II. LA NÉCESSITÉ D'UNE NOUVELLE RÉGULATION
La
traversée sereine des crises de 1997 et 1998 par certains pays en
développement ou émergents relativement fermés aux
capitaux extérieurs comme la Chine, l'Inde ou la Malaisie laisse parfois
penser que l'accès à l'OCDE et à la mondialisation des
échanges est en soi facteur de difficultés économiques
pour le monde en développement, et qu'il pourrait être
bénéfique de revenir sur cette évolution.
Mais, outre que cela serait renoncer aux aspects bénéfiques de
l'internationalisation des échanges décrits ci-dessus, il est
hautement improbable qu'une telle action à rebours de l'économie
mondiale soit possible. Car les pays qui décident de refermer leur
économie sont contraints de renoncer aux biens et services qu'ils ne
produisent pas et ne sauraient pas nécessairement fabriquer à un
coût acceptable pour leur population, ainsi qu'aux capitaux
extérieurs dont ils peuvent avoir besoin pour financer leur
développement. Ce retour vers l'autarcie s'apparenterait à un
mouvement d' " albanisation ", selon le terme appliqué
à l'Albanie de l'époque d'Enver Hodja, dont l'indépendance
économique et financière se payait d'une très grande
pauvreté et d'un retard scientifique et technologique
considérable.
De ce point de vue, la constitution de zones économiques et
monétaires vastes et bien intégrées permet de retrouver
une certaine autonomie avec un bon niveau de développement :
l'Union européenne en est un exemple.
Tout concourt au contraire à une intensification des flux
d'échanges économiques et financiers à travers le monde,
avec, au premier chef, le développement des techniques de transport et
de communication.
Toutefois, si la mondialisation est inéluctable et profitable, il ne
relève pas de la nécessité qu'elle soit anarchique. Elle
peut être contrôlée, elle peut être
régulée : il appartient à la communauté
internationale qu'il en soit ainsi. Il lui appartient de mettre en place des
garde-fous, des régulateurs, c'est-à-dire des outils qui
permettent d'en éviter les effets excessifs ou pervers. C'est au
demeurant sur le fondement d'une telle analyse qu'est née l'Organisation
mondiale du commerce au sommet de Marrakech en 1994 : pour la
première fois dans l'histoire des relations économiques
internationales se mettait en place un système juridictionnel à
vocation mondiale, assurant le règlement des litiges
interétatiques nés de l'application de règles du jeu
choisies d'un commun accord.
A. L'IMPOSSIBLE RETOUR À L'ANCIEN SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL
Le
système monétaire international issu des accords de Bretton Woods
a disparu, en matière monétaire, le 15 août 1971 quand le
président Nixon a décidé la suspension de la
convertibilité en or du dollar. Dans le système monétaire
international mis en place en 1945, les taux de change étaient maintenus
fixes par rapport au dollar, ce dernier étant convertible en or (35
dollars l'once) et les monnaies pouvant varier de plus ou moins 0,75 % autour
de leur cours pivot. La mobilité très réduite des
capitaux, l'absence de convertibilité des monnaies européennes
jusqu'en 1958 et la difficulté à mobiliser des ressources
extérieures encadraient strictement le système. La
défiance croissante vis-à-vis du dollar à partir du
début des années soixante et le développement des
économies européenne et japonaise ont considérablement
ébranlé le système de Bretton Woods : les dollars se
sont accumulés hors des Etats-Unis dans des proportions bien
supérieures aux disponibilités en or de la Réserve
fédérale. L'éclatement du système de taux de change
fixe a alors conduit, en 1973, au choix d'un système de changes
flottants avec libre circulation des capitaux et autonomie de la politique
monétaire.
Les pays ayant mis en place des mécanismes de changes flottants mais
encadrés (le tunnel européen) n'ont pas davantage tenu le choc et
le système monétaire international actuel se retrouve être
celui d'une complète liberté des changes. Tous les pays n'y ont
pas recouru immédiatement, mais il convient de remarquer que depuis
l'explosion du système de Bretton Woods ; ils sont toujours plus
nombreux à avoir dû, sous la pression des
événements, consentir à adopter un taux de change flottant.
