II. LA NÉCESSITÉ D'UNE NOUVELLE RÉGULATION

La traversée sereine des crises de 1997 et 1998 par certains pays en développement ou émergents relativement fermés aux capitaux extérieurs comme la Chine, l'Inde ou la Malaisie laisse parfois penser que l'accès à l'OCDE et à la mondialisation des échanges est en soi facteur de difficultés économiques pour le monde en développement, et qu'il pourrait être bénéfique de revenir sur cette évolution.

Mais, outre que cela serait renoncer aux aspects bénéfiques de l'internationalisation des échanges décrits ci-dessus, il est hautement improbable qu'une telle action à rebours de l'économie mondiale soit possible. Car les pays qui décident de refermer leur économie sont contraints de renoncer aux biens et services qu'ils ne produisent pas et ne sauraient pas nécessairement fabriquer à un coût acceptable pour leur population, ainsi qu'aux capitaux extérieurs dont ils peuvent avoir besoin pour financer leur développement. Ce retour vers l'autarcie s'apparenterait à un mouvement d' " albanisation ", selon le terme appliqué à l'Albanie de l'époque d'Enver Hodja, dont l'indépendance économique et financière se payait d'une très grande pauvreté et d'un retard scientifique et technologique considérable.

De ce point de vue, la constitution de zones économiques et monétaires vastes et bien intégrées permet de retrouver une certaine autonomie avec un bon niveau de développement : l'Union européenne en est un exemple.

Tout concourt au contraire à une intensification des flux d'échanges économiques et financiers à travers le monde, avec, au premier chef, le développement des techniques de transport et de communication.

Toutefois, si la mondialisation est inéluctable et profitable, il ne relève pas de la nécessité qu'elle soit anarchique. Elle peut être contrôlée, elle peut être régulée : il appartient à la communauté internationale qu'il en soit ainsi. Il lui appartient de mettre en place des garde-fous, des régulateurs, c'est-à-dire des outils qui permettent d'en éviter les effets excessifs ou pervers. C'est au demeurant sur le fondement d'une telle analyse qu'est née l'Organisation mondiale du commerce au sommet de Marrakech en 1994 : pour la première fois dans l'histoire des relations économiques internationales se mettait en place un système juridictionnel à vocation mondiale, assurant le règlement des litiges interétatiques nés de l'application de règles du jeu choisies d'un commun accord.

A. L'IMPOSSIBLE RETOUR À L'ANCIEN SYSTÈME MONÉTAIRE INTERNATIONAL

Le système monétaire international issu des accords de Bretton Woods a disparu, en matière monétaire, le 15 août 1971 quand le président Nixon a décidé la suspension de la convertibilité en or du dollar. Dans le système monétaire international mis en place en 1945, les taux de change étaient maintenus fixes par rapport au dollar, ce dernier étant convertible en or (35 dollars l'once) et les monnaies pouvant varier de plus ou moins 0,75 % autour de leur cours pivot. La mobilité très réduite des capitaux, l'absence de convertibilité des monnaies européennes jusqu'en 1958 et la difficulté à mobiliser des ressources extérieures encadraient strictement le système. La défiance croissante vis-à-vis du dollar à partir du début des années soixante et le développement des économies européenne et japonaise ont considérablement ébranlé le système de Bretton Woods : les dollars se sont accumulés hors des Etats-Unis dans des proportions bien supérieures aux disponibilités en or de la Réserve fédérale. L'éclatement du système de taux de change fixe a alors conduit, en 1973, au choix d'un système de changes flottants avec libre circulation des capitaux et autonomie de la politique monétaire.

Les pays ayant mis en place des mécanismes de changes flottants mais encadrés (le tunnel européen) n'ont pas davantage tenu le choc et le système monétaire international actuel se retrouve être celui d'une complète liberté des changes. Tous les pays n'y ont pas recouru immédiatement, mais il convient de remarquer que depuis l'explosion du système de Bretton Woods ; ils sont toujours plus nombreux à avoir dû, sous la pression des événements, consentir à adopter un taux de change flottant.

