2. Le retard n'est que partiellement rattrapé
Le
Groupe de Travail a entendu en France et à l'étranger plusieurs
dizaines de chefs d'entreprises, d'investisseurs et d'experts français
spécialisés dans les secteurs innovants. Tous ont souligné
que si la situation s'était nettement améliorée, elle
était encore loin de se comparer à ce que l'on peut observer aux
Etats-Unis, en Grande-Bretagne, ou dans certains pays scandinaves.
Alors que la France est en phase de décollage des nouvelles
technologies, ses concurrents en sont à l'étape suivante, de
sorte que la France ne comble que peu à peu son retard. Elle paie la
lenteur avec laquelle les acteurs économiques et les pouvoirs publics
ont pris la mesure des enjeux de la nouvelle économie.
Dans le secteur des nouvelles technologies de l'information, la taille du
marché français demeure très limitée. Si le nombre
d'internautes et de clients du téléphone mobile a
été multiplié par cinq depuis 1997, le taux de
pénétration de ces nouvelles technologies reste très
nettement inférieur en France à ce qu'il est par exemple en
Grande-Bretagne. Le pourcentage d'Anglais utilisant Internet est de
26,6 %, le taux de diffusion des téléphones mobiles est de
35 % contre respectivement 9,5 % et 28 % en France. Cela
signifie concrètement que, pour les entreprises de commerce
électronique, le nombre de consommateurs potentiels est deux fois plus
important qu'en France.
Source : Tableau de bord de l'innovation
Ce qui vaut pour la taille du marché vaut aussi pour le volume des
financements. Le montant des fonds investis dans le capital-risque en France a
été multiplié par 2,5 depuis 1997, où il atteint
2,8 milliards de francs en France, contre 81,9 milliards de francs en
Grande-Bretagne, soit 25 fois plus
74(
*
)
.
En 1998 et 1999, 8.000 entreprises se sont créées en France
dans le secteur des nouvelles technologies de l'information, contre 32.000 en
Grande-Bretagne.
75(
*
)
Ces comparaisons montrent l'ampleur du chemin qui reste à parcourir. Le
rapport du député Michel Destot sur l'innovation en France,
publié il y a quelques semaines, souligne que si les progrès
faits sont importants, il faut tenir compte "
des exemples
étrangers qui mettent en lumière les retards
français
"
76(
*
)
et mettre en oeuvre "
de nouvelles stimulations
" pour
favoriser l'accès des entreprises innovantes à des personnels
formés et à des financements adéquats.
Ces observations rejoignent l'appréciation des entrepreneurs
rencontrés par le Groupe de Travail. Nombre d'entre eux ont
souligné la persistance de difficultés de financements au niveau
du lancement des projets, en raison du nombre encore limité
d'investisseurs privés et de l'insuffisance des fonds d'amorçage,
ainsi qu'au niveau de l'entrée en Bourse en raison de
l'étroitesse du nouveau marché français.
Le secteur des nouvelles technologies en France n'a pas
bénéficié autant qu'aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne
de l'émergence d'une génération de " business
angels " dont le rôle dans la naissance des entreprises innovantes
est essentiel. L'Agence pour la création d'entreprise observe, en effet,
qu'aux Etats-Unis "
la principale source de financement de la
création et du développement des entreprises de haute technologie
est, à hauteur de 80 %, le réseau des investisseurs
individuels composé par les créateurs eux-mêmes, soit une
nébuleuse de petits investisseurs plaçant à peine quelques
milliers de dollars et quelques gros investisseurs appelés
" business angels "
77(
*
)
. Il est généralement
admis que l'apport des investisseurs individuels est d'environ
20 milliards de dollars par an, soit dix à vingt fois plus que les
sociétés de capital-risque dont les investissements ne
dépassent pas 2 à 2,5 milliards de dollars par an.
Certes, les réseaux d'investisseurs privés se développent
aussi en France à l'instigation d'organismes telles que Leonardo,
Procicap, Chausson Finances, Business angels.com, Entreprise en croissance,
etc.... Ils sont loin cependant d'avoir l'ampleur de leurs homologues
américains, dont on estime le nombre à 300.000, ou britanniques,
dont l'association nationale compte plus de 18.000 adhérents. Ils ne
bénéficient pas, il est vrai, d'un environnement fiscal aussi
favorable. L'importance des fonds apportés par les investissements
individuels dans ces pays s'explique, en effet, en bonne partie par les
avantages fiscaux dont ils bénéficient.
