N°
395
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1999-2000
Annexe au procès-verbal de la séance du 7 juin 2000
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation du Sénat pour l'Union Européenne (1) sur l'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne ,
Par M.
Hubert HAENEL,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de : MM. Hubert Haenel, président ; Mme Danielle Bidard-Reydet, MM. James Bordas, Claude Estier, Pierre Fauchon, Lucien Lanier, Aymeri de Montesquiou, vice-présidents ; Nicolas About, Hubert Durand-Chastel, Emmanuel Hamel, secrétaires ; Bernard Angels, Robert Badinter, Denis Badré, José Balarello, Mme Marie-Claude Beaudeau, MM. Jean Bizet, Maurice Blin, Xavier Darcos, Robert Del Picchia, Marcel Deneux, Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Jean-Paul Emin, André Ferrand, Jean-Pierre Fourcade, Philippe François, Yann Gaillard, Daniel Hoeffel, Serge Lagauche, Louis Le Pensec, Simon Loueckhote, Paul Masson, Jacques Oudin, Mme Danièle Pourtaud, MM. Simon Sutour, Xavier de Villepin, Henri Weber.
Union européenne.
INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Avec la réforme de ses institutions préalable à son
élargissement à l'Est, l'adoption d'une Charte des droits
fondamentaux de l'Union européenne est sans conteste le grand dossier
sur la table de l'Europe des Quinze en cette année 2000.
Il s'agit en effet de la doter d'un texte affirmant les principes essentiels
qui forgent son identité en recensant et en proclamant au niveau de
l'Union ces droits et libertés que chaque Etat membre considère
comme inhérents à la personne humaine et place, à ce
titre, au sommet de sa hiérarchie des valeurs.
La proclamation de cette Charte relèvera du Conseil européen qui,
selon l'agenda convenu à Cologne en juin 1999, devrait y procéder
lors de sa réunion de Nice, en décembre prochain. Il le fera sur
la base d'un projet dont la rédaction a été confiée
par le Conseil européen de Tampere à une enceinte (qui a pris la
dénomination de " Convention ") composée de
parlementaires nationaux et européens ainsi que de représentants
de chefs d'Etat et de gouvernements et du président de la Commission.
Cette méthode inédite souligne bien le caractère
éminemment politique de la démarche dont l'objectif est
d'adresser un message fort, percutant, aux citoyens en leur montrant que
l'Europe qui se construit depuis un demi-siècle n'est pas seulement,
comme on l'affirme parfois, celle des industriels et des banquiers, qu'elle ne
se limite pas à un grand marché, un budget et une monnaie.
Ce message, il s'adressera non seulement aux citoyens de l'Union d'aujourd'hui,
mais aussi à ceux de l'Union de demain et, partant, à tous les
pays candidats à l'adhésion qui doivent savoir que cet ensemble
dont ils aspirent à faire partie repose sur un socle de valeurs communes
à tous les Etats.
Pourtant, à côté de cet objectif clairement
identifié, la rédaction d'une Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne soulève son lot d'interrogations et, selon le
sentiment que l'on éprouve à l'égard de la construction
européenne, suscite espoirs ou craintes, voire
arrière-pensées.
Beaucoup en effet voient dans cette Charte, pour s'en réjouir ou s'en
inquiéter, l'embryon d'une constitution européenne et même
le début d'une marche qui conduirait irrésistiblement vers une
Europe fédérale.
Conscient des enjeux de ce texte, le Sénat a débattu à
plusieurs reprises de ces interrogations aussi bien au sein de sa
délégation pour l'Union européenne qu'en séance
publique.
La première d'entre elles concerne
le contenu de la future
Charte
: celle-ci doit-elle, et si oui dans quelle mesure, aller
au-delà de la reprise pure et simple des droits d'ores et
déjà consacrés dans d'autres textes ou par la
jurisprudence ?
D'aucuns craignent en effet que, en consacrant des droits qui ne figurent pas
dans le champ des compétences de l'Union (droit à
l'éducation, droit de grève...), la Charte étende le
domaine d'investigation de celle-ci ou, à tout le moins, légitime
des initiatives dans des matières qu'une bonne application du principe
de subsidiarité réserve aux Etats membres. A l'opposé,
d'autres font valoir que la Convention, organe que le Conseil européen a
voulu politique, ne saurait se limiter à un simple travail de
codification et ce d'autant plus que les citoyens ne comprendraient pas que la
Charte se borne à reprendre la Convention européenne des droits
de l'homme, faisant en quelque sorte l'impasse sur les droits
économiques et sociaux et sur ce que l'on appelle les nouveaux droits
(ceux liés à la bioéthique, aux nouvelles technologies,
à la consommation, au fonctionnement de l'administration...).
Toujours en ce qui concerne le contenu de la Charte, la question se pose, comme
l'a souligné notre collègue Pierre Fauchon, de
l'opportunité d'y insérer un article sur les devoirs. Si l'on
veut en effet adresser un message clair aux citoyens, peut-être serait-il
en effet utile de rappeler qu'il n'est pas de liberté sans devoirs, de
démocratie sans civisme, ni de citoyenneté sans
responsabilité. Cette notion de responsabilité est d'ailleurs
jugée préférable par certains à celle de devoir.
Mais l'idée reste la même et a reçu de nombreux soutiens,
dont celui de M. Pierre Moscovici, ministre délégué
chargé des Affaires européennes.
La deuxième série d'interrogations soulevées par le projet
de Charte des droits fondamentaux a trait aux statuts du futur texte :
doit-il revêtir un caractère juridiquement contraignant
(par exemple en étant incorporé au traité)
ou
consistera-t-il en une simple déclaration de principe ?
La réponse appartient au Conseil européen et M. le Ministre
délégué aux Affaires européennes considère
qu'elle dépendra avant tout du contenu qui sera donné à la
Charte. Pourtant, à l'inverse, nul ne contestera que le contenu
lui-même dépende dans une certaine mesure de la valeur juridique
qui sera conférée au texte en préparation. Dans ces
conditions, retenant la sage suggestion de son président, M. Roman
Herzog, la Convention a décidé de conduire ses travaux partant de
l'hypothèse que son projet pourrait être érigé en
texte juridiquement contraignant par le Conseil européen.
Une autre interrogation, étroitement liée à la
précédente, concerne
l'articulation entre la future Charte et
la Convention européenne des droits de l'homme
, avec en filigrane le
risque de conflits de jurisprudence entre la Cour de Luxembourg et celle de
Strasbourg. Excellemment mises en avant par M. Daniel Hoeffel, les
conséquences d'une mauvaise articulation sont souvent avancées
par les tenants d'une Charte qui ne constituerait qu'une déclaration
solennelle sans valeur juridique. Il semble pourtant difficile que la Charte ne
se voie pas conférer, à terme plus ou moins lointain, un
caractère contraignant dans la mesure où, comme l'a
souligné M. Hoeffel et comme l'ont rappelé plusieurs orateurs
lors du débat en séance publique, il s'agira
précisément de combler un vide juridique tenant au fait que la
Communauté européenne n'est pas justiciable de la Cour
européenne des droits de l'homme. Une solution pourrait, selon certains,
résider dans l'adhésion de l'Union à la Convention
européenne des droits de l'homme, mais M. Pierre Moscovici a
formellement écarté cette hypothèse.
Il appartiendra à la Convention et au Conseil européen, chacun
dans le cadre de ses responsabilités, de répondre à toutes
ces interrogations. Mais le Sénat ne pouvait rester en dehors d'un tel
débat. Le présent rapport reprend l'ensemble des interventions
effectuées soit au sein de sa délégation pour l'Union
européenne, soit en séance publique, à l'occasion d'une
question orale avec débat déposée sur ce sujet.
