LES CONCLUSIONS DE VOTRE DÉLÉGATION

Au terme de cette analyse consécutive à un séjour bref, mais exceptionnellement dense, à Ankara et à Istanbul, votre délégation estime être en mesure de formuler trois séries d'observations principales sur la situation en Turquie, sur les relations entre ce pays et l'Union européenne, et sur les relations franco-turques.

A. PREMIÈRE OBSERVATION : LA TURQUIE DOIT AUJOURD'HUI RELEVER, SUR LE PLAN INTÉRIEUR, DEUX DÉFIS MAJEURS : LA POUSSÉE ISLAMISTE ET LA QUESTION KURDE.

La très longue crise gouvernementale qui s'est ouverte après les élections législatives du 24 décembre 1995 et ne s'est dénouée que 73 jours plus tard, a illustré les délices et les poisons du régime démocratique et parlementaire turc. Mme Tansu Ciller et M. Mesut Yilmaz, malgré une profonde rivalité personnelle, se sont finalement entendus pour la mise en place d'une coalition laïque de centre-droit et sur un mécanisme de rotation à la tête du cabinet dont la mise en oeuvre risque de s'avérer malaisée. Mais, au-delà des jeux politiciens, cette issue, favorisée par l'armée, les médias et le grand public, marque aussi, d'une certaine manière, la victoire de la Turquie institutionnelle sur les parlementaires, dont certains auraient souhaité associer le parti islamiste du Refah, principal groupe politique du Parlement, aux responsabilités gouvernementales. Elle signifie l'exclusion maintenue des islamistes du pouvoir.

1. La résurgence islamiste

La résurgence islamiste demeure néanmoins un défi croissant pour la Turquie moderne, qui assume l'héritage de la laïcité et est tournée vers l'Europe et l'Occident.

L'islam fait naturellement partie intégrante de la culture de la Turquie, pays à 98 % musulman. Après avoir été enserré dans le corset de la laïcité kémaliste, il connaît aujourd'hui une nouvelle vigueur. Il dispose, avec le parti du Refah, d'une expression politique légale et structurée. Son influence est croissante depuis quelques années : il a conquis les mairies d'Istanbul et d'Ankara en mars 1994 ; il est devenu, en décembre dernier, le premier parti politique turc avec plus de 21 % des voix.

Ecarté des responsabilités gouvernementales -ce qui ne peut que rassurer dans l'immédiat les partenaires occidentaux de la Turquie-, le Refah est ainsi devenu la principale force d'opposition . Il ne manquera pas de dénoncer les injustices et la corruption et risque de renforcer son influence notamment dans les populations croissantes des banlieues insalubres en proie au chômage. En définitive, le succès électoral du Refah a une signification probablement moins religieuse que politique : il illustre l'essoufflement des partis qui se partagent le pouvoir et la désaffection d'une partie importante de l'opinion à leur égard. Le Refah dispose de surcroît de moyens financiers importants, accrus par des fonds venant de l'étranger, et du charisme de son chef, M. Erbakan, leader populiste qui fustige l'Occident et l'ordre existant.

Si le Refah dit accepter le jeu démocratique tel qu'il s'est progressivement affirmé depuis les années 80, deux dérives majeures doivent être évitées.

- La première serait naturellement une extension, voire une internationalisation, de la vague islamiste qui risquerait d'aboutir à une remise en cause du choix fondamental de la Turquie vers l'Occident et l'Europe. Il s'agirait là d'un renversement dont les conséquences seraient dévastatrices pour notre continent. On peut toutefois raisonnablement estimer que plusieurs facteurs permettront d'écarter un tel risque : le mouvement islamiste en Turquie est très diversifié, en raison notamment d'une forte minorité alévie de 12 millions d'habitants qui s'oppose au fondamentalisme et à l'orthodoxie sunnites ; les groupes islamistes extrémistes apparaissent très minoritaires et le Refah dispose d'une place légale dans le jeu politique turc. Toute analogie avec le FIS algérien par exemple serait superficielle et la Turquie, grand pays souverain depuis plus de cinq siècles et s'appuyant sur une classe moyenne solide, doit être capable d'absorber démocratiquement la vague islamiste.

