2. Les implications de l'actionnariat salarié
Mouvement récent, l'actionnariat salarié n'est
pas
pour autant un mouvement neutre. S'il est encore trop tôt pour
évaluer l'ampleur des changements qu'il provoque, il n'en reste pas
moins évident, comme l'avait prédit le Général de
Gaulle, que ses implications sont et seront considérables tant dans
l'entreprise que pour notre pays. Deux grandes tendances semblent d'ores et
déjà se dégager :
- une évolution des relations sociales dans l'entreprise,
- un moyen de résoudre certaines contradictions de
l'économie et de la société française.
a) Une évolution des relations sociales dans l'entreprise
Le
Général de Gaulle dressait un constat assez sombre des relations
sociales dans l'entreprise et, au-delà, dans la société
toute entière :
" Cependant, depuis longtemps, je suis
convaincu qu'il manque à la société mécanique
moderne un ressort humain qui assure son équilibre. Le système
social qui relègue le travailleur -fût-il convenablement
rémunéré- au rang d'instrument et d'engrenage est, suivant
moi, en contradiction avec la nature de notre espèce, voire avec
l'esprit d'un saine productivité ".
15(
*
)
C'est pour sortir de cette contradiction qu'il avait proposé
d'expérimenter une " troisième voie ", celle de la
participation.
" Il y a une troisième solution : c'est la
participation qui, elle, change la condition de l'homme au milieu de la
civilisation moderne. Dès lors que les gens se mettent ensemble pour une
oeuvre économique commune, par exemple pour faire marcher une industrie,
en apportant soit les capitaux nécessaires, soit la capacité de
direction, de gestion et de technique, soit le travail, il s'agit que tous
forment ensemble une société, une société où
tous aient intérêt à son rendement et à son bon
fonctionnement, et un intérêt direct.
16(
*
)
"
Or, c'est cette transformation des rapports sociaux qui est en train de se
produire avec le développement de l'actionnariat salarié.
En devenant actionnaire, le salarié n'est plus seulement employé
de son entreprise, il est aussi associé. Renaud Sainsaulieu, sociologue
de l'entreprise
17(
*
)
, observe
ainsi que
" la question de l'actionnariat salarié se greffe sur
l'émergence d'une nouvelle forme d'identité au travail dans les
entreprises françaises : le " salarié
entrepreneur ", sensible à la performance "
.
Ce nouveau statut entraîne un changement des relations avec l'entreprise.
L'association formelle issue du partage des risques débouche sur une
association réelle, fondée sur l'émergence de nouveaux
rapports sociaux dans le travail, moins hiérarchiques et moins
conflictuels.
Mieux informé sur la marche de son entreprise,
disposant d'une capacité d'expression accrue, associé aux
décisions de l'entreprise (par son vote aux assemblées
générales ou par la présence éventuelle d'un
représentant des salariés actionnaires au conseil
d'administration ou au conseil de surveillance de la société),
l'actionnaire salarié quitte sa position de sujétion
traditionnelle pour devenir un partenaire.
Robert Boyer
18(
*
)
, directeur de
recherche au CNRS, estime ainsi que
" l'actionnariat salarié
bouleverse, à terme, le droit du travail. Avec la diffusion de
l'actionnariat à une fraction plus large des salariés, ces
derniers assument une part de risque propre à l'entreprise. La logique
voudrait qu'ils obtiennent une part croissante du pouvoir. Le lien de
subordination serait ainsi recomposé, si ce n'est
abandonné "
.
Cette transformation des rapports sociaux pourrait n'être que largement
virtuelle.
La réalisation effective de cette transformation suppose
en effet que les actionnaires salariés s'organisent, dans une
démarche collective. C'est à cette condition seulement que les
relations sociales évolueront dans l'entreprise vers un réel
partenariat
.
Votre rapporteur observe cependant une amélioration récente. Une
étude de la DARES montre que plus des deux tiers (73 %) des
entreprises privées, dont 5 % au moins du capital est détenu
par les salariés, comptent un administrateur représentant les
actionnaires salariés. L'essor des associations et le rôle des
conseils de surveillance des FCPE permettent de plus en plus un exercice
collectif et organisé du droit de vote.
b) L'accompagnement des mutations de l'économie française
Le
Général de Gaulle considérait l'association
capital-travail comme une nécessité au moment de la
reconstruction. Mais, si le contexte économique et social a
évolué, cette association reste plus que jamais une
nécessité dans ce mouvement de transformation du système
capitaliste libéral qui se dessine aujourd'hui.
Michel Aglietta, dans une étude récente
19(
*
)
, estime ainsi que nous sommes
entrés dans un nouveau cycle de croissance qui diffère des cycles
précédents :
" Le nouveau régime de croissance peut être appelé
patrimonial.
L'extension de l'actionnariat salarié, l'importance des
investisseurs institutionnels dans la gouvernance des entreprises, le
rôle des marchés financiers dans les ajustements
macro-économiques en sont en effet des caractéristiques
marquantes
. Le moteur de ce régime de croissance est
constitué par l'interaction entre la globalisation et le progrès
technique. La globalisation fait perdre aux entreprises leur contrôle sur
les prix, unifie les contraintes financières et étend la
concurrence à l'ensemble des facteurs non mobiles de la
compétitivité. L'adaptation des entreprises à cet
environnement a changé l'orientation du progrès technique. Le
couplage des technologies de l'information et de la diversification des
services intensifs en main-d'oeuvre est devenu le fer de lance de la
création d'emplois. Ces techniques permettent aussi des investissements
d'organisation qui réduisent de manière drastique les coûts
de production et mettent les entreprises en état de tirer profit d'une
innovation de produits entraînant de brusques modifications de la
demande. Le rythme élevé de créations d'entreprises
nouvelles, notamment dans les services, est une source très importante
d'emplois "
.
