PRÉSIDENCE DE M. CHRISTIAN PONCELET
M. le président. La séance est reprise.
PROPOSITIONS
DE MODIFICATION DU RÈGLEMENT DU SÉNAT
M. le président. Au début de la présente séance, Mme Hélène Luc, au nom du groupe CRC, et M. Claude Estier, président du groupe socialiste, ont souhaité, dans le cadre de deux rappels au règlement, protester contre les modalités d'examen de la révision de notre règlement.
Sans entrer dans le fond du débat, dont la conférence des présidents de demain fixera la date, je voudrais en cet instant vous rappeler que la commission des lois se trouve saisie de quatre propositions de résolution tendant à réviser ou à actualiser notre règlement.
La première a été déposée par M. Michel Dreyfus-Schmidt et les membres du groupe socialiste ; la deuxième par M. André Dulait, M. Claude Estier et plusieurs de nos collègues ; la troisième par Mme Nicole Borvo et les membres du groupe CRC ; enfin, la quatrième par moi-même et plusieurs de nos collègues.
Comme vous le savez, la commission des lois a désigné un rapporteur en la personne de M. Patrice Gélard. Il appartient maintenant à celui-ci de procéder à la synthèse de toutes ces propositions de résolution et de nous proposer un texte qui sera, le cas échéant, inscrit à l'ordre du jour.
A cet effet, M. Patrice Gélard a pris les contacts utiles pour engager avec l'ensemble des présidents de groupe une nécessaire concertation, qui alimentera, j'en suis sûr, sa réflexion. Cette concertation est-elle en cours, monsieur Gélard ?
M. Patrice Gélard. Tout à fait, monsieur le président !
M. le président. D'ailleurs, par lettre en date du 3 décembre 2003 j'avais répondu à Mme Nicole Borvo, présidente du groupe CRC, qui m'avait fort légitimement interrogé, qu'il appartiendrait le moment venu à chaque groupe de formuler des propositions auprès de la commission des lois.
Mes chers collègues, ce moment semble venu.
Je vous rappelle en effet que nous devons impérativement réviser notre règlement avant la fin de la présente session, ne serait-ce que pour appliquer certaines des innovations introduites par la révision constitutionnelle concernant l'organisation décentralisée de la République, mais aussi et surtout pour adapter les effectifs de nos commissions à la prochaine augmentation du nombre total des sénateurs qui interviendra le 1er octobre 2004.
Dans ces conditions, on ne peut parler de précipitation. Une évidence s'impose : il n'est que temps d'actualiser notre règlement dans le cadre de la concertation la plus large avec l'ensemble des groupes politiques de la majorité comme de l'opposition et, cela va sans dire, dans le strict respect de notre Constitution.
La parole est à Mme Nicole Borvo.
Mme Nicole Borvo. Monsieur le président, je comptais moi aussi faire un rappel au règlement sur le même sujet lorsque M. le président Gaudin a fait observer à ma collègue Hélène Luc qu'il vous appartenait de nous répondre.
M. le président. Cela n'a pas tardé !
Mme Nicole Borvo. Je vous remercie donc de nous avoir apporté cette réponse. J'en suis heureusement surprise. En effet, si je vous ai écrit la semaine dernière, si Mme Hélène Luc vous a interpellé tout à l'heure par l'intermédiaire de M. Gaudin, c'est bien entendu au sujet de votre proposition de résolution.
Je ne peux pas me prononcer sur les autres, mais celle que vous avez vous-même signée, ainsi qu'un certain nombre de sénateurs du groupe de l'UMP, a suscité parmi nous beaucoup d'inquiétude et nombre de critiques. Les propositions de modification du règlement qu'elle contient ne vont absolument pas dans le même sens que les nôtres ni que celles du groupe de travail auquel ont participé l'ensemble des groupes du Sénat.
Mon interpellation avait pour objet de rappeler que ce groupe de travail avait émis un certain nombre de propositions et que nous pouvions nous attendre à ce qu'une discussion s'engage à partir de ces propositions.
Or, jusqu'à la réponse que vous venez de nous faire et dont je me félicite, ne semblait être prise en considération que la proposition de résolution émanant de sénateurs de l'UMP, qui n'intégrait pas les réflexions du groupe de travail.
De plus, nous avons appris que cette proposition de résolution, qui nous a été soumise pendant l'interruption de nos travaux et que nous avons étudiée rapidement, devait être examinée au mois d'avril.
Elle vise en fait à réduire les droits de l'opposition dans le débat public, ce qui est très inquiétant, mais aussi très étonnant dans la mesure où, monsieur le président, vous avez toujours affirmé votre souci de respecter les droits de l'opposition.
