PRÉSIDENCE DE M. DANIEL HOEFFEL

vice-président

M. le président. La séance est reprise.

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CANDIDATURES

À UN ORGANISME EXTRAPARLEMENTAIRE

M. le président. Je rappelle au Sénat que M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir procéder à la désignation de trois sénateurs appelés à siéger au sein du Conseil d'orientation pour la prévention des risques naturels majeurs.

Les commissions des affaires économiques, des affaires culturelles et des lois ont fait connaître qu'elles proposent respectivement les candidatures de MM. Yves Détraigne, Ambroise Dupont et Jean-Pierre Schosteck pour siéger au sein de cet organisme extraparlementaire.

Ces candidatures ont été affichées et seront ratifiées, conformément à l'article 9 du règlement, s'il n'y a pas d'opposition à l'expiration du délai d'une heure.

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ÉVOLUTIONS DE LA CRIMINALITÉ

Suite de la discussion d'un projet de loi

en deuxième lecture

Discussion générale (interruption de la discussion)
Dossier législatif : projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité
Exception d'irrecevabilité (début)

M. le président. Nous reprenons la discussion en deuxième lecture du projet de loi, adopté avec modifications par l'Assemblée nationale en deuxième lecture, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité.

Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Pierre Fauchon.

M. Pierre Fauchon. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, on ne sera pas surpris de me voir consacrer mon intervention à la question du statut pénal de la grossesse. En effet, certains d'entre nous se souviennent du débat qui s'est tenu l'an dernier sur cette question, à l'issue duquel le Sénat a décidé de consacrer une proposition de loi autonome à ce problème, proposition de loi que j'ai reçu mission d'établir. Elle reçut la signature de plus de soixante sénateurs, en tête desquels M. René Garrec, président de la commission des lois, et M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales.

M. René Garrec, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. C'est exact !

M. Pierre Fauchon. J'ai bien dit que j'évoquerais la question du statut pénal de la grossesse et non celle du statut pénal de l'enfant à naître. La confusion, malheureuse, de ces deux notions explique, en partie au moins, les mouvements auxquels le texte issu de l'amendement du député Garraud a donné lieu.

La question peut, me semble-t-il, se résumer ainsi : dès lors que le statut pénal de la grossesse, tel que fixé par la Cour de cassation voilà trois ans, ne comporte aucune disposition applicable en cas de perte d'un enfant à naître par suite d'actes d'imprudence, est-il possible de remédier à cette lacune sans aborder la question délicate du statut de cet enfant lui-même et, selon certains, sans mettre en cause, du même coup, la législation sur l'IVG ?

Il existe donc deux questions distinctes et je vous supplie de bien vouloir vous efforcer de les distinguer. La première relève d'une analyse juridique que nous devrions pouvoir considérer en toute sérénité. La seconde, au contraire, prête inévitablement le flanc à des interprétations, à des attaques politiques fondées soit sur le texte proposé, qui peut être plus ou moins suspect, soit sur les arrière-pensées supposées de ses auteurs.

C'est sous le signe de ces arrière-pensées supposées ou réelles, je ne m'en fais pas juge, que se profile le spectre du procès en sorcellerie auquel nous assistons, avec le concours jubilatoire d'une partie de la presse. Je dis « procès en sorcellerie » parce que le schéma de l'accusation est, selon l'usage séculaire, le suivant : quoi que vous puissiez dire ou faire, nous avons de bonnes raisons de penser que vos arrière-pensées sont condamnables, et vous serez donc condamné.

Revenons à la première question : est-il acceptable que l'imprudence, éventuellement très grave, d'un tiers ayant pour seule conséquence d'interrompre le processus de la grossesse ne constitue pas une faute pénale, alors que n'importe quelle blessure due à la même cause et entraînant une incapacité de trois mois constitue un délit quotidiennement réprimé par la jurisprudence ?

Telle est cependant la situation créée par un arrêt des chambres réunies de la Cour de cassation du 29 juin 2001, qui a déjà été cité à plusieurs reprises, qui a refusé non sans raison d'assimiler l'enfant à naître à une personne et constaté l'absence de règle pénale spécifique.

Rendant compte de ses décisions dans son rapport pour 1999, la Cour appelait à une intervention législative en termes exprès. Il est regrettable que le gouvernement de l'époque n'ait pas répondu à cette demande, ce qui, me semble-t-il, aurait coupé court au débat dans lequel nous sommes maintenant empêtrés.

Telle est la question essentielle. Si je ne me laisse pas aller à la dramatiser, c'est par pudeur et non parce que le sujet ne se prête pas à une telle dramatisation. Songeons tout de même que telle faute de conduite ou telle erreur d'hospitalisation, parfois grossière, comme l'interversion de deux patientes qui s'est produite il n'y a pas si longtemps, peut mettre brutalement fin à l'existence d'un être embryonnaire qui cristallise l'investissement physique, moral, affectif d'une femme, d'un père et de toute une famille ! Comment admettre que cela ne constitue pas un délit dans une société qui connaît d'innombrables cas de délits non intentionnels infiniment moins graves ?

On peut souhaiter réviser le système des délits non intentionnels, mais cela représente un immense programme. En l'état, il ne s'agirait pas d'un délit alors que la pollution par maladresse des rivières en est un et que le fait de porter atteinte à la vie d'un animal constitue à tout le moins une contravention sanctionnée pénalement !