- Un autre danger, qui doit être impérativement écarté, consisterait en une collusion entre le PKK et le mouvement islamiste extrémiste . Certains signes d'islamisation du PKK semblent à cet égard inquiétants. Ce serait sans doute le risque majeur pour la Turquie que de voir se constituer un pôle islamiste radical qui s'allierait à la revendication nationaliste kurde. De telles retrouvailles entre le PKK et l'islamisme constitueraient un rapprochement explosif, alors que le Refah, les confréries et leurs alliés incarnent jusqu'à présent un islam conservateur et modernisateur.

2. L'autre défi principal pour la Turquie est en effet naturellement la question kurde, intimement liée à celle des droits de l'homme.

Sur environ 25 millions de Kurdes répartis principalement entre la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie, la Turquie en rassemble en effet 10 à 12 millions. Ils sont fortement majoritaires dans les provinces du sud-est mais constituent aussi désormais -phénomène relativement récent- des minorités importantes dans les grandes villes, notamment Istanbul. Ils seraient également près de 500 000 au sein de la communauté turque en Allemagne.

On sait la tournure particulièrement sanglante qu'a prise la question kurde depuis que le PKK, parti d'inspiration stalinienne, est passé à la lutte armée depuis 1984. La guérilla menée par le PKK au nom de l'indépendance du Kurdistan aurait fait plus de 15 000 victimes depuis cette date.

La lutte armée engagée par l'armée turque avec des effectifs considérables -250 000 hommes dans les provinces du sud-est- paraît ainsi sans issue. Cette perpétuation du conflit pèse lourd dans l'image trop souvent négative de la Turquie à l'étranger.

Le rôle de l'armée dans la lutte contre le PKK a en effet entraîné des restrictions à l'exercice des libertés fondamentales et des violations des droits de l'homme qui portent gravement atteinte à la perception de la Turquie en Europe, ainsi que l'a illustré la résolution du Parlement européen du 13 décembre dernier accompagnant l'avis conforme sur l'accord d'union douanière ou, auparavant, les réactions à l'emprisonnement des députés du parti pro-kurde du DEP (dont Leyla Zana). La Turquie est, il faut aussi le dire, d'autant plus vulnérable à ces critiques qu'il s'agit d'un pays doté d'un système démocratique, contrairement aux autres Etats où vivent les populations kurdes (Iran, Irak et Syrie).

Il reste que la Turquie doit trouver les moyens de sortir du cycle terrorisme-répression dans le sud-est . Les mesures prises jusqu'ici restent modestes, même si la révision constitutionnelle de juillet 1995 et la réforme de l'article 8 de la loi anti-terroriste fin 1995 ont permis la libération de 170 détenus d'opinion et conduit les tribunaux à se montrer moins sévères.

Aux yeux de votre délégation -et même s'il appartient aux dirigeants turcs d'en décider- seule une approche politique de la question kurde peut apporter une solution effective et durable. L'aide économique aux provinces du sud-est, amorcée par Mme Ciller, doit être concrétisée. Une forme de décentralisation administrative semble également nécessaire, ainsi que des concessions dans le domaine des droits culturels. Enfin, la représentation au Parlement d'un parti pro-kurde fournirait une voie à la revendication kurde et donnerait un interlocuteur au pouvoir central turc.

C'est dans la mesure où elle réussira à maintenir ou à introduire les questions islamistes et kurdes dans le champ démocratique que la Turquie pourra approfondir son ancrage à l'Europe. Mais il appartient aussi aux pays européens, et d'abord à la France, d'accompagner cette évolution nécessaire à l'image de la Turquie, à sa démocratisation complète, à l'équilibre de la région et à ses relations avec l'Union européenne.

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B. DEUXIÈME CONCLUSION : L'UNION EUROPÉENNE DOIT ÉTABLIR, AU-DELÀ MÊME DE L'UNION DOUANIÈRE, UNE RELATION APPROFONDIE ET ADAPTÉE AVEC LA TURQUIE

La très grande majorité des Turcs -et notamment de ses responsables politiques, ceux du Refah mis à part- voient l'avenir de leur pays dans une association aussi étroite que possible avec l'Europe.

