres diffusées sur internet.
Après les achoppements successifs de la loi relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information et de la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, nous laissons au Gouvernement et à sa majorité la responsabilité de ce troisième dispositif.
Trois ans après la loi DADVSI, un an après la présentation en conseil des ministres du projet de loi « Création et internet », les parcours législatifs chaotiques de ces deux textes, examinés l’un et l’autre en urgence et l’un et l’autre sanctionnés par le Conseil constitutionnel, auraient dû vous enseigner la prudence.
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Serge Lagauche. Dans un domaine aussi sensible, complexe et fondamental pour l’avenir de la création artistique, l’urgence n’est un gage ni de rapidité ni d’efficacité.
Monsieur le ministre, aujourd'hui c’est vous qui avez accepté une lourde responsabilité, celle de défendre la vie culturelle de notre pays, quelle que soit l’évolution des technologies. Vous dites en avoir le courage, nous souhaitons que vous en ayez aussi les moyens.
Compte tenu des événements qui ont précédé votre prise de fonction, nous ne pouvons approuver ce texte, mais nous resterons vigilants sur l’évolution de la situation. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à Mme Catherine Morin-Desailly.
Mme Catherine Morin-Desailly. Monsieur le président, madame le ministre d’État, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes aujourd’hui réunis pour mener à bien, je l’espère, la dernière étape d’un processus législatif long et pour le moins mouvementé.
Après avoir donné lieu à un événement rare, à savoir le rejet par l’Assemblée nationale des conclusions d’une commission mixte paritaire, le projet de loi « Création et internet » devait finalement être censuré partiellement par le Conseil constitutionnel.
J’avais évoqué, à l’issue de la CMP, les réserves de plusieurs membres de notre groupe sur certains aspects du projet de loi.
J’avais également souligné qu’il nous fallait rester humbles dans le traitement de ce sujet tout à la fois complexe, sensible et très évolutif.
La décision des sages du Palais-Royal n’a pas remis en question ce qui a toujours été pour nous une dimension essentielle du texte, à savoir son volet pédagogique et préventif, dimension qui, il faut bien le reconnaître, faisait défaut dans la loi DADVSI.
La décision des Sages nous permet d’affiner le délicat équilibre à atteindre, respectueux des parties. La loi « Création et internet », promulguée le 12 juin 2009, a marqué l’entrée en vigueur des premières étapes de la « riposte graduée ». Pour le volet répressif, dernier échelon de cette riposte, un nouveau texte était nécessaire afin de tenir compte de la décision du Conseil constitutionnel.
Le nouveau projet de loi que nous examinons aujourd’hui corrige le principal grief formulé à l’encontre du texte « Création et internet » : la décision de suspension de l’abonnement en cas de téléchargement illégal d’œuvres protégées ne peut être du ressort d’une autorité administrative indépendante et doit nécessairement être prononcée par un magistrat.
Le présent projet de loi vise donc à instaurer une nouvelle procédure. La Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet joue toujours un rôle central puisqu’elle reste chargée de rassembler l’ensemble des éléments qui seront fournis au juge afin qu’il puisse rendre sa décision.
Mais ce sera désormais un juge, et non plus la HADOPI, qui prononcera une coupure de l’abonnement à internet. Cette suspension pourra être décidée pour des durées maximales de un an en cas de délit de contrefaçon et de un mois en cas de manquement à l’obligation de surveillance de l’accès à internet.
L’intervention d’un magistrat de l’ordre judiciaire permettra de renforcer la légitimité de cette décision de suspension et garantira une impartialité et une indépendance supérieures.
La procédure que le projet de loi vise à instaurer devrait certes être rapide, mais nous restons néanmoins quelque peu dubitatifs sur l’applicabilité à long terme du dispositif. Nous redoutons, je le répète, les risques de saturation des tribunaux. Mais peut-être, madame le ministre d’État, avez-vous des précisions à nous apporter à cet égard ?
Ces observations étant faites, j’exprimerai ici deux regrets.
Tout d’abord, le calendrier d’examen de ce projet de loi n’a pas donné à la Haute Assemblée la possibilité matérielle d’organiser des auditions au sein des différents groupes. J’aurais souhaité, par exemple, pouvoir interroger des magistrats ou d’autres praticiens du droit afin de mieux mesurer l’impact de la nouvelle procédure. Nous n’avons que trop peu de temps pour analyser les enjeux de ce texte.
