Séance du 17 juin 1998
EFFICACITÉ DE LA PROCÉDURE PÉNALE
Discussion d'un projet de loi
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi (n° 434, 1997-1998)
relatif aux alternatives aux poursuites et renforçant l'efficacité de la
procédure pénale. [Rapport n° 486 (1997-1998).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
(Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe communiste
républicain et citoyen et sur certaines travées du RDSE.)
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président,
mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi relatif aux alternatives
aux poursuites et renforçant l'efficacité de la procédure pénale que vous
examinez aujourd'hui constitue l'un des sept textes nécessaires à la mise en
oeuvre de la réforme de la justice dont nous avons débattu au mois de janvier
dernier.
Cette réforme a fait l'objet d'une communication en conseil des ministres le
29 octobre. Il m'apparaît important d'en tracer les grandes lignes au moment où
le Parlement est conduit à examiner les textes qui en sont issus.
Ce texte s'inscrit dans une réforme globale de la justice tendant, tout
d'abord, à placer la justice au service des citoyens.
Les études qui ont été conduites sur la justice montrent toutes que les
principaux reproches qui sont formulés contre ce service public sont sa
lenteur, sa complexité, son caractère inaccessible et l'inégalité des réponses
qu'il donne.
Le projet de loi dont nous allons débattre aujourd'hui s'inscrit pleinement
dans ce premier objectif - une justice au service des citoyens - même s'il
n'épuise pas à lui seul ce sujet. L'Assemblée nationale est d'ailleurs saisie
d'un projet de loi sur l'accès au droit, qui doit être débattu à l'occasion de
la présente session.
Par-delà ces textes, des actions ont été entreprises dans tous les domaines
d'intervention de la justice pour en améliorer le fonctionnement. Je n'en
citerai que quelques-unes.
Des décrets sont en cours de préparation sur l'accélération et la
simplification de la procédure civile. La mission que j'ai mise en place sur la
carte judiciaire a engagé ses travaux. J'ai renforcé les structures de gestion
des cours d'appel. En outre, des pôles spécialisés dans la délinquance
économique et financière sont en cours de création : le premier est réalisé à
Paris et d'autres suivront dans les cours d'appel d'Aix-en-Provence, de Lyon et
de Bastia.
Par ailleurs, une réflexion globale sur le droit de la famille est engagée. Un
groupe de travail sera très prochainement constitué. Il aura pour mission de
réfléchir à l'ensemble du droit de la famille et il s'inscrira dans la
perspective des orientations qui ont été fixées lors de la récente conférence
sur la famille, la semaine dernière.
Mais la réforme de la justice doit tendre également à mettre la justice au
service des libertés.
Dans ce domaine aussi des projets sont en cours. Le Parlement sera très
prochainement saisi d'un projet de loi sur la présomption d'innocence et sur la
détention provisoire. Le Gouvernement travaille en outre à la transposition de
la directive européenne sur le traitement des données à caractère personnel à
la suite du rapport de M. Braibant.
Enfin, la réforme de la justice doit accroître l'indépendance et
l'impartialité de la justice.
Ce troisième volet de la réforme est celui qui nécessitera le plus de textes
législatifs. Vous êtes déjà saisi de la réforme de la Constitution relative au
Conseil supérieur de la magistrature. Elle sera complétée par le dépôt de deux
projets de loi organique. Par ailleurs, l'Assemblée nationale doit évoquer
prochainement le texte relatif aux relations entre la Chancellerie et les
parquets.
Le projet de loi que nous examinons aujourd'hui est l'un des sept qui seront
présentés au Parlement ce printemps ou à l'automne.
Pour disposer d'une justice plus efficace, plus rapide et plus adaptée aux
exigences de nos concitoyens, ce texte tend, tout d'abord, à permettre des
réponses systématiques aux violations de la loi pénale, notamment à la petite
et à la moyenne délinquance, ensuite à simplifier la procédure pénale pour la
rendre plus rapide et plus efficace et, enfin, à mettre en oeuvre des
dispositifs améliorant la coopération judiciaire internationale.
En premier lieu, ce projet de loi vise à apporter des réponses adaptées à la
délinquance quotidienne et à tendre à une réponse judiciaire pour chaque acte
de délinquance.
Ce premier point mérite des explications détaillées.
Je sais que le Sénat est particulièrement attaché à la recherche de solutions
pratiques pour permettre à la justice d'être plus efficace et de mieux répondre
à sa mission.
Ces dernières années, de nombreux travaux ont été conduits par des sénateurs
sur ce point. Le texte du Gouvernement s'en inspire. Je tiens à ce titre à
souligner le rapport présenté, aujourd'hui même, par M. Haenel, qui aborde
notamment le problème des classements sans suite. Nous sommes ici sur le même
thème et nous avons le même souci.
Il n'y a rien de plus grave pour notre société que de voir que des actes de
délinquance ne sont suivis d'aucune sanction, d'aucune mesure.
La justice ne répond pas aujourd'hui de manière satisfaisante aux actes de
petite et moyenne délinquance qui restent malheureusement souvent impunis et
qui ne sont pas suivis de réponses judiciaires. On peut citer ici les délits
relatifs aux relations de voisinage, les petites dégradations, les coups et
blessures sans gravité. Le taux important, dans ces matières, des classements
sans suite est l'illustration de la prise en compte imparfaite par la justice
de ces actes de petite et moyenne délinquance.
Ce sont ces infractions, notamment dans le cadre de la délinquance urbaine,
qui « empoisonnent » la vie de nos concitoyens. Ce sont elles qui portent les
germes du sentiment d'insécurité. C'est l'absence de réponses à ces violations
répétées de la loi qui sont le terrain de la récidive vers des actes d'ailleurs
plus graves et qui nourrissent la défiance vis-à-vis de la justice.
Il nous faut donc agir de manière radicale pour que soit rétablie la confiance
qui est nécessaire à la paix sociale dans un Etat de droit.
Cette constatation est encore plus vraie pour les mineurs délinquants : le
Gouvernement, comme vous le savez, s'est attaché à prendre des décisions
spécifiques sur ce point à l'occasion du conseil de sécurité intérieure du 8
juin dernier. La philosophie qui guide le texte dont vous allez débattre
aujourd'hui est la même.
Le présent projet de loi tend à apporter des solutions concrètes et pratiques
au problème de la petite et moyenne délinquance.
Il convient en effet d'élargir les possibilités offertes aux magistrats du
parquet afin de faire en sorte qu'aucune plainte concernant une infraction
constituée et dont l'auteur est identifié ne soit, lorsqu'elle justifie une
réaction sociale, purement et simplement classée sans suite.
Dans une telle hypothèse, comme je l'ai indiqué, le citoyen a l'impression
d'être l'objet d'un véritable déni de justice, qui entame sa confiance dans le
service public de la justice et, plus généralement, dans les institutions de la
République.
Les mesures proposées, qui constituent une « troisième voie » entre la mise en
mouvement de l'action publique et le classement sans suite, pourront être
utilisées par les procureurs de la République pour apporter des solutions
appropriées aux faits de délinquance qui ne justifient pas la saisine d'une
juridiction.
A cette fin, deux dispositions sont proposées à travers les articles nouveaux,
41-1 et 41-2 du code de procédure pénale.
Le projet de loi apporte d'abord aux faits les moins graves de nouvelles
réponses, qui figurent dans le futur article 41-1 du code de procédure
pénale.
Il est proposé en premier lieu d'inscrire de façon expresse dans le code de
procédure pénale que les parquets pourront mettre en oeuvre, selon la gravité
et la nature des infractions commises, des mesures de réparation, de
régularisation, d'orientation ou de rappel à la loi.
Ces dispositions concernent les faits qui n'ont pas de caractère de gravité et
pour lesquels la saisine des juridictions apparaît inadaptée. Elles pourront
être mises à exécution par les magistrats du parquet eux-mêmes, ou par des
délégués du procureur habilités à cette fin, ce qui renforcera la justice de
proximité.
La mesure de médiation, qui existe déjà à l'article 41 du code de procédure
pénale, permet au procureur de faire procéder à une transaction entre l'auteur
des faits et sa victime, le classement de l'affaire intervenant en cas
d'aboutissement de cet accord. Cette modalité a connu un succès certain. Elle
est une bonne réponse au problème posé, mais il convient aujourd'hui d'aller
plus loin et d'inscrire dans la loi d'autres alternatives aux poursuites, qui
seront mieux adaptées à toutes les formes de délinquance.
C'est ainsi que le projet de texte qui vous est soumis prévoit des mesures
diversifiées qui s'ajoutent à la médiation pénale.
La mesure de réparation permet d'inciter l'auteur des faits à réparer le
dommage causé : je peux citer ici l'exemple de la dégradation légère d'une
porte d'habitation, pour laquelle il sera demandé, soit de dédommager
directement la victime, soit de réaliser des travaux de réfection.
La régularisation vise à solliciter du contrevenant qu'il se mette en règle
avec la loi. Je peux ici citer l'exemple d'une personne qui n'est pas en règle
dans le paiement de sa prime d'assurance automobile. Plutôt que de la
poursuivre, il apparaît plus utile d'exiger qu'elle justifie du paiement de
cette prime.
La mesure d'orientation permet au procureur de la République de demander à
l'auteur des faits de prendre contact avec une structure sociale, sanitaire ou
professionnelle. Par exemple, lorsqu'une affection particulière est à l'origine
de l'infraction, comme l'alcoolisme, l'auteur des faits pourra être conduit à
entreprendre des soins.
Sur ces points, la commission des lois, sur l'initiative de son président,
propose de supprimer du texte présenté ce nouveau dispositif alternatif aux
poursuites, au motif que les questions qu'il traite relèvent non de la loi,
mais d'une circulaire.
Je ne peux, vous le comprendrez aisément, partager cette analyse.
Certes, il existe actuellement des pratiques de classement sans suite sous
conditions.
Mais, en l'absence de texte législatif suffisamment précis, elles sont à la
fois insuffisamment encadrées et insuffisamment nombreuses.
Pour aller au-devant des préoccupations du Sénat, je propose de supprimer du
projet la référence à la possibilité donnée au procureur de procéder à un «
rappel à la loi », à côté des mesures d'orientation, de régularisation, de
réparation et de médiation. Il me semble que, sur ce point, nous devrions
pouvoir trouver un accord, du moins, je l'espère.
C'est la raison pour laquelle le Gouvernement a proposé un amendement qui
modifie l'article 41-1 afin de ne plus faire référence à cette possibilité qui
va effectivement de soi et qu'il n'est, dès lors, ni utile ni opportun
d'inscrire dans la loi.
Ainsi modifié, le caractère normatif du texte, qui découle également de la
précision selon laquelle le recours à ces mesures suspend la prescription de
l'action publique, me paraît incontestable. Je souhaite donc très vivement que
le Sénat accepte cet amendement et adopte ainsi l'article 41-1.
Le projet de loi qui vous est soumis institue également de nouvelles réponses
aux faits plus graves.
Ainsi est-il proposé d'instituer une nouvelle procédure, appelée «
compensation judiciaire », qui pourra être utilisée dans les affaires plus
graves pour lesquelles les mesures de l'article 41-1 se révéleraient
insuffisantes.
Le procureur de la République pourra proposer à l'auteur de certains délits -
tels que le vol simple, les dégradations ou les violences entraînant une
incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours - des mesures destinées
à compenser le dommage causé par l'infraction, comme le versement d'une
indemnité de 10 000 francs maximum, la remise temporaire du permis de conduire
ou l'exécution d'un travail en faveur de la collectivité.