I. TRAVAUX DE LA DÉLÉGATION
A. RÉUNION DU 23 FÉVRIER 2000
1. Communication de M. Hubert Haenel sur les travaux de la Convention chargée d'élaborer la Charte
C'est le
Conseil européen de Cologne qui, en juin 1999, sur une initiative de la
présidence allemande de l'Union européenne, a posé le
principe de l'élaboration d'une Charte des droits fondamentaux de
l'Union européenne et souhaité qu'un projet soit
élaboré à cette fin par une "
enceinte
composée de représentants des chefs d'Etat et de gouvernement et
du président de la Commission européenne ainsi que de membres du
Parlement européen et des parlements nationaux
".
A Tampere, les 15 et 16 octobre, un Conseil européen
spécifiquement consacré aux questions de justice et d'affaires
intérieures a défini la
composition de cette enceinte qui
comporte soixante-deux membres
, à savoir :
-
quinze représentants des chefs d'Etat ou de gouvernement
.
La France a désigné M. Guy Braibant, éminent juriste que
l'on ne présente plus ;
-
un représentant du président de la Commission
européenne
; M. Prodi a désigné M. Vitorino,
commissaire chargé des questions de justice et d'affaires
intérieures ;
-
seize membres du Parlement européen
;
-
trente membres des parlements nationaux
, à raison de deux
par parlement ;
En cas d'empêchement, les membres peuvent être remplacés par
des suppléants.
Le Président du Sénat m'a alors désigné ainsi que
Mme Marie-Madeleine Dieulangard, respectivement comme titulaire et
suppléante, tandis que le Président de l'Assemblée
nationale désignait parallèlement M. François Loncle et
Mme Nicole Ameline. Enfin, c'est Mme Jacqueline Dutheil de la
Rochère qui est suppléante de M. Guy Braibant.
L'élaboration de ce projet de Charte est intéressante non
seulement en raison des nombreuses questions de fond qu'elle soulève,
mais aussi par la méthode retenue.
1) La méthode retenue
a) La composition de l'enceinte
Il me semble important d'insister tout d'abord sur le fait que,
pour la
première fois, des parlementaires nationaux et des parlementaires
européens sont associés es qualités en amont à
la préparation d'un texte européen
. Cela me paraît
intéressant à un double titre :
- d'abord parce que cela confère
une légitimité
parlementaire
à l'élaboration d'un texte fondamental ;
nous avons suffisamment regretté par le passé que les
mécanismes institutionnels de l'Union européenne aboutissent
à un transfert de compétences du pouvoir législatif au
pouvoir exécutif pour ne pas nous féliciter de cette novation,
- ensuite parce que
les deux légitimités parlementaires
de l'Union européenne
-celle qui découle des parlements
nationaux et celle qui résulte de l'élection du Parlement
européen- se trouvent réunies et en mesure de travailler en
complémentarité.
Mais au-delà de cette première originalité, il me semble
que le Conseil européen a apporté
un élément
nouveau particulièrement intéressant en faisant participer
à cet organe de travail des représentants des chefs d'Etat ou de
gouvernement
. Cet apport est utile d'abord parce que nous savons bien que,
dans un régime parlementaire moderne, un travail normatif résulte
de la collaboration du législatif et de l'exécutif et non des
seuls débats du législatif. Mais il est particulièrement
judicieux en l'occurrence parce que l'expérience a montré que le
travail en commun de parlementaires nationaux et de parlementaires
européens sans apport extérieur ne peut, indépendamment de
la volonté des uns et des autres, que s'effectuer au détriment
des parlementaires nationaux qui, très vite, se trouvent en position
d'infériorité.
Ce fut la leçon que tirèrent unanimement tous les parlementaires
nationaux qui participèrent, en novembre 1990 à Rome, à la
Conférence des Parlements de la Communauté
européenne
, que l'on a appelée aussi
Assises
. Il n'est
pas inutile de rappeler à cet égard les remarques
formulées alors par mon prédécesseur, le président
Jacques Genton, dans le rapport qui, au nom de la délégation du
Sénat pour les Communautés européennes, rendait compte
alors des travaux de ces
Assises
qui avaient rassemblé
173 membres des Parlements nationaux des Etats membres et 85 membres
du Parlement européen, soit deux-tiers de parlementaires nationaux et un
tiers de parlementaires européens. Le président Jacques Genton
relevait alors que, en dépit de l'infériorité
numérique de sa représentation, la délégation du
Parlement européen avait dominé de bout en bout la
Conférence
en raison de son homogénéité, des
travaux antérieurs menés au sein du Parlement européen et
de son esprit de corps. Et il ajoutait que les délégations des
parlements nationaux s'étaient comportées en revanche
" comme des novices, peu accoutumées à ce genre de
débat, mal adaptées à ces exercices éloignés
des habitudes politiques nationales, moins animées aussi d'un souffle
commun "
. Je dois dire que les deux réunions des parlementaires
nationaux membres de l'enceinte auxquelles j'ai participé m'ont
confirmé la pertinence de ces remarques. Il est à
l'évidence long et difficile de faire travailler avec efficacité
30 parlementaires qui jusque-là n'ont jamais été
associés à une entreprise commune et qui, donc, ne se connaissent
pas.
J'ai cru utile de souligner la composition originale de l'enceinte
chargée d'élaborer la Charte car je crois que, si
l'expérience s'avère positive, il serait possible d'y recourir
à nouveau pour d'autres travaux européens où
l'expérience et la légitimité des parlementaires nationaux
pourraient être utilement mises à profit.
b) Les méthodes de travail
Les méthodes de travail ont été définies, dans le
cadre des lignes tracées par le Conseil européen, lors des deux
séries de réunions que nous avons tenues jusqu'à ce
jour : la première, le 17 décembre, à l'occasion de
laquelle nous avons élu le président de l'enceinte, M. Roman
Herzog, qui a été président de la République
fédérale d'Allemagne de 1994 à 1999 après avoir
été président de la Cour constitutionnelle
fédérale de 1987 à 1994. Le matin même, la
délégation des parlementaires nationaux s'était
réunie pour élire son président,
M. Gunnar Jansson, député finlandais, qui est donc
à ce titre vice-président de l'enceinte. Les deux autres
vice-présidents sont MM. Mendez de Vigo, au nom du Parlement
européen, et M. Bacelar de Vasconcellos, représentant du
gouvernement portugais. Ce dernier sera remplacé par M. Braibant au
second semestre.
Le Président Herzog, les vice-présidents et le commissaire
Vitorino constituent le
comité de rédaction de la Charte
et sont assistés dans cette tâche par le secrétariat
général du Conseil, qui assure le secrétariat de
l'enceinte.
Je dis " enceinte " car il s'agissait là du terme retenu par
le Conseil européen et par lequel nous avons désigné cet
organe jusqu'au 1
er
février. Mais le 1
er
février, à une très large majorité, les membres ont
décidé de substituer le terme "
Convention
"
à celui d'enceinte. La dénomination officielle de cette structure
est donc à présent "
Convention chargée de
l'élaboration d'un projet de Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne
".
La
Convention
, dont le projet de Charte doit être soumis au
Conseil européen de Nice,
prévoit de tenir quatre nouvelles
sessions de deux jours
dont la dernière aurait lieu les 18 et 19
octobre. Ces réunions plénières seront
préparées par des réunions informelles
qui tiendront
lieu de groupes de travail et auxquelles pourront assister tous les membres de
la Convention, titulaires ou suppléants. Jusqu'à mi-octobre, la
Convention devrait ainsi tenir douze sessions informelles de deux jours.