Ensuite, compte tenu de la nature de ce projet de loi, qui est présenté par Mme le garde des sceaux, je déplore que la commission des lois du Sénat n’ait pas été saisie pour avis. Il serait en tout cas logique que la commission de la culture, de l’éducation et de la communication ait un droit de suite sur l’examen de ce texte.
Les débats « passionnés et chaotiques », pour reprendre les termes que M. Michel Thiollière utilise dans son rapport, autour de ce projet de loi et du projet de loi HADOPI, aussi bien au sein des deux assemblées que dans l’opinion publique, ont montré à quel point ces sujets sont sensibles et nous concernent tous.
Notre groupe a toujours montré son attachement à la prévention et à un système mesuré de gradation des sanctions.
Un système de riposte graduée intégrant une suspension de l’accès à internet n’est pas, il faut le rappeler, une exception française. La spécificité française est d’avoir confié à une autorité publique indépendante le soin de mettre en œuvre une politique d’avertissements préalables qui, dans d’autres pays, est assurée par les fournisseurs d’accès à internet dans un cadre purement contractuel.
Dans l’étude d’impact du projet de loi que nous examinons sont d’ailleurs cités plusieurs exemples de pays qui viennent d’adopter des procédures similaires, notamment l’Irlande, la Corée du Sud ou encore Taïwan.
Nous sommes conscients que cette loi, qui s’inscrit dans le prolongement de celle du 12 juin dernier, ne règle pas définitivement la question du téléchargement illégal. Ce dernier sera, nous l’espérons, fortement limité mais pas éradiqué, nous en sommes tous conscients.
La question du piratage numérique en général reste posée. En effet, les technologies évolueront toujours plus vite que le droit. Il faudra sans doute s’adapter et le législateur devra, à la lumière des travaux de la HADOPI, qui est chargée tout à la fois de limiter les mauvaises pratiques et de susciter les bonnes, réfléchir à des améliorations, voire à des évolutions futures.
Il existe déjà des lieux d’observation sur lesquels nous pouvons nous appuyer. Je pense à l’Observatoire de l’offre de la vidéo à la demande, qui a été mis en place en 2005 par le Centre national de la cinématographie, le CNC. Cette initiative innovante permet de contribuer à l’analyse des tendances du marché mais aussi des comportements et à alimenter les échanges entre les professionnels.
Nous devrons encore approfondir le débat, notamment autour de la manière dont les droits de la propriété intellectuelle peuvent être garantis en dépit des évolutions technologiques. Il est nécessaire de réfléchir aussi sur l’économie de la diffusion culturelle, qui est forcément remise en cause par les nouveaux supports.
Il faudra apporter des réponses aux auteurs et à l’ensemble des acteurs du monde culturel si la piraterie devait perdurer, ce que je ne souhaite pas.
Bien entendu, il ne saurait être question de remettre en cause la juste rémunération due aux auteurs et aux créateurs, ni même le financement de la création, mais il conviendra certainement, nous en sommes tous conscients, d’ouvrir de nouvelles pistes et de continuer à explorer celles qui existent déjà.
Cette réflexion pourrait, par exemple, monsieur le président de la commission, prendre la forme d’une table ronde qui réunirait l’ensemble des acteurs culturels et économiques, qui doivent désormais travailler main dans la main avec les parlementaires pour prolonger la réflexion.
On peut regretter le retard qui a été pris dans la mise en place de cette fameuse riposte graduée, quand on connaît l’urgence de trouver une réponse plus adaptée aux artistes et aux créateurs confrontés au développement du téléchargement illégal. Comme l’a rappelé M. le rapporteur, un milliard de fichiers d’œuvres seraient illégalement échangés chaque année en France.
Ce phénomène d’atteinte massive à la propriété intellectuelle et à la création met chaque jour un peu plus en péril les industries culturelles, musicales et cinématographiques.
Contrairement à ce que l’on a pu entendre, il s’agit ici non pas d’enrichir les grandes majors, mais bien plutôt, et surtout, d’enrayer la destruction massive d’emplois qu’entraîne ce phénomène : on estime à près de 5 000 le nombre d’emplois détruits du fait du piratage numérique en 2007 et, au cours des cinq dernières années, on évalue à 30 % la baisse de l’emploi dans les maisons de production, sachant que cela concerne très majoritairement de petites structures, de moins de vingt salariés.