Je prends acte du fait que vous souhaitez consulter les groupes. Mais dès lors, monsieur le président, il me paraît impossible que la révision du règlement soit inscrite à l'ordre du jour du 8 avril. (Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. Madame Borvo, je vous remercie d'avoir noté que j'avais répondu rapidement à la question que vous avez posée et que cette réponse vous donnait en grande partie satisfaction.
Je souhaite toutefois apporter une rectification à vos propos. Vous avez dit que j'allais consulter les groupes. Il n'en est rien. J'ai déposé une proposition de résolution et c'est le rapporteur, M. Gélard, qui aura mission de consulter. Le débat public qui s'engagera dans cet hémicycle, au cours duquel les droits de chacun seront respectés - c'est mon habitude de les faire respecter, je vous remercie de l'avoir relevé -, portera sur les conclusions de la commission des lois, qui aura fait la synthèse de l'ensemble des propositions qui lui auront été présentées. Ces conclusions pourront être amendées par les uns et les autres et seront soumises à l'appréciation de tous les membres de notre assemblée.
La parole est à M. Claude Estier.
M. Claude Estier. Monsieur le président, tout à l'heure, dans mon rappel au règlement, je n'ai pas protesté contre l'idée même d'une réforme du règlement puisque nous avons nous-mêmes déposé, comme vous l'avez rappelé, une proposition dans ce sens.
Vous avez énuméré les différentes propositions qui ont été déposées, mais vous n'avez pas dit qu'elles n'avaient pas du tout des objets identiques.
Si j'ai demandé qu'une réflexion soit menée et qu'on ne confonde pas vitesse et précipitation, c'est parce que je crois que nous ne sommes pas encore en état d'adopter une réforme du règlement : en effet, jusqu'à présent, la concertation n'est pas achevée. Elle est en cours, vous l'avez dit et je le confirme puisque, demain matin, mon ami Michel Dreyfus-Schmidt et moi-même avons rendez-vous avec le rapporteur, M. Gélard, pour évoquer la réforme.
En tout cas, il n'y a pas de raison d'inscrire dès maintenant cette réforme du règlement à l'ordre du jour de la rentrée dans la mesure où la concertation est encore très loin d'être parvenue à son terme.
Vous avez indiqué que, sur un certain nombre de points, il était nécessaire de procéder à une réforme avant la fin de la session, notamment en raison de l'augmentation du nombre de sénateurs. Cela, nous ne le mettons évidemment pas en cause. Cependant, vous le savez, dans l'ensemble de la réforme sur laquelle M. Gélard travaille actuellement, il est bien d'autres sujets qui n'exigent absolument pas d'être traités dans les quelques semaines qui viennent. C'est pourquoi j'ai parlé de précipitation, et je poserai de nouveau ce problème demain midi, lors de la conférence des présidents.
M. le président. La parole est à M. Michel Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Monsieur le président, j'ai été heureux d'apprendre que la proposition de résolution que j'avais déposée il y a déjà longtemps, et qui ne porte que sur un point précis, faisait l'objet des travaux de notre rapporteur. Jusqu'à présent, cela n'avait pas été indiqué.
Cela étant, pourquoi ne pas avoir recours en l'occurrence à la procédure simplifiée, dont certains regrettent qu'elle ne soit jamais utilisée parce qu'elle serait trop lourde ?
En fait, si elle n'est pas plus utilisée, c'est tout simplement parce qu'elle suppose un accord général, qui n'est que fort rarement trouvé.
Or il me semble que, au moins s'agissant de la répartition des nouveaux sénateurs dans les commissions, point qu'il est en effet urgent de régler et qui ne soulève aucun problème, on pourrait recourir à la procédure simplifiée. Je suis sûr qu'aucun président de groupe n'y verrait d'inconvénient.
Pour le reste, comme l'a dit Claude Estier, il ne faut pas confondre vitesse et précipitation.
Nous pourrions discuter rapidement, mais pas trop vite quand même, d'une réforme substantielle du règlement, qui s'impose en effet sur de nombreux points.
M. le président. Je ne vois pas, monsieur Dreyfus-Schmidt, à quel moment j'ai manifesté l'intention d'aller très vite dans ce débat. C'est pourquoi j'ai été surpris de l'interpellation qui m'a été adressée. Je remercie d'ailleurs Mme Luc d'avoir bien voulu confirmer que j'ai toujours le souci de respecter les droits de chacun des membres de cette assemblée.
Mme Hélène Luc. La question méritait tout de même d'être posée !