De facto
, la seule différence entre les réunions
formelles et les réunions informelles concernent le statut des
suppléants
: invités à toutes les
réunions, ils ne pourront prendre la parole et voter dans le cadre d'une
réunion formelle qu'en l'absence du titulaire ; ils pourront en
revanche intervenir, même si le titulaire est présent, au cours
des réunions informelles, étant précisé que
celles-ci ne donneront jamais lieu à un vote.
Concrètement, les discussions au sein de la Convention auront pour
support une liste de droits que le Président Herzog nous a
adressée. M. Herzog souhaiterait que la Convention ait dressé
avant l'été l'inventaire des droits qui figureraient dans son
projet de Charte.
2) Les questions de fond
J'en viens ainsi, après les questions de méthode, aux
questions de fond
qu'a abordées la Convention lors de ses
réunions des 1
er
et 2 février :
- quels droits doivent figurer dans la future Charte ?
- quelle sera sa valeur juridique et comment s'articulera-t-elle avec
d'autres textes, notamment avec la Convention européenne des droits de
l'homme ?
a) Quels droits ?
En ce qui concerne la première question, celle du contenu de la
Charte, le débat porte sur le point de savoir si et, si oui, dans quelle
mesure, nous devons aller au-delà de la reprise pure et simple de droits
d'ores et déjà consacrés dans d'autres textes ou par la
jurisprudence.
Pour simplifier, je dirai que
deux conceptions du rôle de la
Convention se sont fait jour :
- pour certains, il nous appartiendrait de reprendre et le cas
échéant de préciser l'existant
. Les tenants de cette
thèse, défendue notamment par le représentant de Tony
Blair, Lord Goldsmith, s'appuient sur les conclusions du Conseil
européen de Cologne qui réclamaient le recensement "
des
droits fondamentaux
en vigueur
au niveau de l'Union [...] de
manière à leur donner une plus grande
visibilité
". Dans cette optique, la Convention serait donc
appelée en quelque sorte à codifier des droits reconnus par la
Convention européenne des droits de l'homme, la Charte sociale
européenne, la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des
travailleurs, les traditions constitutionnelles communes des Etats membres ou
la jurisprudence de la Cour de justice.
- à l'opposé de cette thèse, d'autres membres de
la Convention semblent souhaiter aller au-delà de cette simple
codification.
Ceux-là peuvent tirer argument de la composition
même de la Convention, que le Conseil européen a voulu politique
et qui comprend en effet, à commencer par M. Herzog, des personnes
qui ont exercé d'importantes fonctions dans leur pays.
La Convention n'ayant procédé à aucun vote, il n'est pas
aisé de déterminer avec précision le rapport des forces en
présence. Il semble cependant que la seconde thèse, d'ailleurs
soutenue par le président Herzog, soit majoritaire, la première
rassemblant essentiellement des suffrages nordiques et britanniques.
Pour ma part, je suis intervenu pour dire que la Convention devait s'efforcer
de montrer que l'Union européenne ce n'est pas seulement, comme on le
croit parfois, l'Europe des banquiers, que c'est également l'Europe des
hommes et des citoyens et qu'il nous appartient de délivrer un message
fort à l'opinion publique en soulignant tout ce qui fait
l'identité européenne. Et j'ai expliqué qu'il me
paraîtrait intéressant que, avant le dispositif même de la
Charte, figure une sorte de préambule exprimant ce message. J'ai par
ailleurs posé la question de la définition d'un droit
fondamental. Qu'est-ce qu'un droit fondamental ? Quelle est sa
spécificité, s'il y en a, par rapport à un droit de
l'homme ou à une liberté publique ?
Sur le contenu, la discussion ne fait que commencer. Le Président Herzog
considère toutefois que, même si la Convention décidait
d'aller au-delà d'une simple codification, cela ne conduirait pas
à de profondes modifications. Il sera en effet difficile, fait-il
valoir, de trouver un droit fondamental qui ne soit consacré par aucun
texte européen ni par la jurisprudence, sauf à entrer dans le
détail -ce que refuse M. Herzog- en mentionnant par exemple, comme cela
a été proposé, le droit des femmes à
intégrer les forces armées.
b) Quelle valeur juridique ?
En ce qui concerne la valeur juridique de la future Charte
, une
opposition est également apparue entre, d'une part, les tenants d'un
texte contraignant et, d'autre part, ceux qui souhaitent un catalogue de droits
qui constituerait certes une référence, mais n'aurait pas en
lui-même un caractère contraignant.
C'est un problème fondamental, mais qui n'est pas du ressort de la
Convention. Certes, il serait utile de savoir si la future Charte sera par
exemple intégrée aux traités car la portée d'un
texte n'est pas sans influence sur son contenu. Néanmoins, la
décision finale échappera à la Convention car c'est au
Conseil européen qu'il appartiendra de dire s'il souhaite que la Charte
soit ou non revêtue d'un caractère contraignant.
Les conclusions du Conseil européen de Cologne sont très
explicites à cet égard puisqu'elles mentionnent que :
" L'enceinte doit présenter un projet en temps utile avant le
Conseil européen en décembre de l'an 2000. Le Conseil
européen proposera au Parlement européen et à la
Commission de proclamer solennellement, conjointement avec le Conseil, une
Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne sur la base dudit
projet. Ensuite il faudra examiner si et, le cas échéant, de
quelle manière, la Charte pourrait être intégrée
dans les traités. "
M. Herzog a donc parfaitement résumé la situation en disant que
la Convention devait élaborer un projet de Charte dont le Conseil
européen pourrait décider l'intégration tel quel dans les
traités, sous réserve de l'autorisation de ratifier que devraient
donner les parlements nationaux.
Je précise toutefois, car l'erreur est souvent faite, que la future
Charte aurait
a priori
vocation à s'appliquer aux institutions de
l'Union et non directement aux Etats membres.
Je ne reviendrai pas sur la question de l'articulation de la future Charte avec
la Convention européenne des droits de l'homme, qui est l'objet de la
communication de notre collègue Daniel Hoeffel. Je dirai seulement que
certains membres ont soulevé la question de l'adhésion de l'Union
européenne à la Convention mais, là encore, ce n'est pas
une question qui relève du mandat que nous a donné le Conseil
européen.
Je vous tiendrai bien entendu informés de l'évolution des travaux
de la Convention. J'ai l'intention de les suivre assidûment, non
seulement parce que le sujet en vaut la peine, mais aussi parce que je trouve
excellent le fait d'associer des parlementaires en amont sur un texte aussi
important. Si cette expérience porte ses fruits, si elle montre
l'utilité de l'association de parlementaires nationaux, de
parlementaires européens et de représentants des chefs d'Etat et
de gouvernement, nous pourrions alors la renouveler dans d'autres domaines. Je
pense en particulier à la justice, conformément à ce
qu'avait proposé Pierre Fauchon il y a deux ans.
2. Communication de M. Daniel Hoeffel sur les débats de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur la Charte
Ma
contribution portera sur le débat qui s'est déroulé le 25
janvier dernier au sujet de la Charte des droits fondamentaux de l'Union
européenne dans le cadre de l'Assemblée parlementaire du Conseil
de l'Europe.
Cela fait de nombreuses années que le Conseil de l'Europe se
préoccupe de ses relations avec l'Union européenne.