Cette orientation est historiquement ancienne et, sans remonter à l'Empire ottoman ou à Atatürk, a été confirmée à plusieurs reprises depuis la dernière guerre mondiale : adhésion à l'OTAN en 1952, accord d'association avec la Communauté en 1963, demande formelle d'adhésion en 1987, et tout récemment mise en oeuvre de l'accord d'union douanière signé le 6 mars 1995.

1. L'entrée en vigueur, le 1er janvier 1996, de l'union douanière constitue une étape très importante

Il faut à cet égard souligner que l'accord d'union douanière va bien au-delà des seules questions tarifaires :

- le volet économique et commercial est fondé sur la libre circulation des produits industriels et l'adaptation de la Turquie au marché unique par l'harmonisation de sa législation dans de nombreux domaines : concurrence, environnement, politique agricole ; de nombreux domaines de coopération nouvelle sont en outre prévus, permettant la participation de la Turquie au programme de réseaux d'infrastructures trans-européens ;

- le volet coopération financière -bien que jugé insuffisant par la plupart des responsables turcs- comporte, de la part de l'Union européenne, un engagement d'assistance financière substantiel : le déblocage, sur cinq ans, de 375 millions d'Ecus (protocole bloqué par la Grèce depuis 15 ans), 300 à 400 millions d'Ecus de prêts, et des prêts de la BEI pouvant aller jusqu'à 750 millions d'Ecus sur cinq ans ;

- enfin, le volet politique comporte l'intensification du dialogue et des mécanismes de coopération politique, notamment au niveau ministériel dans le cadre du Conseil d'association et par des rencontres entre le Premier ministre turc et les présidents du Conseil et de la Commission européenne.

L'union douanière constitue ainsi un cadre de rapprochement évolutif et un projet politique véritable. Il n'apporte toutefois que partiellement satisfaction aux responsables politiques turcs.

2. La Turquie souhaite une relation plus approfondie avec l'Union européenne dans une perspective d'intégration

L' attirance européenne de la Turquie est profonde et ancienne. La vocation européenne de la Turquie rencontre une large adhésion. Les partis politiques favorables à l'intégration européenne représentent environ 75 % de l'électorat .

La Turquie a d'autre part accompli des efforts considérables pour adapter sa législation et sa réglementation aux impératifs de l'Union européenne.

Ankara n'en a pas moins le sentiment d'être toujours maintenue, sinon à la porte, du moins en lisière de la Communauté . Pays en voie de développement, elle a l'impression d'embarrasser par sa demande les pays riches d'Europe occidentale. Pays musulman, elle est maintenue sur le seuil de l'Europe chrétienne. Elle l'admet d'autant plus difficilement que la Grèce est déjà membre à part entière et que l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale paraît désormais considéré comme inéluctable.

C'est pourquoi, si l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie ne peut être considéré comme une perspective raisonnable dans des délais rapprochés, il paraît nécessaire de construire entre l'Union européenne et la Turquie une relation approfondie et adaptée à son cas particulier , fondée sur des solidarités tangibles et débouchant éventuellement sur un statut sur mesure .

Votre délégation estime dans cet esprit que les Européens devraient notamment envisager -sans se laisser bloquer par les contentieux gréco-turcs- :

- un renforcement de la coopération financière avec la Turquie, qui reste à la mesure de l'Union européenne,

- et une association plus étroite de la Turquie à la PESC , sur le modèle du dialogue structuré dont bénéficient déjà les pays d'Europe centrale et orientale, Chypre et Malte.

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C. DERNIÈRE SÉRIE D'OBSERVATIONS : LA QUALITÉ PARTICULIÈRE DES RELATIONS FRANCO-TURQUES

Par la qualité des relations bilatérales entre Paris et Ankara, la France apparaît, à bien des égards, comme le principal allié de la Turquie en Europe et comme le pays le mieux placé pour favoriser le renforcement des relations entre l'Union européenne et Ankara.