M. le président. J'ai donc transmis les propositions de résolution à la commission des lois et M. Gélard a été immédiatement désigné comme rapporteur. C'est désormais à lui qu'il appartient d'inviter les uns et les autres. Le président du Sénat n'a évidemment pas à se substituer au rapporteur de la commission des lois !
Par conséquent, je demande à M. Gélard de dire au Sénat où il en est de ses consultations et quand il pense pouvoir déposer ses conclusions sur tout ou partie - je dis bien : tout ou partie - des propositions qui lui ont été transmises.
M. Patrice Gélard. Monsieur le président, j'ai suggéré que le travail du rapporteur ne se limite pas à la seule proposition de résolution dont vous êtes signataire. J'ai donc proposé que l'on examine en même temps les trois autres propositions de résolution qui concernent le règlement, et qui ne sont pas caduques ; vous les avez mentionnées tout à l'heure. Je demanderai à la commission des lois d'avaliser ce choix.
Par ailleurs, j'ai entamé les consultations en rencontrant les présidents de commission - ils sont évidemment tous concernés par le règlement - et en commençant à me rapprocher des différents groupes de notre assemblée.
Tous les groupes ont été d'accord pour que se poursuive la discussion, à l'exception d'un seul, qui m'a fait savoir ce matin qu'il ne voulait pas participer à cette concertation.
M. le président. Peut-on savoir quel est le groupe en question ?
M. Patrice Gélard. C'est le groupe communiste républicain et citoyen (Exclamations sur les travées de l'UMP.)
J'espère que les éclaircissements que vous avez donnés, monsieur le président, vont me permettre de rencontrer le groupe communiste républicain et citoyen comme les autres groupes afin que nous puissions discuter au fond des propositions qui ont été formulées.
M. Alain Gournac. Ils prétendent vouloir discuter et, finalement, ils se dérobent !
M. Patrice Gélard. Je voudrais également apporter une précision qui me paraît importante : la proposition de loi dont vous êtes signataire, monsieur le président, reprend, pour l'essentiel, les conclusions de la commission Hoeffel.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Non !
M. Patrice Gélard. Par conséquent, il n'y a, dans cette proposition, rien - et l'on peut compter sur ma vigilance - qui prive l'opposition de ses droits.
Dès lors, je ne comprends pas la critique qui a été formulée : les droits de l'opposition sont totalement sauvegardés. Si certains craignent qu'ils ne le soient pas, nous en débattrons ensemble et essaierons de régler les éventuels problèmes.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Il y en a !
M. Patrice Gélard. Je souhaite qu'à l'issue de cet échange le groupe CRC accepte de venir discuter de ce texte avec le rapporteur. (Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Robert Bret.
M. Robert Bret. Je souhaite simplement rétablir les faits et rappeler la chronologie des événements.
M. Gélard nous consulte sur le principe d'une modification du règlement fondée sur les conclusions du groupe de travail Hoeffel. Après une première réunion consacrée à cette question, il est même envisagé, dans le souci de trouver le consensus le plus large possible, de déposer une proposition de résolution commune.
Alors que nous nous sommes engagés dans ce travail, que des dates de réunion sont prévues, nous voyons arriver votre propre proposition de résolution, monsieur le président, qui reprend une partie des propositions du groupe Hoeffel. Or cette proposition pose un problème de fond parce que, sur un point notamment, elle tend à restreindre sensiblement les prérogatives de l'opposition au sein de la Haute Assemblée, alors qu'elles y sont déjà moindres qu'à l'Assemblée nationale.
Si votre objectif est de donner des droits à l'opposition quand vous risquez d'être dans l'opposition, comme à l'Assemblée nationale, de les réduire encore là où vous êtes assurés d'avoir toujours la majorité, comme à la Haute Assemblée,...
Mme Nelly Olin. C'est faux !
M. Robert Bret. ... vous avez une étrange conception de la démocratie. Nous en reparlerons lorsque votre proposition ainsi que celles que nous ne manquerons pas de soumettre au Sénat viendront en discussion. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. Tout est clair ! Des propositions ont été déposées et transmises à la commission des lois, qui a désigné un rapporteur en la personne de M. Gélard. Ce dernier a engagé des consultations, ainsi qu'il vient de le confirmer.
Si j'ai bien compris, monsieur Bret, vous assisterez à la prochaine réunion qu'il va organiser. Vous allez débattre, vous allez tirer des conclusions, et celles-ci seront soumises à l'appréciation de la Haute Assemblée. C'est cela, je crois, le débat. Et il n'y a rien, à mes yeux, qui devait justifier un rappel au règlement.
Mme Hélène Luc. Oh si !
