2. L'absence de sanction du non respect par l'Etat de ses engagements
Partenaire parfois plus dirigiste que réellement contractuel, l'Etat a en outre eu tendance à ne pas respecter les engagements auxquels il avait souscrit.
a) Une exécution défaillante des engagements financiers
Soulignons tout d'abord la difficulté
méthodologique
de l'évaluation de l'exécution des crédits des contrats de
plans puisque, comme le relève la Cour des Comptes dans son rapport
précité, en raison de l'insuffisance des dispositifs de suivi, le
bilan d'exécution rendu public par le Gouvernement revêt un
caractère largement " illusoire " et ne rend pas compte du
degré de réalisation concrète des projets. En d'autres
termes, relève la Cour, lorsque l'Etat annonce que, à la fin de
1997, le " taux de réalisation " des contrats est de
66,5 %, cela signifie que cette proportion de crédits a
été soit affectée ou engagée au niveau national,
soit déléguée aux préfets. Mais, indiquent les
magistrats financiers, "
nul ne peut connaître le montant total
et exact des crédits délégués et encore moins
mandatés ou payés "
Il est néanmoins certain que
des décalages importants existent, dus, d'après le même
rapport, à l'insuffisante préparation de certains dossiers, aux
enquêtes publiques qu'il faut parfois refaire, ainsi qu'à la
complexité de la mobilisation simultanée des financements
croisés, y compris européens.
Mais ces retards d'exécution sont en grande partie imputables à
la lenteur d'engagement et d'exécution des crédits de l'Etat.
Un rythme d'engagement des crédits inférieur à celui
des cocontractants régionaux
Force est de constater, à la suite de la Cour des Comptes, que les
piètres taux d'exécution des contrats tiennent
en grande
partie à l'insuffisance des moyens financiers mis en place chaque
année par l'Etat
.
Pour la génération 1994-1999,
seule la prolongation d'un an de la durée des contrats a permis un
rattrapage du taux d'exécution puisque seulement deux tiers des
crédits d'Etat avaient été délégués
à la fin de 1997 aux préfets de région. La Cour des
Comptes indique dans son rapport public que la direction des routes estimait
par ailleurs, à la fin de 1998, à 70 % le taux d'engagement
des crédits, au lieu de 85 %, et qu'à ce rythme, il aurait
fallu près de huit ans pour réaliser des programmes qu'il
était prévu d'achever en cinq ans. On constate aussi que les
crédits régionaux sont mis en place plus rapidement que ceux
de l'Etat.
La Cour des Comptes estime que, même si celui-ci doit
rester en mesure d'adapter la dépense publique à la conjoncture
économique nationale, "
il est regrettable qu'il honore ses
engagements avec tant de difficultés ".
Elle estime en outre
que le principe de
l'annualité budgétaire
et la pratique
de la
régulation des crédits
apparaissent, à cette
occasion, comme des moyens, couramment et parfois
abusivement
utilisés, de remettre en question des décisions et des arbitrages
gouvernementaux antérieurs.
La Cour relève également des retards dans la
délégation annuelle des crédits de la part de plusieurs
ministères, auprès desquels les préfets de région
doivent réitérer leurs interventions pour obtenir que les
engagements signés soient respectés.
Une prolongation unilatérale de la durée des contrats
Chacun se souvient de la décision unilatérale de l'Etat de report
d'une année de la date d'échéance des contrats de plan de
la précédente génération, finalement fixée
au 31 décembre 1999. Cette mesure, arrêtée en
1996, a été confirmée par le CIAT du
15 décembre 1997.
Dans une circulaire du 19 septembre 1996, adressée aux
préfets de région par le ministre de l'aménagement du
territoire, de la ville et de l'intégration, plusieurs raisons avaient
été avancées pour la justifier :
- la nécessité d'attendre le renouvellement des conseils
régionaux en 1998, pour que les assemblées issues du scrutin
puissent approuver les nouveaux plans régionaux ;
- le désir de prendre en compte le schéma national et les
schémas régionaux d'aménagement et de développement
du territoire prévus par la loi d'orientation précitée du
4 février 1995 ;
- le souci -au demeurant légitime- de mettre la période
contractuelle en adéquation avec celle des programmes d'emploi des fonds
structurels.