Ces mesures ayant le caractère d'une sanction, elles devront être validées par
le président du tribunal de grande instance, conformément aux exigences posées
en cette matière par le Conseil constitutionnel.
L'exécution de ces mesures aura pour effet d'éteindre l'action publique.
Bien évidemment, cette procédure respectera pleinement les droits de la
personne, puisque l'auteur des faits pourra être assisté par un avocat et qu'il
pourra également être entendu, à sa demande, par le président du tribunal.
Il en sera de même pour la victime, dont les droits seront ainsi intégralement
respectés.
La procédure de la compensation judiciaire renforcera le droit à la sûreté,
qui constitue, dans un Etat démocratique, une exigence constitutionnellement
protégée.
La commission a examiné cette procédure de compensation judiciaire avec une
attention toute particulière, qui s'explique sans doute par le fait que le
rapporteur, M. Fauchon, est à l'origine de l'adoption, par le Parlement en
1995, de la procédure d'injonction pénale, qui présente d'évidents liens de
parenté avec le présent texte.
Dans la droite ligne du texte adopté en 1995, la commission propose plusieurs
modifications au projet du Gouvernement. Je puis vous indiquer dès à présent
que je suis favorable à la plupart d'entre elles, même si certaines appellent
de ma part des réserves ou des objections que je développerai lorsque les
amendements viendront en discussion.
Le second objectif de la réforme au service de la justice au quotidien est de
rendre plus simples et plus efficaces les procédures de jugement et
d'enquête.
La loi du 8 février 1995 a notablement élargi la compétence du juge unique en
matière correctionnelle, créant de nouvelles dérogations à la règle du juge
unique. Il n'est pas question de revenir sur les acquis de cette réforme, qui a
permis d'accélérer le traitement des délits les moins graves.
Néanmoins, il est apparu nécessaire d'améliorer le fonctionnement des
audiences tenues par un seul magistrat, en excluant de sa compétence les délits
commis en récidive et en permettant au juge de renvoyer une affaire devant la
formation collégiale du tribunal correctionnel si elle présente une complexité
particulière.
Votre commission accepte d'exclure de la compétence du juge unique les délits
commis en récidive. Elle améliore la portée de cette modification en indiquant
que seuls les délits qui seront punis en récidive d'une peine de plus de cinq
ans d'emprisonnement seront exclus du juge unique. Je suis totalement favorable
à cette amélioration.
En revanche, au regard de la difficulté de l'affaire, votre commission a
rejeté la possibilité pour le juge unique de renvoyer le dossier à la
collégialité. Pour cela, elle estime que cette possibilité, qui a été validée
par le Conseil d'Etat, violerait le principe constitutionnel d'égalité des
justiciables devant la loi. Je suis, quant à moi, persuadée que tel n'est pas
le cas. Je tenterai de vous en convaincre lors de l'examen de cet article.
J'en viens au jugement des contraventions.
Le texte proposé améliore également les procédures de jugement simplifié des
contraventions que sont l'ordonnance pénale et l'amende forfaitaire.
Les dispositions retenues permettront au juge de police statuant sur des
ordonnances pénales sur « papier » de prononcer non seulement des peines
d'amendes, mais également des retraits de permis de conduire, sans avoir à
saisir le tribunal en audience publique. Cette faculté nouvelle est de nature à
accélérer le cours de la justice et à éviter des déplacements inutiles aux
justiciables.
Par ailleurs, la procédure de l'amende forfaitaire, qui est très simple et qui
permet d'éviter un contentieux lourd et inutile, pourra plus facilement être
utilisée. Cette disposition permettra, je crois, une réponse pénale plus rapide
et même immédiate pour nombre de contraventions.
Je me félicite du fait que votre commission accepte ces dispositions qui, au
quotidien, faciliteront le traitement des affaires.
Le projet renforce également, sur de nombreux points, l'efficacité de
l'enquête, de l'instruction et du jugement. S'agissant des moyens
d'investigation supplémentaires pour les parquets, le projet facilite le
recours aux examens techniques au cours des enquêtes de flagrance ou
préliminaire.
Le texte élargit la possibilité pour les procureurs de la République de
recourir, dans le cadre des enquêtes qu'ils conduisent, à des examens qui
permettent de faire progresser les investigations : examens médicaux,
psychologiques ou psychiatriques, examens de véhicules, d'armes...
Le fait de permettre plus facilement au parquet d'utiliser des moyens modernes
d'investigation est de nature à permettre la résolution d'enquêtes sans
alourdir inutilement les cabinets d'instruction, qui pourront se concentrer sur
les affaires complexes nécessitant un investissement en temps important.
C'est là un point très important du projet sur lequel je reviendrai au cours
des débats, car il a suscité certaines questions au sein de votre commission,
même si celle-ci, a, en définitive, adopté ces dispositions.
S'agissant de la simplification de l'instruction, le projet permet également
un achèvement plus rapide des informations en clarifiant les dipositions qui
concernent les réquisitoires supplétifs ainsi que celles qui concernent les
disjonctions.
S'agissant de rationaliser la conservation des scellés, le projet permet, dans
le même esprit, de simplifier les règles concernant la conservation des objets
saisis au cours d'une procédure judiciaire, objets dont la destruction pourra,
dans certains cas, intervenir plus facilement qu'aujourd'hui.
Pour prendre un exemple significatif, il est anormal de constater
qu'actuellement un juge d'instruction ne peut ordonner la destruction des
quantités parfois extrêmement importantes - de l'ordre de plusieurs dizaines de
tonnes - de produits stupéfiants saisis par les douaniers ou les officiers de
police judiciaire. Le projet de loi mettra fin à cette anomalie.
Ainsi le texte proposé tend à alléger considérablement la tâche des greffes et
donc leur permettra de se concentrer sur leurs missions essentielles, notamment
l'accueil du justiciable.
S'agissant des procédures d'audience plus simples, le projet améliore les
audiences correctionnelles en élargissant les cas dans lesquels est autorisée
la représentation du prévenu au cours des débats par un avocat. Une telle
modification permettra d'ailleurs de mettre notre législation en conformité
avec les exigences de la Convention européenne des droits de l'homme.
S'agissant de la rationalisation des comparutions des prévenus devant les
chambres d'accusation, l'article 11 du projet est destiné à limiter les abus
pouvant résulter du droit pour un détenu provisoire à comparaître
personnellement devant la chambre d'accusation en cas d'appel d'une ordonnance
de refus de mise en liberté. Cette disposition découle d'une demande insistante
des praticiens, y compris des avocats.
L'article 19 du projet de loi facilite la procédure de renvoi d'une
juridiction à une autre au sein d'une même cour d'appel. Il permet au premier
président d'une cour d'appel de faire juger une affaire dans un autre tribunal
que celui qui est initialement compétent, lorsque ce dernier ne peut se réunir
à cause d'impossibilités légales.
Actuellement, ce dépaysement est possible uniquement à la suite d'une décision
de la chambre criminelle de la Cour de cassation. Le Gouvernement propose de
déconcentrer cette compétence aux chefs de cour, de manière à alléger la
procédure et à l'accélérer.
De nombreux tribunaux à une chambre, unique dans leur département, ne peuvent
juger des affaires de leur compétence du fait des incompatibilités légales. Il
convient de permettre une gestion souple, et proche du terrain, de ces
difficultés.
Je regrette les propositions de suppression de la commission sur ces deux
derniers points. Je note toutefois qu'elles sont en partie liées à la volonté,
légitime, des sénateurs de connaître plus précisément les autres volets de la
réforme de la procédure pénale proposée par le Gouvernement. Je note donc que
la position de la commission est susceptible d'évoluer, d'autant que ces
dispositions peuvent, sur le fond comme sur la forme, être sans doute
améliorées.
Enfin, le texte prévoit une coopération judiciaire internationale plus facile.
Ainsi, il s'attache à mettre en place des procédures de simplification de la
coopération.
En permettant que les actes effectués pour le compte des autorités judiciaires
étrangères répondent aux impératifs procéduraux de celles-ci et en attribuant
aux procureurs généraux, dans une perspective de déconcentration, certaines
prérogatives actuellement dévolues au ministère de la justice dans ce domaine,
le texte permet une accélération des procédures d'entraide et une meilleure
efficacité de celles-ci.
Ces modifications sont l'occasion d'introduire dans le code de procédure
pénale, pour la première fois dans notre droit, je tiens à le souligner, un
titre spécifiquement consacré à l'entraide pénale internationale, ce qui montre
l'importance croissante de cette question dans la pratique quotidienne des
juridictions, lesquelles sont de plus en plus souvent confrontées à une
délinquance et à une criminalité transfrontières.
Je suis en effet persuadée que la coopération judiciaire internationale doit
être développée, simplifiée et accélérée. C'est un enjeu fondamental pour notre
procédure pénale, et je tiens évidemment beaucoup à ce que cette disposition
puisse recueillir, mesdames, messieurs les sénateurs, votre approbation.
Telles sont les principales dispositions de ce projet de loi dont l'objectif
commun est de renforcer l'efficacité de l'action de la justice pénale.
Donner une réponse systématique à tous les actes de délinquance, simplifier
l'accès au juge, améliorer le déroulement des enquêtes et des jugements : voilà
autant de réponses qui permettront de rapprocher la justice des citoyens.
En adoptant ce projet de loi, votre assemblée apportera une première pierre
importante à la réforme globale de la justice que nous devons appeler de nos
voeux.
(Applaudissements sur les travées socialistes, sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen, ainsi que sur certaines travées du RDSE. -
M. le rapporteur applaudit également.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, de
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Madame le
garde des sceaux, vous venez de nous présenter, comme vous l'aviez d'ailleurs
fait hier matin devant la commission des lois, les divers textes - qui sont, si
j'ai bien compris, au nombre de sept - concernant la justice, et plus
spécialement la justice pénale. C'est un vaste chantier.
C'est dans ce vaste chantier que le présent texte nous invite à entrer !
Un regard superficiel pourrait donner à penser que nous n'y entrons pas par la
porte triomphale réservée au texte constitutionnel dont s'occupe M. Jolibois ni
même par une porte principale, mais plutôt par une sorte de porte de service et
peut-être même par une porte de secours.
Les diverses dispositions de procédure pénale que contient ce texte présentent
en effet un caractère tout à fait modeste, technique et quelque peu disparate.
Il semble qu'elles n'aient d'autre lien entre elles que celui que crée l'état
de nécessité dans lequel se trouve la justice.
J'appliquerais donc au présent projet de loi, si j'osais, non la dénomination
de
patchwork,
qui évoque de plus brillantes et harmonieuses
compositions, mais plutôt celle de pot-pourri, voire celle de mendiant, dans le
sens quelque peu désuet, et gastronomique, du terme ; les mendiants sont
d'ailleurs tout à fait agréables à consommer.
La justice en est-elle réduite à la mendicité ? C'est une question qu'il est
quelquefois permis de se poser en dépit de ce qu'affirment, avec une hardiesse
que j'ai admirée, les premières lignes de l'exposé des motifs du projet de loi,
selon lesquelles, « parce qu'elle constitue un service public, l'institution
judiciaire doit apporter aux faits dont elle est saisie des réponses rapides et
efficaces ».
