CHAPITRE I
INCERTITUDES SUR L'ÉCONOMIE MONDIALE
Depuis
le Colloque sur les perspectives de l'
économie mondiale
,
organisé le 2 avril dernier par votre Délégation, et la
présentation à cette occasion d'une projection à l'horizon
2005, réalisée par l'OFCE à l'aide du modèle de
simulation de l'économie mondiale MIMOSA
2(
*
)
, celle-ci a connu de profonds
bouleversements.
Alors qu'à cette date, la crise des pays
" émergents "
3(
*
)
, née pendant l'été
1997 avec la dévaluation du baht thaïlandais, paraissait
circonscrite aux pays d'Asie du Sud-Est, celle-ci s'est étendue à
la Russie, et dans une moindre mesure, aux pays d'Amérique latine. En
effet, la chute des prix des matières premières et du
pétrole, consécutive à la crise asiatique, a fait
apparaître le caractère peu soutenable de l'endettement de la
Russie, conduisant ce pays à laisser filer sa monnaie et à
déclarer un moratoire unilatéral sur sa dette. Les pertes ainsi
encourues par les investisseurs occidentaux sur les titres russes ont
amorcé un processus de défiance à l'égard des
placements dans les pays émergents qui, par contagion, a commencé
à affecter l'Amérique latine.
Dans le même temps, la confiance des marchés financiers des pays
développés, qui avait résisté à la crise
asiatique, a été profondément ébranlée par
la crise russe, induisant un krach boursier " rampant ", une forte
volatilité des prix des actifs financiers, une fuite devant le risque et
une préférence accrue pour des placements plus liquides.
Ainsi s'est dessinée une "
interaction
déstabilisatrice
"
4(
*
)
entre deux séries
d'événements apparemment indépendants, la crise des pays
émergents et la crise des marchés financiers occidentaux, de
nature à affecter la croissance mondiale au cours des prochaines
années. En effet, les perturbations dans l'
allocation
internationale
des
capitaux
et de l'épargne, ou, autrement
dit, dans le
financement
par les pays développés de la
croissance des pays émergents, pourraient
compromettre
la sortie
de la crise qui les affecte.
Ainsi votre Délégation a-t-elle été conduite
à s'interroger sur la
validité
du scénario
d'
environnement international
à moyen terme réalisé
au printemps de chaque année à sa demande et qui,
traditionnellement, sert de
cadre
à la projection de
l'économie française qu'elle présente à l'automne.
Elle a donc demandé à l'OFCE de réaliser un certain nombre
de simulations, afin d'évaluer l'
impact
de ces
perturbations
récentes : élargissement de la crise des pays
émergents, enlisement de l'économie japonaise et baisse du dollar
par rapport aux monnaies européennes.
Ces travaux, dont votre rapporteur essaiera de tirer dans ce chapitre les
principales conclusions et qui sont présentés
intégralement dans l'annexe n° 2, font apparaître un
premier
constat
: si les perspectives de la
croissance
mondiale
à court terme doivent être sensiblement
révisées, suite aux événements des six derniers
mois (de l'ordre de 0,5 point de croissance en 1998 et 1999 selon l'OFCE),
les prévisions de croissance pour l'Union européenne n'en
seraient pas pour autant modifiées.
Ce
diagnostic
rejoint d'ailleurs celui de la plupart des instituts
indépendants de prévision ou celui des organisations
économiques internationales (FMI, OCDE ou Commission européenne).
Son fondement est désormais bien connu : le dynamisme de la demande
intérieure en Europe, supérieur aux estimations et aux
prévisions du printemps dernier, compenserait la dégradation de
l'environnement international.
Mais, et c'est le
paradoxe
que votre Rapporteur tentera
d'éclaircir ci-dessous, la
convergence
étonnante des
diagnostics et des prévisions relatives à l'Union
européenne,
contraste
nettement avec le climat
d'
incertitude
qui affecte l'économie mondiale et les
prévisionnistes eux-mêmes...
I. LA CRISE DES PAYS ÉMERGENTS
Les
causes, le déroulement et les conséquences éventuelles de
la crise des économies dynamiques d'Asie, étendue ensuite
à la Russie et l'Amérique latine, sont décrites de
façon précise et éclairante dans l'
annexe
n° 2
. Quatre enseignements majeurs se dégagent de cette
étude :
1.
Ce que l'on nomme communément la " crise asiatique "
a effectivement débuté en juillet 1997 avec la dévaluation
du baht thaïlandais, qui a entraîné la dévaluation en
chaîne des autres devises de la région, mais les premiers signes
de
déséquilibre
étaient apparus dès
1995
.
