Rapport d'information n° 292 (1995-1996) de MM. Xavier de VILLEPIN , Guy PENNE et Christian de LA MALÈNE , fait au nom de la commission des affaires étrangères, déposé le 27 mars 1996
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INTRODUCTION
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I. LES DONNÉES POLITIQUES : LES DÉFIS
DE LA SITUATION INTÉRIEURE TURQUE
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II. LES DONNÉES ÉCONOMIQUES : QUELLE
INTÉGRATION EUROPÉENNE POUR LA TURQUIE ?
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A. LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE LA
TURQUIE
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B. LA TENTATION EUROPÉENNE
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C. LA FRANCE, PARTENAIRE MAJEUR DE LA
TURQUIE
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A. LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE LA
TURQUIE
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III. LES DONNÉES INTERNATIONALES : UNE
REDÉFINITION LIMITÉE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE
TURQUE
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I. LES DONNÉES POLITIQUES : LES DÉFIS
DE LA SITUATION INTÉRIEURE TURQUE
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LES CONCLUSIONS DE VOTRE
DÉLÉGATION
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A. PREMIÈRE OBSERVATION : LA TURQUIE DOIT
AUJOURD'HUI RELEVER, SUR LE PLAN INTÉRIEUR, DEUX DÉFIS MAJEURS :
LA POUSSÉE ISLAMISTE ET LA QUESTION KURDE.
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B. DEUXIÈME CONCLUSION : L'UNION
EUROPÉENNE DOIT ÉTABLIR, AU-DELÀ MÊME DE L'UNION
DOUANIÈRE, UNE RELATION APPROFONDIE ET ADAPTÉE AVEC LA
TURQUIE
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C. DERNIÈRE SÉRIE D'OBSERVATIONS :
LA QUALITÉ PARTICULIÈRE DES RELATIONS FRANCO-TURQUES
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A. PREMIÈRE OBSERVATION : LA TURQUIE DOIT
AUJOURD'HUI RELEVER, SUR LE PLAN INTÉRIEUR, DEUX DÉFIS MAJEURS :
LA POUSSÉE ISLAMISTE ET LA QUESTION KURDE.
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A N N E X E S
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ANNEXE N° 1 - CARTE D'IDENTITÉ DE LA
TURQUIE
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ANNEXE N° 2 - GRANDE ASSEMBLÉE
NATIONALE DE TURQUIE
N° 292
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SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1995-1996
Annexe au procès-verbal de la séance du 27 mars 1996
RAPPORT
D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1), à la suite d'une mission effectuée en Turquie , du 26 au 29 février 1996.
par MM. Xavier de VILLEPIN, Guy PENNE
et Christian de LA MALÈNE
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : MM. Xavier de Villepin, président ; Yvon Bourges, Guy Penne, Jean Clouet, François Abadie, vice-présidents ; Mme Danielle Bidard-Reydet, Michel Alloncle, Jacques Genton, Jean-Luc Mélenchon, secrétaires ; Nicolas About, Jean-Michel Baylet, Jean-Luc Bécart, Mme Monique ben Guiga, MM. Daniel Bernardet, Didier Borotra, André Boyer, Mme Paulette Brisepierre, MM. Michel Caldaguès, Robert Calmejane, Charles-Henri de Cossé-Brissac, Pierre Croze, Marcel Debarge, Bertrand Delanoë, Jean-Pierre Demerliat, Xavier Dugoin, André Dulait, Hubert Durand-Chastel, Claude Estier, Hubert Falco, Jean Faure, Gérard Gaud, Philippe de Gaulle, Daniel Goulet , Yves Guéna, Jacques Habert, Marcel Henry, Christian de La Malène, Edouard Le Jeune, Maurice Lombard, Philippe Madrelle, Pierre Mauroy, Paul d'Ornano, Charles Pasqua, Alain Peyrefitte, Bernard Plasait, Jean-Pierre Raffarin, Michel Rocard, André Rouvière, Robert-Paul Vigouroux, Serge Vinçon.
INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Une délégation de votre commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, composée de MM. Xavier de Villepin, président, Guy Penne et Christian de La Malène, a effectué, du 26 au 29 février 1996, une mission d'information en Turquie, à Ankara et à Istanbul.
L'attention vigilante que porte notre commission à l'évolution de la Turquie et aux relations bilatérales franco-turques -qui avaient déjà justifié un déplacement de nos collègues MM. Yves Guéna et André Rouvière en juin 1993- est naturellement liée à la place que joue la Turquie -trait d'union géographique entre l'Occident et l'Orient- comme élément de la stabilité européenne , sur le flanc sud de notre continent, au coeur d'une des zones les plus instables de la planète.
Mais cet intérêt est encore renforcé, en ce début d'année 1996, par deux événements d'actualité dont les conséquences doivent être précisément appréciées :
- les élections législatives du 24 décembre 1995 qui ont vu, pour la première fois depuis la fondation de la République laïque par Mustafa Kemal Atatürk, un parti islamiste -le « Refah », « parti de la Prospérité »- devenir la première formation politique de Turquie, même si, au terme d'une longue crise gouvernementale qui s'est dénouée au moment même du séjour de votre délégation en Turquie, une nouvelle coalition de centre-droit a été finalement mise en place ;
- et l'entrée en vigueur, le 1er janvier 1996, de l'accord d'union douanière conclu entre la Turquie et l'Union européenne, signé le 6 mars 1995 après de très longues négociation et que le Parlement européen a approuvé, le 13 décembre dernier, tout en l'accompagnant d'une résolution demandant aux autorités turques d'améliorer la situation des droits de l'homme et de trouver une solution pacifique au problème kurde ainsi qu'à la question de Chypre.
La qualité et la densité des entretiens qu'a pu avoir la délégation de notre commission -notamment avec le Président de la République, M. Demirel- lui ont permis d'approcher les principaux dossiers majeurs pour l'avenir de la Turquie. Nous le devons d'abord à la qualité de l'accueil que les autorités turques ont souhaité réserver à notre délégation. Nous le devons aussi à l'assistance très précieuse qui nous a été apportée, tant à Ankara qu'à Istanbul, par S. Exc. M. François Dopffer, Ambassadeur de France en Turquie, par M. Jean-Michel Casa, Consul général à Istanbul, et par tous ceux de leurs collaborateurs qui ont permis le parfait déroulement des travaux de la délégation.
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Les travaux de votre délégation
L'arrivée de votre délégation à Ankara, le lundi 26 février 1996, a coïncidé avec la reprise et, quelques jous plus tard, l'aboutissement des négociations entre les deux partis de centre-droit dirigés respectivement par Mme Tansu Ciller et M. Mesut Yilmaz à l'issue d'une crise gouvernementale de plus de deux mois.