Voilà qui est sans doute magnifique dans l'énoncé, mais je préfère ne pas
commenter cette proclamation. La commission des lois a déjà eu en effet
l'occasion de dire ce qu'elle pensait de la triste situation judiciaire de
notre pays, et la qualité des efforts, auxquels nous rendons tous hommage, que
vous déployez, madame le garde des sceaux, non sans succès d'ailleurs, pour
l'améliorer ici ou là ne saurait nous dispenser du devoir de lucidité qui est
l'une des raisons d'être majeures de notre assemblée.
C'est d'ailleurs sous le signe de la lucidité que nous avons abordé les
diverses mesures proposées, qui ont en commun de tendre à une meilleure
efficacité de notre justice pénale.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire, du haut de cette tribune, de faire un
commentaire approprié de chacune de ces mesures - vous venez, madame le garde
des sceaux, d'en faire la présentation - et je m'en tiendrai donc à l'analyse
du système de compensation judiciaire proposé par vous-même, dans lequel nous
avons été très intéressés, vous l'avez deviné, de retrouver, en partie du
moins, une conception à laquelle nous attachons une assez grande importance.
Vous avez exposé le mécanisme de cette nouvelle « alternative », comme on dit,
aux poursuites classiques. Je n'y reviendrai donc que pour en souligner les
traits essentiels concernant soit la nature même de cette alternative - c'est
le point le plus intéressant - soit ses modalités de mise en oeuvre.
La nature de ce que vous appelez « compensation » - terme qui, vous le savez,
nous pose quelques problèmes - est d'introduire dans le mécanisme de la justice
pénale le principe du « plaidé-coupable » et d'en faire la pierre angulaire
d'une procédure profondément innovante dans la mesure où elle substitue le
principe de responsabilité à celui de répression.
Cela résulte de la phrase clé de votre texte, selon laquelle le procureur de
la République peut proposer, à titre de compensation judiciaire, à une personne
majeure qui reconnaît avoir commis un ou plusieurs délits - ils sont énumérés
pour former une catégorie limitée à la délinquance de masse - une ou plusieurs
mesures qui comprennent éventuellement la réparation du préjudice causé par le
délit.
Il s'agit donc non plus, si l'on veut parler clairement, de prononcer une
sanction après avoir « entendu » les parties comme on le fait dans la poursuite
classique, mais de déterminer à l'amiable, c'est-à-dire dans une relation
humaine toute différente de celle qui caractérise l'audience, la reconnaissance
du délit et les modalités des réparations pénales et civiles de celui-ci.
Je crois pouvoir dire que, sous son apparence modeste et pragmatique, cette
nouvelle approche - vous avez bien voulu rappeler que je m'étais beaucoup
intéressé à ce projet voilà quelques années, je vous en remercie - porte en
elle le germe d'une petite révolution dans notre justice pénale, jusqu'ici
figée et enfermée dans le concept de la répression et que cette révolution va
dans le sens d'une meilleure prise en compte de la dignité humaine, d'une
meilleure efficacité, non seulement par la simplification des procédures, mais,
beaucoup plus profondément et, à terme, beaucoup plus légitimement, parce que
la conscience de la faute et l'acceptation de la réparation sont de meilleures
gages d'amendement.
C'est pourquoi, nous accueillons très positivement ce projet, comme nous
avions accueilli voilà quelques années son précurseur présenté par M.
Méhaignerie. Nous avons regretté qu'il ait été victime d'un recours devant le
Conseil constitutionnel, dont les auteurs sont présents dans cet hémicycle, au
titre, non du principe que je viens d'évoquer, car ce n'est pas ce principe qui
a été contesté, mais pour des modalités de mise en oeuvre dont nous parlerons
dans un instant.
Acceptant donc le principe de cette alternative, nous souhaitons seulement
qu'elle s'exprime clairement dans un texte dont la rédaction initiale donne
quelquefois à penser qu'il n'ose pas annoncer une idée, cependant neuve et
intéressante, pour ce qu'elle est, ce qui est en particulier le cas pour la
dénomination de cette nouvelle voie ; nous y reviendrons tout à l'heure.
S'agissant de la mise en oeuvre de cette alternative, question bien distincte
du concept lui-même, nous éprouvons en revanche inévitablement, après ce qui
s'est passé, quelques hésitations, quelques scrupules.
Les scrupules portent sur le fait de confier la gestion de cette nouvelle
procédure au parquet, alors qu'il s'agit tout de même et essentiellement d'une
mission de juge, sans ignorer pour autant que seuls les parquets peuvent la
mettre en oeuvre dans les conditions d'efficacité que nous souhaitons tous.
Nous partageons tous ces scrupules, même s'ils sont très atténués par la
considération de la liste des délits concernés et, surtout, par la
considération du fait que l'appréciation du parquet conduirait le plus souvent
à un classement sans suite des affaires concernées, ce qui est encore pire que
le traitement par le procureur. Il faut tout de même établir une hiérarchie
entre différents inconvénients ; il le faudrait, du moins.
Nous nous souvenons que le projet mis au point avec M. Méhaignerie avait été
condamné par le Conseil constitutionnel pour la raison qu'il permettait à des
procureurs d'imposer des mesures privatrices de liberté. Sur le plan des
principes, il faut bien le dire, la raison invoquée était parfaitement
compréhensible : nous nous sommes donc inclinés.
Il nous semble avec vous, cependant, que cet inconvénient - bien théorique,
avouons-le - se trouve corrigé par le fait que la compensation ou la
composition sera soumise au président du tribunal pour validation.
Plus regrettable, pour la majorité d'entre nous, est le fait qu'en confiant
cette procédure aux procureurs, la Chancellerie semble écarter ce qui reste à
nos yeux la seule solution d'ensemble du problème posé par le « contentieux de
masse », dont les délits justiciables de la « compensation » font évidemment
partie.
Mme le garde des secaux, je crois que c'est M. Mansholt qui disait : « Militer
pour une idée, c'est enfoncer de longues pointes dans des planches épaisses ;
il faut taper sur le clou sans relâche pendant des années. » Je vais donc taper
encore sur le clou pour faire avancer les choses tant bien que mal, au risque
de paraître entêté en vous rappelant une nouvelle fois que les difficultés les
plus graves de notre justice sont dans son manque de moyens et nulle part
ailleurs, j'ose le dire. Elles proviennent de la prolifération d'un contentieux
de masse que les processus actuels ne parviennent pas à traiter convenablement
ni d'un point de vue quantitatif ni d'un point de vue qualitatif qui est tout
aussi important à nos yeux.
La seule réponse, croyons-nous, à ce problème réside dans une restauration et
une extension du rôle des tribunaux d'instance, combinant la vieille tradition
des justices de paix et les apports des formes judiciaires nouvelles, en
particulier celles des maisons de justice, qui nous paraissent tout à fait
appropriées à ce type de contentieux,...
M. Jean Chérioux.
Très bien !
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
... avec des effectifs renforcés massivement par la
mobilisation des juges à titre temporaire créés en 1995, un peu à l'image de ce
qui se passe depuis des siècles en Grande-Bretagne avec les
magistrates
courts.
Dans ce cadre, la formule de la composition confiée à des juges du siège
s'épanouirait pleinement au lieu de s'introduire par une porte dérobée dans la
gestion quotidienne des parquets, dont ce n'est pas la vocation première.
Il est clair que le système aujourd'hui proposé n'entre pas dans cette voie,
ce qui, joint à une certaine fragilité constitutionnelle, ne nous encourageait
pas à l'accepter.
Cependant, le réalisme et le souci d'efficacité nous recommandent de ne pas
laisser passer l'occasion de poser le germe d'une voie nouvelle, fondée sur le
principe du « plaidé coupable ». La majorité d'entre nous a la conviction que
cette voie est non un expédient uniquement destiné à réduire le classement sans
suite mais bien l'expression d'un concept nouveau de procédure pénale.
Ce concept, il est urgent de l'expérimenter, en nourrissant l'espoir que, avec
le concours actif des magistrats du parquet et de leurs auxiliaires, qui y sont
favorablement disposés, cette expérience sera satisfaisante et permettra, dans
une étape ultérieure, l'extension de cette nouvelle approche qui fait
prévaloir, dans le mécanisme de la procédure pénale, l'idée de responsabilité
sur celle de la répression. Ce serait là une profonde modification culturelle
de notre système pénal, et je crois qu'elle serait la bienvenue.
C'est pour ces raisons et dans cet esprit, madame le garde des sceaux, que la
commission des lois invite notre assemblée à aborder de manière positive votre
projet de compensation judiciaire ainsi que l'ensemble des dispositions
présentées.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des
Républicains et Indépendants, et du RPR. - M. Badinter applaudit
également.)
M. le président.
J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la
conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour
cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 44 minutes ;
Groupe socialiste, 37 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 31 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues,
l'excellente analyse qu'a présentée M. Fauchon, au nom de la commission des
lois, me permettra d'être bref, car je suis d'accord avec tout ce qu'il a
dit.
Ayant moi-même participé au débat sur l'injonction pénale, je considère que
c'est une alternative aux poursuites de même nature qui nous est proposée, mais
sous une autre forme et munie de toutes les garanties dont l'absence avait
empêché cette injonction pénale de prospérer. Dès lors, je ne peux qu'être
favorable, ainsi que mon groupe, aux dispositions qui nous sont présentées.
Madame le garde des sceaux, avec ce projet de loi, vous nous soumettez en fait
quelques-unes des pierres de l'édifice qui va être construit, ou reconstruit :
la grande maison de la justice.
Ce matin, la commission des lois a été amenée à examiner le projet de loi
constitutionnelle concernant le Conseil supérieur de la magistrature,
c'est-à-dire le faîte de l'édifice. Cet après-midi, il s'agit plutôt d'un de
ses éléments de base.
Cela dit, même si vous avez présenté vos grandes orientations devant le Sénat,
il est parfois difficile de savoir exactement ce que sera la construction
définitive, et les plans d'exécution ne sont pas nécessairement parfaitement
clairs pour les parlementaires.
En vérité, ce texte est constitué de nombreuses pierres, si bien qu'il est
difficile d'en faire la synthèse. Du reste, il est de plus en plus fréquent
qu'on nous soumette des textes portant diverses dispositions : même si chacune
d'elles a sa justification, l'exercice auquel nous sommes contraints est
extrêmement délicat. Cette tendance à la « législation en dentelle » ne me
paraît pas des plus heureuses, car elle nous amène à modifier nos codes petit
morceau par petit morceau, ce qui ne contribue guère à la clarté.
Souvent, les modifications proposées sont dictées par les orientations
nouvelles de la jurisprudence, par des rapports de la Cour de cassation, au
demeurant toujours parfaitement fondés, mais il serait sans doute préférable
que le code de procédure pénale, par exemple, fasse l'objet d'une réforme
d'ensemble.
Ces remarques étant faites, j'en viens, madame le garde des sceaux, à l'objet
essentiel de votre projet de loi : la compensation judiciaire.
J'ai bien entendu ce que vous avez dit de la médiation, qui existe et qui
fonctionne bien. Notre rapporteur a fourni des éléments concernant notamment
une juridiction de Seine-et-Marne où le nombre de médiations est important ;
cela montre que c'est une voie efficace et qu'on peut la suivre.
A la suite de la censure du Conseil constitutionnel, dans la loi du 8 février
1995, seule la médiation a été retenue. Cette loi n'a donc pu aller jusqu'à ce
que vous nous proposez aujourd'hui.