Les régimes de changes des pays membres du FMI

Régimes de changes*

1978

1983

1988

1992

1998

Fixité par rapport à une monnaie

64

52

58

57

48

dont USD

43

34

39

26

18

Fixité par rapport à un panier

36

40

39

31

18

Flexibilité limitée, serpent, autres parités fixes avec marges étroites de fluctuation

4

7

7

8

17

Parités glissantes et flottement géré

7**

29

27

30

55

Flottement libre

27***

9

17

48

46

Total

138

137

148

174

184

* Situation prévalant en début d'année

** Parités glissantes seulement

*** Y compris flottement géré

Sources : FMI, Exchange Arrangements and Exchange Restriction (divers numéros), Paribas


La situation de flottement total de facto dans laquelle se retrouvent la plupart des pays touchés par la crise asiatique pour retrouver une certaine compétitivité prix et la maîtrise de leur politique monétaire n'apparaît cependant pas comme une solution satisfaisante et tenable à terme 14( * ) . Elle engendre en effet des distorsions durables et importantes des taux de change ( misalignments ) qui contraignent à des ajustements brutaux et déstabilisateurs. De plus, la volatilité constitue un facteur d'insécurité peu propice aux transactions et aux investissements. Elle est porteuse d'inflation en cas de croissance retrouvée et de hausse du prix des importations. Le risque de dépréciation de la monnaie confère une très forte instabilité aux taux d'intérêt et donc à l'ensemble du système bancaire et financier national. Les taux d'intérêt réels subissent un spread défavorable. Bref, la flexibilité totale des changes transfère le risque sur les agents économiques alors même que ceux-ci ne sont probablement pas en mesure de l'assumer 15( * ) .

Le cavalier seul de la Malaisie

En septembre 1998, la Malaisie a pris la décision de refuser le plan de réformes et l'aide qui y était liée proposés par le Fonds monétaire international et de recourir à des mesures peu propices à la reconquête de la confiance internationale : contrôle des changes, blocage puis taxation du rapatriement des fonds investis et refus de dévaluer le ringgit . Alors que les premiers résultats apparaissaient défavorables à cette stratégie (le PIB a reculé de 7,5 % en 1998, chiffre cependant dans la norme des économies asiatiques touchées par la crise), l'activité a fortement repris en 1999 : recul du chômage, taux d'intérêt divisés par deux, reprise forte du commerce extérieur, croissance de 5,9 %, excédent commercial de 19 milliards de dollars. Pour 2000, le gouvernement annonce une croissance économique de 5,8 %.

Est-ce à dire que le choix de la Malaisie se trouve à l'origine de ces bons résultats ? L'année 1999 a en effet vu l'ensemble de la région renouer avec les taux de croissance passés. Mais la Malaisie n'a pas effectué le travail de ses voisins en matière de réglementation prudentielle, de réforme du système bancaire, etc. Et elle a perdu durablement la confiance des investisseurs internationaux.

Surtout, cette expérience, fort intéressante, n'est absolument pas transposable à d'autres Etats, en raison des conditions très spécifiques de l'économie et de la société malaises exposés en annexe au présent rapport par M. Edouard Braine, ancien ambassadeur de France à Kuala Lumpur.

Faut-il pour autant revenir à la philosophie précédente et aux taux de change fixes ? Il semble que cette solution doive être écartée. Le Japon a formellement proposé le 2 mars 1998 de revenir à un système de parité fixe entre les trois grandes monnaies internationales que constituaient le dollar, le yen et le futur euro. Cela partait du constat de la volatilité plus forte des taux de change au cours des trois années ayant précédé les débuts de la crise asiatique. Le Japon en tirait la conclusion que cette instabilité des monnaies les unes par rapport aux autres, exprimée par le biais du taux de change, se trouvait à l'origine du déclenchement de la crise.

Il est cependant possible d'inverser le raisonnement et de concevoir cette instabilité soit comme une des formes de la crise et non comme une de ses causes, soit comme un phénomène exogène à la crise. La très forte baisse de la parité de l'euro avec le dollar tout au long de l'année 1999 montre d'ailleurs que la crise passée, la volatilité subsiste.