Il était normal que cette préoccupation porte plus
particulièrement sur l'articulation de la Convention européenne
des droits de l'homme et de la compétence de la Cour européenne
des droits de l'homme avec l'ordre juridique communautaire.
Si vous me le permettez, je voudrais d'abord décrire la situation
actuelle avant de vous rapporter la solution envisagée par
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe au problème
posé.
I - Le régime des droits de l'homme en Europe
a) La Convention européenne des droits de l'homme
La Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés
fondamentales a été signée en 1950 et
complétée par de nombreux protocoles.
Sa principale originalité est d'être dotée d'un
mécanisme de contrôle supra-national. Il s'agit, depuis le
1
er
novembre 1998, d'une Cour unique et permanente dont les
arrêts sont obligatoires pour les Etats adhérents.
Les quarante et un Etats qui composent le Conseil de l'Europe sont tous
signataires de la Convention et acceptent donc la juridiction de la Cour
européenne des droits de l'homme. Cette Cour est composée d'un
juge par Etat membre, élu par l'Assemblée parlementaire du
Conseil de l'Europe.
L'engagement de souscrire à la Convention est même devenu une
condition d'adhésion au Conseil de l'Europe.
On l'aura compris, les
quinze Etats de l'Union européenne ont
souscrit depuis longtemps la Convention, l'ont incorporée dans leur
droit interne et sont soumis à la juridiction de la Cour de
Strasbourg
.
Une jurisprudence très abondante a d'ailleurs contribué à
inspirer nombre de réformes législatives dans les Etats de
l'Union européenne et la jurisprudence de la Cour est désormais
une référence pour leurs tribunaux, en particulier en France.
b) L'Union européenne et les droits de l'homme
A l'origine, le traité de Rome était essentiellement un mode
d'organisation des relations économiques entre les Etats qui formaient
précisément la Communauté Economique Européenne.
Sans doute, la liberté de circulation des personnes s'apparentait-elle
à la liberté d'aller et venir. De même, certains principes
de non-discrimination, notamment entre hommes et femmes dans l'exercice d'une
activité professionnelle, s'apparentent-ils à des " droits
de l'homme " dans la conception classique.
Ces garanties semblaient cependant comme accessoires aux libertés
économiques.
A partir de l'Acte unique européen, les traités ont fait mention
de la soumission de l'ordre juridique communautaire aux droits de l'homme en
particulier aux principes généraux de valeur constitutionnelle
dans les différents Etats membres, et, explicitement, à la
Convention européenne des droits de l'homme.
Toutefois, cette référence à la Convention reste une
" ardente obligation " de valeur essentiellement morale puisqu'elle
n'est pas située dans le dispositif normatif des traités, mais
dans leur préambule.
Il subsiste donc
un vide juridique dans l'espace de l'Union
européenne
: si toutes les personnes vivant dans cet espace (y
compris celles qui n'ont pas la citoyenneté d'un Etat membre) peuvent se
prévaloir devant la Cour de Strasbourg des garanties de la Convention
européenne des droits de l'homme contre des normes ou décisions
des autorités publiques qui leur font grief, en revanche
les actes et
décisions émanant des organes communautaires ne sont pas soumis,
quant à eux, à un contrôle de légalité au
regard des droits de l'homme
. La Cour de justice de Luxembourg ne peut
qu'examiner la conformité de ces actes aux dispositions des
traités, même si sa jurisprudence, extensive, a pu faire à
plusieurs reprises référence aux droits de l'homme
conformément à la proclamation contenue dans le préambule
des traités européens.
II - L'articulation entre l'ordre juridique communautaire et la Cour
européenne des droits de l'homme
Pour combler ce vide juridique et sur la base de cette référence
dans le préambule des traités européens,
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a, à plusieurs
reprises, invité l'Union européenne à formaliser la
soumission de l'ordre juridique communautaire à la Convention
européenne des droits de l'homme au moyen d'une adhésion de
l'Union qui s'ajouterait donc aux adhésions individuelles des quinze
Etats membres.
Cette solution a été longtemps soutenue par le Parlement
européen. Elle l'a été également occasionnellement
par la Commission européenne.
En revanche, elle a fait l'objet d'un avis défavorable de la Cour de
justice des Communautés européennes et ne semble pas avoir
rencontré le soutien des gouvernements des Etats membres. C'est donc une
tout autre orientation qui se dégage avec le projet d'adoption d'une
Charte des droits fondamentaux propre à l'Union européenne.
a) La Résolution adoptée par l'Assemblée
parlementaire du Conseil de l'Europe le 25 janvier 2000
L'Assemblée du Conseil de l'Europe a consacré un débat
à la Charte européenne des droits fondamentaux lors de sa
première session de l'année 2000 il y a un mois. Les
rapporteurs, dont M. Claude Evin, au nom de la commission des Affaires sociales
de cette Assemblée, ainsi que tous les intervenants se sont
prononcés en faveur d'une
incorporation des droits garantis par la
Convention européenne des droits de l'homme dans la future Charte
.
Ils se sont également prononcés pour la modification des
traités européens afin de rendre possible l'adhésion de
l'Union européenne à cette Convention. Je suis moi-même
intervenu en ce sens au nom de mon groupe le Parti populaire européen.
Tel est le sens de la Recommandation 1439 adressée aux gouvernements des
Etats du Conseil de l'Europe, parmi lesquels bien entendu les quinze Etats de
l'Union européenne, tel est également le sens de la
Résolution 1210 adressée à l'Union européenne.
Ces propositions sont d'ailleurs conformes à celles que formulait le
Professeur Simitis dans son rapport à l'adresse de l'Union
européenne en février 1999.
b) L'approche de l'Union européenne
Il se trouve que M. Romano Prodi, président de la Commission
européenne, s'est exprimé le matin même de ce débat
devant l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.
Je voudrais citer les propos qu'il a tenus devant nous : "
La
question de l'adhésion de la Communauté à cette Convention
reste ouverte, mais sans vouloir en préjuger, il est utile que l'Union
se dote d'une Charte des droits fondamentaux afin de se rapprocher de ses
citoyens. La rédaction de cette Charte offrira une chance unique
d'établir un système cohérent et efficace de
défense des droits de l'homme en Europe.
" Je sais que cette Assemblée est très attentive aux travaux
menés sur la Charte et je me félicite que le Conseil de l'Europe
y soit représenté en tant qu'observateur. Je peux vous assurer
que la Commission est pleinement consciente qu'il faut éviter toute
incohérence entre la Charte et la Convention, ou entre les
jurisprudences des deux Cours européennes.
"
Je pense qu'on est conscient à la Commission européenne comme
dans les gouvernements des Etats membres du difficile exercice dans lequel
s'est engagée l'Union européenne.
Lors du colloque organisé par l'Institut Alain Poher au Sénat le
3 mai 1999 pour marquer le vingt-cinquième anniversaire de la
ratification par la France de la Convention européenne des droits de
l'Homme, Mme Elisabeth Guigou, dans son allocution de clôture, a
déclaré :
" La complémentarité entre
l'Union européenne et le Conseil de l'Europe est
réelle ",
sans plus de précision sur la mise en oeuvre
de cette complémentarité.
Il faut rappeler qu'une ambiguïté court depuis l'origine de la
proposition de doter l'Union européenne d'une déclaration des
droits fondamentaux.
Cette initiative issue originellement du Parlement européen a
été reprise par certains Etats membres, en particulier la
République fédérale d'Allemagne.
Pour beaucoup,
elle se confond avec la revendication de doter l'Union
européenne de la personnalité juridique et d'une Constitution en
bonne et due forme, ainsi que l'établissement d'une pleine
citoyenneté européenne qui ne soit pas limitée à
certaines capacités électorales
.