Je crois que la validation par le juge est indispensable et qu'elle donne
toutes garanties sur le plan constitutionnel. Cela étant, pour être efficace,
cette procédure doit rester souple et simple. Sinon, mieux vaudrait renvoyer
tout le monde devant la juridiction ! Il est évident que, si l'on introduit des
complications extrêmes dans une telle procédure, on risque fort de ne pas
atteindre l'objectif qu'on s'était fixé.
Je note au passage que l'obligation de validation par le juge - c'était
l'exigence du Conseil constitutionnel - démontre bien que les magistrats du
parquet ne sont pas des juges. Dès lors, confondre les métiers de magistrat du
siège et de magistrat du parquet, comme certains semblent vouloir le faire,
pour établir une égalité entre les uns et les autres, alors que les fonctions
sont différentes, me paraîtrait ne pas aller dans le sens de la nécessaire
clarification, surtout aux yeux de l'opinion publique, du fonctionnement de la
justice. Mais ce sont là des principes que nous serons sans doute amenés à
rappeler à l'occasion d'autres débats.
Face au contentieux de masse, il est évident que, sauf à rêver que les
magistrats soient en nombre suffisant, il faut un palliatif. A cet égard, je
fais miens les propos qu'a tenus M. Pierre Fauchon concernant les « juges à
temps partiels ». Si le système qui est inscrit dans la loi a si peu connu de
traductions concrètes, c'est que l'institution judiciaire n'y est manifestement
guère favorable.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est pour M. Toubon que vous dites cela !
M. Jean-Jacques Hyest.
Je n'ai pas cité de nom, mon cher collègue, j'ai parlé de l'« institution »
!
Madame le garde des sceaux, je demeure persuadé que nous manquons de juges en
France et qu'il faudrait augmenter leur nombre. Je crois surtout qu'il faudrait
revoir la carte judiciaire.
C'est d'ailleurs parce que nous souhaitons une réforme de la carte judiciaire
que l'article 19 du projet de loi n'a pas été accepté, si ma mémoire est bonne,
par la commission des lois.
J'ai lu récemment dans le
Journal officiel
qu'un nouveau délégué à la
réforme de la carte judiciaire avait été nommé. Je pense qu'il sera aussi
efficace que ses prédécesseurs et qu'il pourra bientôt fournir des conclusions
qui seront mises en oeuvre !
Par ailleurs, s'agissant des dispositions relatives au juge unique, un
problème de constitutionnalité risque de se poser puisque le Conseil
constitutionnel avait censuré la possibilité d'avoir ce choix entre le juge
unique et la collégialité dans le domaine pénal.
Enfin, pour ce qui est de l'entraide judiciaire internationale, madame le
garde des sceaux, votre proposition me paraît extrêmement opportune.
En effet, les procédures actuelles sont extrêmement longues, car les demandes
doivent passer par le ministère de la justice. La déconcentration au niveau des
procureurs généraux ne peut qu'être la source d'une efficacité plus grande,
notamment dans la lutte contre la grande criminalité internationale et pour
tout ce qui concerne les accords de Schengen.
Je conclurai cette intervention en évoquant la petite délinquance, qui est de
plus en plus le fait de mineurs, car un certain nombre de dispositions
paraissent ne s'appliquer qu'aux majeurs. Voilà encore une pierre à ajouter à
l'édifice, madame le garde des sceaux !
Bien sûr, il faut réprimer mais il faut aussi songer à la réparation des
délits commis par les mineurs. Des alternatives sont, là encore, nécessaires,
qui doivent être appliquées plus systématiquement et avec plus de vigueur, afin
d'éviter que nos concitoyens ne se considèrent en insécurité permanente face à
une délinquance qui s'exerce de plus en plus sur la voie publique et que les
forces de police et de gendarmerie ne sont pas, aujourd'hui, en mesure de
contrer véritablement. Faute de réponse judiciaire à ces problèmes de société,
je crains bien que nous n'allions vers de plus grandes difficultés.
(Très bien ! et applaudissements sur les travées de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Badinter.
M. Robert Badinter.
Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, à
juste titre, on a évoqué le caractère vaste des réformes entreprises et
l'aspect un peu « mosaïque » du texte qui nous est soumis aujourd'hui.
Pour ma part, j'y distingue tout de même un double fil conducteur : le
premier, c'est la volonté politique, que je salue et que je soutiendrai
toujours, d'amélioration, si nécessaire, de notre justice au quotidien ; le
second, c'est la manifestation de l'excellence technique de la direction des
services criminels, qu'il me plaît de souligner. Car je vois bien, au travers
de toutes les dispositions techniques composant ce texte, qui n'est qu'en
apparence disparate, le souci constant de faire progresser techniquement le
fonctionnement de notre procédure pénale.
Cependant, il est un problème qui me semble n'avoir pas été pris en compte, et
cela apparaît très nettement dans le rapport de notre éminent collègue M.
Fauchon.
S'agissant du sentiment d'insécurité, de l'inquiétude dont témoignent les
justiciables au regard d'une délinquance croissante, que la justice ne
traiterait ni assez vite ni assez bien, il y a un maillon de la chaîne qui est
par trop méconnu.
Dans ce texte, il est beaucoup question du classement sans suite. Pour qu'une
réponse soit apportée à la victime d'une infraction, il faut évidemment que
l'auteur ait été identifié. Je suis la victime, je porte plainte ; si l'auteur
n'est jamais identifié, au terme d'une enquête menée dans des délais
raisonnables, j'éprouverai un profond ressentiment face à l'absence de
sanction.
L'identification de l'auteur de l'infraction, c'est le maillon méconnu dont je
parlais à l'instant, entre l'infraction et la réponse pénale.
Quand on parle de l'accroissement constant du pourcentage des classements sans
suite, on ne tient pas compte de cet élément essentiel.
En examinant de près le tableau qui figure à la page 8 du rapport de M.
Fauchon, j'ai été frappé par le démenti factuel qu'il apporte aux clichés dans
lesquels baigne notre justice pénale.
Nous sommes tous convaincus que nous vivons en état d'inflation de la
délinquance, et il est certain que le nombre d'infractions dénoncées ne cesse
de croître. Nombre de Français croient donc que nous vivons en état d'inflation
judiciaire pénale, c'est-à-dire que le nombre d'affaires pénales qui sont
soumises à l'autorité judiciaire ne cesse lui-même de croître, la réponse
habituelle étant le classement sans suite. Or, en l'occurence, la réalité est
tout à fait différente : dans le domaine pénal, l'institution judiciaire
connaît non une inflation mais, au contraire, une légère déflation.
Observons d'abord l'évolution du nombre des procédures transmises au parquet
de 1987 à 1996, c'est-à-dire sur dix ans : nous sommes passés de 5 352 624 en
1987 à 5 185 495 en 1996, ce qui veut dire que non seulement ce nombre n'a pas
crû, mais encore qu'il marque une légère diminution, de l'ordre de 0,2 %.
Evidemment, cette évolution est à comparer à l'inflation de la délinquance sur
la même période.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
L'écart s'est, en effet, accru.
M. Robert Badinter.
Ainsi, non seulement le nombre d'affaires transmises au parquet n'a pas
augmenté, mais il a même légèrement diminué.
J'en viens maintenant au nombre de procédures classées sans suite. Le
pourcentage se situe aux alentours de 80 % en 1995 et en 1996, contre 70 % en
1987. On en déduit donc qu'il y a accroissement du nombre des classements sans
suite. Là encore, ce n'est pas exact au regard de la réalité.
En effet, lorsque l'auteur d'une infraction n'est pas identifié, on ne peut
bien évidemment qu'aboutir à un classement sans suite. Or, mis à part les cas
où les faits ne sont pas juridiquement des infractions ou sont couverts par la
prescription, le choix du parquet dans sa politique de classement ne s'exerce
qu'au regard d'affaires dans lesquelles le ou les auteurs présumés ont été
identifiés, interpellés et, si besoin est, déférés.
Mais quel est donc le taux, à cet égard, des affaires avec auteur connu ?
C'est là qu'on est véritablement saisi de stupéfaction : en 1987, sur les 5 352
624 procédures transmises, 63 % étaient avec auteur connu, ce qui est tout à
fait remarquable, contre 39 % en 1996 !
En revanche, le nombre de procédures avec auteur inconnu était, en 1987, de 37
%, soit un peu plus d'un tiers, contre, aujourd'hui, 61 %, c'est-à-dire près
des deux tiers.
En d'autres termes, sur dix ans, lorsque nous examinons la situation du point
de vue du parquet, nous constatons qu'il est saisi d'un nombre légèrement
inférieur d'affaires mais que, hélas ! dans ces procédures, le taux
d'élucidation qui, je le rappelle, conditionne l'exercice de l'action publique,
a fléchi, lui, d'une façon considérable.
La situation appelle donc une réflexion approfondie, car ces chiffres
signifient, en clair, que la question première, celle qui se pose de la façon
la plus sèche à l'institution judiciaire, y compris à la police judiciaire,
n'est plus celle de la politique de classement ou de non-classement mais bien
celle du taux d'élucidation.
Or, avec une masse croissante d'infractions et une masse croissante de
dossiers classés sans suite pour cause d'auteurs non identifiés, vous êtes dans
la pire des situations. Car, à l'évidence, ce que le justiciable ne manque pas
de ressentir alors, c'est l'ineffectivité non pas de l'institution judiciaire
mais, il faut bien le dire, de l'enquête de police judiciaire. Je comprends
d'ailleurs qu'au vu de ces données, les chefs de parquet puissent ressentir
sinon de l'amertume - mais les magistrats sont des gens courtois - tout au
moins une certaine irritation.
Je prends pour témoignage une excellente chronique, toute récente et que l'on
trouvera dans l'édition du 6 mars 1998 du
Jurisclasseur-Droit pénal,
dans laquelle, à l'occasion d'un discours de rentrée solennelle, un
procureur général fait état de la situation dans son ressort.
Cet éminent magistrat nous livre les résultats d'une étude à laquelle il a
fait procéder et qui est relative à l'activité des cinq parquets du ressort de
sa cour, au regard précisément du problème du classement sans suite.
Ces résultats, qui restituent une vision des choses plus objective, plus
réaliste et plus gratifiante pour la justice, montrent que les cinq parquets
concernés ont classé, en 1997, 82,76 % des affaires enregistrées. Chiffre, se
dit-on, effrayant. Cependant, sur ces 82,76 % de procédures classées, 77,4 %
représentent des affaires dont les auteurs sont demeurés inconnus. Et je cite «
Quant aux affaires dont l'auteur est connu et qui sont cependant classées,
elles ne constituent que 14 % de l'ensemble des procès-verbaux enregistrés, 18
% de l'ensemble des classements, 42,47 % de l'ensemble des affaires avec
auteurs connus. »
Par conséquent, le taux de classement sans suite lorsque les auteurs sont
connus est tout à fait raisonnable et d'ailleurs, je me permets de le
souligner, il a diminué au niveau national, cette fois : alors qu'il était de
51 % en 1987, en 1996, il n'était plus que de 45 % !
Il n'y a donc pas eu une politique « inflationniste » du classement sans
suite, elle a même été « déflationniste » dans la mesure où l'auteur était
identifié.
Le véritable problème, et il est majeur, transparaît au travers des chiffres
désolants que je vais maintenant évoqués, chiffres antérieurs, certes, au
changement de gouvernement, mais dont la signification réelle mérite d'être
méditée.
Ainsi, en 1994, le taux d'élucidation moyen national par les services de
police et de gendarmerie pour l'ensemble des vols et des recels dépassait à
peine 14 %, contre 13 % pour l'ensemble des destructions et des dégradations de
biens, et n'atteignait péniblement que 10 % pour les cambriolages.