On ne peut considérer cette perspective, me semble-t-il, sans en être ému. Si quelqu'un dans cette assemblée pense que cela est un élément négligeable, je l'autorise dès maintenant à m'interrompre pour me dire : « Monsieur, ce n'est pas si grave que cela : de quoi vous souciez-vous ? »

Comme je ne suis pas interrompu, je poursuis...

Le temps manque pour approfondir l'analyse juridique. Ajoutons cependant qu'il y a non seulement déni de justice mais aussi absurdité totale, caricaturale, résultant du fait que les conséquences pénales de l'atteinte à l'enfant à naître avant sa naissance retrouvent toute leur réalité dès lors que l'enfant voit le jour, même s'il ne le voit que pour quelques minutes, car il s'agit alors d'un être autonome. Les atteintes qu'il a pu subir par suite d'imprudence avant sa naissance sont alors poursuivies très normalement, comme à l'égard de tout être vivant.

C'est ainsi qu'un arrêt de la Cour de cassation du 2 décembre dernier a confirmé un jugement condamnant à un an d'emprisonnement avec sursis le responsable d'un accident de la circulation pour homicide involontaire sur la personne d'un enfant décédé une heure après sa naissance « des suites des lésions vitales irréversibles subies au moment du choc », c'est-à-dire avant sa naissance. Un autre arrêt récent a refusé de condamner, l'enfant étant décédé juste avant de voir le jour. Telle est la situation.

Il résulte de ces décisions que l'auteur de telles atteintes a un intérêt sinistre mais évident à ce que l'enfant à naître ne survive pas, ce qui est tout de même embarrassant, pour ne pas dire accablant et bouleversant.

Cette jurisprudence de 2003 montre que nous ne sommes pas en présence d'affaires anciennes, de caractère exceptionnel. Si de telles affaires n'étaient apparues qu'une ou deux fois, et si de nouvelles n'allaient pas apparaître avant longtemps, on pourrait estimer qu'il n'y a pas lieu de légiférer pour des circonstances tout à fait exceptionnelles. Or ces affaires se multiplient. Une est actuellement en cours de jugement à Thionville, le journal Le Monde en a rendu compte il y a dix jours. Une autre a été jugée devant la cour d'appel de Bourges, mon secteur, voilà seulement quelques jours.

L'actualité ne manquera pas, inexorablement, de nous replacer face à ces problèmes, et cela devrait nous engager, quel que soit notre degré de conviction, à ne pas laisser sans réponse la question posée dans le rapport de la Cour de cassation déjà cité, relayé lui-même dans un communiqué de l'académie de médecine il y a une quinzaine de jours et, plus récemment encore, par une soixantaine de professeurs de droit pénal, qu'il ne suffit tout de même pas de qualifier de « bande de calotins », comme l'a fait un certain journal. Il faut donc croire que le problème est sérieux.

L'Assemblée nationale, largement persuadée de la nécessité de résoudre ces problèmes, a cru pouvoir le faire en reprenant la formulation proposée par M. Garraud et en y ajoutant diverses dispositions, en particulier touchant les actes médicaux. Le tout a provoqué les réactions que l'on sait et créé une sorte de « terrorisme intellectuel » dans cette affaire.

Je me garderai de porter des appréciations sur ces réactions. Elles émanent de milieux responsables dont nous ne pouvons ignorer les inquiétudes, même si elles nous surprennent.

J'ai milité personnellement aux côtés de ces associations, en particulier au planning familial, à l'époque où, au cabinet de Jean Lecanuet, je soutenais de mon mieux le projet de loi de Mme Veil. Croyez-moi, le climat était autrement plus ouvert à la polémique parmi les amis les plus proches du garde de sceaux, du chef de l'Etat d'alors, M. Giscard d'Estaing, et du chef du gouvernement de l'époque, M. Chirac ! Par conséquent, je comprends bien les soucis de ces associations.

Je m'interroge néanmoins, s'agissant par exemple de l'association pour le planning familial. Il semble qu'elle ne devrait pas être moins attachée au respect d'un projet familial, immense espérance anéantie par une faute de négligence, qu'au respect du refus de procréation ! Car le planning familial consiste à ne pas avoir d'enfants quand on n'en veut pas, et à en avoir quand on le veut, si j'ai bien compris.

Nous sommes nombreux ici à penser - et je souhaiterais que nous soyons tous d'accord - qu'il convient de donner à ce problème une réponse à l'abri de tout soupçon.

Cependant, je mesure les difficultés politiques suscitées par ce débat, qui ont obligé certains d'entre nous, et non des moindres, monsieur le garde des sceaux, à formuler successivement des appréciations différentes sur les textes en débat.

De ces divergences, je dirai tout simplement qu'elles témoignent de la bonne foi de leurs auteurs. Je préfère les auteurs qui, à première vue, sur le fond, se rallient à un texte et qui, ensuite, dans une démarche naturellement plus politique, ce qui est dans la nature de la vie publique, sont conduits à modifier leur position. C'est plutôt un signe de bonne foi.

