B. L'AMPLIFICATION DE LA CONTESTATION POLITIQUE
La réélection à la présidence, pour un 7e mandat, du général Soeharto, l'accession de M. Habibie à la vice-présidence et la formation d'un nouveau gouvernement au mois de mars semblaient indiquer un "verrouillage" plus fort que jamais du système politique indonésien. Celui-ci n'a pas résisté à une contestation de plus en plus ouverte du "système Soeharto" qui ne laissait plus au Chef de l'Etat que l'issue de la démission.
1. Des apparences trompeuses : la réélection du général Soeharto et la mise en place d'un nouveau gouvernement
De
l'avis de nombreux observateurs, l'année 1998 devait s'avérer
particulièrement délicate, sur le plan politique, pour
l'Indonésie, car elle devait conduire à poser clairement la
question de la
succession du général Soeharto,
âgé de 76 ans, arrivant à l'échéance de
son 6e mandat.
Déjà, la campagne électorale pour les élections
législatives du mois de mai 1997 s'était
caractérisée comme la plus violente de ces trente
dernières années, avec près de 300 morts. Le score
élevé du Golkar, le parti officiel, ne pouvait masquer une
montée du mécontentement populaire qui n'avait pas
hésité à se manifester sur le thème de la
corruption ou des inégalités sociales.
A ces signes d'usure du pouvoir s'est ajouté l'effet de la crise
économique
, qui ne pouvait que renforcer la contestation de
l'équipe dirigeante.
Toutefois, le général Soeharto est apparu plus imperméable
que jamais aux turbulences politiques.
Alors que l'Indonésie s'enfonçait dans la crise, sa
réélection par acclamation le 10 mars
par
l'Assemblée consultative du peuple est apparue une fois encore comme une
formalité.
Le choix d'un civil, en l'occurrence le
Dr Habibie,
pour la
vice-présidence,
alors que le poste était occupé
depuis plusieurs années par un militaire, apparaissait comme une marque
d'affirmation de l'autorité présidentielle sur l'armée. En
confiant cette responsabilité à un proche, il s'agissait
également de montrer que le Président n'entendait pas se laisser
déstabiliser par les attaques visant son entourage. Enfin, le choix d'un
homme qui symbolisait le volontarisme industriel national, si critiqué
par le FMI au nom du libéralisme, signifiait également que
l'Indonésie ne voulait pas se laisser dicter sa conduite par
l'étranger.
Le
nouveau gouvernement
portait également la marque du
Président. Sa fille "Tutut" recevait le portefeuille des Affaires
sociales tout en étant appelée à jouer un rôle
réel beaucoup plus important. Certains observateurs envisageaient sa
candidature à la présidence du Golkar, ce qui pouvait, à
terme, la désigner en vue de la succession.
De même, des proches étaient nommés aux principaux postes
de l'armée, tel le général Wiranto, ancien aide de camp du
Président, au ministère de la défense, et le
général Prabowo, gendre de Soeharto, à la tête des
réserves stratégiques.
Une fois encore, le général Soeharto semblait renforcer son
emprise sur le régime, en alliant une pratique autoritaire du pouvoir
à un subtil jeu d'équilibre qui s'est appuyé
successivement sur l'armée, l'islam et certains milieux d'affaires.
Mais la gravité de la crise économique allait faire perdre au
pouvoir, aux yeux d'un nombre grandissant d'Indonésiens, sa
légitimité politique et conduire à une contestation
massive du "système Soeharto".
2. La contestation grandissante du "système Soeharto"
Pour
beaucoup d'observateurs, la solidité et la stabilité du
régime du général Soeharto tenaient à une sorte
de
consensus tacite
aux termes duquel le développement
économique et l'élévation rapide du niveau de vie avaient
pour contrepartie l'acceptation du pouvoir en place, malgré son
caractère autoritaire et son inclination pour la corruption ou le
népotisme. Il faut d'ailleurs souligner que si les proches du
Président ont particulièrement profité du décollage
économique, c'est un ensemble très large de fonctionnaires ou
d'entrepreneurs qui ont également tiré des dividendes du
système, et qui avaient d'une certaine manière
intérêt à son maintien.
Il est également reconnu que l'essentiel des intérêts
financiers accumulés par la famille présidentielle, quel que soit
le caractère contestable des méthodes utilisées pour les
acquérir, proviennent d'investissements réalisés en
Indonésie qui ont contribué au développement du pays.
De manière plus générale, on évoque volontiers la
tradition javanaise de soumission à l'autorité
établie
, de déférence envers le détenteur du
pouvoir, surtout s'il est âgé, de refus du conflit frontal.
La brutale remise en cause du développement économique a fait
voler ce consensus en éclat.