Sur un autre plan, le préjudice pour les comptes de l’État s’élève à près de 200 millions d’euros par an !
Ces chiffres une fois rappelés, il faut, certes, garantir les libertés individuelles, mais on ne peut pas laisser dire que le fait d’encadrer l’utilisation des œuvres est une atteinte aux droits essentiels de l’homme revêtant un caractère liberticide. C’est pourtant la thèse qu’accréditent à tort certains de nos collègues, adoptant une posture que je trouve bien coupable.
Il est donc essentiel que cette loi, qui sera certainement transitoire car elle devra être améliorée, marque une étape importante dans une prise de conscience collective.
Cette prise de conscience doit tout d’abord être celle des internautes. Il est indispensable de leur faire passer un double message clair : la culture a un coût, la gratuité n’existe pas, et les droits de propriété intellectuelle doivent être respectés. Je l’ai dit, à quoi bon multiplier les canaux de diffusion si, à terme, la diversité des contenus disparaît ou, pis, s’il n’y a plus de contenu du tout ?
Une prise de conscience est également nécessaire de la part des créateurs. En effet, ils doivent, eux aussi, être force de proposition et chercher à trouver de nouveaux modèles économiques plus adaptés à l’ère du net. Cette nouvelle loi, sur laquelle ils comptent beaucoup, ne résoudra pas tous les problèmes. Il faut aussi qu’ils se rendent compte des évolutions et qu’ils aient conscience que le phénomène internet n’est pas temporaire ; c’est une réalité durable qu’il faut transformer en atout plutôt que de chercher à la combattre.
Pour finir, je tenais à revenir sur les avancées obtenues grâce à l’adoption en commission de plusieurs amendements de notre rapporteur. Ces amendements visent à renforcer la portée dissuasive et pédagogique du dispositif.
Tout d’abord, le texte prévoit maintenant que les abonnés seront informés des sanctions encourues dans les contrats passés avec leurs fournisseurs d’accès à internet et dans les messages d’avertissement envoyés par la Haute autorité.
Ensuite, la sanction de suspension de l’accès à internet ne sera pas inscrite au casier judiciaire, ce qui est très important. Les condamnations ne seront inscrites qu’au bulletin n° 1 du casier judiciaire, accessible aux seules autorités judiciaires. Elles ne figureront ni dans le bulletin n° 2, accessible aux administrations, ni dans le bulletin n° 3, dont l’intéressé peut demander un extrait pour le communiquer à son employeur.
Introduite par la loi DADVSI de 2006, l’obligation de surveillance de l’accès à internet par l’abonné a été rappelée par la loi du 12 juin 2009. Le manquement à cette obligation sert désormais de fondement juridique au dispositif pédagogique d’avertissement mis en œuvre par la Haute autorité.
Afin de souligner clairement l’indépendance des deux voies administrative – sous l’égide de la Haute autorité – et pénale – avec le délit de contrefaçon –, je me félicite qu’un amendement ait permis de bien préciser que le manquement à cette obligation de surveillance n’aurait pas pour effet d’engager la responsabilité pénale de l’abonné.
Enfin, la Haute autorité devra détruire les données personnelles de l’internaute sanctionné, une fois son accès à internet rétabli.
L’ensemble de ces amendements permet à la fois de renforcer le caractère pédagogique et dissuasif du dispositif, mais aussi de mieux garantir le respect des libertés publiques et des principes constitutionnels.
Avant de conclure, je tiens à saluer le travail de chacun, et plus particulièrement celui qui a été réalisé par M. le rapporteur.
Une majorité des membres du groupe de l’Union centriste votera ce texte. Il ne faut pas perdre de vue que l’enjeu de ce projet de loi est de garantir l’équilibre entre les droits légitimes des auteurs, sans lesquels il ne saurait y avoir de création artistique et culturelle, et les droits des citoyens à l’accès, au partage et à la diffusion de la culture, des savoirs et de l’information que permet ce formidable espace de liberté qu’est internet.
Comme tout espace de vie partagé, internet doit malgré tout respecter un certain nombre de valeurs fondatrices de notre République, qui garantissent le « vivre ensemble », le « bien vivre ensemble », le respect de l’autre ainsi que les droits et devoirs de chacun. (Applaudissements sur les travées de l’Union centriste et de l’UMP, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)