De toute évidence, l'élaboration d'un nouveau système monétaire international revenant aux sources de Bretton Woods ne paraît guère envisageable. Il ne faut pas oublier qu'au sein du SMI sont tout de même survenus de forts déséquilibres monétaires, que la fixité des taux de change n'a pas pu empêcher. L'exemple du SME et des crises qu'il a subies en 1992 rappelle également que la fixité des changes ne se décrète pas entre gouvernements mais se juge sur les marchés financiers. En effet, les monnaies sont devenues des actifs financiers à part entière, soumis à des fluctuations liées aux performances économiques des Etats mais aussi à d'autres facteurs.

Il apparaît aujourd'hui impossible à qui que ce soit de défendre une parité fixe des monnaies dans un environnement de déréglementation totale des transactions financières. Sauf à réaliser une monnaie unique mondiale, nulle frontière étatique ne peut s'opposer aux verdicts des marchés et aux arbitrages financiers qu'ils réalisent.

Les formes plus souples de l'ancrage fixe ont ainsi échoué ces dernières années 16( * ) .

La crise asiatique a montré les limites du mécanisme d'ancrage strict d'une monnaie à celle d'un autre pays ( peg strict) en l'occurrence le dollar. En effet, cette forte rigidité a eu deux conséquences au coeur du déclenchement de la crise qu'ont connu les pays émergents d'Asie : elle a dégradé leur compétitivité prix et favorisé de manière parfois artificielle l'entrée des capitaux. Cette surévaluation du taux de change et cette présence importante de capitaux étrangers au caractère volatile ont été à l'origine de la crise à partir du moment où le dollar a commencé à monter.

Les mécanismes de fixité des changes avaient pu apporter la stabilité, briser les spirales inflationnistes, supprimer la volatilité des changes et réduire considérablement les primes de risque. Cependant, l'inadaptation de la politique budgétaire, le caractère insoutenable de déséquilibres macro-économiques ou l'incertitude entourant la qualité des fondamentaux déclenchent aussitôt une crise contraignant à l'abandon du régime de fixité.

Même le système du conseil monétaire ( currency board ), adopté par exemple en Argentine et à Hongkong, ne semble pas satisfaisant. S'il a conforté la crédibilité de ces pays et s'il leur a permis de " compter sur des mécanismes de stabilisation " 17( * ) , le coût en semble très élevé : dépendance de la masse monétaire aux réserves de change, conséquences lourdes des ajustements en termes de croissance économique, de partage des richesses, de chômage.

Pour toutes ces raisons, le retour à l'ancien système monétaire international semble davantage relever de l'utopie généreuse que d'une proposition opérationnelle et efficace pour l'économie mondiale, sauf à s'inscrire dans le cadre d'une monnaie-monde qui ouvrirait la voie à d'autres régulations. Le choix du juste milieu, tant recherché, semble alors la voie d'avenir. Les propositions sont de deux ordres. On peut concevoir un mécanisme d'ancrage à un panier fixe de monnaies (proportion déterminée de la valeur du dollar, ce celle de l'euro, de celle du yen, etc.). On peut aussi imaginer la création d'un ancrage mobile ( crawling peg ) vis-à-vis d'un tel panier, en corrigeant régulièrement les écarts accumulés pour éviter les réajustements brutaux 18( * ) . Enfin, dans les pays développés, les théories de la zone-cible connaissent un regain d'intérêt prononcé. Cependant, comme le montre Christian de Boissieu 19( * ) , cela supposerait la réduction des déséquilibres commerciaux, porteurs à terme de réajustements du taux de change, et une meilleure coordination des politiques économiques.

B. L'ILLUSION DE LA RECHERCHE D'UNE PLUS GRANDE STABILITÉ VIA L'INSTAURATION DE RÉGIMES DE CHANGE RIGIDES

L'instabilité, monétaire et financière se nourrit du polycentrisme monétaire. La diversité des monnaies, l'architecture des parités qu'elles présentent, les occasions d'arbitrage qui s'ensuivent sont autant d'éléments susceptibles de produire de la volatilité. Celle-ci, à son tour, mal maîtrisée, peut engendrer de l'instabilité et introduire de profonds désordres économiques.

C'est le démantèlement du système monétaire international inventé à la suite de la guerre à Bretton Woods autour d'un mécanisme de fixités plus ou moins strictes des parités qui a créé cette situation dont l'essor des opérations financières internationales a eu pour effet d'accroître l'instabilité.