Les régimes de changes des pays membres du FMI
Régimes de changes* |
1978 |
1983 |
1988 |
1992 |
1998 |
Fixité par rapport à une monnaie |
64 |
52 |
58 |
57 |
48 |
dont USD |
43 |
34 |
39 |
26 |
18 |
Fixité par rapport à un panier |
36 |
40 |
39 |
31 |
18 |
Flexibilité limitée, serpent, autres parités fixes avec marges étroites de fluctuation |
4 |
7 |
7 |
8 |
17 |
Parités glissantes et flottement géré |
7** |
29 |
27 |
30 |
55 |
Flottement libre |
27*** |
9 |
17 |
48 |
46 |
Total |
138 |
137 |
148 |
174 |
184 |
*
Situation prévalant en début d'année
** Parités glissantes seulement
*** Y compris flottement géré
Sources : FMI, Exchange Arrangements and Exchange Restriction (divers
numéros), Paribas
La situation de flottement total
de facto
dans laquelle se retrouvent la
plupart des pays touchés par la crise asiatique pour retrouver une
certaine compétitivité prix et la maîtrise de leur
politique monétaire n'apparaît cependant pas comme une solution
satisfaisante et tenable à terme
14(
*
)
. Elle engendre en effet des
distorsions durables et importantes des taux de change (
misalignments
)
qui contraignent à des ajustements brutaux et déstabilisateurs.
De plus, la volatilité constitue un facteur d'insécurité
peu propice aux transactions et aux investissements. Elle est porteuse
d'inflation en cas de croissance retrouvée et de hausse du prix des
importations. Le risque de dépréciation de la monnaie
confère une très forte instabilité aux taux
d'intérêt et donc à l'ensemble du système bancaire
et financier national. Les taux d'intérêt réels subissent
un
spread
défavorable. Bref, la flexibilité totale des
changes transfère le risque sur les agents économiques alors
même que ceux-ci ne sont probablement pas en mesure de
l'assumer
15(
*
)
.
Le cavalier seul de la Malaisie
En
septembre 1998, la Malaisie a pris la décision de refuser le plan de
réformes et l'aide qui y était liée proposés par le
Fonds monétaire international et de recourir à des mesures peu
propices à la reconquête de la confiance internationale :
contrôle des changes, blocage puis taxation du rapatriement des fonds
investis et refus de dévaluer le
ringgit
. Alors que les premiers
résultats apparaissaient défavorables à cette
stratégie (le PIB a reculé de 7,5 % en 1998, chiffre cependant
dans la norme des économies asiatiques touchées par la crise),
l'activité a fortement repris en 1999 : recul du chômage,
taux d'intérêt divisés par deux, reprise forte du commerce
extérieur, croissance de 5,9 %, excédent commercial de 19
milliards de dollars. Pour 2000, le gouvernement annonce une croissance
économique de 5,8 %.
Est-ce à dire que le choix de la Malaisie se trouve à l'origine
de ces bons résultats ? L'année 1999 a en effet vu
l'ensemble de la région renouer avec les taux de croissance
passés. Mais la Malaisie n'a pas effectué le travail de ses
voisins en matière de réglementation prudentielle, de
réforme du système bancaire, etc. Et elle a perdu durablement la
confiance des investisseurs internationaux.
Surtout, cette expérience, fort intéressante, n'est absolument
pas transposable à d'autres Etats, en raison des conditions très
spécifiques de l'économie et de la société malaises
exposés en annexe au présent rapport par M. Edouard Braine,
ancien ambassadeur de France à Kuala Lumpur.
Faut-il pour autant revenir à la philosophie précédente et
aux taux de change fixes ? Il semble que cette solution doive être
écartée. Le Japon a formellement proposé le 2 mars 1998 de
revenir à un système de parité fixe entre les trois
grandes monnaies internationales que constituaient le dollar, le yen et le
futur euro. Cela partait du constat de la volatilité plus forte des taux
de change au cours des trois années ayant précédé
les débuts de la crise asiatique. Le Japon en tirait la conclusion que
cette instabilité des monnaies les unes par rapport aux autres,
exprimée par le biais du taux de change, se trouvait à l'origine
du déclenchement de la crise.
Il est cependant possible d'inverser le raisonnement et de concevoir cette
instabilité soit comme une des formes de la crise et non comme une de
ses causes, soit comme un phénomène exogène à la
crise. La très forte baisse de la parité de l'euro avec le dollar
tout au long de l'année 1999 montre d'ailleurs que la crise
passée, la volatilité subsiste.