Dès lors, il s'agit dans l'esprit de beaucoup de constituer une nouvelle
liste de droits individuels dont le mécanisme de contrôle serait
attribué à la Cour de justice des Communautés
européennes, la Cour de Luxembourg.
Pourtant le seul vide juridique actuel est celui du contrôle des actes
communautaires au regard des droits de l'homme puisque toutes les autres normes
applicables aux citoyens des quinze Etats membres et même des
ressortissants extracommunautaires se trouvant sur le territoire d'un de ces
Etats sont d'ores et déjà garantis par la Convention
européenne des droits de l'homme et la Cour de Strasbourg.
Malgré l'assurance, d'ailleurs peu circonstanciée, donnée
par M. Romano Prodi d'"
éviter toute incohérence
entre la Charte et la Convention ou entre les jurisprudences des deux Cours
européennes ",
le risque est donc grand que s'instaure une
divergence entre les deux ordres juridiques.
III - Des solutions nécessairement complexes comportant des risques
à considérer
a) Les risques d'une Europe à deux vitesses
Je voudrais insister sur ces risques de divergences quant aux espaces
respectivement régis, quant à la substance des droits garantis et
enfin, quant aux mécanismes de contrôle.
Le risque d'une Europe à deux vitesses
: à peine dix
ans après la réconciliation du continent européen sur la
base de l'Etat de droit, réconciliation consacrée par la
soumission des quarante et un Etats du Conseil de l'Europe à la
Convention européenne des droits de l'homme et à la Cour de
Strasbourg, on voit poindre le risque d'une nouvelle division. Ce serait un
message particulièrement fâcheux alors même que la
démocratisation et la protection des droits de l'homme dans certains
Etats d'Europe centrale et orientale sont bien loin d'être
parachevées.
Le risque de divergence quant aux droits garantis
: ou bien la
Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne reprend sans aucune
variation la définition des droits garantis par la Convention
européenne des droits de l'homme et, dès lors, on ne comprend pas
bien l'exercice ; ou bien la Charte de l'Union européenne va
au-delà et il ne faut pas sous-estimer le risque de surenchère
menaçant de fragiliser un peu plus l'acceptation des disciplines
collectives et même des repères essentiels du lien social.
Le risque principal tient évidemment à l'institution d'un
double mécanisme de contrôle
au cas où les garanties
énoncées dans la Charte de l'Union européenne
s'appliqueraient non pas seulement aux actes communautaires, mais à
toute norme ou décision visant une personne se trouvant sur le
territoire de l'un des quinze Etats membres ; et au cas où la
Charte des droits fondamentaux serait incorporée dans la partie
normative des traités et donc susceptible de recours juridictionnel
devant la Cour de justice des Communautés européennes.
b) Des mécanismes nécessairement complexes
Le risque est donc très sérieux d'une divergence des droits
garantis et de la jurisprudence des deux Cours, celle de Strasbourg et celle de
Luxembourg.
Certains ont objecté que la solution recommandée par
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, c'est-à-dire
l'adhésion de l'Union européenne à la Convention
européenne, poserait elle-même des problèmes.
Ainsi, la Cour de justice des Communautés européennes saisie
à l'occasion d'un litige portant sur un acte ou une décision
communautaire d'une question touchant aux droits de l'homme, devrait saisir la
Cour de Strasbourg par voie d'exception préjudicielle afin de faire
trancher la question posée au regard de la Convention européenne
des droits de l'homme. Et ce n'est qu'ensuite que la Cour de Luxembourg
pourrait statuer sur le litige.
Sous ce régime, c'est une Cour européenne des droits de l'homme
composée de quarante et un juges émanant en majorité
d'Etats non-membres de l'Union européenne qui devrait statuer sur un
acte communautaire dont ces juges ignorent à peu près tout. Ce
mécanisme ferait en outre apparaître la Cour de Luxembourg comme
soumise aux avis de la Cour de Strasbourg dans une matière aussi
éminente que les droits de l'homme et les libertés fondamentales.
Ces difficultés expliquent sans doute l'avis négatif de la Cour
de justice de Luxembourg à l'égard d'une adhésion de
l'Union européenne à la Convention européenne des droits
de l'homme, tout autant que l'absence de personnalité juridique de
l'Union.
Sans doute pourrait-on imaginer la constitution de la Cour européenne
des droits de l'homme en une chambre spécialisée dans l'examen
des questions ressortissant à l'ordre juridique communautaire. Ne
siégeraient alors en cette formation que les juges élus au titre
des Etats membres de l'Union européenne.
Sans doute ce mécanisme est-il complexe mais il a le grand mérite
de préserver la cohérence du régime des droits de l'homme
à l'intérieur de l'espace de l'Union européenne et entre
cet espace et le reste du continent européen.
D'ailleurs, l'élaboration d'une Charte de l'Union européenne
autonome ne conduirait pas à un régime moins complexe et
comporterait de toutes façons de très sérieux
inconvénients.
*
La
divergence de la définition des droits entre la future Charte des droits
fondamentaux, ainsi que la divergence des mécanismes de contrôle
et donc des jurisprudences, voire leur concurrence plus ou moins anarchique au
cas où la Charte régirait non seulement les actes communautaires,
mais également les normes et les décisions nationales
n'apporteraient sans doute pas une sécurité supplémentaire
aux citoyens de l'Union. En outre, les inévitables conflits de droits et
conflits de juridiction ne contribueraient pas à la lisibilité et
d'une construction européenne devant laquelle nos concitoyens ne se
perdent déjà que trop.
Sans doute le Parlement européen est-il d'abord animé d'une
volonté d'" affichage politique " comme il l'a
déjà été lors de l'institution d'un Observatoire
des phénomènes racistes et xénophobes de l'Union
européenne, alors même que nos collègues étaient
parfaitement conscients du double emploi avec la commission européenne
contre le racisme et l'intolérance du Conseil de l'Europe.
Notre collègue Pierre Fauchon, dans son intervention au colloque du
3 mai 1999, avait d'ailleurs souligné, s'agissant de
l'adhésion de l'Union européenne à la Convention
européenne des droits de l'homme ou de l'élaboration d'un
catalogue des droits propres à l'Union, que
" la question est
plus politique que juridique "
.
Pour conclure, je crois que nous devons
inviter le Gouvernement
français à éviter toute divergence entre la Convention
européenne des droits de l'homme et la future Charte des droits
fondamentaux dans la définition même des droits. Nous devons
également l'inviter à faire preuve de circonspection à
l'égard d'une incorporation de la Charte dans les Traités
européens qui entraînerait la compétence de la Cour de
justice de Luxembourg et donc une concurrence fâcheuse avec la Cour de
Strasbourg
. Et enfin, il conviendrait de bien préciser que la Charte
ne régit que les actes communautaires et laisse donc entier le
système des droits reconnus à toutes les personnes
présentes sur le territoire communautaire, qu'elles aient ou non la
citoyenneté d'un des Etats membres. Il convient donc de laisser entier
le mécanisme de la protection de ces droits par la Cour de Strasbourg au
moyen, le cas échéant, des recours individuels.
3. Compte rendu sommaire des débats
M. Paul Masson :
Je
souhaiterais poser deux questions.
La première est d'ordre juridique : la Convention a-t-elle la
possibilité d'élargir sa mission par rapport à ce qui a
été prévu à Cologne ? Le mandat donné
alors par le Conseil européen me semble fort clair et j'approuve le
représentant du gouvernement britannique lorsqu'il affirme que la
Convention doit se limiter à l'inventaire des droits existants.