Face aux perturbations associées à l'avènement de ce non-système monétaire international, des réactions sont intervenues. Elles ont pour l'essentiel visé un même objectif : la réduction voire l'élimination des variations excessives de change.

La poursuite de cet objectif a emprunté des chemins variables.

De ce point de vue, l'on peut d'abord distinguer les solutions concertées entre plusieurs pays, processus qui trouve sa plus parfaite illustration dans la construction monétaire européenne, des initiatives individuelles qui conduisent un pays donné à annoncer tel ou tel objectif de parité.

Il convient surtout de souligner la gradation des mesures prises pour réduire l'instabilité monétaire. Elles s'étagent tout au long d'un spectre qui va d'ancrages nominaux, plus ou moins rigides, opérés le plus souvent par référence au dollar, à l'unification monétaire.

Quelques exemples de disciplines de change recherchées à travers une réduction de la volatilité des parités.

La réduction de la volatilité des monnaies nationales qui peut être recherchée par d'autres moyens - une politique économique adéquate par exemple - a donné lieu à l'adoption de différentes organisations de change basées sur une plus ou moins grande rigidité des parités.

En effet, si, officiellement, rares sont les pays qui ont notifié au fonds monétaire international des taux de change fixe - dans les pays asiatiques par exemple seul Hong Kong avait rattaché officiellement sa monnaie au dollar -, la plupart des pays émergents avaient adopté des politiques de change reposant sur des ancrages nominaux plus ou moins étroits.

Les systèmes suivants peuvent être rappelés :

les bandes de fluctuation autour d'un cours pivot calculé en fonction d'un panier de devises dominé par le dollar (Chili, Colombie, Mexique...) ;

les systèmes à crémaillère ( crawling peg ) ménageant l'éventualité d'ajustements graduels et adaptés (Brésil, Venezuela) ;

les systèmes de change fixe par rapport au dollar accompagnés d'une garantie monétaire consistant dans la constitution de réserves en devises ( currency board ) de l'Argentine ou de Hong Kong) ;

l'ancrage nominal fixe implicite à un panier de monnaie dominé par le dollar qu'ont adopté la plupart des pays asiatiques.

Ces approches peuvent se différencier au regard du degré de rigidité de la relation de change entre la monnaie nationale et les devises étrangères. Elles ont en commun des objectifs analogues qui, tous, se déclinent à partir d'une ambition d'assurer à la monnaie nationale une meilleure crédibilité.

Ces engagements de change équivalent en effet à des engagements financiers et économiques. Financiers en ce sens qu'il s'agit de garantir les investisseurs contre le risque de change. Economiques en ce qu'il s'agit d'assurer une gestion de l'économie nationale conforme aux conditions du maintien du taux de change c'est à dire principalement orientée vers la stabilisation des prix internes.

La préoccupation d'acquérir une réelle crédibilité n'a rien de l'expression d'une simple fierté nationale. Elle poursuit des objectifs très concrets : l'obtention de financements aux meilleurs coûts ; pour les pays fortement endettés en monnaie étrangère, une garantie contre une revalorisation de leur dette qui proviendrait mécaniquement d'une dépréciation de la devise nationale.

L'histoire monétaire montre malheureusement que peu de monnaies sont susceptibles, dans un monde financier libéralisé, d'acquérir une telle crédibilité que les flux de devises ne puissent les déstabiliser.

Quant à l'histoire monétaire des pays émergents, elle montre que les ancrages nominaux de leurs monnaies ne résistent pas aux situations d'intense instabilité.

Cette situation s'explique par des facteurs de nature différente. Les variables macro-économiques ont toutes les chances de jouer à travers au moins deux types d'enchaînement :

le choix d'une monnaie de référence conduit la plupart du temps à étalonner la monnaie nationale sur celle des pays développés (dollar, yen, DM...) ; or, les pays émergents à forte croissance sont davantage exposés à l'inflation que les pays de référence ; il s'ensuit alors une appréciation du taux de change réel dont la soutenabilité apparaît plus ou moins vite problématique ;

si l'expérience montre que l'ensemble des pays émergents ne sont pas incapables d'assurer un équilibre convenable de leur épargne et de leur investissement domestiques, la probabilité de déséquilibres extérieurs y est toutefois importante et susceptible d'altérer la crédibilité de l'ancrage nominal.