LAÏCITÉ DANS LES ÉCOLES,
COLLÈGES ET LYCÉES PUBLICS
Suite de la discussion et adoption définitive
d'un projet de loi
M. le président. Nous reprenons la discussion du projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Hubert Haenel.
M. Hubert Haenel. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, faut-il le rappeler, la laïcité de l'Etat signifie sa neutralité vis-à-vis des différentes confessions, son égal respect pour toutes, comme cela ressort de l'article 1er de notre Constitution.
La laïcité, ce n'est donc pas la négation du religieux ; ce n'est pas l'obligation pour l'Etat de faire comme si le religieux n'existait pas.
Nous devons être vigilants à l'égard des intégrismes religieux, quels qu'ils soient, c'est-à-dire à l'égard de tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, refusent la distinction du religieux et du politique. Mais la bonne réponse aux intégrismes religieux, ce n'est pas un intégrisme laïque où les religions seraient tolérées à condition d'être invisibles.
Combattre Tartuffe en lui disant : « Cachez ce religieux que je ne saurais voir », c'est faire exactement comme lui et c'est, finalement, le conforter.
La meilleure réponse aux intégrismes est dans une laïcité ouverte, apaisée, faite de séparation du politique et du religieux, de garantie de la liberté de conscience, mais aussi de reconnaissance du fait religieux dans un esprit de dialogue et de respect des convictions de chacun.
Nous sommes parvenus en France, par un processus qui s'est déroulé sur plusieurs décennies, à une laïcité de ce type, une laïcité apaisée, j'allais dire à une « laïcité positive ».
Après les polémiques de la fin du xixe siècle et du début du xxe, l'apaisement a commencé de se faire à l'issue de la Première Guerre mondiale : un modus vivendi a été trouvé avec les catholiques pour l'application de la loi de 1905, grâce à la formule des associations diocésaines, et les relations diplomatiques avec le Saint-Siège ont été rétablies.
L'évolution s'est poursuivie dans ce sens et la laïcité contemporaine ne se présente nullement comme une dénégation du religieux.
Aujourd'hui, les associations diocésaines sont fiscalement assimilées aux associations d'utilité publique. Les aumôneries sont autorisées dans tous les établissements d'enseignement qui ne sont pas du premier degré. Les établissements d'enseignement privés peuvent conclure un contrat avec l'Etat et recevoir un financement public tout en conservant leur « caractère propre ». Et l'installation récente du Conseil français du culte musulman, aboutissement des efforts successifs de plusieurs ministres de tendances politiques différentes, montre que l'esprit de dialogue est bien là.
Cette laïcité apaisée est, en réalité, la forme française d'une évolution qui s'observe chez tous nos partenaires européens. Les législations varient certes d'un pays à l'autre, parce qu'elles sont le résultat des histoires nationales, mais, dans la réalité, les pratiques sont de plus en plus convergentes : partout est assurée la liberté de conscience et de culte, garantie par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, dans un cadre prenant en compte les différentes confessions et les différentes options philosophiques.
Cette convergence se traduit d'ailleurs dans le projet de Constitution pour l'Europe.
Le préambule de ce projet fait référence aux « héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe » comme une source d'inspiration. Le corps du projet contient un article, l'article 51, relatif au statut des Eglises et des organisations non confessionnelles : cet article dispose que l'Union respecte le statut des Eglises et des organisations non confessionnelles dans les Etats membres et qu'elle maintient un « dialogue ouvert » avec ces Eglises et organisations au titre de leur « contribution spécifique ».
Ce texte traduit bien, me semble-t-il, la convergence des pays européens vers l'idéal d'une laïcité ouverte, d'une laïcité de dialogue, bien loin d'une dénégation du fait religieux.
Pour ce « modèle européen », il est vrai, la présence de communautés musulmanes nombreuses constitue à certains égards un défi. Historiquement, l'Europe s'est affirmée contre l'islam : sans l'antagonisme de la chrétienté et de l'islam, au Moyen Age, la notion même d'Europe aurait sans doute gardé la faible portée qu'elle avait sous l'Empire romain. De ce fait, notre conception et nos pratiques de la laïcité sont tributaires d'un contexte où les seules religions qui comptaient étaient les différentes branches du christianisme ainsi que le judaïsme.
L'islam apporte avec lui des règles et des traditions différentes et, dans son cas, la distinction du religieux et du politique paraît plus difficile à appliquer.
Presque tous les pays de l'Union ont à gérer aujourd'hui cette diversité religieuse plus grande. Un peu partout, face à cette nouveauté qui dérange, apparaît la tentation d'un retour aux recettes du passé. En France, certains prêchent le retour à une conception ultrarigoriste de la laïcité ; dans d'autres pays européens, au contraire, certains cherchent à faire des religions établies un élément de l'identité nationale, de manière à limiter la place des communautés musulmanes dans l'espace public. Dans les deux cas, on ne veut pas reconnaître - littéralement, on ne veut pas « voir » - le nouveau contexte religieux de l'Europe.