Ma seconde question est d'ordre politique : le gouvernement
français a-t-il une position sur ce point fondamental du mandat de la
Convention, et vous-même, représentant du Sénat, avez-vous
pris contact avec MM. Braibant et Loncle pour recueillir leurs points de
vue et, si besoin est, vous concerter avec eux ?
M. Hubert Haenel :
Personnellement, je pense que la Convention ne peut pas sortir
du
mandat délivré par le Conseil européen. J'ai l'impression
que cette position est aussi celle de M. Herzog et de la majorité des
membres de la Convention. Cela me paraît d'autant plus normal que nous ne
sommes chargés que d'élaborer un projet qui sera soumis au
Conseil européen : que deviendrait un texte qui ne respecterait pas
les lignes tracées par les chefs d'Etat et de gouvernement ?
En ce qui concerne votre seconde question, je souhaite en effet que les
représentants du gouvernement et du Parlement français se fassent
rapidement une religion. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai voulu
recueillir dès aujourd'hui vos premières impressions. Pour ma
part, j'ai discuté avec M. Braibant et M. Loncle et nous allons
continuer. Nous serons parfaitement éclairés sur la position de
l'exécutif français lorsque M. Braibant aura pu s'entretenir avec
tous les responsables intéressés, c'est-à-dire, outre le
chef de l'Etat et le Premier ministre, avec les membres du gouvernement
concernés.
M. Paul Masson :
Nous devons bien être conscients du fait que, selon le contenu et la portée juridique de la future Charte, nous pourrions être amenés à une nouvelle révision de notre Constitution sur des points essentiels. Il est donc indispensable de prendre toute la mesure des droits qui pourraient figurer dans la Charte. Considérera-t-on, par exemple, les droits des minorités comme des droits fondamentaux ?
M. Lucien Lanier :
La question est posée aussi pour le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
M. Hubert Haenel :
Elle se pose pour beaucoup de droits si j'en juge par tous ceux qui ont été évoqués. Ce fut par exemple le cas pour les droits des minorités, bien que ceux-ci ne figurent pas dans la liste de M. Herzog.
M. Pierre Fauchon :
Il est à mon avis indispensable que l'Union européenne se dote d'un système de valeurs sous la forme d'un texte tel qu'une Charte des droits fondamentaux. Il me semble d'ailleurs que le traité d'Amsterdam en a posé le principe : en prévoyant la possibilité de sanctionner un Etat qui ne respecterait pas certaines valeurs essentielles, il postulait l'existence et à terme la définition de ces valeurs. Je précise qu'il serait souhaitable de se demander si, outre des droits fondamentaux, ces valeurs ne comprennent pas aussi des devoirs fondamentaux.
M. Hubert Haenel :
Je crois en effet que la question des devoirs mérite d'être posée. J'ajoute que toutes ces valeurs constitueront, quelle que soit la portée juridique donnée à la Charte, des références pour les pays désireux d'adhérer à l'Union européenne.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard :
J'ai
fort apprécié l'exposé limpide de M. Hoeffel. Cela
étant, il semble considérer qu'il suffirait que l'Union
européenne adhère à la Convention européenne des
droits de l'Homme pour se doter d'un texte en la matière applicable
à ses institutions. Or, je crois qu'il pourrait être utile de
concevoir un texte spécifique pour l'Union européenne, ne
serait-ce que, comme l'a dit M. Haenel, pour servir de
référence dans la perspective de l'élargissement. Il y a
en effet des sujets sur lesquels l'Union européenne pourrait aller plus
vite et plus loin que le Conseil de l'Europe. Je pense en particulier à
la bioéthique, à l'environnement ou aux droits économiques
et sociaux. C'est pourquoi je suis favorable à une Charte qui irait
au-delà d'un simple inventaire, à une Charte qui, par son
contenu, constituerait en quelque sorte le texte de l'identité
européenne.
Quant à l'autre problème, celui de la portée juridique, je
crois que la Charte devrait à terme être intégrée
aux Traités.
M. Hubert Haenel :
La Convention va effectivement se pencher sur les droits que vous venez d'évoquer. Il m'a d'ailleurs semblé que la thèse d'une Charte se limitant à récapituler l'existant était minoritaire au sein de la Convention.
Mme Danielle Bidard-Reydet :
Il s'agit d'un sujet complexe, que notre Président a fort bien fait d'inscrire à l'ordre du jour de notre délégation. J'espère que nous aurons d'autres réunions sur cette question car la matière est dense.
M. Hubert Haenel :
Je vous rendrai régulièrement compte de l'évolution des travaux non seulement pour vous en informer, mais aussi pour recueillir votre avis.
Mme Danielle Bidard-Reydet :
Sur le fond, cette Charte est une chance, pour l'Union européenne, d'effacer cette image que l'opinion publique a souvent d'elle, celle d'une Europe du capital. Pour ce faire, le futur texte devrait mettre l'accent sur les droits des citoyens.
M. Lucien Lanier :
En ce qui concerne la mission impartie à la Convention, je donne personnellement raison à Lord Goldsmith. La Convention a un mandat du Conseil européen et elle doit s'y tenir. D'ailleurs, la priorité, c'est bien de recenser l'existant, de le préciser si besoin est, afin de bien identifier ces valeurs essentielles avant, le cas échéant, de discuter des droits que l'on pourrait ajouter et de leur valeur juridique.
M. Paul Masson :
La question est d'une importance telle que le Gouvernement devrait présenter sa position aux assemblées. J'imagine mal que le Parlement n'en débatte pas.
M. Hubert Haenel :
Je comptais justement demander à la Conférence des présidents l'organisation d'un débat en séance publique, si possible au printemps.
M. Simon Sutour :
Avez-vous pris contact avec les parlementaires européens français qui siègent au sein de la Convention ?
M. Hubert Haenel :
Je pense le faire prochainement. Cela étant, il faut bien être conscient du fait que ma situation n'est pas comparable à la leur : je suis, comme tous mes collègues parlementaires nationaux, le représentant d'une assemblée, et peu importe mon groupe politique ; chaque parlementaire européen, pour faire partie de la délégation du Parlement européen, n'en demeure pas moins rattaché à un groupe politique.
B. RÉUNION DU 15 MARS 2000
1. Communication de M. Pierre Fauchon sur la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : Charte des droits - Charte des devoirs
La
méthode d'élaboration de la Charte, où la France est
représentée à l'échelon parlementaire
-Assemblée et Sénat- tout comme à l'échelon
gouvernemental, nous permet de formuler des propositions et de les porter
à la connaissance des autres participants, que ce soit lors des
réunions de la Convention chargée d'élaborer la Charte,
où le Sénat est représenté par le président
Haenel, ou bien sur le site Internet du Conseil de l'Union européenne,
qui contient une page dédiée à ces contributions.
Il me semble qu'une des contributions possibles que nous pourrions apporter
serait de proposer d'inclure dans la Charte non seulement un
énoncé des droits, mais aussi un énoncé des devoirs
des citoyens européens. Je dirai plus loin que, pour ce que je veux
exprimer, le mot " responsabilité " est peut-être
meilleur que le mot de " devoir ". Mais provisoirement, je vais m'en
tenir au terme " devoir " qui été consacré par
l'histoire.