A ces raisons macro-économiques s'en ajoutent d'autres fondées sur des données monétaires et financières. Les crises asiatiques ont montré l'importance prise par ces derniers éléments, certaines crises comme celle subie par la Corée n'apparaissent pas justiciables d'explications strictement macro-économiques. Au demeurant, il apparaît que de nombreux modèles internes aux banques et construits sur des liaisons économétriques de type macro-économique n'ont pas permis d'anticiper les crises asiatiques après prise en compte des évolutions ayant précédé la crise.

Aux explications traditionnelles de l'effondrement des cours de change des pays à fort ancrage nominal, il faut de ce point de vue ajouter une explication plus systémique.

Les sources de faiblesse traditionnellement avancées consistent pour l'essentiel en une insuffisance des réserves de change mobilisables pour stabiliser la monnaie et en l'absence de crédibilité de la politique monétaire pour les pays fortement endettés à court terme. L'incapacité à relever les taux d'intérêt courts devant l'immédiate pénalisation des débiteurs qui s'ensuit, constitue un handicap majeur de crédibilité de la politique monétaire et, par conséquent, de la crédibilité des monnaies concernées.

Plus fondamentalement, il convient de souligner le renforcement de l'autonomie des comportements financiers.

Ces constats conduisent alors à s'inquiéter de ce que l'affichage explicite ou implicite d'une politique de change basée sur un ancrage nominal puisse constituer en soi pour des monnaies sans statut international fort, une source de vulnérabilité.

La question des solutions alternatives doit alors être posée.

L'Europe en a construit une avec l'adoption de l'euro, c'est-à-dire à travers la constitution d'une zone monétaire unique, éliminant les variations de change entre des économies très interdépendantes, et susceptible de donner naissance à une monnaie à statut international. De nombreux projets régionaux existent ailleurs et notamment en Asie avec l' Asian currency unit (l'ACU). Il faut pourtant tempérer les espérances qui accompagnent de tels projets. La construction d'une zone monétaire unique est soumise à de strictes conditions de viabilité et, en particulier, au constat d'une convergence nominale et réelle suffisante entre les pays qui partagent une même monnaie. Une telle situation n'apparaît pas réunie pour les pays asiatiques ou d'Amérique latine dont l'interdépendance économique justifierait l'adoption d'une monnaie unique.

En outre, il y a plus qu'un pas entre l'adoption d'une telle monnaie et son avènement au statut de monnaie internationale. Ce qui est encore vrai pour l'euro le serait bien plus pour des pays insuffisamment proches.

Il reste que le souci d'accroître la stabilité de leurs monnaies conduira très légitimement les pays qui souffrent de la faiblesse du statut de leurs devises à rechercher dans des unifications monétaires une solution de remplacement à des ancrages nominaux stricts insoutenables.

Il n'est pas sûr que le monde en sortira monétairement plus stable, les unions monétaires risquant d'être contestées à travers des volatilités supérieures entre des monnaies certes moins nombreuses mais de plus en plus concurrentes.

Il ne s'agit ici que de prospective et il convient de revenir à des données plus immédiates exposant les autres méthodes alternatives à l'ancrage nominal, employées pour stabiliser le change des pays les plus fragiles en la matière.

L'adoption de politiques économiques destinées à préserver la stabilité des prix et les équilibres extérieurs représente une voie d'autant plus fréquemment empruntée qu'elle est prônée par les institutions financières internationales. Il peut s'agir d'une discipline douloureuse méritant à ce titre d'être accompagnée. Si on voit mal comment s'en passer - sauf l'exception ci-après mentionnée -, il ne faut pas lui prêter des vertus qu'elle ne peut avoir.

Elle ne garantit pas contre des mouvements de change suscités par des comportements financiers qui ont acquis leur autonomie. Nécessaire, cette option n'est pas suffisante.

Une autre méthode, parfois empruntée, consiste en un renoncement au bénéfice de la libéralisation des flux monétaires et de capitaux. On en a évoqué plus avant les limites évidentes.

En revanche, il est très fortement recommandable que les autorités responsables des changes suivent avec attention les principaux déterminants monétaires des risques de change. En la matière, la crise asiatique a montré l'importance fondamentale du ratio " endettement extérieur/crédits domestiques " dont l'évolution mérite donc un suivi particulier.