Cette tactique de l'autruche, cette volonté de retour à un passé idéalisé ne peuvent conduire qu'à une impasse.
La bonne réponse consiste au contraire à intégrer les musulmans au sein d'une pratique ouverte de la laïcité, où ils doivent trouver pleinement leur place, quelles que soient les difficultés à résoudre.
Comment appliquer cette orientation générale au problème du voile islamique ?
Je crois que nous devons distinguer clairement le cas des agents publics de celui des usagers du service public.
Pour ce qui est des agents publics, nous devons demander un strict respect du principe de neutralité, ce qui exclut notamment le port du voile islamique.
Je sais bien que certains pays européens ont tranché dans un sens différent : c'est le cas de la Grande-Bretagne et de la majorité des Länder allemands. Mais notre tradition constitutionnelle doit nous conduire à être plus exigeants qu'eux. Il serait contraire aux bases de notre droit qu'une juge, une jurée, une enseignante ou une policière porte le foulard islamique.
La situation des usagers du service public n'est pas la même : nul ne comprendrait qu'une musulmane soit sommée d'ôter son foulard en entrant dans un bureau de poste ou dans un commissariat. Des usagers du service public, on peut exiger qu'ils s'abstiennent de tout prosélytisme, de toute propagande, de toute provocation, mais sans aller au-delà. Toutefois, où situer la frontière dans le cas du service public de l'éducation ?
Nous sommes les seuls, au sein de l'Union européenne, à tenter de répondre à cette question par une loi, censée au demeurant s'appliquer de la même manière de Dunkerque à Nouméa. Dans les autres pays, c'est une approche au cas par cas qui règne, généralement sans susciter de conflit.
Notre solution est-elle la meilleure ?
Je reconnais volontiers que la situation des proviseurs et des conseils de discipline est aujourd'hui difficile lorsqu'ils doivent régler ce type de problème, même s'ils peuvent s'appuyer sur l'avis rendu en 1989 par le Conseil d'Etat.
Peut-être leur tâche sera-t-elle désormais facilitée par la possibilité de s'appuyer sur l'autorité de la loi, même si, par ailleurs, la marge d'appréciation que laisse subsister le nouveau texte est à peine moins grande que celle qui résulte de l'avis du Conseil d'Etat.
Mais, demain comme hier, tout sera dans la mise en oeuvre d'un principe général qu'on ne peut définir de manière très précise.
On ridiculisera la laïcité si, à la fin, on aboutit à une sorte de casuistique où tout se résumera à la longueur et à la largeur de tel ou tel accessoire susceptible d'avoir une signification religieuse.
Le résultat ne sera pas meilleur si l'on se met à traquer les plus petits signes de religiosité, car on suscitera autant de problèmes qu'on en aura résolus, tout en faisant le jeu des intégristes, qui pourront dire que la tolérance n'est nulle part.
L'essentiel sera donc d'appliquer ce texte avec mesure et discernement, dans un esprit constructif, et en évitant de tout ramener à la seule question du voile islamique.
Cette loi, nous devons le reconnaître, est, en effet, mal perçue par nombre de nos compatriotes musulmans, qui s'estiment seuls sur la sellette. Et, à l'extérieur de nos frontières, elle n'est souvent pas comprise, ou elle est mal interprétée dans de nombreux pays.
Pour désarmer ces préventions, il faudra montrer la laïcité sous un angle positif, montrer que son sens est de faire vivre ensemble des jeunes aux convictions différentes, non pas en gommant systématiquement ces différences - car alors il n'y aurait pas apprentissage de la vie commune -, mais en leur enseignant à modérer leur expression dans un climat de respect mutuel.
Notre modèle de laïcité repose sur des équilibres fragiles qu'il faut approcher, je crois, avec beaucoup de prudence. Nous l'avons bien vu en matière d'enseignement, récemment encore, avec les mobilisations suscitées par le projet Savary, puis par le projet Bayrou : dès que l'on veut modifier ces équilibres, on se heurte à quelque chose de très profond.
C'est pourquoi il ne faudrait surtout pas que ce texte finisse, de fil en aiguille, par relancer des polémiques que l'on croyait apaisées.
On entend dire, ici et là, qu'il faudrait étendre la nouvelle loi aux établissements privés, supprimer les aumôneries des lycées et collèges, et pour finir abroger le statut particulier dont bénéficie l'Alsace-Moselle.