De toute évidence, l'élaboration d'un nouveau système
monétaire international revenant aux sources de Bretton Woods ne
paraît guère envisageable. Il ne faut pas oublier qu'au sein du
SMI sont tout de même survenus de forts déséquilibres
monétaires, que la fixité des taux de change n'a pas pu
empêcher. L'exemple du SME et des crises qu'il a subies en 1992 rappelle
également que la fixité des changes ne se décrète
pas entre gouvernements mais se juge sur les marchés financiers. En
effet, les monnaies sont devenues des actifs financiers à part
entière, soumis à des fluctuations liées aux performances
économiques des Etats mais aussi à d'autres facteurs.
Il apparaît aujourd'hui impossible à qui que ce soit de
défendre une parité fixe des monnaies dans un environnement de
déréglementation totale des transactions financières. Sauf
à réaliser une monnaie unique mondiale, nulle frontière
étatique ne peut s'opposer aux verdicts des marchés et aux
arbitrages financiers qu'ils réalisent.
Les formes plus souples de l'ancrage fixe ont ainsi échoué ces
dernières années
16(
*
)
.
La crise asiatique a montré les limites du mécanisme d'ancrage
strict d'une monnaie à celle d'un autre pays (
peg
strict) en
l'occurrence le dollar. En effet, cette forte rigidité a eu deux
conséquences au coeur du déclenchement de la crise qu'ont connu
les pays émergents d'Asie : elle a dégradé leur
compétitivité prix et favorisé de manière parfois
artificielle l'entrée des capitaux. Cette surévaluation du taux
de change et cette présence importante de capitaux étrangers au
caractère volatile ont été à l'origine de la crise
à partir du moment où le dollar a commencé à
monter.
Les mécanismes de fixité des changes avaient pu apporter la
stabilité, briser les spirales inflationnistes, supprimer la
volatilité des changes et réduire considérablement les
primes de risque. Cependant, l'inadaptation de la politique budgétaire,
le caractère insoutenable de déséquilibres
macro-économiques ou l'incertitude entourant la qualité des
fondamentaux déclenchent aussitôt une crise contraignant à
l'abandon du régime de fixité.
Même le système du conseil monétaire (
currency
board
), adopté par exemple en Argentine et à Hongkong, ne
semble pas satisfaisant. S'il a conforté la crédibilité de
ces pays et s'il leur a permis
de " compter sur des mécanismes
de stabilisation "
17(
*
)
,
le coût en semble très élevé :
dépendance de la masse monétaire aux réserves de change,
conséquences lourdes des ajustements en termes de croissance
économique, de partage des richesses, de chômage.
Pour toutes ces raisons, le retour à l'ancien système
monétaire international semble davantage relever de l'utopie
généreuse que d'une proposition opérationnelle et efficace
pour l'économie mondiale, sauf à s'inscrire dans le cadre d'une
monnaie-monde qui ouvrirait la voie à d'autres régulations. Le
choix du juste milieu, tant recherché, semble alors la voie d'avenir.
Les propositions sont de deux ordres. On peut concevoir un mécanisme
d'ancrage à un panier fixe de monnaies (proportion
déterminée de la valeur du dollar, ce celle de l'euro, de celle
du yen, etc.). On peut aussi imaginer la création d'un ancrage mobile
(
crawling peg
) vis-à-vis d'un tel panier, en corrigeant
régulièrement les écarts accumulés pour
éviter les réajustements brutaux
18(
*
)
. Enfin, dans les pays
développés, les théories de la zone-cible connaissent un
regain d'intérêt prononcé. Cependant, comme le montre
Christian de Boissieu
19(
*
)
, cela
supposerait la réduction des déséquilibres commerciaux,
porteurs à terme de réajustements du taux de change, et une
meilleure coordination des politiques économiques.
B. L'ILLUSION DE LA RECHERCHE D'UNE PLUS GRANDE STABILITÉ VIA L'INSTAURATION DE RÉGIMES DE CHANGE RIGIDES
L'instabilité, monétaire et financière se
nourrit du polycentrisme monétaire. La diversité des monnaies,
l'architecture des parités qu'elles présentent, les occasions
d'arbitrage qui s'ensuivent sont autant d'éléments susceptibles
de produire de la volatilité. Celle-ci, à son tour, mal
maîtrisée, peut engendrer de l'instabilité et introduire de
profonds désordres économiques.
C'est le démantèlement du système monétaire
international inventé à la suite de la guerre à Bretton
Woods autour d'un mécanisme de fixités plus ou moins strictes des
parités qui a créé cette situation dont l'essor des
opérations financières internationales a eu pour effet
d'accroître l'instabilité.