La réunion de la commission des lois qui a eu lieu la semaine dernière m'a permis de constater qu'il y avait, à l'égard du texte voté par l'Assemblée nationale, une opposition unanime sur les motivations de laquelle il convient sans doute de ne pas trop s'interroger. Je ne m'y risquerai pas. Si je me suis abstenu, comme la presse a bien voulu le rappeler, ce n'est pas pour exprimer un soutien particulier à ce texte, mais pour exprimer mon désir de voir aboutir un autre texte, qui, encore une fois, ne susciterait pas de difficultés. Je souhaite que l'on n'enterre pas purement et simplement ce problème.

Nous en sommes là et je ne tenterai pas, dans un tel climat, de convaincre qui que ce soit dans l'immédiat. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je n'ai pas déposé l'amendement que j'avais préparé et dont, je tiens à le dire, j'ai la faiblesse de penser qu'il neutralisait les difficultés, notamment parce que l'expression « interruption involontaire de grossesse », qui crée une confusion dans l'esprit du public, n'y était pas employée. Il comportait d'ailleurs un volet destiné à apaiser l'inquiétude légitime des médecins, qu'il ne faut pas négliger. Il constituait une sorte de complément à la loi que vous avez bien voulu voter, sur ma proposition, en 1996. Mais je n'ai finalement pas déposé cet amendement. A quoi bon ? Je préfère ne pas m'exposer à un rejet pour que la question reste ouverte.

La question n'en est pas moins posée et ceux pour qui la situation de la femme enceinte ne mérite pas une telle indifférence, de même que ceux pour qui la liberté de la procréation appelle non pas un respect unilatéral, mais un double respect - celui de ceux qui ne souhaitent pas avoir d'enfants, mais aussi celui de ceux qui souhaitent en avoir - doivent s'interroger sur la façon pour le Sénat et l'Assemblée nationale d'apporter à cette question une réponse qui ne soit pas celle de Ponce Pilate. Or nous en sommes actuellement à ce stade.

Je propose en toute modestie que nous y réfléchissions, n'ayant pas d'autorité particulière pour prendre une décision en la matière.

A cet égard, une formule me paraît intéressante : la commission des lois, en coopération avec la commission des affaires sociales, pourrait créer un groupe de travail spécial pour rechercher une solution fondée si possible sur un consensus. Nous l'avons fait naguère pour la responsabilité des décideurs publics, et cela a ouvert la voie aux lois de 1996 et de 2000, dont l'utilité n'est, semble-t-il, pas douteuse.

Je formule donc cette suggestion, ce qui m'évite de conclure mon intervention par les propos désabusés que ces péripéties pourraient inspirer à un observateur peut-être plus lucide, mais aussi moins constructif que je m'efforce de l'être.

M. le président. La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Je souhaite apporter quelques éléments de réponse aux intervenants avant d'examiner, article par article, les différentes questions qui ont été évoquées.

Je tiens tout d'abord à remercier une nouvelle fois le rapporteur, M. Zocchetto, pour le très important travail qui a accompli, y compris à l'occasion de cette deuxième lecture.

J'observe que les quatre lectures - deux à l'Assemblée nationale, bientôt deux au Sénat - permettent heureusement de « décanter » nombre de sujets. Il ne faut pas en faire une critique du débat parlementaire qui serait pour le moins surprenante. Il me paraissait en effet important, sur un tel texte portant en particulier sur la procédure pénale, d'avoir le temps de la concertation.

Je rappelle que j'ai ouvert la discussion avec les professionnels de la justice par une note d'orientation en décembre 2002. Le texte a ensuite été élaboré puis présenté en conseil des ministres. Il est maintenant en discussion devant le Parlement depuis le mois de mai 2003.

On ne peut pas à la fois souhaiter que le débat parlementaire soit le plus large possible et regretter que les parlementaires, exerçant leur droit d'amendement, « alourdissent » - cette expression n'est pas de moi - le texte pour le modifier et, éventuellement, le rallonger. Au Sénat, notamment - je l'ai déjà dit ce matin -, deux amendements très importants ont été déposés sur le mandat d'arrêt européen, ce qui me paraît très positif.

Mme Gautier a évoqué le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d'infractions sexuelles. Je veux la remercier de resituer le débat sur son juste terrain, celui de la prévention de la récidive. Il était important de répondre à cette question de manière équilibrée et pondérée. C'est ce qu'a fait le Sénat en première lecture, et il le précisera lors de cette deuxième lecture. Nous aurons donc l'occasion d'en reparler.

M. Saugey a abordé la question des infiltrations. A cet égard, le Gouvernement a adopté, dès le départ, une position raisonnable. A l'évidence, son souci est de veiller à la conformité du dispositif avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Ce point de vue n'a pas changé et j'aurai sans doute l'occasion de le rappeler au cours du débat.

Mme Borvo a souligné que le texte constituait un changement. Bien entendu ! S'il s'agissait de laisser les choses en état, il serait inutile d'élaborer un nouveau texte de loi. C'est effectivement un changement important, mais je l'assume : il est non pas insidieux, mais explicite.

