III. PEUT-ON LIMITER L'INSTABILITÉ FINANCIÈRE EN TAXANT LES MOUVEMENTS INTERNATIONAUX DE CAPITAUX ?
Face
à " l'exubérance irrationnelle " de certains
marchés d'actifs, aux fluctuations de grande ampleur des taux de change
et aux crises financières qui ont récemment affecté la
plupart des pays émergents, des voix s'élèvent en France
pour préconiser la taxation des mouvements internationaux de capitaux,
et plus particulièrement l'instauration d'une "
Taxe
TOBIN
"
17(
*
)
.
L'idée éponyme, avancée dès 1972 par
l'économiste James TOBIN
18(
*
)
(Prix Nobel en 1981), et alors
passée inaperçue
19(
*
)
, consiste à
taxer
toutes
les
transactions de change
au comptant, à un taux faible :
1 % ou 0,5 % dans les propositions initiales, 0,25 %, 0,1 %
voire 0,05 % dans des propositions ultérieures. A priori, cette
taxe dissuaderait les aller et retour spéculatifs entre devises, sans
pour autant grever lourdement les opérations commerciales (taxées
une seule fois) ou les investissements à long terme : une taxe de
0,05 % se traduit par un surcoût annualisé de 44 % pour
des aller et retour quotidiens, de 1,2 % pour des aller et retour
mensuels, mais de 0,01 % pour un investisseur qui rapatrie ses capitaux au
bout de dix ans
20(
*
)
.
Dans les articles originaux de James TOBIN, une taxe significative (0,5 %
ou 1 %) avait pour principale vertu de cloisonner les marchés
financiers et de limiter les mouvements de capitaux induits par des
écarts de taux d'intérêt réels, afin de redonner un
peu
d'autonomie
aux politiques monétaires nationales dans les
systèmes de
taux de
changes fixes
ou ajustables (comme
l'était le SME), afin d'éviter des mesures plus dures contre la
libéralisation des marchés de capitaux.
Depuis l'avènement de la monnaie unique, la zone euro est toutefois
passée d'un système de taux de changes fixes mais ajustables
(entre monnaies européennes) à un environnement de
changes
flexibles
(entre l'euro et la plupart des grandes devises). Les promoteurs
de la taxe TOBIN mettent donc aujourd'hui en avant deux autres
objectifs
:
-
• Même d'un taux très faible (0,05 % ou 0,1 %),
une taxe sur les transactions de change supprimerait les aller et retour de
quelques heures sur une devise, réprimerait la spéculation
fébrile, allongerait l'horizon des opérateurs et recentrerait
leur attention sur les déterminants de long terme des taux de change
(" les fondamentaux "). Il en résulterait moins de
gâchis de ressources et d'intelligence, moins de transactions
" stériles ", une plus
grande stabilité de la
sphère financière
, et des contraintes moins fortes pour les
politiques économiques.
• En outre, une taxe TOBIN produirait des recettes fiscales considérables. La Banque des règlements internationaux estimait en effet en 1998 à 1.500 milliards de dollars par jour le volume des transactions sur le marché des changes : si l'on effectue une règle de trois, une taxe de 0,05 % pourrait ainsi rapporter jusqu'à 0,75 milliard de dollars par jour ouvré, soit près de 187 milliards de dollars (175 milliards d'euros) par an, l'équivalent de 0,5 % du PIB mondial . Les promoteurs de la taxe TOBIN suggèrent d'attribuer cette manne à des organisations internationales pour financer des projets de développement et de protection de l'environnement.