Dans ce contexte particulièrement intéressant pour apprécier le fonctionnement de la vie politique turque, la délégation sénatoriale a bénéficié d'une série d'entretiens caractérisés à la fois par leur diversité et leur très haut niveau. Elle a notamment rencontré parmi les personnalités politiques turques :
- le Chef de l'Etat turc, le Président Suleyman Demirel,
- le nouveau président de la Grande Assemblée nationale turque, M. Mustafa Kalemli,
- le ministre des Affaires étrangères, M. Deniz Baykal, également président du CHP, parti de centre-gauche,
- M. Bulent Ecevit, président du parti de la gauche démocratique (DSP),
- et M. Müntaz Soysal (DSP), président sortant de la commission des Affaires étrangères et ancien ministre des Affaires étrangères, francophone de grande culture, auquel la délégation doit une particulière reconnaissance pour l'accueil qu'il lui a réservé et qui a organisé plusieurs rencontres avec des parlementaires turcs appartenant à toutes les sensibilités politiques , y compris le parti islamiste du Refah.
La délégation a également pu participer, tant à Ankara qu'à Istanbul, à une série de réunions ou de dîners de travail qui lui ont notamment permis de rencontrer :
- M. Ali Tigrel, ancien conseiller de Mme Ciller pour les affaires communautaires et l'un des principaux négociateurs pour la Turquie de l'accord d'union douanière,
- M. Aktan, sous-secrétaire adjoint aux Affaires étrangères, chargé des questions européennes, et ses collaborateurs,
- et de nombreux hommes politiques, personnalités du monde économique, spécialistes des questions stratégiques et journalistes turcs.
La délégation a naturellement rencontré, à Ankara comme à Istanbul, de nombreux représentants de la communauté française en Turquie (environ 2 500 personnes alors que la colonie turque en France s'élève à 260 000 personnes). Elle a enfin pu faire le point sur la situation du lycée Charles de Gaulle à Ankara (450 élèves, dont 65 % de Turcs) et visiter, à Istanbul, d'une part le lycée franco-turc Saint-Benoit (1 600 élèves), et d'autre part l'université francophone de Galatasaray où enseignent 35 professeurs français.
Cinq thèmes principaux ont été évoqués à l'occasion de ces multiples contacts.
- S'agissant de la situation politique intérieure en Turquie, le déroulement de la crise gouvernementale retenait naturellement l'attention de tous les interlocuteurs de la délégation. En dépit de sa longueur et des critiques sévères adressées aux leaders des partis (notamment en raison de la rivalité aiguë entre Mme Ciller et M. Yilmaz), cette crise a aussi constitué une illustration de la vitalité du jeu de la démocratie parlementaire en Turquie. Sur le fond des choses, l'accord finalement conclu entre les deux partis de centre-droit a été globalement accueilli avec une forme de soulagement : l'arrivée au pouvoir du parti islamiste a été écartée, la vocation européenne et l'identité laïque de la Turquie ont été préservées. Il reste que le Refah est considéré comme un parti légaliste, représentatif d'un fort courant de l'opinion publique, qui est appelé à jouer un rôle important dans le jeu parlementaire. Il est tout aussi clair, que si l'alliance ANAP-DYP reflète le choix des électeurs, la formule retenue d'une rotation de M. Yilmaz puis de Mme Ciller au poste de Premier ministre risque d'être d'un maniement malaisé.
- Sur la question kurde, l'optimisme n'est pas de rigueur face à un problème extrêmement difficile et une situation gravement détériorée. Il existe toutefois, selon plusieurs interlocuteurs de votre délégation et notamment les représentants des partis de centre-gauche, une certaine concordance de vues laissant espérer des initiatives pour répondre à certaines aspirations kurdes. Il s'agit toutefois, selon une expression de M. Soysal d' « une vision qui attend son leader ».
- En ce qui concerne les relations entre la Turquie et l'Union européenne, elles sont apparues au centre des préoccupations et des interrogations turques. Le souci de ne pas rester dans l'antichambre de l'Europe a été un leimotiv constant des interlocuteurs de la délégation, au moment même où venait de se produire une nouvelle crise avec la Grèce. L'union douanière , entrée en vigueur le 1er janvier 1996, suscite des commentaires différents : jugée comme très positive à droite, elle est critiquée à gauche et, plus encore, par le parti islamiste. Les concessions faites par la Turquie sont jugées excessives. La modestie de la coopération financière provoque une amertume non dissimulée. Surtout l'objectif -exprimé parfois de façon très vive- demeure une adhésion pleine et entière : l'union douanière ne doit être qu'une étape intérimaire alors que l'Union européenne se prépare à accueillir les pays d'Europe centrale et orientale.
- S'agissant des relations extérieures de la Turquie, les positions exprimées par les personnalités turques rencontrées sur les relations gréco-turques ont fait apparaîre un large consensus : la Turquie n'a aucune visée expansionniste, elle souhaite résoudre les différends par la voie du dialogue, elle est ouverte à la reprise d'un processus du type de celui initié à Davos il y a une dizaine d'années par les Premiers Ministres turc et grec de l'époque. La France pourrait apporter une contribution utile à ce type d'exercice diplomatique.
Au sujet de la politique régionale de la Turquie dans une zone particulièrement troublée, les autorités turques, et notamment le Chef de l'Etat, ont notamment réaffirmé leur souhait de voir se poursuivre le processus de paix au Moyen-Orient et la stabilisation durable du régime en Russie. La liste des voisins de la Turquie suffit toutefois à rappeler la multiplicité des problèmes posés, comme le conflit du Nagorny-Karabakh, les relations avec la Syrie, ou la réintégration progressive de l'Irak dans la communauté internationale.
- Concernant enfin les relations bilatérales franco-turques, toutes les personnalités turques rencontrées ont formulé une appréciation extrêmement positive de la politique de la France en Turquie, considérée comme le principal allié d'Ankara en Europe. Le Président Demirel s'est exprimé à cet égard très nettement devant la délégation : la Turquie, reconnaissante du rôle primordial joué par la France pour rapprocher la Turquie de l'Europe, se félicite de cette amitié et entend développer les relations bilatérales. Il a relevé notamment avec satisfaction l'importance des investissements français en Turquie, la qualité de notre coopération en matière d'industrie de défense, en faisant valoir les possibilités futures d'étendre celle-ci. De même, les hommes d'affaires français devaient être sensibilisés aux opportunités, qui s'offrent à eux en Asie centrale, de s'associer avec des industriels turcs. Sur le terrain politique il a appelé de ses voeux une implication plus forte de la France dans le traitement du conflit du Nagorny-Karabakh. Il a enfin insisté sur la nécessité d'accroître, dans tous les domaines, le dialogue pour mieux se connaître et se comprendre, reprenant ainsi un thème largement abordé par l'ensemble des interlocuteurs de la délégation : la Turquie a un déficit d'image qui ne peut être comblé que par le dialogue et l'échange.
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Défis et tentations de la Turquie
Les informations ainsi recueillies par notre délégation à l'occasion de cette mission mettent en lumière l'ampleur des défis que doit aujourd'hui relever la Turquie et que le présent rapport s'efforce d'éclairer.
