M. le président. La parole est à M. Sérusclat, auteur de la question n° 184, adressée à M. le secrétaire d'Etat à la santé.
M. Franck Sérusclat. J'aurais peut-être pu retirer ma question, compte tenu des deux réponses qu'a déjà données M. le secrétaire d'Etat, celle qu'il vient d'apporter à l'instant à notre collègue M. Masson et celle qui est parue dans le quotidien Libération récemment.
Mais il se trouve que je ne suis pas satisfait de ces réponses, et je veux donc revenir sur les problèmes posés par la toxicomanie, en les abordant sous un angle différent. Je souhaite ainsi montrer que les parlementaires se préoccupent aussi de ces questions.
Il n'est pas inutile de faire un bref rappel historique de l'entrée dans nos sociétés de produits qui ont des effets nocifs sur l'individu ou sur la société elle-même.
Le tout premier, l'alcool, est apparu à la suite d'un événement important : l'alliance du vin et du sang, qui a conféré au vin une place particulièrement importante.
Puis le tabac est arrivé sous Louis XIV, accompagné d'abord d'une interdiction d'en user, à la Cour tout au moins ; ensuite, alcool et tabac se sont banalisés.
Ensuite sont arrivés d'autres produits comme la morphine, l'héroïne et la cocaïne, puis le chanvre indien, et aujourd'hui nous voyons apparaître des produits chimiques, des médicaments qui font partie de notre paysage quotidien.
Nous constatons en définitive qu'aujourd'hui, et je vous l'ai entendu dire, monsieur le secrétaire d'Etat, des drogues licites, alcool et tabac, à elles seules, entraînent 100 000 morts par an. Tout est mis en oeuvre, notamment par la publicité, pour en consommer et devenir des hommes vigoureux. Heureusement, une loi a quand même limité la publicité de ces produits.
Quand on examine la question sous l'angle de la nocivité, on s'aperçoit que l'alcool est nuisible non seulement pour l'individu mais aussi pour la société puisque les accidents mortels sont quand même nombreux, dus à une conduite sous l'empire de l'alcool, parfois aussi d'ailleurs sous psychotropes.
Monsieur le secrétaire d'Etat, vous avez pris la bonne décision de supprimer le remboursement d'un psychotrope afin d'en restreindre l'utilisation.
Si le tabac est nocif pour l'individu, il ne l'est pas trop pour la société en général. Il n'empêche qu'il entraîne quand même quelque 100 000 morts par an.
Le cannabis, dit-on, a une action sur la volonté ou sur l'activité en général. Peut-être, ce n'est pas évident. En tout cas, nous n'avons pas connaissance de décès dus à la consommation de cannabis.
Ce premier constat devrait nous amener à nous interroger : quels sont les produits dangereux ; sur quoi faudrait-il agir pour éviter des catastrophes humaines individuelles ou des catastrophes plus générales.
Depuis quelque temps, quand même, des efforts ont été accomplis.
En 1978, Mme Pelletier a récusé, ce qui est intéressant, la théorie de l'escalade. Ce n'est pas parce que l'on commencerait par le cannabis qu'ensuite l'on serait amené à consommer d'autres drogues. Il n'empêche que la législation sur les stupéfiants prohibe l'usage du cannabis. Or, qui dit prohibition dit trafic ! C'est aussi un autre élément dont il faut tenir compte.
En 1989, Catherine Trautmann a affirmé que le clivage entre drogues douces et drogues dures était obsolète. Il me semble cependant que l'on ne peut pas traiter de la même façon morphine et cocaïne, bien que, là aussi, on constate une évolution importante : pendant très longtemps, la morphine a été considérée comme le produit à ne jamais utiliser, sauf exception ; voilà quelques années, on a appris que la morphine était également un médicament utile et pas nécessairement dangereux.
En 1994, le Comité national d'éthique a publié une étude particulièrement importante mettant en évidence, justement, le rôle différent des produits licites et illicites et, surtout, indiquant qu'il n'existait pas de base précise pour déterminer telle ou telle toxicité certaine et entraînant les trois caractéristiques - accoutumance, assuétude, déchéance - des drogues qui sont inscrites au tableau B.
En 1995, la commission Henrion a adopté la dépénalisation expérimentale à une voix de majorité. En raison de cette situation un peu « étriquée », M. Henrion n'a pas proposé l'application de cette mesure, mais c'était là une décision intéressante.
Voilà ce qu'il convenait, me semble-t-il, de rappeler pour ensuite vous poser la question au fond, monsieur le secrétaire d'Etat : la loi de 1970 est-elle une bonne loi ?