La relative étroitesse du nouveau marché est un autre handicap.
Bien que le nombre d'entreprises cotées sur le marché ait
été multiplié par quatre, on n'en compte guère plus
d'une centaine pour une capitalisation de 36,08 milliards de francs, contre
360,78 milliards de francs pour le " Neuer Mark "
allemand. Aussi, de nombreuses entreprises choisissent de se faire coter sur
les marchés étrangers, en particulier le NASDAQ, où leur
potentiel a de meilleures chances d'être valorisé.
Les entrepreneurs consultés ont attiré l'attention du Groupe de
Travail sur le fait que les mesures prises en faveur des entreprises
innovantes, sont le plus souvent assorties d'innombrables conditions
restrictives qui en limitent considérablement la portée, de sorte
que le régime fiscal français reste en fait très en
deçà de ceux en vigueur à l'étranger.
Il en est, notamment, ainsi du régime applicable au report d'imposition
des plus values réinvesties dans les fonds propres des entreprises.
Destiné à promouvoir les " business angels ", ce
régime a été assorti de treize conditions qui en
réduisent considérablement l'efficacité.
Les plus-values ne sont prises en compte que si elles proviennent de la cession
à titre onéreux :
- de titres mentionnés à l'article 92 B du code
général des impôts (valeurs mobilières
négociées sur un marché réglementé ou sur le
marché hors cote, obligations et autres titres d'emprunts
négociables non cotés) ;
- de droits sociaux, visés à l'article 92 J du
même code, cédés par certains associés de
sociétés passibles de l'impôt sur les
sociétés dont la part dans les bénéfices sociaux
n'excède pas 25 %.
Le cédant doit, entre autre, avoir été, pendant cinq ans,
salarié ou mandataire de la société dont les titres sont
cédés. Il lui est interdit, en revanche, de devenir
salarié ou mandataire social de la société
bénéficiant de l'apport (ou même d'y détenir une
participation substantielle de plus de 25 % des droits pendant les cinq
années suivantes). Son foyer fiscal doit avoir détenu plus de 10
% des bénéfices de la société cédée.
La société bénéficiaire de l'apport ne doit pas
exercer une activité bancaire, financière, immobilière ou
d'assurance.
Elle doit être une PME véritable et réellement nouvelle, ce
qui implique :
- qu'elle ne soit pas cotée à la date de l'apport ;
- qu'elle soit détenue pour 75 % au moins, directement ou
indirectement, par des personnes physiques (hors participation minoritaire
d'organismes de capital- risque) ;
- qu'elle ait été immatriculée au registre du
commerce depuis moins de quinze ans (moins de sept ans pour les apports
réalisés avant le 31 août 1998) ;
- qu'elle ne soit pas issue d'une concentration, d'une restructuration,
d'une extension ou d'une reprise d'activités préexistantes.
La société bénéficiaire de l'apport doit être
passible de l'impôt sur les sociétés en France, de plein
droit ou sur option et le réinvestissement doit avoir lieu au plus
tard avant la fin de l'année qui suit celle de la cession.
On justifie ces restrictions par le double souci d'en réserver le
bénéfice à de vraies PME, authentiquement nouvelles et
d'éviter certains détournements. Mais, comme le souligne M.
Philippe Marini dans son Rapport Général au Sénat sur le
projet de loi de finances pour 2000, "
le rapport contraintes/avantages
est sans doute l'un des plus faibles de notre histoire fiscale récente
(c'est probablement l'une des principales raisons pour lesquelles le coût
ne peut en être précisé). En contrepartie du respect des
treize conditions exigées, le contribuable concerné ne
bénéficie ni d'une exonération, ni même d'une
réduction d'impôts, mais d'un simple report
d'imposition
. "
78(
*
)
Ceci est d'autant plus vrai que les risques pris ne sont pas
négligeables puisqu'en cas de rupture de l'une seulement des treize
conditions, dont certaines ne dépendent pas de la volonté du
contribuable (ex : modification de l'apport au capital de la
société bénéficiaire au-delà des seuils
prévus par le dispositif), celui-ci non seulement se trouve contraint
d'acquitter immédiatement l'impôt sur la plus-value, mais encore
peut se voir infliger des pénalités de retard.
