II. LE PROJET DE TRAITE DE LA PRESIDENCE IRLANDAISE
Le projet présenté par la présidence
irlandaise n'est pas un projet complet. C'est un schéma, un
"
cadre général
" qui, dans certains cas,
propose une nouvelle rédaction des dispositions du Traité -en
indiquant si cette nouvelle rédaction bénéficie d'un large
accord ou bien n'a qu'une valeur très indicative- et, dans d'autres cas,
s'abstient de proposer un texte.
J'ai cherché à situer ce projet par rapport au document du
Gouvernement définissant les priorités françaises. Il
apparaît, tout d'abord, que le projet de la présidence irlandaise
contient des éléments " en plus " : il aborde
certains sujets que ne mentionnait pas le document français. Le projet
de traité présente en revanche certains
" trous " : il ne suggère pas de rédaction dans
certains domaines jugés très importants par le document
français. Sur d'autres sujets, le projet de traité donne ce que
j'appellerai des " coups de chapeau " : la portée de
ses
propositions paraît limitée. Enfin, dans certains domaines, le
projet de traité paraît devoir déboucher sur des
progrès, voire sur d'importantes avancées.
Mon impression générale est celle d'un déséquilibre
dans la prise en compte des préoccupations en présence ; j'y
reviendrai au moment de conclure.
1. Les éléments " en plus "
a) Le projet de traité aborde la question des droits fondamentaux
En ce domaine, le projet de traité contient deux
nouveautés importantes :
La première est un article relatif à la
non-discrimination
. Il est ainsi rédigé :
" Dans le domaine d'application du présent traité (...)
le Conseil, statuant
à l'unanimité
sur proposition de la
Commission européenne et après
consultation
du Parlement
européen, peut prendre les mesures nécessaires en vue d'interdire
toute discrimination fondée sur le sexe, la race, l'origine ethnique ou
sociale, les croyances religieuses, un handicap, l'âge ou l'orientation
sexuelle ".
Il n'y a donc pas d'obligation d'agir pour le Conseil et l'unanimité est
requise.
On peut remarquer que la plupart des discriminations visées par
l'article sont déjà interdites par les lois fondamentales des
Etats membres. L'article va cependant plus loin en mentionnant
"
l'âge
" et "
l'orientation
sexuelle
". Il est cependant difficile de savoir ce qu'il faut
entendre par l'interdiction de toute discrimination fondée sur l'un ou
l'autre de ces deux critères.
La deuxième grande nouveauté au sujet des droits fondamentaux
concerne
l'égalité hommes/femmes
.
Le projet de traité autorise les Etats membres à prendre des
mesures dites de " discrimination positive " en faveur des
femmes. Il
s'agit d'une faculté donnée aux Etats membres, non d'une
obligation. Les Etats membres peuvent "
maintenir ou adopter des
mesures prévoyant des avantages spécifiques destinés
à faciliter l'exercice d'une activité professionnelle par les
personnes du sexe sous-représenté ou à prévenir ou
compenser des désavantages dans leur carrière
professionnelle
".
En revanche, le texte ne retient pas deux propositions qui ont
été longuement discutées :
- l'adhésion de la Communauté à la Convention
européenne des droits de l'homme,
- l'adoption par la Communauté d'un catalogue de droits fondamentaux.
Ces deux propositions semblent donc désormais abandonnées.
b) Le texte traite de l'emploi
Le projet de traité prévoit l'insertion d'un
titre consacré spécialement à l'emploi dans le
Traité sur l'Union européenne. Il s'agit là d'une demande
forte de certains Etats, qui estiment que cela favorisera la ratification du
nouveau traité.
Le projet de traité prévoit les mesures suivantes :
- l'emploi est considéré comme une question
d'intérêt commun ;
- le Conseil élabore chaque année des "
lignes
directrices
" pour la politique de l'emploi ;
- chaque Etat membre doit rendre compte par un rapport annuel de sa politique
de l'emploi "
à la lumière
" de ces "
lignes
directrices
" ;
- le Conseil peut adresser des recommandations aux Etats membres, et
également adopter des "
actions d'encouragement
"
destinées à soutenir et compléter l'action des Etats
membres. Toute harmonisation des législations est explicitement exclue.