Cette décision -prise puis assumée par deux gouvernements
successifs- contraire, dans son principe, au procédé contractuel,
a d'ailleurs eu un retentissement à la mesure de la légitime
indignation des collectivités locales. Bien qu'aucun recours
juridictionnel n'ait été déposé, certains articles
de doctrine
190(
*
)
estiment
d'ailleurs patente l'illégalité de cette décision.
Toute révision unilatérale serait en effet exclue par le
décret n° 82-32 du 21 janvier 1983 relatif aux
contrats de plan entre l'Etat et les collectivités territoriales ou des
personnes morales autres que les entreprises publiques et privées. Son
article 7 définit la procédure d'adoption, et donc par
parallélisme, de renégociation, du contrat de plan par
signature conjointe des deux parties.
La rédaction du
décret ne recèle aucune ambiguïté en la
matière et les contrats de plan en ont repris le principe de
procédure.
Le procédé unilatéral retenu par l'Etat lui a, certes,
évité de mener de front plusieurs dizaines de révisions
contractuelles, dans lesquelles, de surcroît, il aurait pu se heurter
à des demandes parallèles de renégociation d'autres
clauses. Juridiquement et politiquement, la technique employée
apparaît toutefois pour le moins contestable et, en tous cas, contraire
aux principes de la décentralisation.
Les engagements de la génération en cours seront-ils mieux
exécutés ?
Votre mission d'information ne tient pas à faire à l'Etat de
procès d'intention. Pour autant, et malgré les déclaration
rassurantes à cet égard de certains membres du Gouvernement, qui
tendraient à faire espérer que les anciennes pratiques sont
révolues -Mme la ministre de l'aménagement du territoire et de
l'environnement déclarant
191(
*
)
"
je ne veux pas qu'on
émette de la fausse monnaie "
- on ne peut que se monter
sceptique tant, par le passé, a été
constante la
tendance de tous les gouvernements à ne pas tenir en temps et en heure
les engagements pris.
Il suffit, pour s'en convaincre, de se reporter au rapport d'information
rédigé,
en avril 1992
, par notre collègue Georges
Mouly au nom de la Délégation du Sénat pour la
planification
192(
*
)
, sur les
contrats de plan Etat-régions des générations 1984-1988 et
1989-1993,
dont les thèmes sont toujours
d'actualité
: importance des financements des
régions ; méthodologie de négociation qui font de ces
contrats des " contrats d'adhésion " ; transferts de
charges de l'Etat vers les collectivités locales ;
mauvaise
exécution des engagements
dans certains domaines...
L'annualité budgétaire : prétexte ou
alibi ?
Le principe de l'annualité budgétaire, posé par l'article
2 de l'ordonnance organique n° 59-2 du 2 juillet 1959 relative
aux lois de finances, est souvent invoqué à l'appui de la
thèse d'une impossibilité non pas politique, mais juridique ou
technique, d'exécution d'engagements par nature pluriannuels.
Il est certain que les règles de comptabilité publique
représentent par certains côtés un obstacle technique
quotidien à la consommation des crédits. L'annualité
budgétaire figure d'ailleurs également dans le droit des
collectivités locales (
articles L. 1612-1
et
L.1612-2
du
code général des collectivités territoriales).
Concrètement, elle impose une programmation des dépenses par
exercice et induit une remise en cause annuelle qui fait qu'aucun intervenant
n'est
ex ante
réellement assuré que son cocontractant
tiendra ses engagements. Un certain nombre de projets sont ainsi suspendus
chaque année, le temps pour les ministères de connaître
leurs crédits et pour les collectivités de voter leur budget. En
outre, la consommation effective des crédits, une fois ceux-ci
théoriquement disponibles, dépend de la
célérité des différentes délégations
et mandatements, d'autant plus problématique qu'il s'agit de
cofinancements.
Mais ces obstacles sont-ils réellement dirimants ?
Plusieurs propositions
193(
*
)
ont déjà été formulées pour améliorer
techniquement les processus de consommation de crédits, fondées
notamment sur le recours accru aux autorisations de programme, par nature
destinées aux opérations pluriannuelles, la simplification des
circuits ou l'amélioration du suivi de la consommation des
crédits.