Dans ces conditions, quelles que soient les mesures législatives que l'on
prendra dans le domaine de la procédure pénale, pour les justiciables, pour les
victimes d'infraction, on butte sur ce véritable mur que constituent ces
pourcentages : dans 90 % des cambriolages, l'auteur ne sera jamais identifié et
il en ira hélas ! de même dans 86 % des vols et des recels !
A la lumière de ces constats, comment ne pas s'interroger sur ce que doit être
la première préoccupation, s'agissant de l'exigence de sécurité ? D'ailleurs,
je le souligne, il n'y a pas de « droit à la sécurité ». La sécurité est un
objectif, de valeur constitutionnelle, certes, mais on comprend pourquoi cela
ne peut être qu'un objectif. Il est bien évident que, pour tendre vers cet
objectif et pour répondre à ce sentiment que l'on évoque, la première des
exigences doit concerner l'utilisation des forces de police judiciaire.
Pour ma part, je pense que le Gouvernement, dont je sais que c'est à juste
titre une préoccupation essentielle, doit se pencher sur ces données et
s'interroger car, comme le disait notre ami Gaston Defferre, c'est très bien de
rassurer la population en mettant des képis dans la rue, mais cela ne sert à
rien si pour chaque infraction - cambriolage, vol de moto ou d'automobile -
rien ne se passe au-delà du dépôt de la plainte. On comprend alors l'amertume
et l'inquiétude de nos concitoyens !
Je constate donc, pour ma part, au regard de ces données, que la politique de
classement sans suite pratiquée par les parquets n'est pas laxiste et n'a pas
pour objet de faire face à une surinflation judiciaire que ceux-ci ne sauraient
pas traiter, faute de moyens. Les parquets ont, au contraire, une politique de
classement sans suite qui me paraît raisonnable et qui s'inscrit dans la norme.
Ce qui décroît, hélas, c'est le nombre d'affaires élucidées par rapport au
nombre d'infractions commises.
Ce rappel étant fait, les mesures que vous nous proposez, madame le garde des
sceaux, sont techniquement bienvenues et marquent la volonté d'inscrire fort
justement dans la loi des améliorations en matière d'alternatives aux
poursuites.
Je n'insisterai pas sur la médiation pénale ; cela va de soi. Elle est née de
pratiques du parquet. D'ailleurs, je me souviens très bien de son origine.
Entre 1983 et 1985, des procureurs de la République qui l'ont lancée dans la
banlieue de Paris étaient venus à la Chancellerie nous parler de cette
expérience. Il était tout à fait louable qu'ils entreprennent ainsi
spontanément, sur le terrain, la recherche de moyens et de techniques qui
permettraient à la fois de satisfaire la victime et, en même temps, de donner
au classement une dimension autre que la prise en considération de la
personnalité du délinquant à travers également la réparation du trouble causé
par l'infraction.
Il est tout à fait pertinent, à cet égard, que la médiation pénale ait été
inscrite, en 1993, dans la loi et je vous félicite d'avoir repris les
dispositions qui tendent à introduire une composition judiciaire - composition
pénale, injonction pénale, peu importe l'expression, cela ne change rien -
cette procédure étant souhaitable pour ce type d'affaire.
Le dispositif qui avait été proposé, et adopté, en 1995 répondait à une
exigence, mais ne satisfaisait pas aux principes constitutionnels. Le Conseil
constitutionnel avait déclaré, comme, je pense, il convenait, que certaines
mesures susceptibles de faire l'objet d'une injonction pénale pouvaient être de
nature à porter atteinte à la liberté individuelle. Il suffit, pour en juger,
de lire la liste des mesures proposées. Le Conseil constitutionnel, dans sa
décision du 2 février 1995, ajoutait que « dans le cas où elles sont prononcées
par un tribunal, elles constituent des sanctions pénales ; que le prononcé et
l'exécution de telles mesures, même avec l'accord de la personne susceptible
d'être pénalement poursuivie, ne peuvent, s'agissant de la répression de délits
de droit commun, intervenir à la seule diligence d'une autorité chargée de
l'action publique, mais requièrent la décision d'une autorité de jugement...
».
Je suis surpris que l'on ait attendu trois ans pour tirer les conséquences de
ce qui figurait en toutes lettres dans cette décision, à savoir qu'il
convenait, une fois le projet d'accord intervenu, de le soumettre à une
autorité de jugement.
Si l'on s'oriente dans la direction de ce que les Américains appellent le
plea bargaining,
au moins faut-il être sûr que cela ne se passera pas en
tête à tête entre une partie toute puissante - la partie poursuivante l'est -
et un délinquant qui, par définition, ne l'est pas. Il convient, à cet égard,
que le contrôle d'un magistrat du siège soit prévu. C'est tout à la fois un
rééquilibrage des droits des parties et un contrôle par l'autorité judiciaire,
gardienne de la liberté individuelle quand il s'agit de mesures pouvant porter
atteinte à celle-ci.
Encore une fois, vous avez tout à fait raison de proposer les dispositions
législatives qui sont nécessaires pour que, ainsi, toute inconstitutionnalité
étant écartée, on puisse bénéficier de cette procédure née de la pratique.
Il en va de même des autres dispositions que vous nous proposez, madame le
garde des sceaux. Les parquets dynamiques y ont déjà recours ; les légaliser
est mieux encore, car ces expériences se généraliseront, pour la plus grande
satisfaction - je le pense - des justiciables.
Evidemment, et nul doute que cela fera l'objet de débats lors de la discussion
des amendements, un certain nombre d'améliorations techniques vous seront
soumises, notamment par notre ami M. Dreyfus-Schmidt.
Pour ma part, j'estime que le texte, assurément, doit être voté. Le groupe
socialiste vous soutiendra dans votre effort, non sans vous avoir félicitée de
votre continuité et de l'énergie que vous apportez à cette amélioration de la
justice.
Cependant, madame le garde des sceaux, nous pouvons nous doter des meilleures
dispositions législatives en matière de procédure pénale, mais si le taux
d'élucidation des affaires ne cesse de décroître, elles ne parviendront guère à
apaiser l'inquiétude de nos concitoyens.
(Applaudissements sur les travées
socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen et sur
certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Pagès.
M. Robert Pagès.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le projet de
loi que nous examinons aujourd'hui constitue le premier des sept textes
annoncés à ce jour concernant la première phase d'une réforme de la justice à
laquelle le Gouvernement et sa majorité sont particulièrement attachés.
Il n'est pas nouveau d'indiquer que la justice ne se porte pas bien dans
notre pays. Voilà des années que ce constat est dressé.
La lenteur des procédures, la complexité de la loi mais aussi la perception
par l'opinion d'une dépendance à l'égard du pouvoir politique pèsent sur la
confiance des citoyens envers l'institution judiciaire.
Le sondage publié voilà près d'un an par un quotidien du soir est toujours
d'actualité : 66 % des Français ont une mauvaise image de la justice, 77 %
indiquent qu'elle ne dispose pas de moyens suffisants et 87 % qu'elle est
plutôt vieillotte.
Quels étaient les souhaits des sondés ?
Pour 76 % d'entre eux, il fallait accélérer les délais de procédures et de
jugements ; pour 47 %, il convenait de renforcer l'égalité des citoyens devant
la justice et pour 44 %, il fallait faciliter l'accès des citoyens à la justice
et simplifier les procédures. Enfin, 82 % des sondés estimaient que la justice
était soumise au pouvoir politique et 73 % jugeaient que l'indulgence est plus
grande à l'égard des hommes politiques.
Ce rappel de l'état de l'opinion, avec toute la prudence et la réserve que
peut susciter la méthode des sondages, était, selon moi, nécessaire pour
souligner l'ampleur du travail à effectuer, son urgence, et donc pour approuver
l'engagement du débat sur la réforme que vous proposez, madame la ministre.
Les débats à venir relatifs au Conseil supérieur de la magistrature et au
statut du parquet nous permettront d'aborder de manière plus approfondie les
rapports entre pouvoir politique et justice, entre presse et justice.
En ce qui concerne notre discussion d'aujourd'hui, un premier regret tient à
un manque de lisibilité dû à la multiplicité des textes, que j'évoquais
d'entrée, et à leur ordonnancement.
Pourquoi le Sénat aborde-t-il la grande réforme par le biais d'un texte
composé de dispositions diverses qui aurait dû clôturer le débat plutôt que
l'entamer ?
Cette remarque de pure forme étant formulée, venons-en au projet de loi qui
nous intéresse aujourd'hui.
Selon nous, deux aspects du texte se dégagent : d'une part, les alternatives
aux poursuites avec la création de la procédure de compensation judiciaire et,
d'autre part, la limitation du champ d'intervention du juge unique.
Comme je l'ai indiqué, les Français perdent confiance en leur justice. Mais,
dans le même temps, le recours au droit explose. En vingt ans, le nombre
d'affaires traitées par la justice est passé de 826 000 à 1 886 000.
Or, dans la même période, le nombre de magistrats, lui, est passé de 5 000 en
1975 à 6 135.
Les délais de jugement se sont bien évidemment accrus, pour atteindre
quarante-cinq mois pour les procédures criminelles.
Nous avons souligné et approuvé, à l'occasion du dernier débat budgétaire,
l'effort du Gouvernement à l'égard de la justice. Mais cet effort ne sera
payant que s'il est maintenu et renforcé dans la durée. Nous comptons sur vous,
madame la ministre, pour nous rassurer sur ce point.
La justice est donc engorgée en amont, mais elle l'est également en aval, au
regard de la surpopulation pénale.
Aujourd'hui, sont détenues en France près de 55 000 personnes pour une
capacité de 50 000 places.
Cette surpopulation carcérale est déjà un problème en soi, mais elle devient
insupportable lorsque l'on sait que plus de 40 % de ces détenus sont des
prévenus. La durée de la détention provisoire augmente toujours, puisqu'elle
est passée de 3,5 mois en 1992 à 4,2 mois en 1996.
Ce constat doit susciter, d'urgence, une réflexion sur les alternatives à
l'incarcération et sur une révision du nouveau code pénal qui a trop souvent
alourdi les peines de prison.
Au regard de cette analyse, engorgement en amont et en aval de la justice, le
développement des alternatives aux poursuites pénales paraît hautement
souhaitable.
Nous approuvons pleinement la première phrase de l'exposé des motifs : « Parce
qu'elle constitue un service public, l'institution judiciaire doit apporter aux
faits dont elle est saisie des réponses rapides et efficaces. »
Le nouveau mécanisme que le projet de loi prévoit en introduisant les articles
41-1 et 41-2 dans le code de procédure pénale suscite cependant des
interrogations et des réserves de notre part.
De fait, le rôle du parquet est renforcé par le dispositif prévu. C'est lui
qui décide et engage la mise en oeuvre des alternatives. L'autorité de jugement
n'est sollicitée que pour valider la procédure. Il est à craindre que cette
validation ne soit de pure forme étant donné l'engorgement des tribunaux.
Cette remarque est fondée non pas sur une hostilité de principe au parquet,
mais sur une réserve quant à son rôle et à ses rapports avec les pouvoirs
publics, dont nous n'avons pas encore précisément débattu dans cet
hémicycle.