A titre de comparaison, en Grande-Bretagne, qui prévoit un dispositif
analogue, l'Enterprise Investement Scheme (EIS), un investisseur peut
acquérir 30 % du capital d'une société non cotée et
bénéficier, en plus d'une réduction d'impôt au titre
de l'investissement qu'il a fait, d'une exonération de la plus-value et,
le cas échéant, d'une prise en compte non limitée de la
moins-value.
L'autre dispositif, dont bénéficient les " business
angels " en France résulte de " l'avantage Madelin "
créé par la loi du 11 février 1994 relative à
l'initiative et à l'entreprise individuelle. Il appelle,
malheureusement, les mêmes observations : ce dispositif
destiné à mobiliser l'épargne de proximité en
faveur des petites et moyennes entreprises accorde une réduction
d'impôt de 25 % aux personnes physiques qui, entre le
1
er
janvier 1994 et le 31 décembre
2001
79(
*
)
, souscrivent en
numéraire au capital initial ou aux augmentations de capital de
sociétés non cotées. Les versements sont retenus dans la
limite de 37.500 francs pour un célibataire et de
75.000 francs pour un couple marié.
L'avantage fiscal n'est accordé que lorsque les trois conditions
suivantes sont simultanément remplies:
- la société doit être soumise à l'IS dans les
conditions de droit commun et exercer une activité industrielle,
commerciale ou artisanale ;
- le chiffre d'affaires hors taxes de la société ne doit
pas, en cas d'augmentation de capital, excéder 260 millions de francs ou
le total du bilan 175 millions de francs au cours de l'exercice
précédent
80(
*
)
;
- le capital de la société doit être détenu
majoritairement par des personnes physiques soit directement, soit par
l'intermédiaire de " holdings " familiales.
Ce dispositif ne s'adresse donc qu'aux personnes qui connaissent le dirigeant
de l'entreprise ou qui sont suffisamment informées des performances de
celle-ci. Le bénéfice de la réduction d'impôt n'est,
par ailleurs, acquis que si le contribuable conserve ses titres durant cinq ans.
L'avantage " Madelin " a permis de mobiliser près de
2,5 milliards de francs par an. L'apport au financement des entreprises en
cours de création est important mais reste, cependant, très en
deçà des apports faits à l'étranger par des
personnes physiques à des entreprises naissantes.
En Grande-Bretagne, l'EIS prévoit, lui aussi, une exonération au
titre d'un investissement dans une PME non cotée. Mais l'investisseur
peut déduire de son impôt sur le revenu le cinquième du
montant investi, dans la limite de 100.000 livres par an et par personne,
soit plus d'un million de francs à comparer avec les 37.500 et
75.000 francs autorisés en France.
Il faut également observer que contrairement aux législations en
vigueur ailleurs, la loi française ne permet pas, en règle
générale, l'imputation dans le revenu imposable des pertes
résultant de la cession de parts de PME. Elle n'autorise l'imputation de
25 % des pertes résultant d'une souscription au capital d'une
société non cotée, qu'en cas de liquidation judiciaire et
dans la limite d'un plafond de 100.000 francs.
Le régime en vigueur aux Etats-Unis, permet de déduire, sans
limite de montant, du revenu des personnes physiques, les pertes liées
à un placement dans une société de capital risque. S'il
s'agit d'un investissement direct dans une PME, les pertes subies peuvent
être déduites dans un plafond d'environ 310 000 francs pour un
célibataire et 620 000 francs pour un couple marié. Au
Canada, le code des impôts autorise la déduction de 75 % des
pertes résultant de ce type d'investissements. En Grande-Bretagne, l'EIS
édicte des facilités analogues.
Quant aux Bons de Souscription de Parts de Créateurs d'Entreprises
(BSPCE), ils sont loin d'avoir aligné le régime français
sur ceux en vigueur à l'étranger.
Les dispositions, qui régissent les BSPCE, excluent de leur champ
d'application plusieurs catégories d'entreprises : celles qui,
créées depuis plus de quinze ans, décident de se lancer
dans les nouvelles technologies, celles qui ne sont pas détenues
directement et de manière continue, pour 25 % au moins, par des
personnes physiques ou par des personnes morales, elles-mêmes
détenues par des personnes physiques, celles -nombreuses - qui ont
été créées à la suite d'une concentration,
d'une restructuration, d'une extension ou de la reprise d'activités
préexistantes.