Par ailleurs, s'agissant des questions financières, je ne comprends pas très bien, madame Borvo, votre intervention de ce matin, qui dénonçait le fait que ce texte ne concernerait en rien les délits financiers. C'est inexact ! En particulier, j'ai la conviction qu'en mettant en place un certain nombre de juridictions spécialisées sur le territoire - probablement sept - qui bénéficieront ainsi d'un parquet spécialisé dans les affaires internationales et de juges d'instruction spécialisés, nous disposerons là d'équipes techniques, que j'appelle, reprenant une expression médicale, des « plateaux techniques ». Ce dispositif nous permettra, pour les grandes affaires financières, d'avoir une capacité de réaction. Ces affaires ont en effet tendance à se développer aujourd'hui compte tenu de la dimension internationale du milieu de la finance et des facilités de transfert de sommes d'argent très importantes d'un pays à l'autre. Je pense sincèrement que ces juridictions spécialisées nous permettront de mieux lutter contre la délinquance financière.

S'agissant du projet de loi qui vous est soumis, il est le résultat d'un travail parlementaire : il est vrai que, sur un certain nombre d'articles, ce texte ne correspond pas à celui que j'avais proposé, mais je suis surpris que ce reproche soit formulé par une assemblée parlementaire. Il appartient maintenant au Sénat de dire ce qu'il souhaite. Il reviendra ensuite à la commission mixte paritaire de jouer son rôle, et de parvenir, j'imagine, à un bon accord avec l'Assemblée nationale.

Enfin, je voudrais vous redire, madame Borvo - je crois en effet vous l'avoir déjà dit, mais je l'ai sans doute mal explicité, car je ne vous ai pas convaincue -, qu'il ne s'agit pas du tout pour moi, avec le plaider-coupable à la française, de basculer vers le système accusatoire américain. Cela n'a rien à voir ! J'ai d'ailleurs entendu que certains membres de l'opposition regrettaient maintenant que tel ne soit pas le cas. Je n'avais pas cru comprendre qu'il en était ainsi lors de la première lecture, mais le débat nous permettra sans doute d'aller plus loin dans l'analyse.

S'agissant de la prison, on ne peut pas dire que la question carcérale n'est pas présente dans ce texte. L'ensemble des amendements que nous avons élaborés, en particulier à partir du rapport de M. Jean-Luc Warsmann concernant l'aménagement des fins de peine et les alternatives à l'incarcération, vont dans le sens d'un aménagement de la situation carcérale.

Par ailleurs, indépendamment de ce texte, j'ai engagé toute une série de réformes, d'améliorations en termes de moyens qui vont nous permettre, au fil de ces toutes prochaines années, de rendre plus satisfaisante la situation dans nos prisons, qui en avaient bien besoin.

Je voudrais dire à M. Badinter que je partage son point de vue sur le rôle positif de la Cour européenne des droits de l'homme, et je le remercie d'avoir rappelé un peu l'historique de l'adhésion de la France à cette démarche, que je crois bonne. Comme vous, monsieur Badinter, je suis convaincu de l'importance d'une juridiction internationale permettant de faire avancer le droit dans nos différents pays et de servir, en quelque sorte, de référence à chacune et à chacun d'entre nous, c'est-à-dire aux responsables des pays qui respectent cette approche et la primauté du droit.

L'augmentation des moyens de la police judiciaire dans des cas strictement définis et sous le contrôle des magistrats des juridictions spécialisées me paraît pouvoir être une option raisonnable. Ces juridictions seront en effet composées de personnes qui auront le profil nécessaire et la volonté de traiter de ces sujets. Elles auront ainsi la capacité, je dirai presque technique, de contrôler, de suivre la police judiciaire, y compris dans l'utilisation de ses moyens d'enquête exceptionnels dédiés à la lutte contre cette criminalité internationale, dont nous savons, les uns et les autres, l'importance et dont je crains très sincèrement le développement. J'étais encore, voilà quelques heures, en Hongrie, et j'ai eu l'occasion d'en discuter avec mon collègue hongrois, qui est par ailleurs un avocat connu de Budapest : il est également préoccupé par le développement de la criminalité internationale.

Nous devons lutter avec détermination contre cette criminalité internationale. Cela passe, bien sûr, par une meilleure coopération judiciaire internationale. C'est pourquoi j'ai proposé, dans ce projet de loi, des dispositions importantes, en particulier en matière de communication, d'information entre juges de pays étrangers. C'est un point extrêmement important en termes de rapidité de réaction. Mais j'ai la conviction que nous devons aussi doter notre justice et notre police judiciaire, sous le contôle des magistrats, de moyens d'enquête particuliers.

Je ne partage pas, monsieur Badinter - mais vous le saviez avant ce débat - votre réquisitoire contre la comparution après reconnaissance de culpabilité. J'ai même la conviction absolue - et, à travers vous, mesdames, messieurs les sénateurs, je m'adresse aux avocats, dont je respecte ô combien ! la profession - que cette procédure renforcera le rôle des avocats. D'ailleurs, je rencontre beaucoup d'avocats, vous l'imaginez bien, et certains partagent ma conviction.

Pour conclure cette partie de ma réponse à M. Badinter, je voudrais lui dire que, lorsque l'on est un décideur public, un responsable gouvernemental, les décisions ne sont jamais faciles à prendre. On doit toujours choisir entre deux inconvénients et deux impératifs. Je ne me résous pas à observer simplement l'incapacité actuelle de notre système judiciaire à traiter l'ensemble des questions qui lui sont posées. Nous avons vraiment là un défi considérable à relever.

Bien sûr, il faut ajouter des moyens - nous le faisons, d'autres l'ont fait avant moi - mais cela ne suffira pas. Il importe donc de simplifier et de diversifier les procédures. Tel est le sens de ce texte.