Remarquons toutefois que les deux objectifs assignés à la taxe sont pour partie, sinon contradictoires, du moins alternatifs : si la taxe est efficace pour réprimer les transactions de change, son assiette s'en trouvera réduite d'autant 21( * ) . Par ailleurs, l'attrait de la taxe TOBIN réside pour beaucoup dans l'impression selon laquelle elle ne léserait personne, sauf des " spéculateurs ", mais cette impression première est fausse. Pour préciser ces deux points, il convient de se plonger dans le détail des transactions de change 22( * ) :
- 80 à 90 % des opérations de change s'effectuent entre banques et n'existent que parce que les coûts de transactions sont très faibles (de l'ordre de 0,02 % pour les opérations les plus importantes sur les grandes devises). Ces opérations " d'arbitrage ", qui contribuent à la " liquidité " des marchés des changes, disparaîtraient pour la plupart si une taxe TOBIN était instaurée ;
- 10 à 15 % des transactions sont liées aux stratégies de placement et de couverture des OPCVM, des compagnies d'assurance, des fonds de pension et des fonds de placement, qui ont l'obligation de passer par les marchés de changes pour leurs investissements internationaux. Ces institutions financières réduiraient vraisemblablement leurs opérations internationales, avec pour contreparties une moindre diversification des risques pour les épargnants et des difficultés de financement pour la croissance des pays émergents. Pour ces institutions, la taxe TOBIN serait en effet une taxe sur l'épargne investie à l'étranger ;
- enfin, 3 à 8 % des transactions sont liées aux échanges commerciaux 23( * ) et à la couverture des risques de change pour les exportateurs et les importateurs : relativement incompressibles, ces opérations fourniraient ainsi une large part du produit de la taxe.
Au total, le produit d'une taxe TOBIN serait prélevé pour l'essentiel sur les entreprises exportatrices 24( * ) , sur les épargnants des pays développés, et sur les économies qui importent des capitaux, en premier lieu les pays émergents.
La mise en oeuvre d'une taxe TOBIN est-elle pour autant possible ? Pour en écarter l'idée, les autorités publiques mettent le plus souvent en exergue des difficultés pratiques et diplomatiques , sinon juridiques 25( * ) :
- • En premier lieu, la définition des modalités concrètes de la taxe n'est pas aussi simple qu'il n'y paraît. L'assiette de la taxe devrait en effet englober non seulement les transactions au comptant, mais aussi les opérations à terme (swaps, options, futures), sinon les échanges de devises s'effectueront par le biais de montages complexes sur les marchés dérivés, traditionnellement plus instables : la taxe produirait peu de recettes et plus d'instabilité.
- • En second lieu, la taxe TOBIN devrait être mise en oeuvre simultanément sur l'ensemble des grandes places financières. Sinon les activités et les emplois liés aux marchés des changes se délocaliseront vers des pays " hors taxe ". Il serait notamment peu opportun que les opérations de change se déplacent vers des places financières off-shore , ce qui favoriserait l'évasion fiscale et le blanchiment des capitaux.
- En tout état de cause, ces pays ne sauraient donc accepter une taxe TOBIN que si l'on est en mesure de démontrer son efficacité pour préserver la stabilité du système financier international. Les arguments techniques et politiques sur la " faisabilité " d'une taxe TOBIN nous ramènent donc à la véritable question de fond : dans quelle mesure une taxe sur les mouvements internationaux de capitaux, donc une diminution des transactions sur les marchés des changes, c'est-à-dire une réduction de leur " liquidité " 27( * ) , peut-elle prévenir " l'instabilité " de la sphère financière ?
Ne sont vraiment dommageables pour la croissance et l'emploi que les fluctuations de grande ampleur des taux de change 28( * ) , leurs mésalignements 29( * ) durables, les crises de change comme la crise asiatique et les défaillances de gros opérateurs susceptibles d'affecter en chaîne la stabilité du système financier (" le risque systémique ").
L'instauration d'une taxe TOBIN, c'est-à-dire l'augmentation des coûts de transaction et la contraction de la liquidité des marchés de change, pourrait-elle limiter l'un de ces risques ? Rien n'est moins sûr.
- • Certaines études empiriques font apparaître une corrélation entre la liquidité des marchés d'actifs et leur volatilité à court terme, mais aucune étude n'a pu mettre en évidence un lien net entre les coûts de transaction et la liquidité des marchés financiers, d'un côté, l'ampleur de leurs fluctuations à moyen terme, de l'autre 30( * ) , comme le reconnaissent eux-mêmes certains promoteurs de la taxe 31( * ) . Remarquons ainsi que le marché immobilier parisien s'est caractérisé par la formation de bulles spéculatives et de grandes fluctuations de prix, alors même que les coûts de transaction y sont de l'ordre de plusieurs pour cents. Il en est de même des bourses, où les coûts de transactions sont beaucoup plus élevés que les taux proposés pour la taxe TOBIN.