Face aux perturbations associées à l'avènement de ce
non-système monétaire international, des réactions sont
intervenues. Elles ont pour l'essentiel visé un même
objectif : la réduction voire l'élimination des variations
excessives de change.
La poursuite de cet objectif a emprunté des chemins variables.
De ce point de vue, l'on peut d'abord distinguer les solutions
concertées entre plusieurs pays, processus qui trouve sa plus parfaite
illustration dans la construction monétaire européenne, des
initiatives individuelles qui conduisent un pays donné à annoncer
tel ou tel objectif de parité.
Il convient surtout de souligner la gradation des mesures prises pour
réduire l'instabilité monétaire. Elles s'étagent
tout au long d'un spectre qui va d'ancrages nominaux, plus ou moins rigides,
opérés le plus souvent par référence au dollar,
à l'unification monétaire.
Quelques exemples de disciplines de change recherchées à travers une réduction de la volatilité des parités.
La
réduction de la volatilité des monnaies nationales qui peut
être recherchée par d'autres moyens - une politique
économique adéquate par exemple - a donné lieu à
l'adoption de différentes organisations de change basées sur une
plus ou moins grande rigidité des parités.
En effet, si, officiellement, rares sont les pays qui ont notifié au
fonds monétaire international des taux de change fixe - dans les pays
asiatiques par exemple seul Hong Kong avait rattaché officiellement sa
monnaie au dollar -, la plupart des pays émergents avaient adopté
des politiques de change reposant sur des ancrages nominaux plus ou moins
étroits.
Les systèmes suivants peuvent être rappelés :
les bandes de fluctuation autour d'un cours pivot calculé en
fonction d'un panier de devises dominé par le dollar (Chili, Colombie,
Mexique...) ;
les systèmes à crémaillère (
crawling
peg
) ménageant l'éventualité d'ajustements
graduels et adaptés (Brésil, Venezuela) ;
les systèmes de change fixe par rapport au dollar
accompagnés d'une garantie monétaire consistant dans la
constitution de réserves en devises (
currency board
) de
l'Argentine ou de Hong Kong) ;
l'ancrage nominal fixe implicite à un panier de monnaie
dominé par le dollar qu'ont adopté la plupart des pays asiatiques.
Ces approches peuvent se différencier au regard du degré de
rigidité de la relation de change entre la monnaie nationale et les
devises étrangères. Elles ont en commun des objectifs analogues
qui, tous, se déclinent à partir d'une ambition d'assurer
à la monnaie nationale une meilleure crédibilité.
Ces engagements de change équivalent en effet à des engagements
financiers et économiques. Financiers en ce sens qu'il s'agit de
garantir les investisseurs contre le risque de change. Economiques en ce qu'il
s'agit d'assurer une gestion de l'économie nationale conforme aux
conditions du maintien du taux de change c'est à dire principalement
orientée vers la stabilisation des prix internes.
La préoccupation d'acquérir une réelle
crédibilité n'a rien de l'expression d'une simple fierté
nationale. Elle poursuit des objectifs très concrets : l'obtention
de financements aux meilleurs coûts ; pour les pays fortement
endettés en monnaie étrangère, une garantie contre une
revalorisation de leur dette qui proviendrait mécaniquement d'une
dépréciation de la devise nationale.
L'histoire monétaire montre malheureusement que peu de monnaies sont
susceptibles, dans un monde financier libéralisé,
d'acquérir une telle crédibilité que les flux de devises
ne puissent les déstabiliser.
Quant à l'histoire monétaire des pays émergents, elle
montre que les ancrages nominaux de leurs monnaies ne résistent pas aux
situations d'intense instabilité.
Cette situation s'explique par des facteurs de nature différente. Les
variables macro-économiques ont toutes les chances de jouer à
travers au moins deux types d'enchaînement :
le choix d'une monnaie de référence conduit la plupart du
temps à étalonner la monnaie nationale sur celle des pays
développés (dollar, yen, DM...) ; or, les pays
émergents à forte croissance sont davantage exposés
à l'inflation que les pays de référence ; il s'ensuit
alors une appréciation du taux de change réel dont la
soutenabilité apparaît plus ou moins vite
problématique ;
si l'expérience montre que l'ensemble des pays émergents ne
sont pas incapables d'assurer un équilibre convenable de leur
épargne et de leur investissement domestiques, la probabilité de
déséquilibres extérieurs y est toutefois importante et
susceptible d'altérer la crédibilité de l'ancrage nominal.