Par delà l'hypothèque majeure que continue de constituer -sur le plan intérieur comme pour l'image de la Turquie sur la scène internationale- la question kurde, ce pays paraît aujourd'hui soumis à une triple tentation :
- la première, qui doit être vigoureusement écartée, est celle d'une éventuelle dérive islamiste dont la crainte a pu être avivée par la percée électorale du Refah, mais qui ne saurait faire oublier les spécificités fortes de la Turquie au sein du monde musulman qui doivent conduire à écarter toute analogie fallacieuse avec la poussée islamiste dans d'autres pays ;
- la deuxième tentation, qui doit être au contraire encouragée sur la base de relations de partenariat dynamiques avec l'Union européenne, est celle du rapprochement avec l'Union européenne, dont la mise en oeuvre satisfaisante de l'accord d'union douanière doit constituer une étape décisive et qui est, à terme, la meilleure garantie de l'ancrage occidental d'une Turquie moderne et démocratique ;
- enfin, une troisième tentation, qui ne doit pas être ignorée, est celle d'un renouveau du rôle régional de la Turquie dans le nouveau contexte géopolitique, à la suite du démembrement de l'ex-URSS ; les orientations de la politique étrangère turque doivent, à cet égard, être suivies avec attention, même si elles écartent désormais clairement l'illusoire tentation du panturquisme.
Ces différentes considérations doivent conduire, aux yeux des membres de votre délégation, à renforcer et à développer encore les relations bilatérales franco-turques, même si notre pays constitue d'ores et déjà un partenaire majeur de la Turquie puisqu'il en est -situation assez rare pour être soulignée- le premier investisseur étranger et, selon les ans, le quatrième ou cinquième fournisseur.
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I. LES DONNÉES POLITIQUES : LES DÉFIS DE LA SITUATION INTÉRIEURE TURQUE
A. LES DONNÉES POLITIQUES INTÉRIEURES
La coalition gouvernementale dirigée depuis juin 1993 par Mme Tansu Ciller -première femme ayant accédé au poste de Premier ministre depuis la proclamation de la République turque en 1923- n'a pas résisté à la crise politique de l'automne 1995. Après la constitution d'un gouvernement minoritaire, les élections législatives anticipées du 24 décembre 1995 ont donné lieu à une très longue crise gouvernementale.
1. L'échiquier politique turc
Cinq partis politiques dominent le jeu politique turc :
- d'abord les deux partis rivaux de droite ou de centre-droit :
. le « parti de la juste voie » (DYP), dirigé par Mme Tansu Ciller, conservateur, héritier du parti de la justice de l'actuel Président de la République, M. Suleyman Demirel ;
. et le « parti de la mère patrie » (ANAP), libéral-conservateur, fondé après l'intervention militaire de 1980 par l'ancien Président Turgut Özal, et aujourd'hui dirigé par M. Mesut Yilmaz, rival de Mme Ciller.
- ensuite les deux partis sociaux-démocrates :
. le parti républicain du peuple (CHP) qui a été créé dans les années 1920 par Mustafa Kemal et représente la continuité des idées kémalistes ; il est aujourd'hui dirigé par M. Deniz Baykal ;
. le parti de la gauche démocratique (DSP), représentant de la gauche nationaliste, qui s'appuie sur la personnalité de M. Bulent Ecevit, ancien leader du CHP .
- enfin, bien sûr, le Refah, parti de la Prospérité, parti islamiste dirigé par un leader populiste, ingénieur de formation, M. Necmettin Erbakan, dont la progression électorale s'était déjà manifestée de façon spectaculaire lors des élections locales de 1994 où il avait recueilli 17,3 % des suffrages, conquérant notamment les mairies d'Istanbul et d'Ankara.
Il faut également citer, parmi les autres partis politiques turcs, non représentés au Parlement :
- le parti du mouvement national (MHP), mouvement ultra-nationaliste dirigé par le leader d'extrême-droite, le colonel Turkes, souvent allié aux partis de droite ;
- le mouvement de la nouvelle démocratie (YDH), nouveau parti libéral dirigé par un homme d'affaires, M. Cem Boyner ;
- et le parti de la démocratie du peuple (Hadep), qui prend la défense des droits de la population kurde , en s'inscrivant dans la continuité des partis pro-kurdes précédemment interdits (le HEP et le DEP).
Enfin, le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en lutte armée contre l'Etat turc depuis 1984 et dirigé par Abdullah Ocalan, est illégal.
2. La crise gouvernementale consécutive aux élections législatives du 24 décembre 1995
Les résultats des élections législatives anticipées du 24 décembre dernier ont eu pour principal résultat la poursuite de la progression électorale du parti islamiste, le Refah, devenu, avec 21,32 % des voix (près de 6 millions de voix), le premier parti du pays.
L'élection des 550 députés de la Grande Assemblée nationale, s'est déroulée, selon la nouvelle loi électorale, à la représentation proportionnelle par circonscription ; sur les 55 partis politiques qui se sont affrontés, seuls les cinq partis les plus importants sont représentés au Parlement puisque 10 % des suffrages exprimés à l'échelle nationale sont désormais exigés pour obtenir des sièges, ce qui a notamment eu pour conséquence de priver le parti Hadep pro-kurde de toute représentation dans la nouvelle assemblée.
Le succès électoral du parti islamiste, incontestable, a fait sensation. Il mérite toutefois d'être relativisé, tant dans son ampleur que dans ses conséquences.
Son avantage en voix (21,32 %) est d'abord très faible sur les deux partis de la droite turque (l'ANAP de M. Yilmaz, 19,65 % des voix, et le DYP de Mme Ciller, 19,20 %) qui rassemblent, à eux deux, près de 40 % des voix et ne se distinguent guère que par les rivalités de leurs leaders respectifs.
Près de 80 % des électeurs turcs ont ainsi rejeté les positions radicales du parti islamiste (remise en cause de la laïcité et rupture avec l'Occident) et, d'une certaine manière, confirmé le choix de l'ouverture vers l'Europe, symbolisé par l'entrée en vigueur de l'accord d'union douanière.
En terme de sièges, le Refah dispose de 158 députés sur 550, tandis que le DYP et l'ANAP en comptent respectivement 135 et 133. Les deux partis de droite obtiennent ainsi une quasi-majorité absolue au Parlement, sans toutefois l'atteindre. La formation d'un gouvernement de coalition était donc nécessaire.
Après l'échec des tentatives de M. Erbakan puis de Mme Ciller, M. Mesut Yilmaz a été à son tour chargé par le Président de la République de former le gouvernement. Après avoir tenté de s'allier au parti islamiste du Refah -qui a ainsi été sur le point de participer au gouvernement-, les deux partis de centre-droit -l'ANAP et le DYP- ont été contraints de mettre -provisoirement ?- un terme à une rivalité qui remonte aux années 80 (entre Turgut Özal et Suleyman Demirel), encore exacerbée aujourd'hui par l'hostilité personnelle entre Mme Ciller et M. Yilmaz.
Sous la pression discrète de l'armée -garante de la laïcité- et ouverte des médias, une coalition laïque de centre-droit a été finalement mise sur pied le 6 mars dernier, après plus de deux mois de crise politique. La coalition entre l'ANAP et le DYP, minoritaire à l'Assemblée nationale, sera soutenue de l'extérieur par le DSP de M. Bulent Ecevit. Son fonctionnement harmonieux sera toutefois d'autant plus malaisé que les responsables se sont mis d'accord sur un mécanisme incertain de rotation à la tête du gouvenement : M. Yilmaz en 1996, Mme Ciller pour les deux années suivantes, et à nouveau un leader de l'ANAP en 1999.
