3. Une agriculture plus compétitive, moins exposée dans les négociations internationales ?
La
Commission souligne que la baisse des prix qu'elle préconise rendra les
productions Européennes plus compétitives sur le marché
communautaire comme sur le marché mondial, réduira le risque de
réapparition de surplus invendables, facilitera l'adhésion des
PECO et fortifiera la position Européenne dans le prochain cycle de
négociations commerciales multilatérales.
Toutefois, il semble que les effets pouvant être attendus de la baisse
des prix prévue soient plus incertains que ne le suppose la Commission,
et que les modalités de la compensation envisagée puissent
entraîner de graves déséquilibres.
Dans le cas des
grandes cultures,
l'alignement des aides aux cultures
des oléagineux sur celles accordées aux cultures
céréalières pourrait conduire à des distorsions.
Cette formule, souligne la Commission, permettrait à l'agriculture
Européenne de se libérer des contraintes de l'accord de Blair
House conduisant à limiter les surfaces pouvant être
plantées en oléagineux. En réalité, son effet
principal serait d'entraîner une diminution très sensible de la
production Européenne d'oléagineux, les agriculteurs ayant
intérêt à se tourner vers les cultures
céréalières, plus rentables et bénéficiant
des mécanismes régulateurs communautaires qui ne jouent pas pour
les productions oléagineuses. Le risque serait particulièrement
accentué en cas de forte hausse du prix des céréales, qui
pourrait entraîner une baisse généralisée des aides
(
36(
*
)
) et dissuader de ce fait
doublement la production d'oléagineux.
On aboutirait ainsi à un paradoxe : la production Européenne
d'oléagineux se réduirait alors que la Communauté est
fortement déficitaire dans ce domaine, où elle couvre moins du
tiers de ses besoins, tandis que la production céréalière,
qui est largement excédentaire, se trouverait encouragée, ce qui
pourrait conduire à un encombrement du marché.
Cette distorsion s'accompagnerait d'un déséquilibre entre les
régions, les zones où les cultures oléagineuses
correspondent à des contraintes d'assolement se trouvant
défavorisées. Ce phénomène pourrait être
aggravé par la compensation seulement partielle de la baisse des prix,
qui sera proportionnellement mieux supportée par les exploitations
situées dans des zones bénéficiant d'avantages comparatifs
: la production devrait avoir dès lors plus tendance qu'aujourd'hui
à se concentrer dans les zones les plus productives, à rebours
des objectifs de développement rural que la Commission met par ailleurs
en avant.
La forte baisse des prix prévue dans le cadre de la
viande
bovine
pourrait également susciter de
graves
déséquilibres
, sans pour autant permettre d'atteindre les
objectifs qui la justifient en principe.
Certes, à supposer qu'une baisse du prix des céréales soit
décidée, une répercussion sur le prix de la viande bovine
paraît indispensable pour préserver l'équilibre entre les
différents types de viande sur le marché Européen. Mais
une forte baisse principalement destinée à conquérir des
marchés extérieurs, et compensée seulement en partie par
des aides directes, soulève des difficultés d'une autre ampleur.
Tout d'abord, on peut de toute manière douter qu'une baisse de 30 % des
prix d'intervention suffise pour que la production Européenne puisse
s'imposer sans restitutions sur les marchés émergents, compte
tenu des prix pratiqués par les exportateurs d'Amérique du Nord
et du Sud. Il n'est pas même certain que cette baisse suscite un
mouvement marqué de reconquête du marché intérieur :
en effet, d'une part, on ne peut savoir dans quelle mesure elle sera
répercutée par la filière, et d'autre part, la relative
désaffection des consommateurs pour la viande bovine ne paraît pas
tenir seulement à un facteur de prix.