Les avantages fiscaux dont bénéficient les BSPCE ne sont que
provisoires. Le Commissariat Général du Plan observe dans son
rapport sur l'Innovation que : "
cette mesure constitue cependant
un signal trop faible pour être véritablement incitatif :
- cette mesure a une visibilité faible pour les entreprises. Les
BSPCE ne sont en effet que provisoires et devaient disparaître à
la fin 1999. Un prolongement limité pour l'instant à
2001
81(
*
)
de ce système
n'est pas une condition suffisante pour assurer son succès :
l'incertitude sur sa pérennité est, en effet, dissuasive pour
attirer des ingénieurs de haut niveau qui doivent rester à terme
dans l'entreprise. Le caractère transitoire ou volatile des dispositifs
fiscaux français ne permet pas aux agents d'avoir la visibilité
nécessaire pour se lancer dans les projets innovants ;
- une visibilité également faible pour les investisseurs
extérieurs à ces entreprises innovantes qui doivent cerner les
différents mécanismes fiscaux existants ainsi que leur
volatilité ;
-
enfin, un signal faible envers les PMI/PME higt-tech dû
à une délimitation floue des populations concernées. Une
limite en nombre d'années (à quinze années et non plus
sept) n'est pas un critère efficace car il ne rend, par exemple, pas
compte du rythme de développement des entreprises innovantes qui peut
être extrêmement fluctuant
82(
*
)
. "
Pour les entreprises qui en bénéficient, certains aspects des
BSPCE apparaissent, en outre, mal adaptés à la
réalité des entreprises innovantes naissantes. La règle
réservant le régime fiscal des BSPCE aux salariés
disposant de trois ans d'ancienneté est, en particulier, peu
satisfaisante pour des entreprises qui ont besoin d'attirer des collaborateurs
occasionnels.
Quant aux entreprises exclues du bénéfice des BSPCE, la
fiscalité des stock-options de droit commun est un handicap majeur
lorsqu'il s'agit d'attirer des cadres qui bénéficient à
l'étranger de régimes fiscaux beaucoup plus avantageux. Or, la
situation, loin de s'améliorer, s'est aggravée à la suite
de l'adoption par l'Assemblée nationale, lors de l'examen du projet de
loi sur les nouvelles régulations économiques, d'une
réforme de la fiscalité des stock-options. Les nouvelles
dispositions prévoient de porter de 40 à 50 % la taxation des
plus-values supérieures à un million de francs, au terme d'un
délai d'indisponibilité des actions ramené de cinq
à quatre ans. Elle est maintenue à 40 % pour les plus-values
inférieures à 1 million de francs. Si, après le
délai de quatre ans, le bénéficiaire conserve, pendant au
moins deux ans, ses actions, le taux est de 40 % pour les plus-values
supérieures à un million de francs et ramené à 26 %
lorsque le montant de la plus-value est inférieur.
Alors que le rapport sur l'épargne salariale, remis au Premier ministre,
soulignait que "
tout renforcement de la fiscalité des options
entamerait la compétitivité des entreprises françaises
confrontées à l'internationalisation des emplois
qualifiés
"
83(
*
)
,
ces dispositions, présentées comme un compromis, ne vont pas dans
le bon sens, sauf celle qui ramène à 26 % le taux applicable
aux salariés qui conservent leurs actions pendant plus de six ans.
Encore ce délai est-il trois fois supérieur à celui
pratiqué dans les pays anglo-saxons.
La réglementation française sur les stock-options est d'autant
plus décalée que nos partenaires européens ont eu
récemment tendance à libéraliser leur propre
législation. Ainsi l'Italie a-t-elle adopté un des régimes
les plus favorables au monde, la taxation des plus-values étant
fixée, selon les cas, à 12,5 % ou à 27 %. La
Belgique a nettement amélioré celui qui avait été
mis en place en 1984, l'assiette de l'imposition pouvant être
ramenée à moins de 4 % pour un taux d'imposition marginal de
55 %, système d'autant plus favorable que l'action connaît
une plus forte progression. Au Royaume-Uni, le Gouvernement vient
d'exonérer de tout impôt le personnel d'encadrement des start-ups
dans la limite d'un certain plafond. Une fois réalisées, les
plus-values seraient définitivement taxées à un taux de
10 % au lieu du taux marginal de l'impôt sur le revenu de 40 %.
La plupart des pays ont donc pris des dispositions favorables à la
création d'entreprises innovantes. Celles adoptées en France,
pour utiles qu'elles soient, sont par comparaison souvent moins avantageuses.
Cette situation explique que de nombreux entrepreneurs continuent de
développer leurs projets à l'étranger.