Notre interrogation porte également sur le devenir du principe du
contradictoire dans ce cadre. Du point de vue tant de la défense que des
parties civiles, l'absence de poursuites peut nuire aux intérêts de chacun. Je
me permets d'insister, madame la ministre, sur le fait que c'est l'action
publique qui, souvent, permet aux victimes de peser sur le cours de la
justice.
Les droits de la défense sont également quelque peu malmenés, puisque la
possibilité, et non pas la nécessité, de la présence de l'avocat n'est
qu'effleurée par le projet de loi.
Voilà trois ans, à l'occasion du débat sur la transaction pénale initiée par
M. Méhaignerie, relayé par M. Fauchon ici même, mon ami Charles Lederman avait
également souligné les dangers à l'égard de la présomption d'innocence.
Cette procédure, qui s'apparente au « plaidé coupable » d'inspiration
anglo-saxonne, pousse de fait aux aveux.
Souvent, une personne, pour éviter les tracasseries de poursuites et - qui
sait ? - l'erreur judiciaire, avouera et compensera le délit.
Nos interrogations, vous le constatez, madame la ministre, sont réelles. Elles
ne sont pas nouvelles, puisque, voilà quatre ans, nombreux avaient été les
parlementaires de tous bords à refuser une évolution de la procédure pénale en
rupture avec certains principes essentiels de notre droit.
Mais, je le répète, une réforme audacieuse du parquet peut aider à dépasser
nos réticences, qui, pour l'instant, sont réelles.
Il est un point sur lequel nous butons, c'est celui de l'indemnité
compensatrice.
En 1994, déjà, je m'étais personnellement élevé contre l'introduction de
l'argent dans le rendu de la justice. J'avais, avec Charles Lederman, mis en
évidence les dangers de marchandage et d'inégalité devant la justice selon les
possibilités de paiement.
On m'objectera que le plafond de 10 000 francs n'est pas très élevé et qu'il
est en tout cas inférieur à celui de 50 000 francs qui avait été envisagé en
1994.
Certes, mais il est incontestable que, si cette disposition est adoptée, le
pli sera pris, et la voie ouverte à une extension du marchandage judiciaire.
Cela, nous nous y opposons et nous déposerons un amendement visant à supprimer
l'indemnité compensatrice.
Bien entendu, notre attitude est renforcée par la volontée de M. le rapporteur
et de la commission d'élever le plafond de la transaction à 50 000 francs.
Pour résumer notre position sur les alternatives aux poursuites, nous
approuvons l'objectif concret du projet de loi, à savoir accélérer la justice
et désengorger les tribunaux ; nous apprécions l'effort d'adaptation à la
violence urbaine qui, de fait, nécessite un traitement particulier en dehors de
la mise en route de la procédure pénale la plus lourde.
Cependant, en l'état actuel du texte - ce ne sont pas les amendements proposés
par M. le rapporteur et visant à renforcer le mécanisme de la compensation
pécuniaire qui nous rassureront ! - nous estimons insuffisantes les garanties
en matière de respect du principe du contradictoire et nous refusons
l'introduction de l'argent dans le rendu de la justice. Je suis persuadé que la
navette parlementaire permettra de dissiper ces premières inquiétudes.
Le second point qui, selon nous, se dégage de ce projet de loi, c'est la
limitation, utile et nécessaire, du champ d'intervention du juge unique.
La collégialité constitue la garantie de la sûreté des jugements. Elle permet
l'échange et la confrontation des points de vue et des arguments, ainsi qu'une
prise de décision collective.
La dérive qui a favorisé l'instauration du juge unique en matière civile,
sociale, puis correctionnelle, plonge la justice dans une logique productiviste
destinée à gérer la pénurie des moyens au mépris des droits essentiels des
justiciables.
Nous approuvons donc pleinement votre démarche, madame la ministre, qui tend à
renforcer le principe de la collégialité.
Refuser le juge unique en cas de traitement d'une récidive est un point
positif. Pour ce qui est du renvoi par le juge devant une structure collégiale
du fait de la complexité d'une affaire, ne serait-il pas envisageable, pour
éviter toute tracasserie constitutionnelle, d'inverser la problématique en
offrant la possibilité aux parties de choisir la collégialité ? Le principe
d'égalité serait ainsi pleinement respecté.
Avant de conclure, je souhaiterais, madame la ministre, vous interroger sur
deux aspects de moindre importance.
Premier point : quelles seront les prérogatives du parquet dans le cadre des
nouvelles dispositions que vous proposez en matière d'examen technique et
scientifique ? Ne sera-t-il pas permis de traiter certaines affaires sans
ouvrir d'informations judiciaires ?
Second point : dans le cadre des dispositions concernant le traitement des
dénonciations, ne peut-on craindre la mise en place d'un dispositif
d'éparpillement des saisines, un juge, autre que celui chargé de l'instruction,
pouvant être chargé d'enquêter sur la ou les dénonciations ?
Ces points, qui sont en apparence mineurs, mettent en évidence - j'espère ne
pas être dans le vrai - un renforcement du rôle du parquet, ce qui ne me paraît
pas souhaitable dans le cadre de la réforme de la justice qui est en cours.
Vous l'aurez compris, madame la ministre, mes chers collègues, notre
appréciation sur ce projet de loi est mitigée, car les aspects positifs et les
aspects moins positifs se mêlent.
C'est pourquoi nous déterminerons notre vote final en fonction de l'attitude
du Sénat à l'égard des amendements de M. Fauchon et de la majorité de la
commission des lois, qui, je le répète, amoindriraient la portée novatrice du
projet de loi à l'égard de la collégialité ou accentueraient encore le
caractère négatif de la compensation judiciaire.
(Applaudissements sur les
travées du groupe communiste républicain et citoyen. - Mme Dusseau applaudit
également.)
M. Jean Chérioux.
C'est la majorité plurielle !
M. le président.
La parole est à M. Haenel.
M. Hubert Haenel.
Le rapporteur de la commission des lois, mon éminent collègue M. Pierre
Fauchon, a parfaitement analysé l'économie du projet de loi relatif aux
alternatives aux poursuites et renforçant l'efficacité de la procédure pénale,
que vous soumettez aujourd'hui au Sénat, madame la ministre.
Ce texte contient des dispositions pratiques et réalistes. Il tend aussi à
légaliser les initiatives prétoriennes. En effet, au cours des dernières
années, les magistrats et les juridictions ont fait preuve d'imagination et, à
crédits constants, ont revu organisation, méthodes et procédures, afin de
rendre la justice pénale plus efficace. Citons le traitement en temps réel des
infractions, les maisons de justice, les initiatives en matière de proximité
et, enfin, la troisième voie dont il est question, pour partie, aujourd'hui.
Permettez-moi, madame la ministre, en complément de votre intervention
liminaire, d'aborder six points tirés de mes récentes investigations sur un
domaine particulier : le classement sans suite. Ces points mériteront, me
semble-t-il, de retenir tout notre attention le moment venu.
Le premier point concerne la dépénalisation de certains textes.
Parce que les instances traditionnelles de règlement des petits conflits
disparaissent peu à peu, la justice pénale est de plus en plus sollicitée pour
traiter de cas qui ne relèvent pas véritablement de sa compétence ou qui sont à
la limite de celle-ci.
En outre, la vie sociale tend à être de plus en plus pénalisée. Dans un récent
article sur les relations du politique et du judiciaire, publié en novembre
1997, Laurent Kessous résumait bien cette situation. Alors que le droit pénal
devrait voir son champ d'action se rétrécir au profit du droit civil, du droit
des affaires ou du droit des assurances, un nombre croissant de projets ou de
propositions de loi et de textes réglementaires sont assortis systématiquement
de sanctions pénales en cas d'inexécution. Or, nous le savons bien, la plupart
des peines ne sont pas appliquées, les parquets les ignorent même, et ce qui
devrait être une garantie pour l'application des lois devient trop souvent un
facteur d'affaiblissement de la norme.
C'est pourquoi il me paraît urgent de suivre les recommandations du Conseil
d'Etat et de limiter au maximum les références aux sanctions pénales. Un
premier pas a été accompli, par exemple, avec la dépénalisation des chèques
impayés. Il faut accentuer cette tendance afin de recentrer, à moyens
constants, les magistrats du parquet sur le noyau dur de la délinquance, en les
dégageant ainsi de contentieux secondaires qui peuvent être traités par
d'autres administrations. Tel est, par exemple, le cas de certaines infractions
à la coordination des transports.
Le deuxième point concerne la définition d'une politique pénale.
A plusieurs reprises, le Gouvernement a esquissé une politique de lutte contre
la délinquance, notamment à travers votre intervention devant l'Assemblée
nationale, le 15 janvier 1998, ou devant le Sénat, le 22 janvier 1998, madame
la ministre. Cette approche reste cependant, comme ce fut le cas sous les
précédents gouvernements, trop sectorielle.
Une politique de lutte contre la délinquance ne peut être
qu'interministérielle et reposer sur un rapport annuel d'évaluation remis au
Parlement et suivi d'un débat. Pour ce qui concerne le volet judiciaire de
cette politique, les conclusions du rapport de la commission présidée par M.
Pierre Truche, premier président de la Cour de cassation, ont insisté sur la
nécessité d'initier une véritable politique d'action publique en matière
judiciaire.
« La notion d'égale application de la loi dans l'acte de poursuivre et de
juger implique une autre notion relativement nouvelle, au moins dans sa
formulation : la nécessité d'une politique d'action publique.
« Cette notion pratiquement absente des codes a pour objet d'inscrire le
traitement individuel des contentieux - opportunité des poursuites - dans un
cadre d'ensemble visant à une application cohérente de la loi, en fixant des
priorités compte tenu des circonstances et en veillant au respect de l'égalité
entre les citoyens. »
Il est donc indispensable d'introduire dans notre code de l'organisation
judiciaire - à l'article 1er, je pense - cette notion de politique pénale.
L'action publique pourrait être définie comme étant la recherche et la
définition des conditions dans lesquelles l'application de la loi doit être
engagée de manière coordonnée entre plusieurs autorités, compte tenu des
circonstances et dans le respect de l'égalité entre les citoyens. Tel est le
sens d'un amendement que je vous présenterai lors de la discussion des articles
et sur lequel je souhaiterais connaître votre sentiment, madame la ministre.
Cela suppose avant tout un travail interministériel réalisé sous l'autorité du
Premier ministre et coordonné par vos soins, madame la ministre de la justice,
afin que les différents ministères apportent leur contribution à cette
politique d'action publique et y intègrent, dans les meilleures conditions,
leurs politiques, qui sont aujourd'hui menées de façon trop autonome.
On pourrait préciser cette idée lors d'un débat. Vous vous êtes exprimée sur
ce point au mois de janvier dernier, madame la ministre. A peu près au même
moment, le procureur général près la Cour de cassation, M. Jean-François
Burgelin, esquissait la définition d'une politique d'action publique au plan
national. Il déclarait ceci : « Voix de la société auprès des tribunaux, il
revient en effet au parquet de contribuer, par le ministère de la parole et de
l'écrit, d'une part, à la défense des bases culturelles sur lesquelles est
fondée notre vie collective, mais aussi, d'autre part, à l'évolution des
esprits. »
« Défendre nos bases culturelles, c'est prendre et faire prendre en
considération l'Etat, nos institutions et les personnes...
« Au total, l'ordre public contemporain inclut désormais » - c'est ce qui est
important - « des dimensions sociales, économiques et internationales que les 2
000 magistrats du parquet de notre pays se doivent de prendre quotidiennement
en compte avec un double souci de maintien d'un certain ordre et de nécessaires
évolutions.