1) Justification de cette proposition
La Charte va, pour l'essentiel, codifier les droits fondamentaux
déjà reconnus. Elle va donc comprendre deux séries de
droits :
-
les droits-libertés
(telle la Déclaration de 1789)
qui énoncent principalement des limitations des pouvoirs des
autorités publiques (leurs pouvoirs doivent être contenus dans
certaines limites, et ne doivent pas pouvoir s'exercer de façon
arbitraire) ;
-
les droits-créances à contenu social
, qui
créent des obligations pour la société. Or cette
deuxième catégorie de droits -qui a tendance à
s'étendre (par exemple, le droit au logement)- implique, plus clairement
encore que la première, des devoirs pour les citoyens.
Cette relation droits/devoirs est au coeur des sociétés modernes,
qui reposent -à l'opposé des sociétés
traditionnelles fondées sur des hiérarchies permanentes- sur un
contrat implicite entre égaux, donc sur la réciprocité.
L'idée même de " contrat social " suggère que les
droits des citoyens impliquent des devoirs pour les mêmes citoyens.
2) Quelques références
Pour des raisons historiques, l'accent a été mis jusqu'à
présent sur les droits plus que sur les devoirs, mais ceux-ci ne sont
pas absents des déclarations successives :
- la Déclaration de 1789 précise dans son préambule
que, si une déclaration est nécessaire, c'est que pour que
" cette déclaration, constamment présente à tous
les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs
devoirs "
. Le contenu même de la Déclaration de 1789 fait
place à la notion de devoir. Par exemple,
" la liberté
consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui "
(article 4) : la garantie de la liberté individuelle est donc
associée au devoir de respecter la liberté d'autrui. Je rappelle
que l'abbé Grégoire avait proposé que la
Déclaration de 1789 contienne un énoncé des devoirs. Sa
proposition n'avait pas obtenu la majorité, mais une minorité
substantielle l'avait soutenue.
- la Déclaration du 5 fructidor an III (1795,
régime du Directoire) contient une déclaration des devoirs
complétant la déclaration des droits.
(Article premier :
" La déclaration des droits
contient les obligations des législateurs : le maintien de la
société demande que ceux qui la composent connaissent et
remplissent également leurs devoirs "
).
- la Constitution de 1848 fait place également, dans son
préambule, à la notion de devoir. (Article 6 :
" Des
devoirs réciproques obligent les citoyens envers la République,
et la République envers les citoyens "
. Article 7 :
" Les citoyens doivent (...) participer aux charges de l'Etat en
proportion de leur fortune ; ils doivent s'assurer, par le travail, des
moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour
l'avenir ; ils doivent concourir au bien-être commun en s'entraidant
fraternellement les uns les autres, et à l'ordre général
en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent
la société, la famille et l'individu
").
- plus près de nous, le préambule de la Constitution de 1946
reprend, en des termes plus sobres, un aspect des devoirs mentionné dans
la Constitution de 1848 : en effet, ce préambule, toujours en
vigueur (puisque le préambule de la Constitution de 1958 y fait
référence) précise que
" chacun a le devoir de
travailler "
.
- la Déclaration universelle des droits de l'homme (ONU)
proclamée en 1948 fait également place à la notion de
devoir (article premier : les êtres humains
" doivent agir
les uns envers les autres dans un esprit de fraternité "
;
article 29 :
" L'individu a des devoirs envers la
Communauté "
; il doit satisfaire aux exigences
" de la morale, de l'ordre public et du bien-être
général "
).
- quelques constitutions européennes peuvent enfin être
citées : celle de la République de Weimar (1919), la
Constitution actuelle de l'Espagne (1978), la Constitution actuelle de la
Pologne (1997), intègrent des déclarations des droits et des
devoirs.
A ceux qui trouveraient un parfum " réactionnaire " à
l'idée d'un énoncé des devoirs, on peut citer le
troisième couplet de l'Internationale : " Pas de droits sans
devoirs (...), pas de devoirs sans droits ".
3) Quel contenu donner à une déclaration
européenne des devoirs ?
Je songe aux thèmes suivants :
-
les devoirs civiques
: voter, participer à la vie
politique, s'informer, participer équitablement à
l'impôt ;
-
les devoirs économiques
: travailler, participer
à la création de richesses (ces devoirs sont une contrepartie
nécessaire des droits sociaux, cf. Tony Blair) ;
-
les devoirs socio-culturels
: participer à la vie
associative et culturelle notamment dans l'optique de la dimension
européenne ;
-
les devoirs vis-à-vis de l'environnement
(devoirs
vis-à-vis des générations futures) ;
-
les devoirs envers autrui
(tolérance, non abus de la
liberté, entraide, devoirs envers les enfants et les personnes
âgées).
4) Quelle opportunité ?
On peut certes discuter de l'opportunité d'un énoncé des
devoirs. Les droits sont plus à la mode que les devoirs. Ne risque-t-on
pas de " ringardiser " la déclaration européenne en y
intégrant des devoirs ? Mais on peut penser aussi qu'une
déclaration solennelle, faite pour durer, n'a pas nécessairement
à se plier à l'individualisme ambiant.
Deux arguments d'opportunité me paraissent pouvoir être
avancés en faveur d'une déclaration des devoirs :
-
la Charte européenne répond moins à un besoin
juridique qu'à un souci politique
. C'est un aspect de l'affirmation
politique de l'Europe, un signal adressé aux citoyens et aux Etats
membres (actuels et potentiels). Or un message rédigé seulement
en termes de droits est-il un bon signal ? Par cette Charte, nous allons
en quelque sorte exprimer la philosophie de la construction européenne.
Est-ce que nous en donnons une présentation juste et honnête, en
mentionnant seulement des droits et pas de devoirs ?
- Surtout, nous devons considérer
la spécificité
de la Charte européenne
. Les diverses déclarations des droits
dans les pays européens, et d'abord en France, ont surtout mis l'accent
sur les droits parce qu'il s'agissait de les conquérir sur des
régimes autoritaires, dont les pouvoirs n'étaient pas
limités. L'Union européenne est dans une situation très
différente. Elle n'est pas un empire. Elle repose sur une volonté
commune de dépasser les affrontements et les haines entre les peuples
européens ; elle est fondée sur la recherche d'une union
toujours plus étroite entre les peuples, et non pas sur la
volonté de limiter l'arbitraire d'un pouvoir préexistant ;
elle est donc une construction, un véritable " contrat
social " auquel participent des peuples d'une grande diversité,
dont l'association doit être sans cesse consolidée et
cimentée. Il me paraît donc particulièrement
justifié, dans ce cas, d'insister sur la solidarité et la
réciprocité, donc sur les devoirs. Je crois en outre que l'on
pourrait corriger la connotation négative du terme de
" devoir " en lui substituant la notion et le terme de
" responsabilité ", qui a le mérite d'introduire une
réflexion plus large et plus actuelle.
2. Compte rendu sommaire des débats
M. Emmanuel Hamel :
J'approuve l'idée que la Charte doit contenir à la fois des droits et des devoirs, notamment pour mettre l'accent sur l'exigence de solidarité. Mais le statut de cette Charte m'inquiète : elle ne doit pas doter Bruxelles de nouveaux pouvoirs de sanction.
M. Yann Gaillard :
J'approuve la position de Pierre Fauchon. Il est dans le rôle du Sénat de savoir prendre du recul pour poser ce type de question. J'ai été particulièrement intéressé par l'accent mis sur la notion de contrat social. C'est une notion que la philosophie anglo-saxonne contemporaine a réhabilité depuis John Rawls. Nous devons nous en inspirer.