2. Les "trous"
Alors que la volonté de rendre les institutions plus
efficaces dans la perspective de l'élargissement est au coeur du
document français,
le projet de traité ne contient aucune
proposition élaborée au sujet des grandes questions
institutionnelles
: extension de la majorité qualifiée,
pondération des voix au Conseil, flexibilité
("
coopérations renforcées
"), composition de la
Commission, pouvoirs du Parlement européen. Sur ces points essentiels,
la négociation n'a pas véritablement progressé
jusqu'à présent.
Il est à noter que la question de la
flexibilité
apparaît de plus en plus centrale dans les débats : cependant, les
points de vue demeurent pour l'instant très éloignés.
Ainsi, le Royaume-Uni considère que toute coopération
renforcée doit être autorisée par le Conseil statuant
à l'unanimité : il serait alors bien difficile que des
coopérations renforcées voient le jour. Les pays du Benelux, pour
leur part, souhaitent que les coopérations renforcées
fonctionnent selon un modèle très proche du premier pilier, avec
un rôle très important pour la Commission européenne, le
Parlement européen et la Cour de justice : or, comme les
coopérations renforcées doivent principalement s'appliquer aux
deuxième et troisième piliers, de telles conditions
dissuaderaient la plupart des Etats de recourir à cette formule.
Cependant, comme l'a souligné M. Michel Barnier, à supposer
que le nouveau traité ne contienne pas les dispositions adéquates
pour la mise en place de coopérations renforcées, il restera
possible - même si cela n'est nullement souhaitable - de
développer ces coopérations en dehors du traité, comme
cela a été fait par le passé pour les accords de Schengen.
3. Les "coups de chapeau"
a) La subsidiarité
Alors que la subsidiarité venait en tête des
priorités retenues par le document français, le projet de
traité se borne à proposer de reprendre, dans un protocole,
l'essentiel des conclusions adoptées par le Conseil européen
d'Edimbourg, en décembre 1992... Comme ces conclusions excluaient toute
forme de contrôle spécifique de la subsidiarité, leur
inscription dans le traité ne serait nullement un progrès :
en réalité, il s'agit plutôt de réaffirmer le
statu quo
dans ce domaine.
Il est clair que les Etats les plus bénéficiaires des
interventions communautaires s'opposent fermement à une application plus
rigoureuse du principe de subsidiarité, craignant qu'elle
n'entraîne une remise en cause de certaines des subventions qu'ils
reçoivent. On ne peut donc espérer que les négociations
débouchent sur un quelconque progrès dans ce domaine.
b) Les parlements nationaux
Les dispositions concernant les parlements nationaux sont
plus
substantielles et constituent un certain progrès par rapport au texte en
vigueur, même si, manifestement, l'association des parlements nationaux
est loi d'être une priorité dans le projet de traité,
contrairement au document français.
Le projet de traité suggère qu'un protocole soit consacré
aux parlements nationaux. Il leur garantirait tout d'abord un délai
minimum de quatre semaines pour l'examen de toute " proposition
législative " de la Commission européenne transmise au
Conseil en vue d'une décision. (Une ambiguïté subsiste
toutefois sur la notion de "
proposition
législative
"). Le protocole reconnaîtrait par ailleurs
le rôle collectif des parlements nationaux dans le cadre de la COSAC,
notamment dans le cas des textes relevant du " troisième
pilier " de l'Union européenne.
Le texte précise toutefois que certains gouvernements restent
réservés sur la reconnaissance du rôle de la COSAC.