« La mission du parquet, c'est d'expliquer aux juges et aux citoyens, procès
après procès, ce qu'exige une bonne application de la loi et quelles sont les
évolutions souhaitables. »
Que pourrait donc être une politique d'action publique déclinée par chaque
procureur de la République en fonction du contexte local ? On en a eu encore un
exemple récent.
Dans son discours d'installation du 23 avril 1998, M. Jean-Pierre Dintilhac,
procureur de la République près du tribunal de grande instance de Paris,
apporte une réponse à cette question : « Je considère que trois formes de
délinquance doivent être prioritairement concernées par l'action pénale, la
violence, la corruption et toutes les formes de discrimination.
« La nécessité de mener prioritairement et de front la lutte contre les
violences, les corruptions et les discriminations confère à la justice, et à
tous ceux qui concourent à son action, une place éminente au sein des
institutions de la République puisque c'est par son intervention que sont
rappelées à tous les règles communes. »
Pour vérifier ensuite si cette politique d'action publique ainsi définie est
mise en application, vous pourriez par exemple, madame la ministre, décider
que, chaque année, les procureurs généraux, les procureurs de la République et
les avocats généraux des juridictions procèdent à une évaluation et aux
ajustements nécessaires de la politique d'action publique appliquée dans le
ressort de leurs juridictions. Ce serait l'occasion de mettre en exergue les
difficultés rencontrées par ceux-ci dans l'exercice de cette mission et
d'apporter les corrections nécessaires et les moyens adaptés.
J'évoquerai, en troisième lieu, les classements sans suite du fait des
administrations.
Il s'agit toujours du code de procédure pénale, puisque c'est le code de
procédure pénale qui nous intéresse aujourd'hui.
Si le taux de classement sans suite des infractions est élevé, il faut noter
que ce classement intervient à tous les maillons de la chaîne pénale. En
théorie, c'est le parquet qui est responsable de la décision de classement ou
de poursuite des affaires. Mais, en réalité, ce dernier ne représente qu'un
maillon dans la chaîne de traitement de la délinquance. Ainsi, beaucoup
d'affaires sont « classées » avant même d'avoir été examinées par le parquet.
En outre, dans certains cas, bien que le parquet ait décidé de poursuivre,
l'affaire sera en fait classée par grippage de la procédure en aval : c'est le
déficit de capacité de jugement de beaucoup trop de tribunaux de grande
instance, ou encore l'inexécution ou l'exécution tardive de certaines
peines.
L'article 40 du code de procédure pénale dispose que « le procureur de la
République reçoit les plaintes et les dénonciations et apprécie les suites à
leur donner. Il avise le plaignant du classement de l'affaire ainsi que la
victime lorsque celle-ci est identifiée ». Cela signifie donc que toutes les
plaintes et procès-verbaux doivent lui être adressés, selon le principe : « je
constate, donc je transmets », et qu'il est chargé de les lire afin de trier
ceux qui seront classés de ceux auxquels une suite sera donnée.
Mais la pratique est tout autre : d'une part, les parquets ne seront pas saisi
de toutes les infractions qui sont commises ; d'autre part, une grande partie
des plaintes et procès-verbaux n'atteignent pas les parquets et sont
directement triés en amont par des fonctionnaires. Je n'invente rien ! Mes
propos sont directement inspirés de ce que m'ont dit tous les procureurs
généraux et tous les procureurs de la République que j'ai eu l'occasion de
rencontrer au cours de cette dernière année.
Par le classement des affaires en amont, j'entends les constats d'infractions
par les administrations et les classements de fait qui s'ensuivent.
Une autre zone d'ombre en amont des plaintes est constituée par la
méconnaissance par les parquets de la politique de constat d'infractions mise
en oeuvre par toutes les administrations qui en ont le pouvoir et par la
mauvaise application de l'article 40, alinéa 2, du code de procédure pénale,
qui fait obligation à toute autorité constituée, tout officier public ou
fonctionnaire de déférer des faits délictueux au procureur de la République. Or
trop peu de faits délictueux sont ainsi dénoncés.
Le classement sans suite peut en effet résulter de la non-transmission par les
services de l'Etat ayant qualité pour constater les infractions relevant de
leur domaine de compétences. Il est difficile même de dresser la liste de ces
services ! J'ai essayé de le faire, et ma liste ne compte pas moins de vingt et
une pages dactylographiées d'agents qui sont chargés de constater les
infractions et qui n'appartiennent ni à la police nationale ni à la gendarmerie
!
Leurs motifs pour ne pas transmettre les affaires dont ils ont connaissance
sont multiples : volonté délibérée de ne pas saisir le parquet pour traiter les
affaires à leur niveau, lassitude - aucune poursuite ne sera alors engagée -,
surcroît de travail engendré par la rédaction de procès-verbaux quand on sait
que l'affaire n'aura pas de suite.
Plusieurs cas de figure expliquant cette situation peuvent se présenter.
Ainsi en est-il des interventions hiérarchiques, qui interdisent ou filtrent
les transmissions, des compromis acceptés par les services déconcentrés, sans
contrôle du parquet, des courts-circuits juridiques au jugement d'opportunité
des poursuites - les douanes ont, de par la loi, le pouvoir de transiger, et
les infractions fiscales passent, elles aussi, par un filtre prévu par la loi -
et, enfin, des courts-circuits de fait, qui conduisent certaines
administrations à user de leur pouvoir juridique de constatation en fonction de
leur volonté et non pas de la seule existence de fait délictueux, telles les
infractions au code du travail, la répression des fraudes, etc.
Ces tris en amont de la saisine du parquet sont illégaux. Aucun service,
quelles qu'en soient les raisons, ne peut s'octroyer ce pouvoir que la loi ne
confère qu'à la seule autorité judiciaire. Le principe, à moins d'en changer,
ne peut en effet être que celui-ci : « Je constate une infraction, je transmets
au parquet. »
En outre - c'est important, puisque nous avons eu encore des illustrations
récentes de ces dévoiements - le fait de permettre à certains fonctionnaires de
choisir la suite à donner à la constatation d'une infraction sans réel contrôle
hiérarchique et sans contrôle possible de l'autorité judiciaire augmente les
risques d'abus du principe d'opportunité des poursuites, voire de corruption.
C'est ce qui s'est passé récemment encore dans le cadre d'une unité de
gendarmerie d'autoroute.
Tous les magistrats que j'ai pu entendre sur ce sujet ont relevé les
difficultés et les différences d'application de l'article 40, alinéa 2, du code
de procédure pénale, difficultés et différences dues principalement à des
interprétations diverses des dispositions de cet alinéa.
Depuis bientôt cinq ans, madame la ministre, j'essaie d'obtenir qu'une
directive ou une circulaire interministérielle stipule très exactement ce que
les administrations sont tenues de faire ou de ne pas faire. Or, je n'arrive
jamais à obtenir satisfaction ! M. Méhaignerie, alors garde des sceaux, l'a
promis ici même, mais il n'y a pas eu de suite ; j'ai posé à nouveau la
question à M. Toubon, mais il n'y a pas eu de suite non plus ; je vous la
repose aujourd'hui, madame la ministre, sachant que, entre temps, par exemple
dans un domaine qui touche à l'application des dispositions de l'article 40,
alinéa 2, du code de procédure pénale, une circulaire est intervenue concernant
les relations entre les chambres régionales des comptes, les services de la
Chancellerie et les différents parquets.
Mais il faut à mon avis aller plus loin, car il suffit de dialoguer avec
certains magistrats du parquet ou avec certains représentants du ministère de
l'intérieur pour savoir que, parfois, les premiers ne se sentent pas liés par
une circulaire émanant du ministère de tutelle des seconds, et réciproquement.
Comme vous l'imaginez, c'est tout à fait dommageable.
Ces hésitations et fins de non-recevoir sur une question aussi essentielle
pour le traitement efficace de la délinquance - et je verrai bien la réponse
qui me sera apportée lors de la discussion de l'un de mes amendements -
illustrent bien les difficultés rencontrées par l'Etat pour coordonner ses
services et pour introduire un minimum de cohérence dans la démarche des
administrations chargées de constater les infractions. En un mot, on pourrait
appeler cela des difficultés de commandement.
Cependant - et la démarche m'a paru tout à fait intéressante - le nouveau
préfet de Corse, M. Bernard Bonnet, a récemment fait usage des dispositions
prévues à l'alinéa 2 de l'article 40 du code de procédure pénale en saisissant
la justice de toutes les infractions portées à sa connaissance par les
différents services de l'Etat. Cette initiative illustre bien le fait que la
rétention d'informations par certaines autorités administratives s'apparente à
des classements sans suite de fait et - tel était le cas en l'occurrence en
Corse - à une forme de complicité de la corruption.
En quatrième lieu, je souhaiterais évoquer le classement des affaires en aval,
lié à l'exécution des peines.
Chaque année, 1,5 milliard de francs à 2 milliards de francs d'amendes ne sont
pas recouvrées par les services des trésoriers-payeurs généraux. Et je tiens à
votre disposition, madame la ministre, un tableau que j'ai fait réaliser par la
comptabilité publique.
Il faut donc trouver des solutions - je sais qu'un travail est actuellement
effectué à cet égard - car il est intolérable que des amendes ne soient pas
recouvrées.
De la même manière, nous savons que des peines d'emprisonnement de moins d'un
an sont exécutées très tardivement et très diversement selon que la
condamnation a été prononcée à Lyon, à Lille, à Epinal, à Brest ou à Bordeaux,
notamment.
On ne peut pas continuer ainsi, il faut remettre un peu d'ordre dans le
système. L'inexécution ou l'exécution tardive des peines est tout à fait
néfaste, pour le délinquant tout d'abord puisque la punition n'a alors plus de
sens, mais aussi pour la victime et pour l'opinion publique, car on sait très
bien que tout se dit et se répète, mais de façon déformée.
M. Christian Poncelet.
Elle l'est aussi pour les services qui assurent l'ordre public !
M. Hubert Haenel.
Bien sûr ! Cela démobilise et démoralise les services de constatation et
d'enquête de la police nationale et de la gendarmerie.
En cinquième lieu, vous nous proposez aujourd'hui une extension de la
procédure simplifiée et l'introduction de l'ordonnance pénale dans un certain
nombre de domaines. Il faudrait cependant aller plus loin encore : comme l'a
fait remarquer récemment le procureur général de la cour d'appel de Toulouse,
M. Volff, dans sa chronique sur l'injonction pénale, « l'organisation des
audiences, on le sait, est le principal goulet d'étranglement auquel se heurte
la justice pénale ».
Il est possible de dresser la liste des capacités de jugement des différentes
juridictions. On sait ainsi que le procureur de la République de Draguignan -
je prends cet exemple au hasard - ne peut pas traiter plus de troix mille
affaires par an. Si ces capacités ne sont pas augmentées, il faut donc trouver
d'autres moyens, soit en étendant à la cinquième classe le système de la
procédure de l'ordonnance pénale, soit en traitant certains délits selon une
procédure assez voisine. Je vous proposerai d'ailleurs tout à l'heure un
amendement en ce sens.
Sixième et dernier point, il me paraît utile, et même indispensable, d'engager
une coopération plus étroite et mieux organisée entre les parquets et les
autres partenaires responsables de la lutte contre la délinquance.