Par ailleurs, monsieur Badinter, vous avez parlé d'un torrent législatif et d'une excessive rapidité. J'ignore quel est le temps qu'il nous faut consacrer à un texte de procédure pénale avant de l'adopter, mais je vous rappelle que ce travail a commencé en décembre 2002. Le délai me paraît tout de même raisonnable ! Il y aura eu quatre lectures, sans compter les innombrables réunions de concertation, le travail de réécriture, les contacts avec des magistrats, des avocats, des professeurs de droit, et toutes les auditions des deux commissions des lois. On peut diverger sur les orientations, mais, sur le plan technique, nous nous sommes tous donné les moyens d'oeuvrer d'une manière positive.

Enfin, M. Fauchon a évoqué un sujet extrêmement délicat ; nous avons pu nous en apercevoir voilà quelques semaines, les uns et les autres.

Monsieur le sénateur, vous savez combien j'apprécie la rigueur d'analyse qui a été la vôtre et à quel point je regrette qu'elle ait été si peu partagée, ce qui nous a amenés à un débat politique un peu étonnant, j'allais dire virtuel, en tout cas pas fondé sur des réalités. Mais il fallait faire un choix. Vous avez évoqué le mien, c'est-à-dire l'avis que j'ai donné, avec beaucoup de délicatesse.

Pour autant, je considère, comme vous, que la question reste ouverte. D'ailleurs, il n'est pas totalement exclu, comme vous l'avez suggéré, que ce soit justement la Cour européenne des droits de l'homme qui vienne un jour reprocher à la France de n'avoir pas su répondre à une question de droit qui, effectivement, perdure, mais que le débat politique a rendue impossible à régler, en tout cas dans l'immédiat. Mais il nous faudra bien un jour la traiter dans la sérénité, comme vous et moi le souhaitons. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)

M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...

La discussion générale est close.

Exception d'irrecevabilité

Discussion générale (suite)
Dossier législatif : projet de loi portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité
Exception d'irrecevabilité (interruption de la discussion)

M. le président. Je suis saisi, par MM. Badinter, Dreyfus-Schmidt, C. Gautier, Sueur et les membres du groupe socialiste, apparenté et rattachée, d'une motion n° 1, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.

Cette motion est ainsi rédigée :

« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi, adopté avec modifications par l'Assemblée nationale en deuxième lecture, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (n° 90, 2003-2004). »

Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.

En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.

La parole est à M. Robert Badinter, auteur de la motion.

M. Robert Badinter. Si je reviens aussi promptement à la tribune, scindant ainsi en deux ce qui aurait pu faire l'objet d'une seule intervention, ce n'est pas pour satisfaire un désir immodéré de prendre le temps du Sénat, mais parce que les questions que je vais évoquer maintenant sont d'un ordre différent de celles que j'ai abordées ce matin.

J'avais alors parlé brièvement de notre procédure et indiqué très fermement la raison pour laquelle je considère que le projet de loi qui nous est soumis est un texte de régression. J'avais également évoqué la nécessité que, depuis le 9 octobre 1981, tous les textes soient conformes aux principes de la Convention européenne des droits de l'homme tels qu'ils sont interprétés par Strasbourg.

L'objet de la présente intervention est d'un ordre différent. Il est en effet un autre type de conformité auquel il faut prêter attention : il s'agit évidemment de la conformité à la Constitution ou, si l'on préfère, de l'inconstitutionnalité fondant les irrecevabilités. Voilà longtemps que je souhaitais formuler cette observation devant la Haute Assemblée. Nous sommes ici en présence d'une sorte de confusion que je souhaiterais voir dissipée.

Nous devons, c'est certain, respecter les principes de valeur constitutionnelle qui régissent la procédure pénale. Et, parmi ces principes, il en est un qui, bizarrement, n'est presque plus jamais mentionné, bien qu'il soit pratiquement inscrit en tête de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. En effet, l'article II, immédiatement après la liberté et avant la propriété - ce qui est significatif pour l'époque - vous trouvez le mot : « sûreté » ; je dis bien « sûreté » et non pas « sécurité ».

A mesure que les décennies s'écoulaient, j'ai noté que, singulièrement dans le discours politique, on affirmait constamment, et avec de plus en plus de fermeté, que la sécurité était l'un des droits de l'homme inscrits dans la grande déclaration de 1789. J'écoute cela avec tout l'intérêt de l'universitaire et je constate qu'il s'est installé une sorte de confusion entre la sûreté telle qu'elle figure dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et la sécurité des personnes et des biens, dont la valeur constitutionnelle a été reconnue par le Conseil constitutionnel. On assiste à une sorte d'inflation quant à la référence au terme « sécurité ».

Je le dis clairement : la sécurité est une condition nécessaire à la paix civile et à la jouissance des bienfaits de la vie en société.

Mais, comme il m'est arrivé d'entendre dire que la sécurité était la première des libertés - je l'ai entendu affirmer à plusieurs reprises et par des personnes ô combien ! autorisées -, je dois quand même rappeler qu'elle ne suffit pas à assurer le respect des grandes libertés qui fondent une démocratie. Il est des régimes où règne une très grande sécurité dans les villes, dans les campagnes, où la protection des personnes et des biens est parfaitement assurée contre les voyous, les cambrioleurs, voire les assassins, mais où la liberté d'expression est totalement bannie, où les libertés collectives sont inexistantes et où la liberté individuelle est laissée à la discrétion du pouvoir de l'Etat.