Dès cette année-là en effet, le
renchérissement
du dollar
, auquel sont liées la plupart des monnaies de la
région, par rapport aux monnaies européennes et surtout
japonaise, a brutalement affecté la compétitivité de ces
pays. Ce phénomène a été aggravé par des
tensions sur les prix de production, provoquant un accroissement du
déficit des
balances courantes.
Il a ainsi fallu deux ans pour
assister à une correction, d'autant plus brutale qu'elle était
tardive
. Cela montre combien, à ne considérer que les taux
de croissance et le rendement des investissements, sans prendre en compte les
données macroéconomiques fondamentales telles que le taux de
change ou les comptes extérieurs, a pu se développer une myopie
collective à l'égard de ces pays.
2.
L'afflux important de
capitaux à court terme
vers cette
zone a donné lieu à une croissance incontrôlée des
crédits bancaires
, du fait de la quasi absence de
régulation interne des systèmes financiers, et à un
emballement du crédit. Il en est résulté des
phénomènes
spéculatifs
, de telle sorte que
l'endettement extérieur et l'endettement privé interne
étaient gagés sur des actifs et des marchés
surévalués.
3.
L'impact
maximal
du choc financier en Asie a été
atteint vers le milieu de l'année 1998. La croissance de la zone devrait
ainsi être nulle en 1998 et repartir en 1999, et l'
essentiel du
choc
de la crise des pays d'Asie
serait absorbé en 1999
(indépendamment de ses conséquences sur d'autres zones
émergentes et notamment l'Amérique latine) ;
après
1999
, la croissance des pays développés après 1999
serait donc peu affectée.
4.
La crise des pays émergents a généré deux
effets de sens contraire sur la croissance des principaux pays
développés :
- - un effet favorable résultant du retour des capitaux sur les
marchés des pays développés (" fuite vers la
qualité ") et de la baisse des taux d'intérêt à
long terme (de l'ordre d'un demi-point par rapport au printemps dernier) ;
- un effet défavorable sur le commerce extérieur, lié aux
dévaluations des monnaies des pays émergents et à la
contraction de leur demande interne. Les pays développés sont
différemment exposés
à cet impact commercial.
Ainsi, les exportations vers les pays émergents touchés par la
crise (Asie et Amérique latine) représentent
3,3 %
du
PIB
japonais
,
3,1 %
du PIB des
Etats-Unis
et
2,2 %
seulement du PIB de l'
Union européenne
.
5.
L'utilisation d'un modèle
multinational
, tel que le
modèle MIMOSA, qui met en évidence les interactions
internationales et les interdépendances entre économies, permet
de simuler l'impact d'un événement tel que la crise des pays
émergents. Cet exercice doit cependant être
interprété avec prudence, dans la mesure où il suppose la
définition, particulièrement délicate, d'un
" scénario sans crise " et d'hypothèses relativement
arbitraires. Les auteurs de la simulation ont par exemple
considéré que la crise boursière récente dans
l'OCDE relevait de la correction attendue d'une hausse excessive, et
n'était pas directement imputable à la crise des pays
émergents.
Sous ces réserves, il est possible de mettre en évidence quelques
résultats significatifs
(pour plus de détails on pourra se
rapporter aux pages 118 à 120 de l'annexe n° 2) :
- La crise des pays émergents amputerait la
croissance
de
l'
Union européenne
de
0,6 point en 1998
et
0,8 point en 1999
; celle des
Etats-Unis
de
1,1 point en 1998
et
1 point en 1999
; celle du
Japon
de
1,4 point en 1998
et
1 point en
1999
;
- le rythme de l'
inflation
dans l'Union européenne serait
abaissé de
0,4 point
en 1998 comme en 1999 ; de
0,6 point en 1998 et 0,7 point en 1999 aux Etats-Unis. La dynamique
de
désinflation
dans les économies
développées serait ainsi renforcée par la baisse du prix
du pétrole et des matières premières, et par la baisse des
prix des produits importés, suite aux dévaluations dans les pays
émergents ;
- la crise se traduit par un
rééquilibrage des soldes
commerciaux
dans le monde, à l'exception notable des Etats-Unis qui
n'enregistreraient pas de correction significative de leur déficit
extérieur.
Les excédents européens se réduiraient à hauteur de
73 milliards de dollars en deux ans ; les soldes commerciaux des pays
émergents se redresseraient de manière spectaculaire
(+ 150 milliards de dollars en deux ans pour les pays d'Asie,
+ 37 milliards de dollars pour l'Amériqe latine).