-
•
Par ailleurs, l'instauration d'une taxe TOBIN ne saurait
prévenir le renouvellement de crises de change comme celles qu'ont
connues le Mexique (1995), les économies dynamiques d'Asie (1997), la
Russie (1998) ou le Brésil (1998) : les
coûts de
transaction
sur ces marchés financiers (de 0,1 % à
2 % environ) dépassaient déjà les taux
proposés pour la taxe TOBIN et se sont encore accrus en période
de crise. Il est d'ailleurs évident que des coûts de transaction
de plusieurs pour cents ne sauraient décourager des spéculateurs
qui anticipent une dévaluation de 30 ou 40 % du taux de change.
• Enfin, l'instauration d'une taxe TOBIN ne paraît guère en mesure de limiter le risque systémique , comme celui induit en 1998 par la quasi-faillite du fonds d'arbitrage américain LTCM. Tout d'abord, on voit mal par quels mécanismes la taxe TOBIN pourrait dissuader des prises de risque excessives. Par ailleurs, moins les marchés sont liquides, moins il y a d'opérateurs, plus les marchés sont concentrés, et plus ils sont vulnérables aux risques de contrepartie, aux risques de manipulation de cours et aux comportements mimétiques. De même, la faible liquidité des marchés peut catalyser certains facteurs à l'origine de crises systémiques, comme des ajustements de prix erratiques ou une mauvaise information 31( * ) .
A l'inverse, la spéculation peut être stabilisante, car il existe toujours des opérateurs pariant sur un retour des cours à la " normale " 32( * ) . Enfin, et surtout, lorsque les intervenants savent qu'un marché est peu liquide et qu'il existe peu de contreparties, ils sont davantage enclins à des mouvements de panique consistant, en cas de chute des cours, à vouloir liquider leurs portefeuilles les premiers, quand il reste quelques acheteurs. La taxation des transactions ne paraît donc guère propice à une réduction du risque systémique : lors du krach boursier de 1987, les places où il existait une taxe sur les opérations de bourse ont chuté tout autant que les autres. On peut d'ailleurs rappeler 33( * ) que les opérations de change effectuées sur les places financières de Londres, Paris et Berlin étaient jusqu'en 1914 passibles d'une taxe semblable à la taxe TOBIN, sans que cette époque ne se fût pour autant caractérisée par une grande stabilité financière, bien au contraire.
La taxe TOBIN est donc une mesure essentiellement symbolique, dont l'efficacité potentielle n'est aucunement prouvée à ce jour. Par là même, elle n'a guère de chance de rallier le consensus de nos partenaires de l'OCDE, et la promotion de cette idée par la France ne pourrait qu'affaiblir inutilement son crédit diplomatique. Votre rapporteur se félicite donc de ce que le Conseil d'Analyse Economique, au travers du rapport d'Olivier DAVANNE 34( * ) , puis M. Dominique STRAUSS-KAHN, ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie 35( * ) , l'aient successivement écartée.
Parce que la taxe TOBIN est une idée simple et généreuse 36( * ) , elle rallie néanmoins une proportion croissante de ceux qui s'inquiètent à juste titre de l'évolution mal maîtrisée de la sphère financière. On ne peut certes que se féliciter de l'ampleur des débats publiés sur la libéralisation et la régulation des marchés financiers, mais le débat autour de la taxe TOBIN détourne en fait les énergies du Gouvernement, du Parlement, et des milieux associatifs, aussi bien de la recherche des moyens les plus efficaces pour réduire l'instabilité financière, que du suivi des négociations internationales sur ce sujet, en occultant notamment les propositions avancées à cette fin dans les enceintes internationales par le Président de la République et par le Gouvernement.
A l'occasion des sommets internationaux, se confrontent en effet schématiquement deux analyses de l'instabilité du système financier :
• Selon la première approche, défendue notamment par les pays anglo-saxons, les crises financières trouveraient leur origine dans l'économie réelle, en particulier dans la poursuite de politiques économiques inadaptées . Rétrospectivement, la quasi totalité des crises de change pourraient ainsi s'expliquer par les évolutions des grandes variables économiques comme le taux de croissance, le déficit budgétaire, le déficit courant, le taux de chômage, etc. Par exemple, les crises russe et brésilienne de 1998 résulteraient clairement des déséquilibres que connaissaient ces économies. De même, les fluctuations des taux de change entre grandes devises proviendraient très largement des écarts de taux d'intérêt réel, c'est-à-dire des différentiels d'inflation et de politique monétaire.