Chacun de nous sait - j'ai entendu sur ce sujet bien des témoignages - que la délinquance de droit commun avait quasiment disparu des rues de Berlin durant la période la plus sinistre de l'histoire contemporaine et qu'à Moscou, aux heures noires du totalitarisme - je l'ai moi-même constaté en 1956 - une sécurité absolue était garantie aux passants dans la rue. Mais la sûreté, c'est-à-dire la garantie de la liberté individuelle, mentionnée à l'article II de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, avait complètement disparu dans ces régimes sinistres.

Ainsi, la sûreté, droit fondamental, ne se confond pas avec la sécurité, si importante soit-elle dans la société contemporaine. La sûreté est la garantie du citoyen contre l'arbitraire ; elle est l'affirmation essentielle, dans toute démocratie, qu'il existe, face à l'Etat, pour chaque citoyen, un droit fondamental à être protégé par la loi et par la justice, gardienne des libertés individuelles, contre toute violation par l'Etat de ces libertés individuelles.

C'est au nom de cette sûreté que le domicile privé a été considéré comme inviolable. Je vous donnerai peut-être tout à l'heure, au cours du débat, lecture de la définition de l'inviolabilité du domicile dans la Constitution de l'An VIII, qui n'était pas le modèle absolu de l'aspiration démocratique. Cela témoigne de l'importance de l'inviolabilité du domicile privé.

C'est également au nom de la sûreté que les perquisitions doivent être limitées, les saisies de correspondances et les interceptions de communications interdites ou encadrées.

En bref, la lutte indispensable contre le crime pour assurer la sécurité des personnes et des biens - depuis 1981, elle est qualifiée par le Conseil constitutionnel d'« objectif de valeur constitutionnelle » - doit respecter, dans toute la mesure du possible, au regard de cet objectif, la sûreté de chacun, c'est-à-dire le droit pour tout citoyen de voir respectées par l'Etat ses libertés individuelles.

Si je rappelle ces principes, c'est non pas pour le plaisir, mais parce qu'ils sont, hélas ! trop souvent perdus de vue dans les discours du moment. La recherche de la sécurité nécessaire des personnes et des biens doit prendre en compte le droit de tout citoyen au respect de sa sûreté par l'Etat, lequel est proclamé par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Cette exigence est inscrite dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel depuis vingt ans, notamment à propos des lois de procédure pénale. Car c'est dans ce domaine que le Gouvernement et le législateur sont tentés, pour satisfaire l'aspiration légitime des citoyens à plus de sécurité, de prendre des dispositions qui réduisent la liberté individuelle des citoyens, donc leur sûreté, au-delà de ce qui est strictement nécessaire.

Là est le point d'équilibre constitutionnel. Il ne s'agit pas, face à la délinquance, de donner systématiquement à la police judiciaire et au parquet des pouvoirs nouveaux toujours plus étendus parce que cela leur simplifierait la tâche. Dans une démocratie, dans un Etat de droit, il existe des barrières protectrices de la sûreté, des libertés individuelles de chacun que l'on ne doit ni franchir ni supprimer au nom de l'efficacité ou de la commodité des organes de poursuite.

Un membre éminent de la Cour suprême des Etats-Unis, qui fréquente beaucoup la France, homme très remarquable à tous égards, grand universitaire, grand juge constitutionnel, me confiait qu'un illustre chief justice - je ne vous donnerai pas son nom, par crainte de me tromper, mais ce n'est pas l'actuel - avait pour habitude, lorsque la Cour débattait de la constitutionnalité d'une disposition nouvelle tendant à accroître les pouvoirs de la police et de l'accusation, de poser toujours au représentant du ministère de la justice qui plaidait devant lui cette simple question : « Monsieur, expliquez-moi clairement, non pas les avantages ou les commodités que vous tirerez de cette disposition, mais pourquoi elle vous est indispensable pour mener à bien votre tâche. »

Cette approche est trop souvent oubliée, y compris aux Etats-Unis quand il s'agit de terrorisme. Elle me paraît pourtant la plus authentique expression des exigences de l'Etat de droit, fondé, dans une démocratie, sur le respect des libertés individuelles et de la sûreté des citoyens.

Il revient au Gouvernement, lorsqu'il demande au Parlement de lui octroyer des pouvoirs nouveaux, et plus encore quand il s'agit de dispositions d'exception en matière de procédure pénale, d'expliquer, de justifier la nécessité de telles mesures, de démontrer leur caractère indispensable, et donc l'insuffisance des pouvoirs actuels des autorités de poursuite et d'investigation pour accomplir leurs missions.

S'agissant de l'accroissement de la durée de la garde à vue dans le domaine si vaste des infractions que vise le texte, notamment les infractions en bande organisée, le critère de la nécessité relèvera de l'appréciation souveraine des autorités de poursuite, police et parquet, puisqu'une qualification erronée ne sera pas cause de nullité. Or, dans la ligne des propos du chief justice que j'évoquais à l'instant, il faudrait préciser dans quels cas des enquêtes ont été vouées à l'échec parce que la garde à vue n'a pas pu être prolongée de quarante-huit heures à trois ou quatre jours, car, je le répète, ce n'est pas à l'aune de la commodité mais à celle de la nécessité que se mesure le bien-fondé constitutionnel d'une disposition.