Si, tout à l'heure, j'ai dit que je voulais quand même poser ma question, c'est que, dans la réponse que vous avez donnée au quotidien Libération, je suis un peu étonné par votre préférence pour une contraventionnalisation de la consommation du cannabis plutôt que pour sa dépénalisation. Ainsi, vous donnez le sentiment que, pour vous, l'usage du cannabis est le fait d'un délinquant et non pas d'un malade. Or, je crois que le recours à des drogues diverses, licites ou illicites - les licites par plaisir peut-être, les autres par besoin à cause d'une situation vécue difficile - est le fait d'individus malades plutôt que de délinquants.
La délinquance résulte de la prohibition et, vous l'avez dit tout à l'heure, la prohibition telle que nous la concevons n'a abouti à aucun résultat positif. Par conséquent, il faudrait certainement aborder le problème autrement. Vous l'avez fait au cours de certaines réunions auxquelles je participais et dans lesquelles j'ai puisé une partie de mon argumentation que je vous présente aujourd'hui, monsieur le secrétaire d'Etat.
M. François Lesein. Très bien !
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'Etat.
M. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat à la santé. Monsieur le sénateur, que de choses dans votre question...
Si j'ai donné l'impression en répondant à votre collègue M. Masson de ne pas avoir de position personnelle, c'est bien la première fois qu'on m'en fait le reproche !
Je vais en avoir une avec vous. En effet, j'avais scindé ma réponse en deux parties, dont la première, plus technique, portait sur la Mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie, la MILT, sur la consommation de nouveaux toxiques, qui est très préoccupante, qu'il s'agisse de toxiques de synthèse ou de produits chimiques, ecstasy et autres. Quant à vous, monsieur le sénateur, vous m'interrogez sur la loi de 1970.
L'historique que vous avez dressé des toxiques est très pertinent. Vous rappelez, avec raison, qu'au moment de l'arrivée du tabac en Europe, cette drogue fut interdite, mais en vain. Un ouvrage très intéressant, le Livre des toxiques, raconte l'histoire des substances toxiques et, entre autres, l'arrivée du café. A cette époque, en Europe, on consommait de la bière. On apprend dans ce livre que les populations étaient tellement pauvres qu'en général elles buvaient de la bière et mangeaient du pain. Parfois, pendant de longs jours, faute de pain, elles se nourrissaient seulement de bière, considérée comme un produit alanguissant et parfois abrutissant. Le café était un toxique de nature complètement différente qui entraînait au travail, à la surexcitation, etc. J'ai bien éprouvé le besoin de situer, dans le contexte, tous ces toxiques, mais je n'en avais pas le temps, malheureusement.
Je vous répondrai sur l'évolution de notre législation.
Certains toxiques sont licites, d'autres ne le sont pas. La situation peut évoluer. Nous avons l'habitude en France de considérer que nos propres toxiques, ceux qu'un certain nombre de bons artisans fabriquent pour notre usage, sont respectables. Ils sont respectés, mais ils sont très meurtriers ; vous avez rappelé les chiffres élémentaires : quelque 100 000 à 120 000 décès dus à l'abus de tabac ou d'alcool. Je suis chargé de la santé publique et je ne peux pas ne pas vous approuver. C'est ainsi, les chiffres sont accablants. Lorsque j'ai parlé, en faisant allusion à l'alcool, de réglementation, c'est cela que je voulais dire et je vais m'en expliquer.
Je n'ai pas de position personnelle parce que je ne dois pas en avoir. Nous avons l'habitude en France d'adopter des positions idéologiques sur ces grands problèmes de santé publique. Or les positions idéologiques bloquent le débat. En effet, j'ai une expérience, quelques idées sur ce sujet, mais je voudrais surtout que le débat ne se limite pas à quelques petites phrases : j'ai consommé du cannabis, je n'en n'ai pas consommé... et nous voilà nous heurtant.
Il y a une réalité des toxiques légaux et illégaux dans ce pays dont il faut débattre et je serais très heureux que ce débat ait lieu devant la Haute Assemblée puisque vous l'avez proposé.
Mais outre les toxiques légaux et illégaux, se pose dans notre pays le problème de la consommation de psychotropes, vous y avez fait allusion. Nous détenons le record du monde en ce domaine avec 18 millions de boîtes vendues par mois. C'est légal, c'est même remboursé par la sécurité sociale mais c'est excessif et, combiné à l'alcool puisqu'il y a des polytoxicomanies, cela produit des dégâts considérables.