4. Les progrès
Sous cette rubrique, je classerai -avec beaucoup de réserves- les aspects du projet de traité concernant la PESC. Certes, le texte est loin de paraître pleinement satisfaisant, mais il contient quelques pas en avant dans le sens souhaité par le document français.
a) La politique étrangère et de sécurité commune
La proposition française de donner "
une voix
et un visage
" à la PESC a été partiellement
intégrée au projet de traité, sous la forme d'un nouveau
statut pour le secrétaire général du Conseil. Celui-ci
contribuerait à la préparation des décisions du Conseil
ainsi qu'à leur exécution, et participerait à la
représentation extérieure de l'Union européenne.
Le projet de traité prévoit en outre un nouveau type de
troïka pour représenter l'Union européenne. Celle-ci serait
représentée par l'Etat exerçant la présidence,
assisté par le secrétaire général du Conseil et par
le commissaire européen compétent.
Par ailleurs, une "
structure de planification et d'alerte
précoce
" serait mise en place auprès du
secrétaire général du Conseil. Son rôle serait
notamment de rapprocher les analyses et conceptions des Etats membres, de
manière à permettre à l'Union de réagir plus
rapidement de manière cohérente.
Sur la question des méthodes de décision, le projet de
traité prévoit que l'unanimité reste nécessaire
pour décider d'une action commune, avec toutefois la possibilité
d'une "
abstention constructive
" de la part de
certains Etats
membres. En revanche, si une action commune est décidée, les
mesures d'application sont normalement prises à la majorité
qualifiée ; toutefois, un Etat membre peut opposer son veto à une
mesure d'application en invoquant une "
raison de politique
nationale
".
b) Les autres questions liées aux relations extérieures
La CIG a longuement débattu de
l'octroi de la
personnalité juridique à l'Union européenne
, sans
parvenir à un accord. Le projet de traité suggère une
rédaction, mais précise dans un commentaire qu'un accord sur
celle-ci est peu probable. La CIG pourrait s'orienter vers une formule
pragmatique qui, sans accorder la personnalité juridique à
l'Union européenne, lui permettrait, au cas par cas, de conclure des
accords au nom de ses membres, sur la base d'une décision du Conseil
prise à l'unanimité.
La CIG a également examiné la question d'une
compétence exclusive
de la Communauté pour les
relations économiques extérieures
. Là
également, le projet de traité envisage une rédaction,
sans dissimuler qu'elle suscite des réticences chez plusieurs Etats
membres. La France est réservée sur la formule proposée,
qui donnerait à la Commission européenne un monopole sur les
négociations commerciales, y compris dans le domaine des services (ce
qui pourrait recouvrir des domaines tels que l'éducation et la
santé), de la propriété intellectuelle et des
investissements directs étrangers, et qui pourrait indirectement
accroître les compétences communautaires sur le plan interne.
c) La politique commune de défense
Le projet de traité mentionne "
la
définition progressive d'une politique de défense commune, dans
la perspective d'une défense commune
".
Il maintient en même temps la règle de l'unanimité pour les
décisions de l'Union ayant des implications militaires ou dans le
domaine de la défense.
Sur la question très débattue des relations entre l'Union
européenne et l'UEO, le projet de traité propose des
éléments de rédaction, mais en indiquant que la question
"
devra encore être débattue
".
Au total, on peut considérer que la négociation n'a pas fait,
pour l'instant, de progrès dans le domaine de la défense.
5. Les avancées
Les avancées concernent principalement le troisième pilier.
a) La libre circulation des personnes
Le projet de traité est très ambitieux dans ce
domaine, d'autant qu'il retient une acception particulièrement large de
la notion de " libre circulation ".
Il prévoit que le Conseil "
arrête les dispositions
appropriées
", dans un délai
d'un an
après
l'entrée en vigueur du nouveau traité, pour "
assurer
l'absence de tout contrôle des personnes, qu'il s'agisse de citoyens de
l'Union ou de ressortissants de pays tiers, lorsqu'elles franchissent les
frontières intérieures
".