Il en va de même pour la présence de l'avocat, autre disposition d'importance.

Pourquoi différer l'apparition de celui-ci de la trente-sixième heure à la quarante-huitième heure ? En quoi l'apparition de l'avocat à la trente-sixième heure entraverait-elle le bon déroulement de l'enquête pendant la garde à vue ?

L'extension des perquisitions de nuit, ce qui ne s'est, pour ainsi dire, jamais vu, comme les possibilités accrues de saisire des documents, d'intercepter la correspondance, de poser secrètement des micros ou des caméras dans des véhicules ou dans des domiciles privés soulèvent les mêmes interrogations.

Comment aussi justifier la nécessité, au moment où l'on accroît considérablement les pouvoirs de la police judiciaire dans l'enquête de flagrance, du doublement simultané de la durée possible de l'enquête de flagrance, qui passe de huit à quinze jours ? En quoi ce doublement est-il indispensable ? J'attends la réponse !

Pour le reste, j'aurais bien des questions de constitutionnalité à soulever sur ce texte que j'ai déjà qualifié ce matin de « tentaculaire ». Ce n'est pas le moment, pour de multiples raisons, de le faire - disons-le, ce sera aux juristes qualifiés qui saisiront le Conseil constitutionnel, puis aux membres de ce dernier qu'il appartiendra de se prononcer -, mais je vais vous dire mon sentiment, presque à la manière d'un critique littéraire.

Si l'on a le souci de l'Etat de droit et un certain amour des principes, à la lecture de ce projet de loi, tout au moins de certains de ses chapitres, on a le sentiment qu'il baigne dans une atmosphère d'inconstitutionnalité.

On a le sentiment, je vous le dis très simplement et très franchement, que vous avez voulu aller jusqu'à la limite extrême, dans tous les cas, du seuil constitutionnel et pousser aussi loin que possible les pouvoirs d'exception, au risque, mais nous le saurons plus tard, de franchir cette limite.

Je prendrai à cet égard un seul exemple : la séparation des autorités de poursuite et de jugement, principe fondamental de la procédure pénale. Le Conseil constitutionnel l'a rappelé en 1995 - c'était la dernière décision que j'ai eu l'honneur de signer -, on ne peut pas à la fois diriger l'enquête, poursuivre, choisir les voies procédurales et condamner.

Je reviens un instant sur la procédure de comparution avec reconnaissance préalable de culpabilité.

Croit-on vraiment que, dans la pratique, dans la réalité judiciaire, le procureur ne sera pas celui qui assumera en premier lieu le véritable pouvoir de décision ? La proposition de peine qu'il fera au prévenu et qui, à la sortie éventuelle de la garde à vue, compte tenu de ce qu'il faut bien appeler les rapports de force en présence, revêtira un caractère quasi léonin, une fois qu'elle sera acceptée - et elle le sera le plus souvent, sinon dans la quasi-totalité des cas -, quel pouvoir laissera-t-elle au juge ? Le pouvoir de dire oui ou de dire non, bref, un simple pouvoir d'homologation !

Interrogez-vous sur la liberté de décision qui reste au juge dans un tel cas, alors que c'est sur lui que doit porter dans le procès pénal, la responsabilité véritable, non pas seulement celle de l'homologation, comme contrôleur d'exequatur, mais aussi la responsabilité première de la décision. Se trouvera-t-il en position d'assumer cette responsabilité ?

Et que reste-t-il, dans une telle procédure, de la séparation absolue des autorités de poursuite et des autorités de jugement ?

Quant au justiciable qui aura suivi tout le cheminement de cette procédure, de la garde à vue à cette audience, à cette rencontre en cabinet avec le procureur où il aura entendu la proposition de peine à laquelle - sachant que s'il ne l'accepte pas il y aura inévitablement des réquisitions supérieures -, il se sera, sur les conseils de son avocat, résigné et qui, bien sûr, s'il n'y a pas eu violation de la loi, sera homologuée par le juge, croyez-vous que ce justiciable aura le sentiment que c'est le juge plutôt que le procureur qui a décidé de son sort ? Je vous réponds que, pour lui, ce sera bel et bien le procureur !

Je connais les arguments formels que l'on m'opposera, mais, indépendamment des problèmes d'inconstitutionnalité, je pose une question de méthode, et ce sera ma conclusion.

Est-il souhaitable d'introduire dans notre droit des dispositions qui soulèvent des questions aussi fondamentales, de principe, mais également de moyens, sans avoir analysé précisément leurs conséquences ? Une consultation a certes eu lieu, monsieur le garde des sceaux, mais elle ne dispense pas d'une concertation profonde et suivie non seulement avec les corps judiciaires, les magistrats, du siège et du parquet, et les avocats, mais aussi avec les fonctionnaires, les greffiers, qui ont toujours leur voix à faire entendre, et les officiers de police judiciaire.

Les consultations préalables ne suffisent pas. Il faut engager la concertation, appréhender quelles seront, dans la réalité, les conséquences prévisibles - et seuls les acteurs de la justice le peuvent - des mesures proposées dans ce texte qui n'a pas de surcroît cessé de s'étoffer au fur et à mesure que la discussion parlementaire avançait.