Evolution du ratio " Emprunts bancaires de cinq pays asiatiques auprès des banques étrangères/crédits domestiques " *

 

En % du crédit domestique

Stock en milliards de dollars

 

1990

1997 T2

1990

1997 T2

1998 T2

Indonésie

11

18

5

25

18

Corée

16

30

21

92

61

Malaisie

14

24

4

25

19

Philippines

70

25

6

12

10

Thaïlande

17

46

8

86

55

* mesuré par les actifs des banques enregistrées à la BRI vis-à-vis des banques des pays énoncés ci-dessus

Source : FMI, données nationales et BRI

Certains pays ont pu trouver dans l'instauration de barrières à l'entrée des capitaux étrangers (Indonésie) ou des capitaux les plus courts (Chili) un moyen de maîtriser ce ratio.

Il semble plus judicieux de conférer aux banques centrales la tâche d'adapter son évolution compte tenu des risques qu'elle est susceptible de révéler.

L'instrument existe avec le ratio des avoirs de réserve par rapport aux engagements courts en devises, que les banques centrales devraient mobiliser davantage en le faisant varier en fonction de l'intensité des flux d'entrée de capitaux courts étrangers et des risques qui y sont associés.

Les expériences des crises financières et monétaires les plus récentes ne conduisent pas à dénier tout intérêt à des politiques de change bien conçues et appuyées sur des politiques économiques soutenables. Elles disqualifient les options de change excessivement prévisibles ou insoutenables. Elles démontrent surtout que la stabilité des changes appelle une rationalisation des comportements financiers.

C. DES SOLUTIONS GLOBALES UTOPIQUES

1. Le mirage de la taxe " Tobin " sur les mouvements de capitaux

L'idée d'une taxe universelle sur les mouvements de capitaux a été développée en 1978 par l'économiste et prix Nobel (1981) américain James Tobin, qui estimait nécessaire de mettre un grain de sable dans les rouages du système monétaire international. Cette taxe porterait sur toutes les opérations de change privées, avec un faible taux, afin de ne pas affecter les mouvements de capitaux à long terme. En revanche, une telle taxe devrait dissuader et freiner les transactions spéculatives, puisque les fréquents aller et retour des capitaux entraîneraient un surcoût important. L'idée de James Tobin devait permettre, en réduisant les mouvements de capitaux spéculatifs qui profitent des écarts de taux d'intérêts réels, de redonner une marge de manoeuvre aux politiques monétaires nationales, et d'assurer une plus grande stabilité du processus de formation des prix sur les marchés financiers. Le produit de cette taxe serait consacré à l'aide publique au développement.

La crise asiatique a renforcé la conviction des personnes qui soulignaient les effets pervers de la mondialisation, et, en particulier, de la libéralisation des mouvements de capitaux. La multiplication des instruments financiers permettant de prendre des positions à terme sur le marché des changes au cours de la dernière décennie a nourri la spéculation, en particulier sur le marché des changes, entraînant une plus grande volatilité et une plus grande fragilité des monnaies.

Ce constat, ainsi que la redistribution du produit de la taxe sur les mouvements de capitaux en faveur des pays en voie de développement, suscite désormais l'intérêt, sinon l'adhésion d'une partie de la classe politique française. L'idée paraît en effet généreuse et séduisante par sa simplicité. Il convient cependant d'en évaluer la faisabilité d'une part, et l'efficacité d'autre part. En effet, une telle taxe, souvent présentée comme un remède miracle aux excès des marchés par ses promoteurs, doit être évoquée comme une utopie et ne tient pas compte de la complexité des mécanismes financiers.

a) L'impossibilité de mettre en oeuvre une taxe sur les mouvements de capitaux, ou la contrainte d'universalité

Lionel Jospin s'était déclaré favorable à une taxe sur les mouvements de capitaux avant d'être nommé premier ministre. Il a cependant abandonné cette idée depuis : dans sa réponse à une question du député Jean-Claude Lefort, publiée au Journal officiel le 1 er mars 1999, le gouvernement a fourni les indications suivantes : " Il serait inexact (...) de considérer que tous les mouvements de capitaux internationaux, fussent-ils spéculatifs et/ou n'ayant pas pour objet de servir l'intérêt général, ont des effets nocifs. (...) La taxe Tobin paraît cependant, dans l'état actuel du débat international, notamment en raison de la vive opposition des Etats-Unis, impossible à mettre en place au niveau mondial. Or, l'idée ne vaudrait que si elle était appliquée partout, faute de quoi elle serait inefficace . ". Le gouvernement expose donc de manière claire les obstacles comme les limites d'une taxe Tobin.