M. Jean Chérioux. Ah !
M. Hubert Haenel. J'espère que les tentatives susceptibles de réveiller ces polémiques, ces vieux démons, s'éteindront après le vote de la loi.
En ma qualité de sénateur alsacien et de président de la commission d'harmonisation du droit local d'Alsace-Moselle, je voudrais en particulier dire quelques mots du régime propre à ces trois départements.
Les Alsaciens-Mosellans sont particulièrement attachés au régime concordataire et aux lois spécifiques concernant l'enseignement. Ils ne comprennent pas que ce régime soit si souvent présenté comme une entorse au principe de laïcité.
Le principe de laïcité, je le répète, signifie respect de la liberté de conscience et de religion, neutralité de l'Etat à l'égard des convictions philosophiques ou religieuses, non-discrimination en matière religieuse.
Le droit local est parfaitement conforme à ce principe, même s'il le met en oeuvre autrement que ne le fait le droit général. (M. Michel Dreyfus-Schmidt s'exclame.)
Toutes les religions, sans exception, peuvent bénéficier du statut des associations de droit local, et peuvent ainsi recevoir un soutien public dans les mêmes conditions que les autres activités culturelles, sociales ou philosophiques. Les droits des non croyants sont garantis. Contrairement à ce qui est parfois affirmé, les cours d'enseignement religieux ne sont jamais obligatoires !
En Alsace-Moselle, l'Etat reste indépendant et séparé des cultes. Il ne promeut aucune croyance. (M. Michel Dreyfus-Schmidt en doute.)
Les cultes n'ont pas d'emprise sur lui. Comme dans le reste de la France, l'Etat est cependant attentif aux effets des activités religieuses sur la vie collective et peut intervenir par des mesures « négatives » de police des cultes. Mais il peut aussi, du fait de la non-introduction de la loi de 1905, prendre des mesures positives, consistant à accorder certaines aides sous condition.
Cette possibilité permet à l'Etat de disposer en Alsace-Moselle d'un instrument supplémentaire de régulation : l'attribution de statuts particuliers à certains cultes.
Le sens de ces statuts a évolué avec l'histoire. D'une part, ils ont un caractère volontaire : les cultes concernés peuvent en sortir, l'Etat pourrait les dénoncer, aucune des deux parties n'est contrainte. D'autre part, en fonction du contexte particulier de chaque culte, des rapports de droits et d'obligations spécifiques sont établis. Dans ce cadre, des aides publiques sont institutionnalisées en faveur du culte concerné.
Ces rapports de coopération ne remettent pas en cause la neutralité de l'Etat ni la séparation de l'Etat et des organisations religieuses.
L'Etat ne poursuit aucun objectif religieux dans ses rapports avec les autorités religieuses.
L'Etat reste clairement séparé des cultes. Les rapports de type conventionnel ne suppriment pas l'autonomie des parties concernées.
On voit que, loin d'être une anomalie dans notre laïcité moderne, le statut de l'Alsace-Moselle en est une des traductions, une des formes possibles.
Rien ne justifierait sa remise en question et je souhaiterais vivement, monsieur le minsitre, que vous nous confirmiez que telle est bien la position du Gouvernement.
En conclusion, tout bien pesé, je voterai le projet de loi, non sans réserve ni sans inquiétude, on l'aura compris, mais avec le sentiment que plus la majorité sera large, moins ce texte pourra être interprété comme un texte de division et de combat, ce qu'il ne doit surtout pas être. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Il faut appliquer le concordat à tout le monde !
M. le président. Monsieur Dreyfus-Schmidt, je vous en prie, vous n'avez pas la parole !
M. Jean Chérioux. C'est la censure de M. Dreyfus-Schmidt qui s'exprime !
M. le président. La parole est à Mme Danielle Bidard-Reydet.
Mme Danielle Bidard-Reydet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la laïcité est notre bien commun, notre débat l'a montré. Les différents intervenants ont, chacun à leur manière, réaffirmé leurs principes, tout en faisant part de leurs doutes, voire de leurs craintes. De nombreuses interrogations ont été formulées, dans un esprit toujours constructif.
Je souhaite aborder ce texte en trois temps : d'abord, en rappelant ce qu'a été la construction de notre laïcité ; ensuite, en vous faisant part de mon appréciation sur le projet proposé, de mes craintes et de mes interrogations ; enfin, en recherchant ce que nous devons faire pour corriger les vrais dysfonctionnements et s'attaquer aux véritables causes d'une intégration incomplètement réussie.