A ces raisons macro-économiques s'en ajoutent d'autres fondées
sur des données monétaires et financières. Les crises
asiatiques ont montré l'importance prise par ces derniers
éléments, certaines crises comme celle subie par la Corée
n'apparaissent pas justiciables d'explications strictement
macro-économiques. Au demeurant, il apparaît que de nombreux
modèles internes aux banques et construits sur des liaisons
économétriques de type macro-économique n'ont pas permis
d'anticiper les crises asiatiques après prise en compte des
évolutions ayant précédé la crise.
Aux explications traditionnelles de l'effondrement des cours de change des pays
à fort ancrage nominal, il faut de ce point de vue ajouter une
explication plus systémique.
Les sources de faiblesse traditionnellement avancées consistent pour
l'essentiel en une insuffisance des réserves de change mobilisables pour
stabiliser la monnaie et en l'absence de crédibilité de la
politique monétaire pour les pays fortement endettés à
court terme. L'incapacité à relever les taux
d'intérêt courts devant l'immédiate pénalisation des
débiteurs qui s'ensuit, constitue un handicap majeur de
crédibilité de la politique monétaire et, par
conséquent, de la crédibilité des monnaies
concernées.
Plus fondamentalement, il convient de souligner le renforcement de l'autonomie
des comportements financiers.
Ces constats conduisent alors à s'inquiéter de ce que l'affichage
explicite ou implicite d'une politique de change basée sur un ancrage
nominal puisse constituer en soi pour des monnaies sans statut international
fort, une source de vulnérabilité.
La question des solutions alternatives doit alors être posée.
L'Europe en a construit une avec l'adoption de l'euro, c'est-à-dire
à travers la constitution d'une zone monétaire unique,
éliminant les variations de change entre des économies
très interdépendantes, et susceptible de donner naissance
à une monnaie à statut international. De nombreux projets
régionaux existent ailleurs et notamment en Asie avec l'
Asian
currency unit
(l'ACU). Il faut pourtant tempérer les
espérances qui accompagnent de tels projets. La construction d'une zone
monétaire unique est soumise à de strictes conditions de
viabilité et, en particulier, au constat d'une convergence nominale et
réelle suffisante entre les pays qui partagent une même monnaie.
Une telle situation n'apparaît pas réunie pour les pays asiatiques
ou d'Amérique latine dont l'interdépendance économique
justifierait l'adoption d'une monnaie unique.
En outre, il y a plus qu'un pas entre l'adoption d'une telle monnaie et son
avènement au statut de monnaie internationale. Ce qui est encore vrai
pour l'euro le serait bien plus pour des pays insuffisamment proches.
Il reste que le souci d'accroître la stabilité de leurs monnaies
conduira très légitimement les pays qui souffrent de la faiblesse
du statut de leurs devises à rechercher dans des unifications
monétaires une solution de remplacement à des ancrages nominaux
stricts insoutenables.
Il n'est pas sûr que le monde en sortira monétairement plus
stable, les unions monétaires risquant d'être contestées
à travers des volatilités supérieures entre des monnaies
certes moins nombreuses mais de plus en plus concurrentes.
Il ne s'agit ici que de prospective et il convient de revenir à des
données plus immédiates exposant les autres méthodes
alternatives à l'ancrage nominal, employées pour stabiliser le
change des pays les plus fragiles en la matière.
L'adoption de politiques économiques destinées à
préserver la stabilité des prix et les équilibres
extérieurs représente une voie d'autant plus fréquemment
empruntée qu'elle est prônée par les institutions
financières internationales. Il peut s'agir d'une discipline douloureuse
méritant à ce titre d'être accompagnée. Si on voit
mal comment s'en passer - sauf l'exception ci-après mentionnée -,
il ne faut pas lui prêter des vertus qu'elle ne peut avoir.
Elle ne garantit pas contre des mouvements de change suscités par des
comportements financiers qui ont acquis leur autonomie. Nécessaire,
cette option n'est pas suffisante.
Une autre méthode, parfois empruntée, consiste en un renoncement
au bénéfice de la libéralisation des flux
monétaires et de capitaux. On en a évoqué plus avant les
limites évidentes.
En revanche, il est très fortement recommandable que les
autorités responsables des changes suivent avec attention les principaux
déterminants monétaires des risques de change. En la
matière, la crise asiatique a montré l'importance fondamentale du
ratio " endettement extérieur/crédits domestiques "
dont l'évolution mérite donc un suivi particulier.