Au cours de son audition par le groupe de travail, M. Christian de Boissieu a souligné l'impossibilité d'une application universelle de la taxe Tobin. En effet, les pays qui n'adhéreraient pas à la convention instituant une telle taxe (ce qui est inévitable, compte tenu de l'avantage inhérent à un tel comportement de " passager clandestin ") constitueraient de fait des places offshore vis-à-vis des pays partie prenante à la convention. Une taxe sur les mouvements de capitaux limitée à quelques pays, même à un très grand nombre d'entre-eux, ne provoquerait sans doute qu'un déplacement des transactions vers les autres pays. Le développement des transactions via le réseau internet faciliterait de surcroît le contournement d'une telle taxe.

b) Les effets pervers d'une taxe " aveugle " sur les mouvements de capitaux

Les effets pervers de la création d'une taxe sur les mouvements de capitaux ne sont pas à négliger. En effet, la spéculation constitue un acte utile pour le développement des échanges internationaux. Le spéculateur s'engage à acheter ou à vendre à terme un bien pour une valeur déterminée, en cherchant soit à se mettre à l'abri des variations des cours, soit à s'enrichir en profitant de ces variations.

Un contrat à terme s'analyse comme un transfert de risque de celui qui veut se couvrir vers celui qui accepte de couvrir ce risque contre rémunération. Ces contrats permettant aux exportateurs et aux importateurs de s'assurer contre les variations des cours des devises, la création d'une taxe sur les mouvements de capitaux entraînerait un renchérissement du coût de la couverture des risques, et serait donc dommageable aux échanges de biens. Lors de son audition par le groupe de travail, M. Christian de Boissieu a souligné l'impossibilité de distinguer les opérations purement spéculatives des opérations financières liées au commerce international, ce qui constitue un obstacle sérieux à l'établissement d'une taxe sur les mouvements de capitaux.

La taxe Tobin pourrait également avoir des effets contraires à ceux recherchés. En effet, en renchérissant le coût des transactions sur les marchés des changes, elle limiterait la diversification internationale des risques des institutions financières, et pourrait donc entraîner une plus grande vulnérabilité de l'épargne investie à l'étranger. La taxe frapperait essentiellement les mouvements de capitaux spéculatifs sur le marché des changes, généralement motivés par des variations très faibles des parités entre les monnaies. Or, il convient de rappeler que la volatilité quotidienne provoquée par ces transactions ne constitue pas un danger pour l'économie réelle. L'ampleur de cette spéculation peut, au contraire, avoir un effet stabilisateur sur les marchés, car l'équilibre découle des anticipations des différents acteurs, généralement fondées sur la faible probabilité d'un retournement soudain du marché. En réduisant le nombre de transactions et la liquidité des marchés financiers, la taxe Tobin pourrait accroître l'ampleur des variations des prix et l'instabilité des marchés. M. Jean-Pierre Landau illustre cette idée en rappelant que " le jet d'une pierre dans un grand lac produit des remous invisibles ; dans une petite mare, il provoque des vagues de grande ampleur. ". 20( * )

La volatilité excessive des marchés est celle qui entraîne des fluctuations importantes des taux de change, ou qui conduit à des taux de change sans rapport avec les données fondamentales de l'économie réelle. Compte tenu de l'ampleur des gains provenant à de tels écarts, cette volatilité, qui n'est pas liée fondamentalement au volume ou à la durée de placement des capitaux, ne pourrait pas être contenue par l'instauration d'une taxe.

Les principales crises financières qui justifient, aux yeux de ses promoteurs, la création d'une taxe Tobin, ne seraient donc pas empêchées par celle-ci, compte tenu de l'ampleur des dévaluations qui ont eu lieu en Asie. On rappellera à cet égard que les coûts de transaction n'ont jamais constitué un rempart efficace aux maux de l'instabilité financière internationale. Enfin, une moindre liquidité des marchés pourrait, en amplifiant les mouvements de panique, accroître au contraire les risques systémiques.