3. Vers la remise en cause des principes kémalistes ?
Le succès -même relatif- du Refah conduit à s'interroger plus généralement sur la pérennité ou la remise en cause des principes kémalistes dans la Turquie d'aujourd'hui.
Il convient de rappeler les principes doctrinaux du kémalisme -symbolisés par les six flèches de l'emblème du Parti républicain du peuple - : le républicanisme, le nationalisme, la laïcité, le populisme, l'étatisme et le réformisme, principes inscrits dans la Constitution en 1937.
Réduit à des principes rigides, le kémalisme est, à bien des égards, remis en cause dans la Turquie des années 90 : la laïcité intransigeante a reculé devant la montée de l'islamisme ; de nouvelles élites ont modifié la conception initiale du républicanisme ; l'étatisme est battu en brèche par une politique économique libérale ; le pluralisme démocratique et l'industrialisation ont fait reculer le populisme ; le réformisme radical a cédé la place à une modernisation conservatrice ; et le nationalisme tend à se diluer dans l'ouverture économique et les perspectives d'intégration européenne.
Il reste que s'il est conçu, non pas comme le respect de principes stricts, mais comme une démarche pragmatique vers l'émergence d'une Turquie moderne, démocratique, sécularisée et industrialisée, le kémalisme garde toute son actualité. Sa contribution à l'édification de la Turquie du XXIe siècle demeure, de ce point de vue, essentielle.
Et, si des évolutions importantes restent à accomplir -notamment en matière de droits de l'homme et de droit des minorités, principalement kurdes- il est raisonnable de parler, non pas d'abandon du kémalisme, mais de phase post-kémaliste.
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B. LA MOUVANCE ISLAMISTE EN TURQUIE : ÉVITER LA DÉRIVE DE L'ISLAMISME D'ETAT
La poussée de l'islamisme politique en Turquie constitue un événement politique majeur. Ses conséquences doivent être toutefois limitées par les fortes spécificités de la Turquie par rapport au reste du monde musulman. C'est pourquoi la problématique de l'islam en Turquie ne saurait en aucun cas être posée dans les mêmes termes que dans d'autres pays, comme l'Iran ou l'Algérie.
1. La progression de l'islamisme politique : un événement politique majeur
La progression du parti de la Prospérité aux dernières élections législatives -confirmant et amplifiant ses résultats des élections municipales du 27 mars 1994- constitue un fait politique de première importance. Dans le climat politique, volontiers passionnel, de la Turquie, la crainte suscitée par ces résultats, ressentie parfois comme un véritable séisme politique, est en soi préoccupante.
Ce succès électoral revêt une portée symbolique considérable puisque, après avoir enlevé les mairies d'Istanbul et d'Ankara -la ville symbole du kémalisme-, le Refah est devenu le premier parti politique turc et son leader, M. Erbakan, a pu revendiquer -même s'il n'est pas parvenu à former un gouvernement- le poste de Premier ministre.
Cette progression de l'islam politique en Turquie ne constitue pas cependant une surprise : précédée par les élections locales de 1994, elle apparaît surtout comme le fruit d'une lente évolution de plusieurs décennies et semble correspondre à un mouvement durable d'islamisation des institutions républicaines turques. Amorcé dès les années 50, ce mouvement s'est poursuivi par la création d'un parti islamiste par M. Erbakan dans les années 70, M. Erbakan lui-même ayant alors participé à plusieurs gouvernements de coalition.
De même que le Refah ne se présente pas comme un parti opposé au système politique turc dans son ensemble, de même cette islamisation progressive n'exprime pas, comme dans d'autres pays musulmans, une réaction contre une modernisation trop rapide mais repose avant tout sur les conséquences de l'urbanisation intensive et de l'exode rural.
Certains analystes estiment même, à tort ou à raison, que le Refah pourrait, au bout du compte, contribuer à la consolidation du parlementarisme -dans un pays à 98 % musulman- un peu comme la démocratie-chrétienne a conforté, en son temps, la construction des systèmes démocratiques en Allemagne ou en Italie.
Reste la question des liens complexes entre le parti islamiste et le nationalisme kurde . Si ces liens apparaissent aujourd'hui plutôt conflictuels, le risque majeur résiderait en effet dans la constitution d'un pôle islamique radical prenant en charge la revendication nationaliste kurde et contestant la voie actuelle de la modernisation conservatrice.
2. Des risques de dérive fortement limités par les spécificités du modèle turc
La Turquie ne semble toutefois pas aujourd'hui confrontée à un véritable danger de dérive islamiste en raison de la présence de garde-fous très importants.
Les premiers résident dans les spécificités du modèle turc qui concilie l'identité musulmane avec les valeurs occidentales de démocratie et de pluralisme. Les particularismes de la Turquie au sein du monde musulman ne sauraient être oubliés :
- un Etat laïc solidement établi , qui fait l'objet d'un fort attachement populaire ;
- une démocratie pluraliste, elle aussi profondément ancrée dans la conscience populaire, malgré quelques vestiges législatifs hérités des régimes militaires ;
- et un niveau de développement économique et la présence d'une classe moyenne sans équivalent dans les autres pays musulmans.
Ce modèle turc, démocratique et pluraliste, partageant l'essentiel des valeurs occidentales dans un pays musulman, constitue un rempart efficace contre une éventuelle montée du fondamentalisme.
La mouvance islamiste turque apparaît, en second lieu, très hétérogène. Il serait erroné de voir dans l'islam une force monolithique qui menacerait le régime établi. Le Refah n'a pas le monopole du parlementarisme musulman en Turquie et est, au demeurant, divisé :
- la personnalité charismatique de M. Erbakan ne dissimule pas les divisions d'une mouvance éclatée ; le Refah s'apparente à un parti « attrape-tout » dans les grandes villes de l'ouest et un parti plus provincial et conservateur dans le centre et l'est anatolien ;
- le Refah est loin d'autre part d'avoir le monopole de la représentation politique islamiste et les confréries religieuses étaient traditionnellement proches d'autres partis ;
- il faut surtout rappeler le poids considérable de la communauté alévie qui rassemble en Turquie dix à quinze millions de citoyens ; cette minorité religieuse, issue du chiisme (dont elle s'est éloignée pour des raisons historiques liées à l'Empire ottoman) et dont le principe premier est le secret de l'appartenance, suscite l'hostilité de la communauté sunnite et surtout des traditionalistes.
- on ne saurait enfin confondre la progression du Refah, recrutant ses partisans parmi les mécontents mais depuis longtemps intégré au système politique, avec l'émergence de petits groupes fondamentalistes radicaux.
Pour toutes ces raisons, le succès électoral du Refah a une signification probablement plus politique que religieuse, manifestant la désaffection d'une partie de l'opinion (21 %) à l'égard des partis politiques traditionnels qui se sont partagés le pouvoir depuis le retour à un régime civil.