Il faut donc tenir compte de tous ces éléments nouveaux comme il faut tenir compte de l'arrivée de drogues illicites comme l'ecstasy, très ravageuse et scandaleusement répandue. Mais il faut aussi tendre la main à ces jeunes gens qui, à un moment donné, se livrent à ces pratiques. Il faut donc mettre en place une surveillance médicale, car les services d'urgence des hôpitaux accueillent des jeunes qui sont très souvent plongés dans des états de dépression graves ou dans des délires psychotiques importants et qui ont consommé ces drogues nouvelles. Il faut prêter attention à cela.
Je répondrai maintenant très précisément à propos de ce que Libération me fait dire, et que j'ai d'ailleurs dit.
Je pense qu'il s'agit d'une piste de recherche, et nous devons, dans notre République, pouvoir en débattre sereinement : la réglementation, la contraventionnalisation, comme vous l'avez souligné, monsieur le sénateur, serait, à mon avis, une manière de conserver un interdit et en même temps de ne pas criminaliser l'usage des drogues.
Pour ma part, je ne considère pas, monsieur le sénateur, que les usagers de drogues soient des délinquants. S'ils deviennent dépendants, ce sont alors des malades, mais j'estime, en tant que secrétaire d'Etat à la santé, qu'ils ne sont au départ ni délinquants ni encore dépendants et malades. Nous ne pourrons éviter, si nous débattons de tout cela, une discussion à propos des droits de l'homme.
La contraventionnalisation, c'est de dire, comme pour l'alcool que nous consommons si largement dans notre pays, qu'il y a des lois et des règlements à ne pas enfreindre. Ainsi, on n'a pas le droit de se livrer à l'ivresse sur la voie publique, et la loi sur la répression de l'ivresse publique est affichée dans tous les cafés de France. De même, il ne faut pas vendre d'alcool aux mineurs, il ne faut pas en consommer devant eux et si l'on a fumé deux joints, il ne faut pas conduire un scooter, etc.
Voilà ce qui pourrait être le début de notre réflexion car je pense - mais je peux évoluer grâce au débat - qu'il est nécessaire de maintenir un interdit.
Les chiffres cités par M. Masson sont réels. Il existe une surconsommation massive, et l'on constate véritablement l'échec des contrôles. C'est donc une piste de réflexion que je voulais tracer. Il y en a d'autres, par exemple la prise en compte des expériences étrangères, que nous n'étudions pas assez : il faut savoir ce qui s'est passé dans les pays qui ont été libéraux et qui sont devenus répressifs, et dans les pays qui ont été répressifs et qui sont devenus libéraux.
Pour la première fois, et je m'en suis félicité, il y a eu, au sommet de Luxembourg, une rencontre entre les ministres de l'intérieur, les ministres de la justice et les ministres de la santé des quinze pays de l'Union, qui a duré trois ou quatre heures. J'espère qu'il y aura d'autres échanges de ce type.
L'absence de position internationale est une belle manière faite aux trafiquants. Seule une position internationale nous permettra, comme je le disais à M. Masson dans ma réponse, de prévenir ce trafic international odieux qui dégage des bénéfices considérables.
Je suis désolé d'avoir été long, monsieur le président, et, qui plus est, d'avoir apporté une réponse trop lapidaire sur un sujet aussi intéressant. Cependant, le compte rendu de nos débats retracera mieux ma position que la récente dépêche qui en a fait faussement part.
Par ailleurs, si le Gouvernement était favorable à la tenue d'un débat sur ce thème, j'en serais le premier heureux.
M. Franck Sérusclat. Je demande la parole.
M. le président. Monsieur Sérusclat, je vais vous demander de faire preuve de brièveté, puisque vous avez largement dépassé le temps de parole qui vous était imparti pour poser votre question. Le sujet le méritait. Il mériterait également qu'un débat soit organisé.
Cela dit, je vous donne la parole, monsieur Sérusclat.
M. Franck Sérusclat. Monsieur le président, j'ai noté votre indulgence, et je vous en remercie. Je serai donc très bref.
Pour moi, entendre M. Kouchner, c'est toujours une satisfaction : à chaque fois j'apprends quelque chose. Il a ainsi cité le cas du café, qui est effectivement très symptomatique.
J'aimerais qu'il établisse un parallélisme entre le cannabis et l'alcool. Pour ce dernier, il y a punition lorsqu'il y a un accident commis par une personne qui a bu. Ainsi, celui qui fumerait du haschisch sans incidence pour lui ni nocivité pour la société ne commettrait pas un délit.
Il convient de réfléchir à cette question et je serais heureux, moi aussi, qu'un débat soit organisé sur le sujet. A défaut, j'envisagerais de déposer une question orale avec débat.
PROBLÈMES DE LA PÊCHE
AUX ABORDS DES ÎLES ANGLO-NORMANDES
ET DU COTENTIN