En outre, les contrats de plan ne sont pas, au regard de l'annualité
budgétaire, dans une situation différente de celle de
l'ensemble des contrats pluriannuels
conclus par l'Etat ou par une
collectivité. Les solutions jurisprudentielles applicables à ces
contrats, en cas d'inexécution des engagements, pourraient donc
logiquement leur être appliquées, comme l'indique l'article
précité du professeur Laurence Lalliot :
"
Dès lors que l'exécution d'un contrat s'étale
sur plusieurs années, et on pense naturellement aux opérations
importantes en matière de travaux publics, le contractant s'expose
à cette incertitude : changement de majorité,
difficultés particulières rencontrées par la
collectivité, abandon des programmes, sont autant d'hypothèses
qui peuvent donner lieu à une réduction, voire à une
suppression des financements attendus.
Ce cas de figure n'étant donc
nullement marginal, il a déjà donné lieu à de
nombreuses décisions jurisprudentielles d'où il ressort que la
personne publique défaillante s'expose à engager sa
responsabilité contractuelle :
le motif tiré de
l'insuffisance des ressources publiques ne saurait la dégager de son
obligation contractuelle de paiement ".
De ce point de vue, l'auteur
relève toutefois la singularité de certains contrats de plan qui
contiennent parfois
des clauses qui tendent à limiter les effets de
cette responsabilité contractuelle
,
les deux parties prenant
soin de mentionner que le respect de l'obligation de payer reste
subordonné à l'engagement budgétaire préalable des
moyens correspondants.
Cette analyse montre toutefois
l'absence d'incompatibilité de
principe entre l'annualité budgétaire et contractualisation
pluriannuelle
et
accrédite le sentiment -d'ailleurs
partagé par la Cour des Comptes- que la comptabilité publique
sert, dans bien des cas, de prétexte à un retard d'engagement des
crédits.
Lors de son audition devant la mission d'information, le professeur
Jean-Bernard Auby indiquait d'ailleurs ne pas bien comprendre l'argument de
l'annualité budgétaire derrière lequel se réfugie
à son sens l'Etat, estimant que ce principe ne l'empêchait pas
"
de passer, tous les jours, des contrats qui l'engagent au-delà
du 31 décembre de l'année
considérée
". Il poursuivait : "
si l'Etat
fait des travaux destinés à accueillir le ministère des
finances et si le contrat doit se réaliser sur 18 mois, l'Etat est
engagé sur 18 mois et s'il ne respecte pas son engagement, les
entreprises qui sont en face lui feront payer des indemnités. Pourquoi
la même logique ne s'appliquerait-elle pas dans les rapports avec les
collectivités locales ? "
La question mérite, en effet, d'être posée. Elle
implique, au préalable, de réfléchir à la nature
même de l'engagement contractuel.
b) Une relation contractuelle dépourvue de force contraignante ?
Les
contrats de plan -et avec eux les CLS, les contrats de ville et l'ensemble des
procédés contractuels visés ci-dessus- sont-ils de simples
engagements moraux
dépourvus d'effets juridiques ?
Soulignons d'abord que la capacité contractuelle de l'Etat et des
collectivités territoriales ne fait pas de doute. Les
collectivités ont une personnalité juridique pleine et
entière qui leur permet, notamment, de contracter.
Il existe même un certain nombre de dispositions générales
en ce sens au sein du code général des collectivités
territoriales, qui dispose que "
les collectivités territoriales
peuvent conclure entre elles des conventions par lesquelles l'une d'elles met
à disposition d'une autre ses services et ses moyens afin de lui
faciliter l'exercice de ses compétences
" (art. L.5111-1). Pour
les régions, le Code est plus précis encore puisque celles-ci
"
peuvent passer des conventions avec l'Etat, ou avec d'autres
collectivités territoriales ou leurs groupements, pour mener avec eux
des actions de leur compétence
" (art. L.4111-2). Ce principe
général du droit à la contractualisation a d'ailleurs
été rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa
décision n° DC 83-160 du 16 juillet 1983, à
propos de la convention fiscale passée entre l'Etat et la
Nouvelle-Calédonie, où il a estimé qu'"
aucun
principe ou règle de valeur constitutionnelle ne s'oppose à ce
que l'Etat passe des conventions avec les diverses collectivités
territoriales de la République telles que les communes, les
départements, les régions ou les territoires
d'outre-mer
".
D'ailleurs, le Conseil d'Etat a reconnu la
nature contractuelle
des
contrats de plan, malgré leur contenu parfois seulement
" programmatique ", dans sa décision d'assemblée du
8 janvier 1988,
Ministre chargé du plan et de
l'aménagement du territoire contre communauté urbaine de
Strasbourg
.