Le Conseil doit,
dans le même délai
, arrêter les
"
dispositions appropriées
" concernant :
- les contrôles des personnes aux frontières extérieures,
- les règles relatives aux visas pour les séjours d'une
durée maximale de trois mois,
- les règles concernant la libre circulation des ressortissants des pays
tiers pendant une durée maximale de trois mois à compter de leur
entrée sur le territoire de l'Union.
Le projet prévoit en outre que le Conseil prend, dans un délai
de
deux ans
, "
des dispositions
" concernant
le droit
d'asile, le statut des réfugiés, la politique d'immigration, la
lutte contre l'immigration clandestine, et, dans un délai de
trois
ans
, des dispositions concernant les droits des immigrés en
situation régulière.
La procédure de décision n'est pas précisée par
le projet de traité
et les incertitudes sont nombreuses : le droit
d'initiative doit-il être réservé à la Commission
européenne, ou partagé entre celle-ci et les Etats membres ?
Quels doivent être les rôles respectifs du Parlement
européen et des parlements nationaux ? Quel type de contrôle
doit exercer la Cour de justice ? A quelle condition de majorité
doivent être prises les décisions ?
La présidence irlandaise suggère, pour le droit d'initiative et
pour les conditions de la prise de décision, une démarche
progressive vers la communautarisation. Pendant une période initiale, le
droit d'initiative serait partagé entre les Etats membres et la
Commission, puis il reviendrait à la seule Commission. Pendant une
période initiale, l'adoption se ferait à l'unanimité, puis
on passerait à la majorité qualifiée.
Le ministre des Affaires européennes a porté un jugement
sévère sur ces propositions lors de son audition par la
délégation le 29 janvier dernier, estimant que le projet
irlandais propose une "
marche forcée
" vers la libre
circulation des personnes entre les Quinze, "
solution inacceptable
pour la France si, concomitamment, n'est pas prévu un accroissement
réel des conditions de sécurité pour les citoyens. Or les
mesures d'accompagnement proposées dans le document de la
présidence irlandaise sont inférieures à celles qui sont
définies par l'accord de Schengen, puisque, par exemple, ne sont
évoquées ni la mise en oeuvre d'un système d'information
analogue au Système d'information Schengen, qui contient
déjà quatre millions de données sur les personnes
recherchées ou les automobiles volées, ni de dispositions sur
l'aménagement des aéroports. Il convient donc de compléter
les propositions irlandaises pour ne pas rester en deçà des
exigences posées par l'accord de Schengen et même aller plus loin
que ces exigences
. "
b) La justice et les affaires intérieures
Le projet de traité donne une définition
étendue des questions considérées comme
" d'intérêt commun " :
1) " toutes les formes de coopération policière,
notamment en vue de prévenir et de combattre le terrorisme et les autres
formes de criminalité internationale, y compris la coopération
par l'intermédiaire d'Europol et le développement de ses
capacités opérationnelles ;
2) " la lutte contre la traite d'êtres humains et les crimes commis
contre des enfants ;
3) " la lutte contre le trafic de drogue ;
4) " la prévention du racisme et de la xénophobie, et la
lutte contre ces phénomènes ;
5) " la coopération judiciaire en matière pénale ;
6) " la coopération judiciaire en matière civile et
commerciale ;
7) " l'harmonisation des règles applicables dans les Etats membres
aux conflits de droit et de compétence en matière civile et
commerciale ;
8) " la prévention de la corruption et de la fraude à
l'échelle internationale, ainsi que la lutte contre ces
phénomènes ;
9) " la coopération douanière ".
Le projet de traité prévoit par ailleurs une large gamme
d'instruments :
- les "
positions communes
" engageant les Etats
membres,
- les "
actions opérationnelles
",
- les " décisions-cadres " sur le rapprochement des
législations,
- les "
conventions
" (avec la possibilité de
prévoir que, lorsque la convention aura été adoptée
par un certain nombre d'Etats membres, elle entrera en vigueur pour ces
mêmes Etats membres).
Cependant, des incertitudes importantes subsistent également,
concernant notamment
le calendrier, la procédure de décision
et le rôle de la Cour de justice.