3. La nécessité de combattre l'extrémisme religieux par l'Etat de droit et le progrès économique
Le péril de l'extrémisme religieux et de l'islamisme liberticide -qui n'a triomphé que dans des Etats dictatoriaux- est donc faible dans la Turquie démocratique et pluraliste d'aujourd'hui où, malgré les résistances héritées de l'histoire, la presse et les médias en général -radios, télévisions- disposent d'une grande liberté.
Un double risque demeure néanmoins latent :
- celui d'abord de voir les déséquilibres économiques et sociaux, le vieillissement des institutions et les accusations de corruption renforcer, au fil des ans, le nombre des mécontents et, de ce fait, le vote protestataire islamiste, avec le danger de voir alors réapparaître sur la scène politique une armée turque qui se poserait en garante de l'ordre kémaliste.
- le risque ensuite de voir se développer, parallèlement à l'islam conservateur et modernisateur, un extrémisme religieux qui pourrait s'appuyer sur une islamisation du PKK et sur le clivage entre sunnites et alévis pour déboucher sur des actions violentes et un clivage social explosif.
S'il convient de dissocier clairement un islam modéré, inscrivant son action dans un cadre légal, et un extrémisme religieux s'appuyant sur des mouvements radicaux violents, il est essentiel pour la Turquie de s'attaquer aux racines du mal dont l'islamisme se nourrit. Cela suppose des réformes profondes visant à conforter l'Etat de droit et à avancer sur la voie du progrès économique et social.
Cela suppose aussi que les partenaires européens de la Turquie confortent la spécificité du modèle turc par une coopération renforcée et ne favorisent pas, au contraire, par des réticences excessives, un sentiment d'exclusion dans lequel se nourriraient les tentations d'un islam conquérant et extrémiste.
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C. L'HYPOTHÈQUE MAJEURE DE LA QUESTION KURDE
1. La question kurde, un défi déterminant pour la Turquie
Sur environ 25 millions de Kurdes, partagés entre plusieurs Etats, (principalement la Turquie, l'Irak, l'Iran, la Syrie et les républiques du Caucase), près de la moitié vivent sur le territoire turc.
Ils représentent, sur les 60 millions d'habitants de la Turquie, environ un cinquième de la population, quelque 12 millions de personnes . Si environ la moitié vit toujours dans les zones rurales d'implantation traditionnelle de l'est et du sud-est, de fortes minorités résident désormais dans les grandes villes comme Istanbul, Ankara ou Izmir. Les régions turques traditionnelles sont sous-développées et font apparaître une forte disparité du revenu par habitant entre les régions à majorité kurde et le reste de la Turquie. Enfin et surtout, la lutte armée y est conduite depuis 1984 par le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), né à la fin des années 70, qui dispose de combattants bien entraînés et d'une milice armée, auxquels s'oppose, avec des moyens considérables, l'armée turque.
L'intensification de l'insurrection, la situation dans le sud-est et la question kurde en général constituent ainsi, de facto, une question cruciale pour les autorités turques, alors même que l'arsenal constitutionnel et législatif interdit d'aborder clairement la question et que l'absence des partis kurdes modérés au Parlement les prive d'interlocuteurs possibles. Dans ce contexte, les principaux partis politiques turcs n'abordent pas de front la question kurde, en raison à la fois du risque de sanction et de la forte tradition nationaliste en Turquie. Mais tous s'accordent pour lutter contre le terrorisme et refuser de négocier avec le PKK. Et, pour la plupart des dirigeants turcs, l'objectif majeur est d'éviter le démantèlement de l'Etat unitaire, le traitement du problème kurde passant par une meilleure assimilation et par le développement économique de la région.
C'est dans ce cadre que s'inscrit le « grand projet d'Anatolie du sud-est », le GAP , vaste programme de développement économique constitué de la construction de 22 barrages pour régulariser le débit du Tigre et de l'Euphrate, accroître les surfaces cultivables et la production d'électricité.
Mais la répression du terrorisme s'est traduite par de vigoureuses actions militaires contre le PKK , notamment des bombardements aériens en territoire turc et des incursions en territoire irakien. Cette répression, sans parvenir à ses fins malgré les violations des droits de l'homme associées à ces campagnes militaires, a propulsé la question kurde à la une de la presse turque et accentué les critiques de la communauté internationale.
Cette émotion internationale a de surcroît été récemment renforcée par la confirmation de la condamnation de six des huit ex-députés kurdes du DEP , qui a conforté dans la région le quasi-culte voué à l'un de ces députés, Leila Zana, qui apparaît désormais comme la figure emblématique de la cause kurde.
On ne saurait enfin mésestimer les vastes implications régionales de la question kurde, la diplomatie turque déployant tous ses efforts pour faire cesser le soutien -militaire ou logistique- apporté au PKK par des puissances étrangères, tandis que la guerre du Golfe est venue encore compliquer la situation en conférant à la question kurde une dimension internationale, l'opération « Provide comfort » étant destinée à assurer la protection des Kurdes d'Irak au nord du 36e parallèle.
2. L'armée turque et la question kurde
L'armée turque est demeurée, en s'appuyant sur diverses dispositions constitutionnelles, un acteur central de la scène politique turque, même depuis l'accession de personnalités civiles à la Présidence de la République -successivement MM. Turgut Özal et Suleyman Demirel. C'est ainsi, à titre d'exemple, que le chef d'état-major des forces armées turques, le général Hakki Karadayi, a rappelé, au lendemain des dernières élections législatives, « le caractère laïc et démocratique de la Turquie », déclaration interprétée comme un avertissement aux islamistes et le rappel que l'armée se considérait toujours comme la garante de l'ordre kémaliste.
Mais c'est naturellement autour de la question kurde que le rôle de l'armée turque est apparu de la façon la plus spectaculaire. La reprise de la guérilla du PKK en 1984, l'aggravation du conflit après le faux-espoir de cessez-le-feu de 1993, et la nouvelle offensive militaire de 1994 marquant la volonté de résoudre militairement le problème, ont conforté cette influence de l'institution militaire en Turquie, de même d'ailleurs que les turbulences de l'environnement régional du pays et ses contentieux permanents avec la Grèce.
Il reste que la situation sur le terrain ne fait apparaître aucun élément de détente rapide. Si le PKK semble en perte de vitesse, son élimination n'est pas pour demain. Et si l'approfondissement du processus démocratique et les efforts économiques -notamment le projet du GAP- sont indispensables pour sortir de l'engrenage de la violence, la lutte contre le terrorisme par les moyens militaires demeure, aux yeux des autorités turques, un mal nécessaire pour maintenir l'unité de l'Etat turc.
3. L'impasse d'une approche exclusivement militaire
Pour l'heure, les positions adoptées par les différents partis politiques ne laissent pas présager d'évolution rapide à l'égard de la question kurde. D'autant que l'absence de toute représentation au Parlement du parti pro-kurde autorisé à se présenter aux élections laisse entière la question pour le nouveau gouvernement de disposer d'un interlocuteur avec lequel il serait possible d'engager un dialogue.
Or, dans le même temps, la plupart des observateurs concluent à l'impasse d'une approche exclusivement militaire.
Certes, le projet du GAP constitue un facteur d'amélioration de la situation, susceptible d'accroître le développement économique d'une région dont les potentialités sont considérables, mais aussi de créer de nouvelles relations entre la population kurde locale et les techniciens turcs appelés à développer ce projet.