Dans ce nouveau contexte économique dont le développement de
l'actionnariat salarié est une manifestation, celui-ci apparaît
comme un moyen de résoudre certaines contradictions de l'économie
française.
•
Renforcer les fonds propres des entreprises
françaises
Les entreprises françaises souffrent toujours d'une insuffisance de
fonds propres, qui fragilise la croissance des entreprises. Pour
remédier à cette carence, il est nécessaire de favoriser
l'épargne longue investie en actions.
L'actionnariat salarié est en mesure d'apporter des réponses
à cet état de fait.
Il fournit d'abord un actionnariat nouveau et stable (du fait des
périodes de blocage) aux entreprises.
De surcroît, il peut constituer un moyen d'inciter les entreprises non
cotées à entrer sur le marché. L'actionnariat
salarié est en effet plus facile à mettre en oeuvre dans les
sociétés cotées car il assure au salarié une
réelle liquidité des titres. Et on constate que la mise en place
de telles opérations s'accompagne fréquemment d'une inscription
à la cote. Dès lors, les entreprises peuvent accéder plus
facilement aux capitaux et renforcer leurs fonds propres.
Enfin, l'actionnariat salarié peut jouer un rôle d'apprentissage
non négligeable pour les salariés épargnants et inciter
ainsi au développement de l'investissement en actions des particuliers.
Traditionnellement, les Français affichent une préférence
évidente pour les placements sans risque : 84 % des
ménages sont titulaires de livrets d'épargne. En revanche, seuls
5,2 millions de Français détiennent aujourd'hui des actions
en direct et, parmi eux, 52 % ne possèdent exclusivement que des
actions des sociétés privatisées
20(
*
)
. Dans ces conditions, l'actionnariat
salarié peut permettre de sensibiliser les salariés aux
placements plus risqués et les amener à diversifier leur
épargne en développant l'investissement en actions.
•
Garantir le caractère national de nos entreprises
Les entreprises françaises le sont de moins en moins. La part du capital
des entreprises françaises détenue par les non-résidents
atteignait, en 1998, 36 % de la capitalisation boursière. Elle est
en forte progression : en 1986, elle n'était que 12 %.
Or, l'internationalisation du capital des entreprises françaises n'est
pas sans conséquence pour notre économie. Les investisseurs
non-résidents sont en grande majorité des fonds d'investissement
ou des fonds de pension qui ont une exigence de rentabilité très
élevée pour les capitaux investis. Les entreprises
françaises sont donc placées dans une situation délicate.
Soit elles offrent cette rentabilité bien souvent au prix de lourds
sacrifices pour leurs salariés et la société
française dans son ensemble. Soit elles ne proposent qu'une
rentabilité moindre, prenant le risque d'une sortie massive de leurs
actionnaires étrangers et donc le risque d'une déstabilisation de
leur cours boursier et de la structure de leur actionnariat.
L'actionnariat salarié peut compenser les effets déstabilisants
de cette " financiarisation " et cette
" internationalisation " des entreprises françaises. En se
substituant pour partie aux actionnaires non-résidents, les
salariés peuvent limiter les conséquences d'une
" financiarisation " excessive des entreprises en redevenant, pour
partie, maîtres de leur destin.
•
Soutenir les entreprises de croissance
Le nouveau régime de croissance, comme en témoigne
l'expérience récente des Etats-Unis, repose très largement
sur l'innovation technologique. Moteur de la croissance, l'innovation est
également le moteur de l'emploi. Dans un rapport du Conseil d'analyse
économique
21(
*
)
, Robert
Boyer et Michel Didier estiment qu'
" une politique dynamique
d'innovation permet d'obtenir un emploi supérieur d'environ
1,2 % "
. La création d'entreprises innovantes est donc une
ardente obligation.
Mais celles-ci éprouvent toujours de grandes difficultés à
se développer. Parmi les difficultés auxquelles ces entreprises
sont confrontées, deux apparaissent déterminantes :
- les difficultés de financement des PME innovantes liées au
faible développement du capital risque en France et à la
difficulté d'accéder au marché du crédit et
à celui des capitaux ;
- les difficultés de recrutement liées à la
fragilité des entreprises naissantes et aux rémunérations
pas toujours compétitives qu'elles proposent.
L'actionnariat salarié peut apporter des éléments de
réponse à ces difficultés.
D'une part, l'actionnariat salarié peut constituer un " salaire
différé " susceptible de compenser la faiblesse initiale des
rémunérations. En redistribuant des actions à ses
salariés, une entreprise naissante peut ainsi attirer un personnel de
qualité, sensible aux perspectives de plus-values ultérieures.
D'autre part, l'actionnariat salarié peut constituer un moyen de
financement complémentaire de ces entreprises. Face aux
réticences des investisseurs extérieurs, les salariés,
s'ils ont confiance dans l'avenir de leur entreprise, peuvent choisir
d'acquérir des actions de leur entreprise et contribuer ainsi à
son financement et à son développement.