Evolution du ratio " Emprunts bancaires de cinq pays asiatiques auprès des banques étrangères/crédits domestiques " *
|
En % du crédit domestique |
Stock en milliards de dollars |
|||
|
1990 |
1997 T2 |
1990 |
1997 T2 |
1998 T2 |
Indonésie |
11 |
18 |
5 |
25 |
18 |
Corée |
16 |
30 |
21 |
92 |
61 |
Malaisie |
14 |
24 |
4 |
25 |
19 |
Philippines |
70 |
25 |
6 |
12 |
10 |
Thaïlande |
17 |
46 |
8 |
86 |
55 |
*
mesuré par les actifs des banques enregistrées à la BRI
vis-à-vis des banques des pays énoncés ci-dessus
Source : FMI, données nationales et BRI
Certains pays ont pu trouver dans l'instauration de barrières à
l'entrée des capitaux étrangers (Indonésie) ou des
capitaux les plus courts (Chili) un moyen de maîtriser ce ratio.
Il semble plus judicieux de conférer aux banques centrales la
tâche d'adapter son évolution compte tenu des risques qu'elle est
susceptible de révéler.
L'instrument existe avec le ratio des avoirs de réserve par rapport aux
engagements courts en devises, que les banques centrales devraient mobiliser
davantage en le faisant varier en fonction de l'intensité des flux
d'entrée de capitaux courts étrangers et des risques qui y sont
associés.
Les expériences des crises financières et monétaires
les plus récentes ne conduisent pas à dénier tout
intérêt à des politiques de change bien conçues et
appuyées sur des politiques économiques soutenables. Elles
disqualifient les options de change excessivement prévisibles ou
insoutenables.
Elles démontrent surtout que la stabilité
des changes appelle une rationalisation des comportements financiers.
C. DES SOLUTIONS GLOBALES UTOPIQUES
1. Le mirage de la taxe " Tobin " sur les mouvements de capitaux
L'idée d'une taxe universelle sur les mouvements de
capitaux
a été développée en 1978 par l'économiste et
prix Nobel (1981) américain James Tobin, qui estimait nécessaire
de
mettre un grain de sable dans les rouages du système
monétaire international.
Cette taxe porterait sur toutes les
opérations de change privées, avec un faible taux, afin de ne pas
affecter les mouvements de capitaux à long terme. En revanche, une telle
taxe devrait dissuader et freiner les transactions spéculatives, puisque
les fréquents aller et retour des capitaux entraîneraient un
surcoût important.
L'idée de James Tobin devait permettre, en
réduisant les mouvements de capitaux spéculatifs qui profitent
des écarts de taux d'intérêts réels, de redonner une
marge de manoeuvre aux politiques monétaires nationales, et d'assurer
une plus grande stabilité du processus de formation des prix sur les
marchés financiers. Le produit de cette taxe serait consacré
à l'aide publique au développement.
La crise asiatique a renforcé la conviction des personnes qui
soulignaient les effets pervers de la mondialisation, et, en particulier, de la
libéralisation des mouvements de capitaux. La multiplication des
instruments financiers permettant de prendre des positions à terme sur
le marché des changes au cours de la dernière décennie a
nourri la spéculation, en particulier sur le marché des changes,
entraînant une plus grande volatilité et une plus grande
fragilité des monnaies.
Ce constat, ainsi que la redistribution du produit de la taxe sur les
mouvements de capitaux en faveur des pays en voie de développement,
suscite désormais l'intérêt, sinon l'adhésion d'une
partie de la classe politique française. L'idée paraît en
effet généreuse et séduisante par sa simplicité. Il
convient cependant d'en évaluer la faisabilité d'une part, et
l'efficacité d'autre part. En effet, une telle taxe, souvent
présentée comme un remède miracle aux excès des
marchés par ses promoteurs, doit être évoquée comme
une utopie et ne tient pas compte de la complexité des mécanismes
financiers.
a) L'impossibilité de mettre en oeuvre une taxe sur les mouvements de capitaux, ou la contrainte d'universalité
Lionel
Jospin s'était déclaré favorable à une taxe sur les
mouvements de capitaux avant d'être nommé premier ministre. Il a
cependant abandonné cette idée depuis : dans sa
réponse à une question du député Jean-Claude
Lefort, publiée au
Journal officiel
le 1
er
mars 1999,
le gouvernement a fourni les indications suivantes : "
Il serait
inexact (...) de considérer que tous les mouvements de capitaux
internationaux, fussent-ils spéculatifs et/ou n'ayant pas pour objet de
servir l'intérêt général, ont des effets nocifs.