Mais le traitement de la question kurde à long terme passe aussi -même s'il appartient naturellement aux Turcs, et à eux seuls, de décider ce qui doit être fait- par le retour à l'Etat de droit dans le sud-est, par la reconnaissance de certains droits culturels et d'expression (presse, médias, enseignement), et par la mise en oeuvre de mesures de décentralisation, de nature à satisfaire certaines aspirations kurdes.
La France, pour sa part, sans méconnaître naturellement à la Turquie le droit à la souveraineté et à l'intégrité de son territoire, a toujours considéré que la solution militaire ne pourrait résoudre le problème kurde et que seule une approche politique de cette question permettrait d'y parvenir.
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II. LES DONNÉES ÉCONOMIQUES : QUELLE INTÉGRATION EUROPÉENNE POUR LA TURQUIE ?
A. LA SITUATION ÉCONOMIQUE DE LA TURQUIE
L'histoire économique de la Turquie démontre une exceptionnelle capacité d'adaptation de ce pays qui constitue un marché de plus de 60 millions d'habitants, au carrefour de plusieurs zones de développement avec lesquelles la Turquie a des relations commerciales traditionnelles (l'Europe orientale, le Proche Orient et l'Asie centrale). Malgré les progrès accomplis et de fortes potentialités, l'avenir demeure incertain pour cette économie intermédiaire entre pays développés et pays en voie de développement, situation que les incertitudes politiques ne pourraient qu'aggraver.
1. Une évolution économique qui démontre une exceptionnelle capacité d'adaptation
Dès l'instauration de la République et jusqu'au début des années 80, la Turquie s'était attachée à la reconstruction et à l'autonomie du pays sur la base d' une économie protectionniste fondée sur la planification, la mise en place de sociétés étatiques puissantes, la substitution des productions locales aux importations, la fixation autoritaire des prix et des revenus et le contrôle des changes. Les difficultés rencontrées et les conséquences dramatiques des chocs pétroliers pour la Turquie ont alors conduit à un changement radical de politique économique.
a) La libéralisation de l'économie turque dans les années 80 est souvent citée en exemple
Le gouvernement de Turgut Özal a ainsi mis en oeuvre une politique libérale fondée sur une croissance forte, l'ouverture sur l'extérieur et la promotion du secteur privé.
Des résultats spectaculaires ont été obtenus : une croissance annuelle très soutenue , de 5,5 % en moyenne, soit plus du double de celle des pays de l'OCDE et de la CEE ; un essor spectaculaire du commerce extérieur turc qui a progressé dans les années 80 de plus de 11 % par an ; enfin une très forte augmentation des investissements étrangers en Turquie, dont plus de la moitié en provenance des pays de la Communauté européenne.
Cette politique libérale a cependant engendré d' importants déséquilibres économiques , qui se sont aggravés au début des années 1990 : dégradation et fort déficit de la balance commerciale et de la balance des paiements ; brutal accroissement de la dette extérieure ; aggravation du déficit budgétaire et de l'inflation.
b) L'évolution économique depuis le début des années 90
L'évolution économique, au cours des dernières années, a ainsi été plus délicate même si le cap a été maintenu et si la Turquie a, une nouvelle fois, démontré à cette occasion sa capacité particulière à s'adapter et à réagir rapidement à des changements profonds.
En 1994 est mis en place, sous l'impulsion du gouvernement de Mme Ciller et après négociations avec le FMI (Fonds monétaire international), un vigoureux plan d'austérité. La potion a été amère et le prix payé celui d'une récession brutale, après dix années de développement accéléré, et une forte réduction du pouvoir d'achat accompagnée d'une double dévaluation de la livre turque.
Mais des résultats encourageants ont été assez rapidement obtenus : contraction du déficit budgétaire et du déficit de la balance commerciale, recul -relatif- de l'inflation.
En 1995 s'est produit un redémarrage de l'activité économique avec une reprise de la croissance du PNB par habitant (qui avait diminué de 26 % en l'espace d'un an, même si l'économie informelle avait alors joué son rôle traditionnel d'amortisseur) et un retournement de la récession observée en 1994. La reprise de la croissance économique en 1995 (+ 6,5 %) s'est toutefois accompagnée d'un déficit budgétaire élevé et d'une inflation importante (plus de 80 %), tandis que la balance des paiements devenait négative.
La Turquie est ainsi parvenue à un assainissement relatif de sa situation économique et financière, la reprise de la croissance ayant été plus rapide que prévu alors que le cap de l'ajustement budgétaire a été maintenu. En septembre 1995, une série de mesures ont été prises pour freiner les entrées de capitaux et durcir la politique monétaire. La poursuite du processus d'assainissement budgétaire est prévue dans le budget 1996.
La question qui se pose aujourd'hui est de savoir si le nouveau gouvernement turc sera assez cohérent pour être capable de travailler sur la durée et d'engager rapidement une politique d'ajustement conjoncturel et structurel nécessaire pour compléter ce qui a déjà été fait.
2. De fortes potentialités mais un avenir incertain pour une économie intermédiaire entre pays développés et pays en voie de développement
Le bilan des quinze dernières années n'est pas dépourvu d'ambiguïté . Peut-on voir dans les performances économiques remarquables de la Turquie durant cette période un véritable « décollage économique » et une modernisation en profondeur de l'économie turque ?
La vigueur de la croissance économique doit être nuancée par la prise en compte de la forte croissance démographique du pays : de ce fait, le rattrapage des revenus des pays occidentaux par la Turquie a été minime et l'éloigne de l'exemple du développement des « dragons » asiatiques. Par ailleurs, le développement du commerce extérieur turc s'est accompagné de profonds déséquilibres de la balance commerciale et de la balance courante , avec un très fort accroissement de la dette extérieure turque , qui rapprocha la Turquie du cas de nombreux pays en développement, notamment en Amérique latine.
L'avenir économique de la Turquie demeure ainsi incertain. Une stabilisation macro-économique durable est impérative pour réduire encore un endettement qui risquerait d'entraîner la Turquie dans le cercle vicieux propre à de nombreux pays en développement où l'endettement réduit l'épargne et affecte les perspectives de croissance économique.
Les autorités turques disposent d'une marge de manoeuvre limitée pour relever ce défi, malgré les résultats positifs du plan d'austérité de 1994. Elles doivent réduire encore les déficits des finances publiques et l'ampleur de la dette extérieure, sans pour autant sacrifier les perspectives de croissance. Elles doivent aussi assurer des gains de productivité pour placer la Turquie dans une position plus favorable entre les pays développés à faible protection douanière et les nouveaux pays industriels, devenus de redoutables concurrents avec des coûts salariaux beaucoup moins élevés. Il s'agit, pour la Turquie, de retrouver durablement la voie d'une croissance forte sans déséquilibres majeurs.
Mais le défi le plus important est sans doute, pour l'économie turque, de maintenir le cap politique avec des atouts économiques suffisants, vers l'intégration européenne.