La laïcité, cela a été dit, est une avancée démocratique considérable. En séparant, dans le domaine public, le religieux du politique, les législateurs de la Révoltion française ont abandonné le tout-puissant droit divin révélé pour un droit construit par les êtres humains. C'était une rupture historique, complétée pendant plus de deux siècles par de nombreux textes, dont les principaux sont les lois sur la laïcité de Jules Ferry en 1882 et les lois de séparation de l'Eglise et de l'Etat en 1905, auxquels il faut ajouter, je crois, l'avis du Conseil d'Etat en 1989.
Au-delà des tensions passagères, ces lois soutenaient les principes universels de la liberté de conscience, de la liberté d'expression, y compris religieuse. Elles avaient été élaborées dans un contexte politique, social et religieux où quatre cultes étaient officiellement reconnus : catholique, luthérien, réformé et israélite.
Ces lois ont organisé concrètement trois laïcisations : celle des programmes, celle des locaux, celle des enseignants.
J'ajoute qu'une obligation d'assiduité était énoncée. Je pense donc que mes collègues qui dénoncent l'absentéisme ou le refus d'assister à des cours obligatoires ont raison. Cependant, sur ce point, des textes existent déjà. Le problème est celui de leur application.
Cette laïcisation ne s'appliquait pas aux élèves. Ces lois, qui voulaient conforter le pacte social, ne se voulaient pas lois d'exclusion, mais, au contraire, lois de paix scolaire. En rassemblant des élèves d'origines diverses, elles impliquaient le respect des différences dès lors que celles-ci n'étaient ni agressives, ni violentes, ni discriminatoires.
L'objectif était déjà l'apprentissage du « vivre ensemble », avec le sentiment que la connaissance d'êtres humains différents était source d'enrichissement personnel et de tolérance.
Ces choix nécessitaient et nécessitent toujours un engagement constant et vigilant, mais ils sont porteurs d'épanouissement personnel et collectif. Rappelons-nous l'Andalousie, où chrétiens, juifs et musulmans ont su, en acceptant et conjuguant leurs différences, construire une civilisation d'une extrême richesse.
Notre école laïque a su accepter des aménagements : autorisation des absences pour fêtes religieuses, menus adaptés en fonction des choix alimentaires. Elle a fait oeuvre de raison, de justice et de prudence.
Le Conseil d'Etat, en 1989, a lui-même reconnu que « le port par des élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n'est pas en lui-même incompatible avec le principe de laïcité ». Il mettait pourtant en garde contre le trouble à l'ordre public et les atteintes au fonctionnement normal du service public.
Des événements nouveaux sont intervenus. Fallait-il prendre en compte ces évolutions ? Oui, je le pense. Fallait-il mener une ample réflexion pour enrichir notre laïcité ? Oui, je le pense. Fallait-il adapter notre laïcité aux évolutions de notre pays et à celles du monde moderne ? Oui, je le pense. Falllait-il associer le maximum d'intervenants à cette nécessaire réflexion ? Oui !
Mais ce projet de loi ne me satisfait pas, et je souhaite expliquer pourquoi.
Ma première remarque se rapporte à l'aspect réducteur du texte. Ainsi, les principes forts et si complexes de la laïcité se réduisent ici à un simple aspect religieux. Ils occultent aussi, à mon avis, la question fondamentale qui est la question sociale : échec scolaire des jeunes appartenant aux catégories sociales les plus pauvres - quartiers refermés sur eux-mêmes où se concentrent chômage, misère, absence de perspectives - et établissements où sont souvent concentrés de tout jeunes enseignants, sans expérience, déroutés devant des élèves déjà fragilisés par la vie et qui apportent à l'école la part de violence qu'ils subissent par ailleurs.
J'ajouterai que l'annonce de ce projet de loi, consécutive à une médiatisation excessive martelant les consciences, amalgamant de nombreux problèmes, suscitant les fantasmes et les peurs, n'a pas bénéficié de la sérénité nécessaire. Heureusement, les choses sont désormais apaisées.
Ma deuxième remarque porte sur l'aspect de fausse égalité entre différents signes d'appartenance religieuse. Les petites croix, les médailles religieuses, sont facilement dissimulables ; les kippas, assez rares à l'école publique, n'ont jamais posé, à ce jour, je crois, de problèmes.
Reste le voile. C'est donc lui qui justifie ce texte de loi, dont l'objectif est son interdiction.
Mais regardons ce problème en face, avec lucidité, sans faux-semblants.
Il est incontestable que, depuis des années, le port du voile pour les jeunes filles musulmanes scolarisées s'est accru au même rythme que dans la société. Il est le reflet de l'islam, devenu la deuxième religion en France.
Jusqu'à ce jour, sauf dans quelques cas extrêmement rares qui ont troublé l'ordre public, tous les autres cas, soit presque 95 %, ont été réglés par le dialogue, la discussion avec les jeunes filles ou avec leurs parents.