La délégation de votre commission a été
frappée, lors de ses rencontres avec des étudiants, de la
vigueur de la contestation universitaire
dans sa condamnation de
l'exercice autoritaire du pouvoir et des liens entre pouvoir politique et
intérêts économiques. Confinée dans un premier temps
à l'enceinte des campus, sous contrôle étroit de
l'armée, cette contestation s'est élargie à l'ensemble de
la société.
La délégation a pu également constater que
la
presse
, réputée docile et peu audacieuse,
s'est fait
l'écho de plus en plus ouvertement des revendications des
étudiants
, des aspirations aux réformes économiques et
politiques et de la condamnation de la corruption, de la collusion et du
népotisme, reprises sous l'acronyme "KKN".
Les ressorts de ce que l'on appelle sans détour "le système
Soeharto", jusqu'alors allusivement évoqués, sont devenus
très clairement dénoncés par les contestataires et
reconnus par bon nombre de responsables politiques, économiques ou de la
société civile.
Le
"système Soeharto"
se caractérise à la fois par
l'ampleur considérable des intérêts économiques
et financiers de la famille du Président
et par
la protection que
leur accorde le pouvoir politique
.
Chacun des six enfants du général Soeharto est en effet
impliqué dans l'économie indonésienne, souvent en
partenariat avec des hommes d'affaires indonésiens ou étrangers.
La fille aînée du Président, "Tutut", intervient ainsi dans
les autoroutes à péage, les infrastructures et l'audiovisuel,
tout en ayant des participations dans le système bancaire. Parmi les
fils de Soeharto, Sigit est présent dans le domaine bancaire, la
pétrochimie et l'automobile, Bambang dans l'automobile, les
télécommunications et le textile, Tommy dans le transport
pétrolier et l'automobile. A vrai dire, peu de secteurs de
l'économie indonésienne n'intéressent pas, de près
ou de loin, la famille du général Soeharto.
Dans ces conditions, de multiples décisions gouvernementales ont fait
apparaître la
collusion entre pouvoir politique et
intérêts familiaux
.
On citera par exemple les protections tarifaires dont bénéficie
la société pétrochimique détenue par Bambang, le
monopole sur la vente du clou de girofle, élément essentiel dans
la fabrication des cigarettes indonésiennes, dont
bénéficie Tommy. Ce dernier avait également obtenu
l'exemption des lourdes taxes qui frappent l'importation d'automobiles
étrangères pour lancer en partenariat avec un constructeur
sud-coréen et avec le soutien de banques publiques, la fabrication d'une
automobile nationale, la "Timor".
Ce constat pourrait également être étendu à d'autres
membres de la famille du général Soeharto, et à nombre de
ses amis proches.
Aux yeux de l'opinion publique, l'enrichissement considérable de
l'équipe dirigeante est devenu de moins en moins supportable à
mesure que le pays s'enfonçait dans la crise. Par ailleurs, les
pratiques de collusion allaient à l'encontre des aspirations des classes
moyennes issues du développement économique, soucieuses d'une
répartition plus équitable des fruits de la croissance et d'une
plus grande égalité des chances.
L'
amplification de la contestation
a résulté de la
conjugaison de trois facteurs :
- la
généralisation des mouvements étudiants
et
leur expansion en dehors des campus avec le soutien des puissantes associations
musulmanes, sans que l'armée, malgré quelques disparitions
inexpliquées d'opposants qui lui sont imputées, n'intervienne,
- le
développement des émeutes liées à la crise
économique
dans les grandes villes, qui
dégénèrent en pillages prenant principalement pour cible
la communauté chinoise, et qui contribuent à entretenir un climat
de chaos,
-
l'évolution de nombreux responsables politiques, militaires,
économiques
, qui prennent conscience de la dégradation
accélérée de la situation et qui considèrent que le
maintien du général Soeharto à la tête de l'Etat
entraîne le pays dans le chaos et devient un obstacle majeur au retour de
la confiance et au rétablissement de l'économie.
La généralsiation des désordres et des émeutes a
fait basculer une large part de ces responsables qui avaient jusqu'alors
campé dans un attentisme prudent, tout en reconnaissant, mais pas
publiquement, la nécessité de réformes politiques.
A cet égard, la décision prise le 20 mai, sous la pression des
étudiants, par le parti majoritaire, le Golkar, de demander une session
extraordinaire de l'Assemblée consultative du peuple devant se prononcer
sur la démission du Président et du Vice-Président, a
été décisive.
Ainsi, le Parlement s'est-il affranchi de la tutelle que lui imposait
l'exécutif, au point d'envisager la mise en oeuvre d'une
procédure de destitution à l'encontre du Président. Pour
éviter une telle issue, le
général Soeharto
présentait sa démission le 21 mai dernier
, permettant au
vice-président Habibie, d'accéder, selon les formes
constitutionnelles, à la Présidence de la République.