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B. LA TENTATION EUROPÉENNE
Ce défi considérable -mais, en même temps, cette chance historique pour l'économie turque- s'inscrit dans un processus évolutif : d'abord la mise en oeuvre de l'union douanière, qui suppose l'adaptation de l'économie turque à une concurrence accrue avec l'Europe ; et, à terme, une convergence minimale et progressive des niveaux de développement turc et européen dans la perspective d'un rapprochement accru, voire d'une éventuelle adhésion, le moment venu, à l'Union européenne.
1. L'entrée en vigueur de l'accord d'union douanière
C'est le 1er janvier 1996 qu'est officiellement entré en vigueur l'accord d'union douanière entre la Turquie et l'Union européenne. Ainsi devrait s'ouvrir une nouvelle page, qui pourrait être déterminante, de l'ouverture économique de la Turquie et de ses relations avec l'Europe.
- La mise en oeuvre de cet accord constitue elle-même l'aboutissement d'un long cheminement politique, économique et diplomatique. C'est en effet dès le 12 septembre 1963 que fut signé à Ankara l' accord d'association entre la Communauté européenne et la Turquie, complété en 1970 par le protocole additionnel de Bruxelles. Il est, dès cette époque, prévu de réaliser, dans un délai de 32 ans, une union douanière complète.
Mais, après d'innombrables contretemps politiques et plusieurs reports, après le gel en 1980 puis la réactivation en 1993 de l'accord d'Ankara, ce n'est finalement que le 5 mars 1995 que fut signé l' accord d'union douanière entre les Quinze et la Turquie.
Enfin, l' avis conforme requis du Parlement européen ne fut obtenu, le 13 décembre dernier, par 343 voix sur 528, après de difficiles débats, qu'accompagné d'une résolution demandant à la Turquie d'améliorer la situation des droits de l'homme, de trouver une solution pacifique au problème kurde, de réexaminer le cas des députés kurdes détenus, et de parvenir à un règlement du cas de Chypre.
- Cet accord d'union douanière devrait, avec le démantèlement complet des obstacles tarifaires et non tarifaires aux échanges avec la Turquie, ouvrir des débouchés nouveaux aux entreprises européennes . D'ores et déjà, la Turquie constitue le dixième partenaire commercial de l'Union européenne et le premier dans la zone méditerranéenne, et représente un débouché considérable pour nos produits manufacturés et, de plus en plus, nos produits agricoles. L'accord d'union douanière permet d'espérer un doublement du rythme de croissance des exportations européennes dans une période de cinq ans.
Pour la Turquie , qui aura à réaliser l'essentiel de l'effort, l'union douanière constitue à la fois une chance et un défi considérables. Pour assurer la libre circulation des marchandises, la Turquie devait démanteler ses tarifs douaniers à l'égard des Quinze -alors que la protection douanière des produits industriels turcs était encore, en 1995, de 14 % en moyenne, avec des pics tarifaires pouvant aller, dans certains secteurs, jusqu'à 40 %-.
Elle devait aussi harmoniser ses tarifs douaniers avec les pays tiers sur le tarif extérieur commun (TEC), opérer le rapprochement de sa législation commerciale et, plus généralement, mettre en oeuvre une coopération accrue avec l'Union européenne dans de multiples domaines.
- La Turquie ne manque pas a priori d'atouts , si le cap politique est maintenu, pour affronter une concurrence accrue avec l'Europe. La capacité d'adaptation de son économie, la forte progression des investissements étrangers, les progrès de son commerce extérieur depuis plus de dix ans, la solidité de grands holdings turcs et d'une partie non négligeable de l'industrie nationale (notamment le textile et l'habillement) la mettent en position de résister à la concurrence internationale et peuvent contribuer à atténuer les écarts de développement avec l'Europe.
Des réserves doivent cependant être formulées. Il reste d'abord difficile d'apprécier -compte tenu en particulier de subventions diverses- le degré véritable de compétitivité des entreprises exportatrices turques. Il est clair ensuite que de nombreux secteurs industriels demeurent peu performants et relativement protégés, notamment dans l'industrie lourde et celle des biens d'équipement.
Alors que la Turquie devra d'abord compter sur ses propres forces, les résultats de l'union douanière demeurent donc partiellement incertains , notamment pour les secteurs peu compétitifs nécessitant des capitaux importants, voire pour les industries de main-d'oeuvre qui constituent le fer de lance des exportations de la Turquie.
Il faut enfin souligner -et c'est l'essentiel- que l'accord d'union douanière va bien au-delà des politiques tarifaires :
- sur le plan économique , la Turquie a déjà accompli des efforts importants pour conformer sa législation aux impératifs de l'Union européenne dans de nombreux domaines, comme les politiques de la concurrence, de l'environnement et la politique agricole ; de nouveaux domaines de coopération sont également prévus notamment pour les réseaux trans-européens d'infrastructures ;
- sur le plan financier , une coopération financière substantielle -bien que jugée insuffisante par la Turquie- est prévue à travers le déblocage (malgré les pressions grecques) de 375 millions d'Ecus sur cinq ans, ainsi que des prêts de la BEI et la participation de la Turquie au partenariat euro-méditerranéen à partir de 1996 ;
- enfin, sur le plan politique , des mécanismes de coopération ont été élaborés pour intensifier le dialogue politique ; dans le même temps, a été précisé le calendrier des négociations d'adhésion de Chypre (ouverture six mois après la conclusion de la CIG), le rapprochement euro-turc paraissant de nature à favoriser une solution négociée dans l'île.
2. Le défi de l'intégration européenne
La vocation européenne de la Turquie va au-delà de l'accord d'union douanière et son enjeu, plus vaste, réside, aux yeux des dirigeants turcs, dans la perspective d'une adhésion ultérieure à l'Union européenne elle-même.
Il faut en effet rappeler que la Turquie a, dès 1987 , sous le gouvernement de Turgut Özal , déposé une demande officielle d'adhésion à la Communauté européenne . Cette demande avait été jugée prématurée par les Européens en 1989.
- Quel lien faut-il, dans cet esprit, établir entre l'union douanière et l'intégration européenne ? S'agit-il de deux étapes successives ou l'union douanière doit-elle constituer un substitut à une adhésion rejetée par les Européens ? A cette question, Mme Scrivener, alors commissaire européen, avait répondu en septembre 1993 sans ambiguïté : « cette union douanière, je tiens à l'affirmer solennellement, n'est pas un moyen de retarder l'objectif d'adhésion à terme de la Turquie à la Communauté ; c'est au contraire le meilleur moyen d'enraciner nos relations dans le terrain le plus solide. L'union douanière, c'est plus que l'association, c'est vraiment déjà partager le même destin communautaire. »
Il va de soi, aux yeux de votre délégation, que cette approche évolutive des relations entre l'Union européenne et la Turquie est aujourd'hui plus nécessaire encore, alors que d'importants élargissements de l'Union sont programmés et que la Turquie est, de son côté, soumise à des tentations qui risqueraient de l'écarter d'un renforcement très souhaitable de ses liens avec l'Europe.
- Il reste que la perspective, à long terme, de l'intégration de la Turquie à l'Union européenne constitue un audacieux pari et suppose un rapprochement minimum entre les niveaux de vie turc et européen.