Dans cette décision, le juge a même ouvert la possibilité
d'une
action en responsabilité contractuelle
d'une partie envers
l'autre :
" Considérant que la méconnaissance des stipulations d'un
contrat, si elle est susceptible d'engager, le cas échéant,
la
responsabilité
d'une partie vis-à-vis de son cocontractant,
ne peut être utilement invoquée comme moyen de
légalité à l'appui d'un recours pour excès de
pouvoir formé à l'encontre d'une décision
administrative ; que ni les dispositions précitées de la loi
du 29 juillet 1982, ni aucune autre disposition législative n'ont
entendu conférer à la stipulation dont s'agit du contrat de plan
passé entre l'Etat et la région Alsace une portée autre
que celle d'une
stipulation contractuelle
(...) "
Si les contrats de plan sont bien des contrats et donc peuvent, en cas de
violation d'une stipulation conventionnelle, engager la responsabilité
du contractant défaillant, et s'ils ne sont, pour ce motif, pas
dépourvus de toute force contraignante, le Conseil d'Etat a toutefois
jugé, dans son arrêt du 25 octobre 1996
Association
Estuaire Ecologie
, qu'ils n'emportent, par eux-mêmes,
"
aucune conséquence directe quant à la
réalisation effective des actions ou opérations
"
qu'ils prévoient.
En l'espèce, une association avait formé un recours pour
excès de pouvoir à l'encontre des décisions, prises par le
préfet et le président du conseil régional des
Pays-de-la-Loire, de signer un contrat de plan entre la région et
l'Etat, qui comportait un programme n° 11 prévoyant l'extension
d'une zone portuaire. Cette décision était contestée par
l'association en tant qu'acte détachable du contrat et, par suite,
susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir.
Dans ce cas, la recevabilité du recours n'est admise que dans la mesure
où l'acte fait grief. Il doit produire des effets juridiques de nature
à affecter la personne qui le conteste. Etait-ce le cas en
l'espèce ? Autrement dit, le contrat de plan produit-il des effets
juridiques suffisants pour que la décision de le signer puisse faire
l'objet d'un recours pour excès de pouvoir ?
En première instance, le Tribunal administratif de Nantes avait
jugé, le 23 mars 1995, la requête irrecevable. Saisi en
appel, le Conseil d'Etat a considéré que le contrat de plan
n'emporte en lui-même aucun effet juridique direct, pas plus qu'il ne
porte suffisamment atteinte aux intérêts défendus par
l'association pour lui donner qualité pour agir : dès lors,
la requête de l'association est irrecevable.
De cette décision, très largement commentée, a souvent
été tirée la conclusion que ces contrats, passés
entre l'Etat et les collectivités locales, étaient totalement
dépourvus de force juridique.
D'après cette interprétation, et compte-tenu des
développements qui précèdent sur la méthode
employée, les matières concernées et les taux
d'exécution des engagements pris, on conçoit dès lors le
danger que peut représenter pour l'autonomie des collectivités
une telle procédure contractuelle !
Certains observateurs vont jusqu'à dénoncer, par le biais du
processus contractuel, la
résurgence d'une tutelle de
l'Etat
: "
l'essor contractuel marque le passage d'une
contrainte imposée (l'acte unilatéral) à une contrainte
consentie (le contrat). Il ne signifie pas pour autant un déclin de la
tutelle étatique
"
194(
*
)
.
Pour autant, reste -juridiquement au moins, même si sa mise en oeuvre est
politiquement plus délicate- ouverte la voie de
la mise en cause de
la responsabilité contractuelle
d'une partie défaillante par
son contractant, qui pourrait constituer un moyen de
rééquilibrage de la relation contractuelle. D'autres solutions,
notamment législatives, peuvent être envisagées pour
renforcer l'égalité des parties
et préciser les
sanctions applicables
en cas d'inexécution des stipulations
contractuelles.
Par ailleurs, l'insuffisante identification des responsabilités
réciproques dans la mise en oeuvre du contrat et la lourdeur
d'opérations nécessairement conjointes sont des motifs de blocage
qu'il ne faut pas sous-estimer. A cet égard,
l'instauration d'une
" collectivité chef de file ",
désignant une des
institutions signataires comme responsable de tel ou tel projet, permettrait
sans doute aux procédures contractualisées de franchir une
étape décisive.