Mme Danièle Pourtaud :
Je reconnais que la conscience de la citoyenneté pose aujourd'hui problème. Mais je reste réservée sur l'idée d'une déclaration des devoirs. Si, dans un texte censé favoriser l'adhésion à l'idée européenne, on mentionne par exemple le " devoir de travailler ", comment les chômeurs le ressentiront-ils ? De plus, des notions comme la solidarité, la fraternité, n'ont pas le même sens selon les sociétés ; en réalité, nous les comprenons en référence à notre propre histoire, notre propre culture. Sur les droits fondamentaux, il est plus facile d'être d'accord. Enfin, j'observe que vous n'avez pas mentionné l'impératif d'égalité hommes/femmes.
Mme Marie-Madeleine Dieulangard :
Il est vrai que nous sommes dans une société où l'on a tendance à revendiquer des droits et à oublier ses propres responsabilités. Mais en mettant l'accent sur ce point, est-ce que l'on ne change pas l'objet de la Charte ? Est-ce que ce type de problème entre dans la mission définie par le Conseil européen de Cologne ? Va-t-on changer le titre même de la Charte ?
M. Jacques Oudin :
Ce
débat a une dimension sociologique. Les dix commandements
n'énonçaient que des devoirs. La déclaration de 1789 n'a
énoncé que des droits. Nous devons songer au contexte social de
1789, avec des privilèges pour une partie de la société et
des charges pour l'autre : cela explique la tonalité de la
déclaration. Aujourd'hui, les droits ont pris toute leur place, et il
n'y a plus de morale religieuse pour encadrer la société. Je
crois donc utile de mentionner les devoirs fondamentaux, y compris le devoir de
travailler. Celui-ci figure déjà dans notre droit, par le biais
du préambule de la Constitution. La contrepartie de l'aide, de la
prestation, doit effectivement être la recherche d'un travail ou d'une
formation en vue d'un travail. Les responsabilités à
l'égard de l'environnement doivent également être
mentionnées, c'est fondamental.
Sur le statut de la Charte, je rejoins la question d'Emmanuel Hamel :
comment sera-t-elle appliquée, par qui, sous quelle forme ?
M. Hubert Haenel :
On ne peut savoir aujourd'hui ce que sera la Charte, quel sera son statut, si ce sera un texte resserré ou développé. Rien n'est tranché. Nous pouvons précisément faire des propositions.
M. Marcel Deneux :
Il est utile de rappeler qu'invoquer des créances sur la société suppose d'accepter des responsabilités, même si cela paraît " ringard ". Je souhaite que la Convention soit saisie des suggestions de Pierre Fauchon.
M. James Bordas :
Je regrette que l'articulation entre la future Charte et les activités du Conseil de l'Europe en matière de droits de l'homme reste obscure. Une Charte propre à l'Union européenne est-elle vraiment indispensable ? Ne faudrait-il pas plutôt s'appuyer sur le Conseil de l'Europe ?
M. Denis Badré :
Bien
sûr, il faudrait davantage préciser le contenu d'une
déclaration des responsabilités ou des devoirs, mais Pierre
Fauchon nous propose surtout une position de principe, et je le suis volontiers
sur ce terrain. C'est tout le problème du civisme, de l'éducation
à la citoyenneté. Je crois que les jeunes peuvent être
intéressés par cette idée, et qu'il serait bon de faire
réfléchir des jeunes élèves sur ce sujet, pour voir
quels contenus se dégagent.
Les valeurs de la construction européenne -c'est un résultat de
l'histoire, quelles que soient les croyances de chacun- découlent de la
tradition judéo-chrétienne. L'homme reçoit une
responsabilité, il a le monde à façonner. Pour ce qui est
du devoir de travailler, ou de contribuer à la société, il
faudrait peut-être s'inspirer de la formule de l'article 215 du Code
civil pour la participation des époux aux charges du ménage, et
dire que chacun a le devoir de contribuer à proportion de ses
facultés. Un handicapé mental profond peut être utile
à la société, lorsqu'un lien s'établit entre lui et
une autre personne. La contribution à la société peut
prendre bien d'autres formes que le travail rémunéré.
L'idée directrice à retenir, me semble-t-il, c'est que chaque
Européen doit se sentir comptable d'un espace social à rendre
plus humain.
M. Lucien Lanier :
La France va prendre la présidence de l'Union, et elle reste le pays des droits de l'homme, même si notre déclaration a vieilli. Nous sommes fondés à vouloir apporter une contribution, qui doit être un rappel à la raison dans un domaine où règne souvent la logorrhée. On a dit à juste titre que l'éthique européenne avait, historiquement, un fondement judéo-chrétien.
M. Hubert Haenel :
Judéo-gréco-chrétien !
M. Lucien Lanier :
Il faut effectivement dégager les valeurs fondamentales de l'Europe, notamment dans l'optique de l'élargissement, qui ne doit pas conduire à ébranler cet héritage.
M. Pierre Fauchon :
J'admets
volontiers qu'il serait difficile de rédiger une bonne
déclaration des responsabilités. Mais en 1789, on a su aller
vite, ou plutôt on a su s'arrêter, en estimant que le texte auquel
on était parvenu, même imparfait, permettrait de faire passer le
message voulu. J'approuve, bien sûr, l'inclusion du principe de
l'égalité hommes/femmes dans la Charte. Pour ce qui est du devoir
de travailler, je songe à une formulation plus actuelle et plus large,
comme le devoir de contribuer à la croissance, au développement
de la société, mais, en tout cas, il me paraît
nécessaire d'affirmer cette responsabilité en lien avec
l'énoncé des droits-créances.
L'idée d'une déclaration des responsabilités nous
éloigne-t-elle de l'objet de la Charte ? Je ne le crois pas.
Celle-ci a pour but de dégager et de réaffirmer les valeurs
fondamentales de la construction européennes en énonçant
des droits de base ; mais en soulignant que ces droits sont
inséparables de certaines responsabilités, on ne revient en rien
sur les droits : on donne plutôt un éclairage
complémentaire sur leur signification. Les précédentes
déclarations émanaient de sociétés qui
s'émancipaient ; nous sommes désormais entrés dans un
âge contractuel. Encore une fois, je mets à part -et, au-dessus-
les libertés fondamentales : énoncer des
responsabilités ne peut être un moyen de les restreindre en quoi
que ce soit. Mais les droits comme le droit à la santé, au
logement, à l'air et à l'eau pure, ne peuvent être
proclamés sans souligner les responsabilités qui s'imposent en
contrepartie. Je suis d'accord avec Denis Badré pour vouloir
préciser ces responsabilités dans un esprit d'humanisme, et pour
estimer qu'un dialogue avec des jeunes sur ce sujet pourrait être utile.
Le fait que la France soit appelée à exercer bientôt la
présidence aidera-t-il à ce que nos idées soient prises en
considération ? Je l'espère. Mais je crois surtout utile
d'envoyer à la Convention une contribution, et, selon l'accueil qu'elle
recevra, nous verrons s'il faut aller plus loin et sous quelle forme.
M. Hubert Haenel :
C'est bien dans cet esprit que j'envisage de transmettre votre texte à la Convention.
Mme Danièle Pourtaud :
Je suis d'accord pour que ce texte soit présenté comme contribution à la réflexion, mais je souhaite qu'il soit signalé qu'il n'y a pas consensus sur le détail des propositions.
M. Pierre Fauchon :
Enfin, en réponse à James Bordas, je reconnaîtrai que des voix fort autorisées ont exprimé des doutes sur l'utilité de la future Charte, le Conseil de l'Europe leur paraissant le cadre adapté pour la protection des droits. Mais, maintenant, la Convention est lancée, et nous ne pouvons nous tenir à l'écart. Mieux vaut participer en essayant d'avoir une influence sur le résultat.