(...) La taxe Tobin paraît cependant, dans l'état actuel du
débat international, notamment en raison de la vive opposition des
Etats-Unis, impossible à mettre en place au niveau mondial. Or,
l'idée ne vaudrait que si elle était appliquée partout,
faute de quoi elle serait inefficace
. ". Le gouvernement expose donc
de manière claire les obstacles comme les limites d'une taxe Tobin.
Au cours de son audition par le groupe de travail, M. Christian de Boissieu a
souligné l'impossibilité d'une application universelle de la taxe
Tobin. En effet, les pays qui n'adhéreraient pas à la convention
instituant une telle taxe (ce qui est inévitable, compte tenu de
l'avantage inhérent à un tel comportement de " passager
clandestin ") constitueraient de fait des places
offshore
vis-à-vis des pays partie prenante à la convention.
Une
taxe sur les mouvements de capitaux limitée à quelques pays,
même à un très grand nombre d'entre-eux, ne provoquerait
sans doute qu'un déplacement des transactions vers les autres pays. Le
développement des transactions via le réseau internet
faciliterait de surcroît le contournement d'une telle taxe.
b) Les effets pervers d'une taxe " aveugle " sur les mouvements de capitaux
Les
effets pervers de la création d'une taxe sur les mouvements de capitaux
ne sont pas à négliger. En effet, la spéculation constitue
un acte utile pour le développement des échanges internationaux.
Le spéculateur s'engage à acheter ou à vendre à
terme un bien pour une valeur déterminée, en cherchant soit
à se mettre à l'abri des variations des cours, soit à
s'enrichir en profitant de ces variations.
Un contrat à terme s'analyse comme un transfert de risque de celui qui
veut se couvrir vers celui qui accepte de couvrir ce risque contre
rémunération. Ces contrats permettant aux exportateurs et aux
importateurs de s'assurer contre les variations des cours des devises, la
création d'une taxe sur les mouvements de capitaux entraînerait un
renchérissement du coût de la couverture des risques, et serait
donc dommageable aux échanges de biens. Lors de son audition par le
groupe de travail, M. Christian de Boissieu a souligné
l'impossibilité de distinguer les opérations purement
spéculatives des opérations financières liées au
commerce international, ce qui constitue un obstacle sérieux à
l'établissement d'une taxe sur les mouvements de capitaux.
La taxe Tobin pourrait également avoir des effets contraires à
ceux recherchés. En effet, en renchérissant le coût des
transactions sur les marchés des changes, elle limiterait la
diversification internationale des risques des institutions financières,
et pourrait donc entraîner une plus grande vulnérabilité de
l'épargne investie à l'étranger. La taxe frapperait
essentiellement les mouvements de capitaux spéculatifs sur le
marché des changes, généralement motivés par des
variations très faibles des parités entre les monnaies. Or, il
convient de rappeler que la volatilité quotidienne provoquée par
ces transactions ne constitue pas un danger pour l'économie
réelle. L'ampleur de cette spéculation peut, au contraire, avoir
un effet stabilisateur sur les marchés, car l'équilibre
découle des anticipations des différents acteurs,
généralement fondées sur la faible probabilité d'un
retournement soudain du marché. En réduisant le nombre de
transactions et la liquidité des marchés financiers, la taxe
Tobin pourrait accroître l'ampleur des variations des prix et
l'instabilité des marchés. M. Jean-Pierre Landau illustre cette
idée en rappelant que "
le jet d'une pierre dans un grand lac
produit des remous invisibles ; dans une petite mare, il provoque des
vagues de grande ampleur.
".
20(
*
)
La volatilité excessive des marchés est celle qui entraîne
des fluctuations importantes des taux de change, ou qui conduit à des
taux de change sans rapport avec les données fondamentales de
l'économie réelle. Compte tenu de l'ampleur des gains provenant
à de tels écarts, cette volatilité, qui n'est pas
liée fondamentalement au volume ou à la durée de placement
des capitaux, ne pourrait pas être contenue par l'instauration d'une taxe.
Les principales crises financières qui justifient, aux yeux de ses
promoteurs, la création d'une taxe Tobin, ne seraient donc pas
empêchées par celle-ci, compte tenu de l'ampleur des
dévaluations qui ont eu lieu en Asie. On rappellera à cet
égard que les coûts de transaction n'ont jamais constitué
un rempart efficace aux maux de l'instabilité financière
internationale.