Nous allons donc légiférer pour une très faible minorité, alors qu'une large majorité de musulmans ne posent aucun problème.
Troisième remarque : le voile et la dignité des femmes.
C'est une des questions qui a le plus touché les femmes, et je le comprends. Je partage avec elles le sentiment que le voile imposé aux femmes est la marque d'une volonté religieuse de les stigmatiser et je suis solidaire de toutes celles qui luttent contre cette forme de discrimination.
Nous devons rendre hommage aux musulmanes qui se sont révoltées contre l'obligation du port du voile : certaines y ont laissé leur vie.
Mais il n'est pas inutile de rappeler que les trois grandes religions monothéistes - chrétienne, juive, musulmane - ont toutes plus ou moins adopté une attitude discriminatoire à l'égard des femmes, présentées comme inférieures, immatures, éternelles mineures, voire dangereuses.
Notre société en a été imprégnée et nous nous en détachons progressivement, plus ou moins rapidement. Cela a été notre combat de femmes et nous le continuons. Pour ce faire, nous avons besoin des femmes musulmanes qui vivent avec nous, et je ne crois pas que nous les convaincrons par l'exclusion.
En effet, les motivations du port du voile sont multiples. Pour certaines, c'est l'expression d'une forme de religiosité, d'attachement à leurs racines et à leur culture. Pour d'autres, c'est une sorte de provocation d'adolescentes contre leur environnement familial.
Enfin, le phénomène le plus préoccupant apparaît avec les jeunes filles mises en condition, obligées de porter le voile sous menace de représailles et de diverses violences. Ces jeunes filles sont déjà des victimes qui, cela a été dit, nous interpellent.
Quelle réponse la loi leur donne-t-elle ? Si, sous la pression de leur environnement, elles refusent de quitter le voile, elles seront exclues de l'école.
Nous vivrons alors, monsieur le ministre, ce paradoxe de contribuer nous-mêmes à exclure de l'école de jeunes adolescentes pour les renvoyer à la maison, sous l'autorité de ceux qui les maintiennent en dépendance, coupées de l'éducation, du contact des autres, et donc d'une possible émancipation. Les exclure de l'école, c'est les cantonner dans la soumission.
Que faire alors pour aborder les vrais problèmes auxquels nous sommes confrontés ? En effet, je ne pense pas que cette loi pourra les régler, je ne pense pas qu'elle apportera une réponse satisfaisante aux inquiétudes et au mal-être du corps enseignant, lequel ressent fortement la crise qui, traversant la société, se retrouve à l'école, car celle-ci ne peut être découplée de celle-là. Non, je ne pense pas que cette loi confortera notre laïcité ; elle risque, au contraire, d'accroître les différences et les inégalités, en renforçant les communautarismes. A côté des écoles juives, des écoles confessionnelles, des écoles privées, verra-t-on se développer des écoles coraniques ? Je le crains.
Quelle attitude l'école publique adoptera-t-elle face aux sikhs qui refusent d'enlever leur turban ou aux jeunes hindoues portant un point rouge entre les yeux ?
Comment interpréter la demande forte de nos collègues Daniel Hoeffel, Hubert Haenel et Paul Vergès qui, les uns et les autres, souhaitent une dérogation pour leur département ?
Comment occulter les positions de nos voisins européens sur ce problème ? En Allemagne, le port du voile est admis. Il en est de même au Danemark et en Grande-Bretagne. En Belgique, les conflits sont réglés localement. En Espagne, le port du foulard dans les établissements publics d'enseignement se développe sans aucun débat.
Au-delà de cet environnement immédiat, notre attitude est incomprise par la majorité des pays du monde, y compris bien sûr les pays musulmans.
Cette loi peut avoir un mérite, celui de nous avoir permis de parler de la laïcité et de fournir le point de départ d'une véritable réflexion, plus large, pour adapter notre laïcité au monde complexe dans lequel nous vivons.
La commission Stasi a déjà proposé toute une série de mesures. Ne serait-il pas nécessaire de s'en inspirer ? En 2005, c'est-à-dire l'année prochaine, nous fêterons le centenaire des lois laïques de notre République et nous aurons à établir le bilan de cette loi, ainsi que le législateur l'a voulu. Je souhaite que, durant cette période, nous soyons avec beaucoup d'autres associés à une réflexion permettant de construire un projet ample et généreux et d'offrir à notre pays, ainsi qu'à la communauté internationale, une vision dynamique, respectueuse des principes et des droits humains, pour créer une nouvelle laïcité à partager. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
(M. Jean-Claude Gaudin remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)