De bien des côtés, des voix très autorisées s'élèvent - « casse-cou, fausse route, attention ! » - pour vous demander de différer l'examen ultime de ce texte.

Cela s'appelle un moratoire, et, à cet instant, telle me paraît bien la voie à suivre.

C'est pourquoi, dans le cadre de cette motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité, les membres du groupe socialiste vous engagent à prêter attention à la demande des corps judiciaires, qui n'ont pas d'autre intérêt que celui de la justice qu'ils pratiquent tous les jours quand ils disent qu'il faut encore améliorer ce texte, qu'il faut le reprendre, qu'il faut une concertation, bref qu'il faut un moratoire. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC.)

M. le président. Quel est l'avis de la commission ?

M. François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Vous ne serez pas surpris, mes chers collègues, que, contrairement à M. Badinter, la commision des lois dans sa majorité estime que le présent projet de loi est conforme à la Constitution.

Je ne vais pas reprendre tous les points que M. Badinter vient d'évoquer. Cependant, je rappelle que toutes les nouvelles procédures d'investigation sont soumises au contrôle du juge des libertés et de la détention. Il est vrai qu'il s'agit d'un changement, mais il faut accepter que le juge des libertés et des détentions voie son rôle évoluer et s'accroître.

S'agissant de la garde à vue, monsieur Badinter, vous savez, pour avoir participé à ses travaux, que la commision des lois proposera par un amendement de revenir, pour la première intervention de l'avocat, à la trente-sixième heure, et donc de ne pas retenir à la quarante-huitième heure comme le prévoit le texte dans la rédaction de l'Assemblée nationale.

Pour les enquêtes de flagrance, si nous proposons de passer de huit jours à quinze jours, ce n'est ni par plaisir ni par vice, mais tout simplement parce que les observations sur le terrain ont montré que, très souvent, les enquêtes engagées devaient être brutalement arrêtées, ce qui imposait d'ouvrir une information judiciaire fictive auprès d'un juge d'instruction, alors qu'elles auraient pu être utilement menées à bien dans les dix jours ou dans les douze jours.

En matière de reconnaissance préalable de culpabilité, je ne crois pas qu'il existe de confusion entre l'autorité de poursuite et l'autorité de jugement. Sans décrire l'ensemble du dispositif, je me bornerai à rappeler que c'est bien le procureur qui propose cette solution à l'auteur des faits, qui l'accepte ou qui ne l'accepte pas. Ensuite, c'est le président du tribunal qui décide.

Il y a un sujet que vous n'avez pas évoqué, monsieur Badinter, mais il l'a été en commission et il le sera sans doute de nouveau. Je veux parler du problème de la rétroactivité de l'inscription au fichier des délinquants sexuels.

L'inscription au fichier n'est pas une peine, mais une mesure de sûreté, et il n'y a pas lieu de voir là une inconstitutionnalité.

Vous avez bien voulu reconnaître, monsieur Badinter, qu'il y avait bien eu une concertation. M. le garde des sceaux a rappelé qu'elle se poursuivait depuis plus de douze mois. Ainsi, notre commission a procédé à de nombreuses auditions, à de nombreuses rencontres, à de nombreux déplacements, tant en France qu'à l'étranger, et je crois pour ma part qu'il s'est agi d'une véritable concertation ; elle se poursuivra pour la mise en place des nouvelles dispositions.

Vous le savez, il nous est toujours difficile de reconnaître que notre environnement change. On préférerait, car c'est plus confortable, que tout reste comme avant. Mais, malheureusement, ce n'est pas le cas en matière de criminalité, et on voit de nouvelles formes de criminalité apparaître.

Il faut aussi reconnaître qu'il y a, parfois, des situations qui s'améliorent, mais nous ne sommes pas là pour les évoquer.

Reconnaître que l'environnement change n'est pas seulement difficile pour les professionnels ou pour le législateur. Plus généralement, il est pour tout le monde difficile d'accepter de modifier ses comportements, de s'adapter dans ses pratiques professionnelles.

Je ne m'étonne donc pas que le projet de loi suscite de prime abord des réactions de crispation, mais je sais aussi que nombre de magistrats et d'avocats se préparent déjà à mettre en oeuvre les modifications qu'il prévoit.

En définitive, le difficile rôle du législateur est de faire la meilleure loi possible. Si des dispositions non conformes à la Constitution sont adoptées, je vous fais confiance pour solliciter l'avis du Conseil constitutionnel. Nous verrons alors !

Pour ma part, je crois qu'à l'issue de la deuxième lecture nous parviendrons à un texte d'équilibre entre la nécessaire efficacité de la procédure pénale et le respect des libertés individuelles, et j'émets donc un avis défavorable sur la motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.

M. le président. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.

Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de loi.

Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe UMP.

Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.

(Le scrutin a lieu.)

M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...

Le scrutin est clos.

(Il est procédé au comptage des votes.)


M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 131 :

Nombre de votants314
Nombre de suffrages exprimés312
Majorité absolue des suffrages157
Contre200

La parole est à M. le garde des sceaux.

M. Dominique Perben, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, je sollicite une brève suspension de séance.

M. le président. Le Sénat va, bien sûr, accéder à votre demande, monsieur le ministre.

La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-sept heures, est reprise à dix-sept heures dix.)

M. le président. La séance est reprise.