2. L'utopie de la monnaie mondiale

Enfin, plus ambitieuse encore, est l'idée de concevoir un système international unique, construit autour d'institutions communes, d'une seule monnaie, de règles financières, bancaires, prudentielles uniformes dans le monde entier. Dans cette étape ultime du capitalisme, l'ensemble des crises serait résolu par un prêteur unique en dernier ressort. Elles seraient toutes prévenues par l'établissement et le respect au plan mondial de règles strictes. Les échanges s'effectuant tous dans une monnaie mondiale, les problèmes de change et de dévaluation disparaîtraient. Les fiscalités deviendraient parfaitement harmonisées pour supprimer toute concurrence fiscale. L'information économique circulerait de façon parfaite. Bref, d'international, le système monétaire et financier deviendrait véritablement mondial. De nombreuses raisons militent en ce sens : les institutions financières travaillent de manière mondiale ; les décisions d'investissement sont mondiales ; le commerce est mondial ; les marchés financiers sont mondialement intégrés ; le nombre des monnaies renchérit les coûts de transaction et suscite une inutile et coûteuse spéculation. Il s'agit d'une véritable " monomoney mania " pour reprendre le titre d'un article de Paul Krugman 21( * ) .

Et pourtant, il n'est nul besoin de démontrer le caractère irréaliste de telles propositions et, surtout, l'impossibilité dans laquelle se trouveraient aujourd'hui les organisations internationales pour en assurer l'application et le respect. D'abord, sur le plan théorique, le remplacement des taux de change par une monnaie mondiale ne supprimerait pas pour autant la survenance de crises. De plus, la politique monétaire et financière a un caractère encore très national ; les institutions agissent dans un cadre national selon des politiques définies d'abord au sein de chaque Etat. Les nations protègent avec beaucoup d'attention leur souveraineté. Comme l'écrit Barry Eichengreen : " même en Europe, où il y a une forte tradition intégrationniste aux racines intellectuelles remontant à plusieurs siècles, les Etats nations continuent de veiller jalousement sur leur responsabilité en matière de régulation des marchés financiers domestiques et hésitent à se tourner vers une entité internationale. " 22( * )

A ces arguments pratiques s'ajoutent les raisons théoriques qui plaident en faveur du pluralisme monétaire. Comme le rappelle Paul Krugman 23( * ) , ce débat est ancien et transcende les écoles traditionnelles. Milton Friedman, constatant qu'il est parfois nécessaire pour le bon fonctionnement du marché de réaliser de profonds changements dans le système national des prix, préfère un ajustement par la monnaie plutôt qu'une action jouant à la fois sur le niveau d'inflation et le niveau d'emploi (par exemple lorsque le niveau des salaires en Irlande a besoin d'augmenter par rapport à ceux de l'Allemagne, il vaut mieux changer de parité monétaire plutôt que de créer une inflation en Irlande et une déflation en Allemagne). Friedman compare cela au changement d'heure au printemps et à l'automne. La principale raison de choisir le pluralisme monétaire réside ainsi dans l'absorption plus facile des chocs asymétriques par le biais de l'action sur le taux de change. De plus, les progrès technologiques facilitent grandement les transactions en plusieurs monnaies et en diminuent le coût puisque l'activité de change proprement dite n'a plus qu'une place marginale avec la dématérialisation. Les innovations financières permettent, enfin, de se protéger contre les risques de change.

Cependant, comme pour tout système utopique, les raisonnements de base sur lesquels s'appuient cette idée de système mondial sont à l'oeuvre aujourd'hui. Le renforcement de la surveillance macro-économique, l'idée d'une discipline croissante des mouvements de capitaux, l'association du secteur privé à la prévention et à la résolution des crises, les réflexions autour de l'établissement progressif de zones-cibles, la recherche de normes prudentielles respectées et plus adaptées, le débat sur le rôle du FMI, l'existence d'un prêteur en dernier ressort sur la scène internationale et les aléas moraux qu'il pourrait susciter, constituent autant de pistes aujourd'hui explorées.

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