Dans ce cadre d'analyse, les réactions des opérateurs financiers n'amplifieraient les crises que parce que leur information est insuffisante et trop tardive : les crises seraient d'autant plus brutales qu'elles seraient " retardées ".
Dans cette perspective, la prévention des crises financières requiert avant tout des politiques économiques orientées vers la stabilité et la maîtrise des prix ; le choix d'un régime de change adéquat 37( * ) ; une transparence accrue des politiques budgétaires et des balances des paiements ; une meilleure diffusion de l'information publique vers les agents privés 38( * ) (via, par exemple, la publication des rapports du FMI) ; l'amélioration de la gestion bancaire et financière par le développement de la concurrence et l'ouverture du capital des banques des pays émergents à des investisseurs étrangers ; enfin, le rétablissement de la neutralité fiscale des fonds propres par rapport à l'endettement, afin de limiter l'effet de levier. L'ensemble de ces réformes seraient de nature à favoriser un fonctionnement plus efficient et plus stable des marchés financiers.
• A l'inverse, d'autres analyses suggèrent que les marchés financiers seraient intrinsèquement instables . Nombre de crises financières trouveraient ainsi leur origine dans la myopie, les erreurs d'appréciation collectives, les mouvements grégaires, les anticipations croisées 39( * ) , l'exubérance irrationnelle, les prises de risque excessives, l'aveuglement au désastre, les retournements brutaux d'opinion et les réactions de panique des opérateurs 40( * ) ; ainsi que dans la surréaction, les effets d'entraînement et de contagion 41( * ) , les bulles rationnelles ou les dynamiques cumulatives que connaissent les marchés financiers, et qui peuvent être amplifiés par le manque de coordination internationale des politiques économiques.
Selon ces analyses, les crises financières seraient toutefois inévitables . Aussi conviendrait-il d'améliorer les dispositifs publics de gestion de crise, en particulier de mettre en place une protection sociale minimale dans les pays émergents ; de renforcer les " prêteurs en dernier ressort ", c'est-à-dire les institutions ayant la capacité financière de soutenir, en cas de crise, les débiteurs solvables mais illiquides 44( * ) ; enfin d'élaborer des clauses juridictionnelles permettant d'imputer au secteur privé une partie plus importante du coût de règlement des crises 45( * ) .
Chacune de ces deux approches recèle sans doute sa part de vérité et il est le plus souvent difficile de démêler si une crise financière relève plutôt de l'une ou de l'autre. La crise coréenne de 1997 peut être ainsi analysée ou bien comme la conséquence d'une croissance déséquilibrée ou bien comme la résultante d'un effet de contagion et d'anticipations autoréalisatrices : anticipant à tort ou à raison des difficultés, les investisseurs étrangers ont retiré leurs capitaux, précipitant l'effondrement du taux de change et leur donnant " raison " ex-post.
Les débats qui se poursuivent depuis la crise mexicaine de 1995 et le Sommet du G7 de Lyon en juillet 1996, dont le mot d'ordre était " réussir la mondialisation au bénéfice de tous ", ont toutefois d'ores et déjà abouti à certaines préconisations consensuelles quant à la nécessité d'approfondir la surveillance prudentielle et la transparence comptable des institutions financières ; de développer le suivi des positions des fonds d'arbitrage ; de renforcer l'adossement des intermédiaires de marché et d'améliorer la coopération entre les différentes autorités de surveillance et de tutelle des marchés. Par ailleurs, il est désormais recommandé aux pays en développement de libéraliser les mouvements de capitaux de manière ordonnée et proportionnée à la culture du risque et à l'expertise des acteurs, à la qualité du contrôle interne et de l'audit externe, à l'adoption et à la bonne application des normes comptables, enfin aux capacités institutionnelles de contrôle des marchés et de gestion des crises. En outre, il est désormais conseillé aux pays émergents de surveiller, sinon de freiner les entrées de capitaux à très court terme et de libéraliser en premier lieu les flux de capitaux à long terme, à l'instar de la politique conduite au Chili 46( * ) au cours des années 1990.
Ces propositions, sur lesquelles travaille un groupe ad hoc de la Commission des Finances du Sénat , sont assurément moins simples, moins sympathiques et moins symboliques que l'idée d'une taxe TOBIN, mais elles sont sans doute aussi plus efficaces et plus opérationnelles.