Ensuite, la compensation partielle de la baisse des prix, alors que le revenu
brut d'exploitation moyen des éleveurs bovins est déjà
inférieur à celui de la plupart des autres secteurs agricoles,
affaiblirait gravement nombre d'exploitations spécialisées. La
plupart
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*
)
des projections sur
les conséquences de la réforme proposée doivent être
considérées avec précaution dans la mesure où elles
ont été réalisées en tenant pour acquise la
suppression de la prime au maïs-ensilage, alors que celle-ci a finalement
été maintenue dans les propositions définitives ; en
outre, des inconnues subsistent puisque, dans le projet de réforme, des
marges importantes sont laissées aux Etats membres pour les
modalités d'application. Néanmoins, les analyses convergent pour
mettre en évidence une forte chute de l'excédent brut
d'exploitation, allant de 15 à 35 % selon les systèmes
d'exploitation. L'impact serait particulièrement négatif dans les
systèmes naisseurs, ce qui signifie que le bassin allaitant
français, déjà en situation de fragilité, se
trouverait particulièrement affecté, à l'encontre, une
fois de plus, des objectifs d'aménagement de l'espace.
Enfin, le remplacement des achats publics d'intervention par des aides au
stockage privé ferait peser une incertitude sur la possibilité de
conserver un soutien efficace des prix, notamment en cas de crise grave.
Au total, la réforme proposée mettrait en cause
l'équilibre de nombreuses exploitations et créerait de fortes
disparités entre les types de producteurs
. La tendance à la
concentration des exploitations se trouverait encouragée, accentuant le
processus de désertification de certaines zones. On irait ainsi, par
certains aspects, à l'exact opposé des objectifs affichés
par la Commission.
La cohérence de la réforme des
productions
laitières
apparaît plus incertaine encore
. La baisse
des prix de 15 % ne semble pas suffisante pour améliorer la situation
concurrentielle de la production Européenne sur le marché
mondial, puisque, dans le cas du beurre comme de la poudre de lait, les
restitutions sont de deux à quatre fois plus importantes que le taux
retenu. L'efficacité de la baisse serait certes plus grande dans le cas
des fromages, mais la quantité supplémentaire qui pourrait alors
vraisemblablement être exportée sans restitutions compenserait
seulement la diminution des exportations subventionnées qu'imposent les
accords du GATT pour les prochaines années. Ainsi, la réduction
des prix ne paraît pas réellement justifiée par la
perspective d'un développement des exportations Européenne.
On peut par ailleurs douter que les consommateurs Européens
bénéficient de manière significative de cette baisse
,
dans la mesure où le prix du lait à la production n'entre souvent
que pour une part relativement réduite dans le prix des produits
laitiers à la consommation.
En revanche, l'impact serait sensible et clairement négatif pour la
situation des producteurs de lait, le relèvement des aides directes ne
compensant que partiellement la baisse des prix des produits laitiers et de la
viande bovine. La chute de l'excédent brut d'exploitation pourrait,
selon les premières estimations, être supérieure à
15 %.
Compte tenu par ailleurs du coût élevé de la
réforme, on peut se demander si celle-ci a sa justification en
elle-même, ou si, dans les modalités actuellement
envisagées, elle n'a pas plutôt pour but principal de
préparer une réforme de plus grande ampleur incluant l'abolition
du système des quotas.
Enfin, la réforme proposée est-elle de nature à
fortifier la situation de l'agriculture dans la perspective de la reprise des
négociations commerciales internationales
? La Commission assure
qu'une réforme menée préalablement aux
négociations, selon le schéma retenu en 1992, donne une position
plus forte aux négociateurs Européens, qui peuvent s'abriter
derrière une législation récente et constituant une
concession.
On peut estimer au contraire que cette approche revient à
déplacer unilatéralement le point de départ de la
négociation, en défaveur de l'agriculture Européenne : ne
peut-on interpréter en ce sens la manière dont se sont
déroulées les négociations de l'Uruguay round ?
Toujours est-il que la démarche de la Commission ne paraît pas
pleinement convaincante, pour deux principales raisons
: d'une part, les
baisses de prix envisagées ne paraissent pas, du moins dans certains
secteurs, de nature à assurer aux productions Européennes une
compétitivité indépendante de l'octroi de restitution ;
d'autre part et surtout, il n'est pas acquis que les aides directes telles
qu'elles sont conçues dans la réforme, c'est-à-dire non
dépourvues de liens avec la production, ne se trouvent pas le moment
venu au centre de la controverse sur les subventions à l'agriculture.