1. Une coopération économique et culturelle bilatérale active

- Sur le plan économique , les relations bilatérales franco-turques ont fait un remarquable bond en avant depuis le retour à la démocratie et, singulièrement, au cours des dernières années. Quelques chiffres l'illustrent clairement :

. les échanges commerciaux bilatéraux sont passés de 5 milliards en 1986 à 15,4 milliards en 1993 (année, il est vrai, exceptionnelle) et à 12,8 milliards en 1994 ;

. la France est le 3ème client et le 4ème fournisseur de la Turquie (après l'Allemagne, les Etats-Unis et l'Italie), avec 6,3 % de parts de marché ;

. le nombre d' entreprises françaises implantées en Turquie a spectaculairement augmenté, passant de 9 en 1986 à 160 fin 1994 ;

. surtout, la France occupe depuis 1990 le premier rang parmi les investisseurs en Turquie , avant les Pays-Bas et l'Allemagne.

Il s'agit là de résultats très intéressants s'agissant d'un pays de plus de 60 millions d'habitants disposant d'un PNB par habitant d'environ 5 000 dollars (en parité de pouvoir d'achat), la Turquie étant un pays émergent au fort potentiel de développement, ouvert sur les marchés extérieurs et constituant une véritable passerelle vers les pays de la mer Noire et d'Asie centrale.

- Sur le plan culturel , ensuite, la France poursuit une politique de coopération ancienne, centrée sur Istanbul et Ankara. Cette action culturelle a été renouvelée en optant pour un effort de formation de l'élite universitaire turque . C'est là une orientation particulièrement positive, trop souvent négligée dans les autres pays.

Dans ce cadre, le projet de création d'un établissement d'enseignement francophone intégré autour de l'actuel lycée de Galatasaray est devenu la priorité de notre action. Ce projet, qui engage la France en Turquie pour une très longue durée, a démarré en 1994 et achèvera sa montée en puissance en l'an 2000.

2. Des relations politiques et diplomatiques de forte densité

La densité des relations politiques bilatérales constitue enfin un autre facteur positif, favorisé par la très bonne image dont dispose la France en Turquie.

Ces relations doivent s'inscrire dans le cadre de notre politique méditerranéenne , dont la conférence de Barcelone a constitué une importante illustration, et qui représente une ambition nécessaire pour l'Europe, en particulier pour contenir l'intégrisme. Une bonne entente avec la Turquie est, à cet égard, extrêmement utile et favorise de bonnes relations à la fois avec les pays turcophones d'Asie centrale et les pays riverains de la mer Noire.

Ces relations positives n'empêchent naturellement pas la France d'intervenir auprès des autorités turques et de suivre avec la plus grande attention la situation des droits de l'homme dans ce pays. Paris affirme également sa conviction que seul le dialogue politique peut apporter une solution satisfaisante au très difficile problème kurde .

Mais la qualité des relations bilatérales fait aussi de la France un des principaux soutiens d'Ankara dans les relations de la Turquie avec l'Union européenne.

Elle peut aussi être mise à profit pour apaiser les relations gréco-turques , fondamentalement conflictuelles. Ainsi, le récent incident, en février dernier, à propos de l'îlot d'Imia-Kardak en mer Egée, a ravivé l'ensemble des contentieux entre Athènes et Ankara : délimitation de la frontière, plateau continental, limite des eaux territoriales, espace aérien, démilitarisation de centaines d'îles. Votre délégation estime qu' une initiative française serait particulièrement bienvenue pour favoriser la reprise d'un dialogue nécessaire pour régler des contentieux qui menacent la stabilité régionale et empoisonnent les relations entre la Turquie et l'Union européenne.

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Au total, la Turquie est peut-être l'un des pays sur lequel il existe le plus de préjugés et d'idées fausses. La Turquie est mal connue. Elle est encore perçue, à tort, comme une société monolithique, voire totalitaire. Elle souffre, selon une formule d'André Fontaine, d' « un déficit d'image qui se traduit par un déficit d'affection ».

Combler ce déficit est une nécessité. Cela favorisera l'approfondissement des relations entre la Turquie et l'Union européenne. Cela contribuera aussi à aider la Turquie à surmonter les multiples défis auxquels elle est confrontée.

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