Les grandes lignes de la politique de l'action publique que vous avez
définies, madame la ministre, ont vocation à être reprises à l'échelon local
par les parquets. Pour autant, ces derniers n'ont pas le monopole, on le sait,
de la politique pénale. Le ministère de l'intérieur, le ministère de la
défense, le ministère des affaires sociales, le ministère de l'environnement,
le ministère de l'économie et des finances et bien d'autres développent
également une politique pénale pour les secteurs dont ils ont la charge. Une
étroite coopération est donc nécessaire avec le parquet pour éviter
l'élaboration de politiques divergentes.
Trop souvent - je l'ai dit, je le répète, mais ce fait mériterait d'autres
vérifications alors même que, si vous les interrogez, les intéressés ne le
reconnaîtront pas - les préfets ne s'estiment pas liés par une circulaire du
seul ministre de la justice dans le domaine de la police judiciaire tandis que,
vice versa, les procureurs généraux et les procureurs de la République ne
s'estiment pas liés par une circulaire du ministre de l'intérieur. Il en est de
même pour les autres services de l'Etat, d'où la nécessité d'élaborer des
directives et des circulaires interministérielles en ce domaine, notamment pour
appliquer les dispositions de l'article 40, alinéa 2, du code de procédure
pénale.
Cette coopération est particulièrement nécessaire entre la Chancellerie, d'une
part, et les ministères de l'intérieur et de la défense, d'autre part, même si
les problèmes que cela entraîne sont très complexes. En effet, le code de
procédure pénale prévoit que la police judiciaire est exercée sous la direction
du procureur de la République, mais elle est également soumise à la tutelle
hiérarchique - administrative, cette fois - des ministères de l'intérieur et de
la défense. Cette double tutelle peut remettre en cause le bon fonctionnement
des missions et des enquêtes de police judiciaire par l'intervention du
ministère de l'intérieur, via l'autorité hiérarchique.
Ce risque d'interférence est d'autant plus grand que les logiques des deux
ministères sont différentes.
De même, les maires sont directement concernés par le développement de la
délinquance, puisque c'est souvent en grande partie sur leur capacité à
l'enrayer - même s'ils ne peuvent pas grand-chose, sauf à créer, par exemple,
des polices municipales - que leurs concitoyens les jugent. Ils ont donc
intérêt à travailler en concertation avec le parquet ainsi qu'avec les services
de police et de gendarmerie.
Pourtant, leur attitude vis-à-vis des magistrats, et vice versa - parfois -,
est ambiguë, mélange d'attentes très fortes et de méfiance. Il me paraît donc
indispensable de développer les contacts entre les maires, les magistrats, les
forces de police et de gendarmerie pour éviter les malentendus réciproques et
renforcer la coopération.
Voilà, monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, les
quelques observations que je souhaitais présenter sur ce texte relatif à la
procédure pénale. J'espère qu'elles retiendront votre attention, madame la
ministre, au moment où je présenterai mes amendements.
Au bénéfice de ces observations et sous réserve de l'adoption de certains de
ces amendements, le groupe du Rassemblement pour la République votera ce projet
de loi.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et
Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du
RDSE.)
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Monsieur le président, je voudrais d'abord dire à
quelques-uns des orateurs à quel point j'ai été amusée de les écouter : j'ai
entendu parler de « porte étroite », de « mosaïque », de
patchwork
, de «
petit texte »... par rapport, j'imagine, à de grands textes. En vous écoutant,
je me disais : voilà bien des remarques masculines !
(Exclamations sur de
nombreuses travées.)
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Même pour le
patchwork
?
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
En effet, le jour même où le conseil des ministres
vient d'adopter un projet de loi sur la parité, la femme que je suis considère
qu'il n'y a pas de petits et de grands textes, qu'il n'y a pas de textes nobles
et moins nobles, et qu'en tout cas un texte sur la justice au quotidien est au
moins aussi noble, sinon plus, que des grands textes portant sur des grands
principes.
En faisant en sorte que la Haute Assemblée puisse se saisir en premier d'un
texte sur la simplification et l'efficacité des procédures pénales, je
souhaitais que, comme l'Assemblée nationale, le Sénat puisse se prononcer sur
cet objectif à mes yeux fondamental qu'est l'amélioration de la justice au
quotidien.
Mais je n'insisterai pas davantage et je globaliserai ma réponse, car une
individualisation m'aurait peut-être conduite à être un peu plus incisive que
je n'aurais souhaité l'être.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur.
Le message est bien reçu !
M. Christian Poncelet.
C'est comme pour le Parlement : il y a deux chambres, et aucune chambre n'est
supérieure à l'autre.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Je répondrai maintenant un peu plus précisément aux
observations qui ont été présentées.
Je remercie M. Fauchon de la qualité de son rapport. Je crois en effet que
nous avons la volonté commune de favoriser, à tous les niveaux, l'enquête,
l'instruction et le jugement, afin de faciliter les procédures et de supprimer
les lourdeurs. C'est ce but unique qui nous guide, et je remercie M. Fauchon et
M. Badinter d'avoir bien voulu le souligner dans leurs interventions.
A M. Hyest, qui s'est soucié de la perspective d'ensemble de la réforme, je
veux rappeler ici deux choses simples : d'abord, nous avons eu un débat
d'orientation le 22 janvier ; ensuite j'ai pris soin, dans mon discours
introductif, de replacer ce projet de loi dans le dessein d'ensemble de la
réforme. Les différents textes que nous vous soumettons s'inscrivent donc dans
un dispositif plus général.
Sur la compensation judiciaire, j'ai bien retenu les remarques des uns et des
autres mais, si je conçois tout à fait que l'on puisse souhaiter améliorer le
dispositif, il faut aussi veiller à ne pas le compliquer à l'extrême.
M. Hyest a évoqué la carte judiciaire. C'est évidemment un objectif très
important.
Pour la première fois, une mission a été spécialement créée à cet effet et
elle est concrètement dotée de personnels : M. Errera, qui la dirige, pourra
recruter quatre personnes qui lui permettront de mener à bien cette importante
réforme.
M. Robert Badinter.
Très bien !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Enfin, sur la justice des mineurs, monsieur Hyest, les
dispositifs de troisième voie sont d'ores et déjà prévus dans l'ordonnance de
1945 telle qu'elle a été modifiée récemment.
Par conséquent, le projet de loi que nous examinons aujourd'hui complète
utilement les textes existants, qui permettent déjà d'avoir recours à ces
dispositifs plus rapides.
A Robert Badinter, je voudrais d'abord dire qu'il a évidemment tout à fait
raison de souligner qu'un nombre considérable d'infractions ne sont pas
élucidées. J'avais moi-même insisté sur cet élément lors du débat d'orientation
à l'Assemblée nationale et au Sénat, comme d'ailleurs à l'occasion de plusieurs
débats ultérieurs.
Il me paraît être de la responsabilité du garde des sceaux, une fois constaté
qu'un certain nombre d'infractions n'étaient pas élucidées par les services de
police ou par la gendarmerie, de faire en sorte que le service public de la
justice diminue le nombre des classements sans suite.
M. Jean Chérioux.
Très bien !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux
Il ne s'agit pas, encore une fois, de sous-estimer
l'importance des différents acteurs, mais je pense qu'il est de ma
responsabilité, à la tête de ce département ministériel, de faire en sorte que
soit d'abord amélioré ce qui peut l'être au sein du ministère de la justice.
Cela ne m'empêche pas de demander à mes collègues d'améliorer tel ou tel point,
mais je n'ai pas envie de projeter sur d'autres des difficultés que nous avons
nous-mêmes à traiter au sein du ministère de la justice.
Lorsqu'une affaire est élucidée, il est encore plus important d'éviter les
classements sans suite car, à ce moment-là, non seulement les victimes se
sentent encore plus oubliées, mais les délinquants peuvent imaginer qu'ils
bénéficient d'une impunité qui ne peut pas être tolérée.
M. Christian Poncelet.
Et les services d'ordre sont découragés !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Peut-être, mais, à cet égard, M. Badinter a raison
aussi de souligner qu'on ne peut pas déverser sur la justice l'intégralité des
responsabilités qui ne sont pas assumées ailleurs. Je veux bien être honnête et
ne pas rejeter sur d'autres départements ou sur d'autres services
administratifs les responsabilités du ministère de la justice, mais j'entends
aussi qu'on ne rejette pas sur le ministère de la justice les difficultés qui
pourraient être traitées ailleurs !
M. Christian Poncelet.
Ce n'est pas l'avis de M. Chevènement !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Monsieur Pagès, vous avez entièrement raison de
souligner l'importance d'un texte sur la justice au quotidien ainsi que celle
du texte sur l'accès aux droits, qui viendra en discussion devant le Sénat
après avoir été examiné par l'Assemblée nationale.
S'agissant de la surpopulation pénale, j'ai mis en place une politique dont
j'ai fait part au conseil des ministres au début d'un mois d'avril et qui
consiste à faciliter la réinsertion et à favoriser les alternatives à
l'incarcération.
D'autre part, nous avons mis en oeuvre et nous poursuivons la réforme des
services d'insertion. Nous développons les projets d'exécution des peines, qui
sont très importants pour les détenus qui ont de longues peines à purger.
Par ailleurs, dans un autre texte, relatif à la présomption d'innocence, je
proposerai une réforme de la détention provisoire.
Monsieur Haenel, la plupart de vos remarques, d'ailleurs fort intéressantes,
ne concernaient pas directement le présent texte. Mais, après tout, notre
discussion peut toujours être l'occasion d'engager des réflexions plus
générales !
En ce qui concerne la politique pénale, je prépare, dans le cadre de la
réforme, des orientations générales. Le texte sur la Chancellerie et le parquet
prévoit que ces orientations générales feront pour la première fois - c'est une
innovation - l'objet d'un rapport rendu annuel devant le Parlement.
Ce même texte définit, pour la première fois aussi, les principes de politique
générale, les rapports entre le garde des sceaux et les parquets et, à
l'intérieur des parquets, entre les procureurs généraux et les procureurs, ces
deux catégories de magistrats devant également faire des rapports annuels.
Nous allons donc tout à fait dans le sens que vous souhaitez, celui d'une plus
grande lisibilité de notre politique pénale.
Puisque vous avez mentionné la politique du Gouvernement, j'ajoute que,
s'agissant de la coordination évidemment nécessaire entre tous les services de
l'Etat, Jean-Pierre Chevènement et moi-même avons, notamment pour la mise en
place des contrats locaux de sécurité, cosigné des circulaires pour bien
manifester que, dans ce domaine, il n'était pas question que tel ou tel service
se renvoient la balle.
S'agissant de la Corse, il est certes important que soient utilisés les
instruments de procédure, qui sont, à la vérité, à la disposition de tous les
fonctionnaires ; il est heureux que le préfet de région les utilise.
J'observe que l'utilisation de l'article 40, dans des cas particuliers et sur
des procédures précises, est aujourd'hui encouragée par la Commission des
opérations de bourse.
Par ailleurs, le projet de loi relatif à la délinquance sexuelle, que le Sénat
a adopté, ce dont je le remercie, insiste précisément sur la nécessité pour les
proviseurs de dénoncer les infractions sexuelles. Il y a donc tout un mouvement
qui va dans le sens que vous souhaitez.
Toutefois, s'agissant de la Corse, plutôt que l'utilisation des procédures, ce
qui est véritablement nouveau, c'est la volonté politique de mener une autre
politique pénale et de faire en sorte qu'on ne tolère plus d'infractions dans
l'Etat de droit.
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que
sur celles du groupe communiste républicain et citoyen. - M. le rapporteur
applaudit également.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Question préalable