Enfin, une moindre liquidité des marchés
pourrait, en amplifiant les mouvements de panique, accroître au contraire
les risques systémiques.
2. L'utopie de la monnaie mondiale
Enfin,
plus ambitieuse encore, est l'idée de concevoir un système
international unique, construit autour d'institutions communes, d'une seule
monnaie, de règles financières, bancaires, prudentielles
uniformes dans le monde entier. Dans cette étape ultime du capitalisme,
l'ensemble des crises serait résolu par un prêteur unique en
dernier ressort. Elles seraient toutes prévenues par
l'établissement et le respect au plan mondial de règles strictes.
Les échanges s'effectuant tous dans une monnaie mondiale, les
problèmes de change et de dévaluation disparaîtraient. Les
fiscalités deviendraient parfaitement harmonisées pour supprimer
toute concurrence fiscale. L'information économique circulerait de
façon parfaite. Bref, d'international, le système
monétaire et financier deviendrait véritablement mondial. De
nombreuses raisons militent en ce sens : les institutions
financières travaillent de manière mondiale ; les
décisions d'investissement sont mondiales ; le commerce est
mondial ; les marchés financiers sont mondialement
intégrés ; le nombre des monnaies renchérit les
coûts de transaction et suscite une inutile et coûteuse
spéculation. Il s'agit d'une véritable
" monomoney
mania "
pour reprendre le titre d'un article de Paul Krugman
21(
*
)
.
Et pourtant, il n'est nul besoin de démontrer le caractère
irréaliste de telles propositions et, surtout, l'impossibilité
dans laquelle se trouveraient aujourd'hui les organisations internationales
pour en assurer l'application et le respect. D'abord, sur le plan
théorique, le remplacement des taux de change par une monnaie mondiale
ne supprimerait pas pour autant la survenance de crises. De plus, la politique
monétaire et financière a un caractère encore très
national ; les institutions agissent dans un cadre national selon des
politiques définies d'abord au sein de chaque Etat. Les nations
protègent avec beaucoup d'attention leur souveraineté. Comme
l'écrit Barry Eichengreen :
" même en Europe,
où il y a une forte tradition intégrationniste aux racines
intellectuelles remontant à plusieurs siècles, les Etats nations
continuent de veiller jalousement sur leur responsabilité en
matière de régulation des marchés financiers domestiques
et hésitent à se tourner vers une entité
internationale. "
22(
*
)
A ces arguments pratiques s'ajoutent les raisons théoriques qui plaident
en faveur du pluralisme monétaire. Comme le rappelle Paul
Krugman
23(
*
)
, ce débat est
ancien et transcende les écoles traditionnelles. Milton Friedman,
constatant qu'il est parfois nécessaire pour le bon fonctionnement du
marché de réaliser de profonds changements dans le système
national des prix, préfère un ajustement par la monnaie
plutôt qu'une action jouant à la fois sur le niveau d'inflation et
le niveau d'emploi (par exemple lorsque le niveau des salaires en Irlande a
besoin d'augmenter par rapport à ceux de l'Allemagne, il vaut mieux
changer de parité monétaire plutôt que de créer une
inflation en Irlande et une déflation en Allemagne). Friedman compare
cela au changement d'heure au printemps et à l'automne. La principale
raison de choisir le pluralisme monétaire réside ainsi dans
l'absorption plus facile des chocs asymétriques par le biais de l'action
sur le taux de change. De plus, les progrès technologiques facilitent
grandement les transactions en plusieurs monnaies et en diminuent le coût
puisque l'activité de change proprement dite n'a plus qu'une place
marginale avec la dématérialisation. Les innovations
financières permettent, enfin, de se protéger contre les risques
de change.
Cependant, comme pour tout système utopique, les raisonnements de base
sur lesquels s'appuient cette idée de système mondial sont
à l'oeuvre aujourd'hui. Le renforcement de la surveillance
macro-économique, l'idée d'une discipline croissante des
mouvements de capitaux, l'association du secteur privé à la
prévention et à la résolution des crises, les
réflexions autour de l'établissement progressif de zones-cibles,
la recherche de normes prudentielles respectées et plus adaptées,
le débat sur le rôle du FMI, l'existence d'un prêteur en
dernier ressort sur la scène internationale et les aléas moraux
qu'il pourrait susciter, constituent autant de pistes aujourd'hui
explorées.