Là encore, la Turquie n'est pas sans atouts . Son ouverture économique depuis près de quinze ans, la croissance de son PIB, l'essor de ses exportations -dont plus de la moitié sont concentrées sur les pays de l'Union européenne- vont dans le bon sens.
Mais de nombreux facteurs de fragilité subsistent, en particulier :
- la forte croissance démographique turque (2,4 % par an), très supérieure à celle des pays européens (0,5 %), à laquelle risque de se heurter la convergence minimale nécessaire des revenus et des niveaux de développement ;
- les niveaux d'éducation et de la recherche en Turquie, globalement préoccupants -alors que la qualité du système éducatif est un facteur de croissance essentiel à long terme- et très inférieurs aux normes européennes ;
- enfin, la capacité exportatrice de la Turquie à long terme, qui, malgré les progrès accomplis, repose essentiellement sur des industries de main-d'oeuvre alors que la montée en puissance industrielle du pays risque de se heurter à une épargne insuffisante pour des investissements productifs.
Pour toutes ces raisons, il est fortement souhaitable que les incertitudes politiques ne diminuent pas les chances du rapprochement avec l'Europe d'une Turquie qui, malgré le dynamisme et les capacités incontestables de son économie, devra démontrer une extrême détermination pour relever les défis auxquels elle est aujourd'hui confrontée. La France constitue, dans cette optique, un partenaire majeur pour la Turquie.
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C. LA FRANCE, PARTENAIRE MAJEUR DE LA TURQUIE
Parmi les pays de l'Union européenne, la France est devenue aujourd'hui un partenaire majeur de la Turquie.
1. Des relations économiques bilatérales dynamiques et de première importance
Les relations économiques et commerciales franco-turques se sont caractérisées, au cours des années écoulées, par un dynamisme soutenu . Dans un contexte politique favorable et une situation économique interne en amélioration, la France est devenue le troisième client et le quatrième fournisseur de la Turquie, où elle est de surcroît depuis 1990 le premier investisseur étranger . Les échanges commerciaux bilatéraux nous permettent de dégager annuellement un solde positif de l'ordre de 2,5 à 3 milliards de francs.
- Les échanges commerciaux franco-turcs ont ainsi triplé entre 1986 et 1993 pour atteindre à cette date le niveau record de 15,3 milliards de francs. Si ces échanges se sont partiellement rééquilibrés depuis, le volume du commerce bilatéral a cependant encore atteint 12,8 milliards en 1994 , marquant la consolidation des positions françaises malgré la crise économique traversée par la Turquie.
La France est, selon les années, le quatrième ou le cinquième partenaire commercial de la Turquie. Sa part de marché s'élevait ainsi en 1994 à 6,3 % derrière l'Allemagne (15,7 %), les Etats-Unis (10,4 %) et l'Italie (8,6 %).
Nos exportations vers la Turquie sont, à hauteur de 85 %, des produits industriels, biens d'équipement -notamment automobiles- et demi-produits sidérurgiques et chimiques notamment. Les exportations turques vers la France sont, pour leur part, essentiellement composées de produits agro-alimentaires, de produits textiles et d'habillement.
- La France a d'autre part effectué un effort très soutenu d'investissements en Turquie au cours des dernières années. Elle y était en 1995 le second investisseur étranger (après le Japon autorisé à y implanter une usine automobile Mazda). Elle occupe même régulièrement depuis 1990 la première place avec, par exemple, en 1994, 17,3 % du montant total des investissements, devant l'Allemagne (15 %), les Pays-Bas (13,2 %) et l'Italie (11 %). Sur quinze ans, de 1980 à 1994, la France a été également le principal investisseur en Turquie (2,2 milliards de dollars, soit 15 % du total).
Alors que moins de dix entreprises françaises étaient implantées en Turquie il y a encore dix ans, on dénombre aujourd'hui 160 firmes françaises installées dans ce pays, principalement dans les secteurs suivants : l'automobile, les matériels électriques et électroniques, les bâtiments et travaux publics et le ciment, la distribution de produits pétroliers ou gaziers, la chimie et la pharmacie, la santé, l'environnement et les télécommunications. Dans le domaine des services, la France est également très présente dans les services bancaires, les assurances, le tourisme et la restauration collective.
Des projets importants existent actuellement dans le domaine des transports, en matière énergétique, dans les télécommunications et dans le secteur de l'environnement (notamment l'adduction et le traitement de l'eau).
- La France poursuit enfin une coopération financière importante avec la Turquie dont elle est, avec l'Allemagne et les Etats-Unis, l'un des principaux bailleurs de fonds . De 1986 à 1995, près de 4 milliards de francs de crédits d'aide ont été accordés à la Turquie pour financer des projets dans les secteurs de l'eau, l'environnement, les transports, l'énergie, la santé et la formation notamment.
La France dispose ainsi d'atouts importants et d'une place importante en Turquie, correspondant largement à sa moyenne dans le monde. La marge de progression de ces relations économiques bilatérales demeure cependant encore importante et les projets nombreux. Il est essentiel que le climat des relations politiques entre les deux pays favorise la poursuite et le développement de ces échanges.
2. Une coopération politique et culturelle qui doit être préservée et renforcée
- Sur le plan politique , votre délégation estime nécessaire que soit préservée la qualité de notre coopération bilatérale.
Il est heureux que les résultats des dernières élections législatives en Turquie n'aient pas altéré le contexte des relations bilatérales. De même, la réaffirmation par la France de son souci de voir pleinement respecté l'Etat de droit ne saurait naturellement remettre en cause l'intégrité territoriale de la Turquie et la condamnation des actions terroristes menées par le P.K.K.
Il est au contraire souhaitable d' approfondir notre coopération bilatérale , notamment dans le domaine diplomatique et conventionnel. C'est ainsi que des accords en discussion depuis plusieurs années (accord sur les transports maritimes, accord sur le trafic des stupéfiants ...) devraient être rapidement conclus. Le gouvernement de Mme Ciller avait, plus généralement, souhaité l'institutionnalisation de nos relations bilatérales dans le cadre de « comités de partenariat » -déjà pratiqués par la Turquie avec les Etats-Unis et avec l'Allemagne-. Si la France a émis certaines réserves à l'égard de cette formule en raison de sa lourdeur de gestion, il demeure souhaitable de prendre les mesures les plus adaptées pour rendre encore plus efficace la coopération bilatérale.
- Dans le même esprit, l'importance de nos relations dans le domaine culturel ne saurait être mésestimée.
Il convient ici de rappeler l'intérêt particulier qui s'attache au succès de l' Université Galatasaray -que votre délégation a visitée- et donc à disposer des crédits nécessaires au bon fonctionnement de l'établissement. Il s'agit là d'un effort exemplaire -et trop souvent négligé par notre pays dans le monde- de formation de l'élite universitaire locale . Le projet de création d'un établissement d'enseignement francophone complet autour de l'actuel lycée de Galatasaray est une action prioritaire qui engage la France en Turquie pour le long terme.
De même, la construction d'une nouvelle école française constitue une priorité, compte tenu en particulier de la contribution à la francophonie de cet établissement dont les effectifs sont constitués à 65 % d'élèves turcs.
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III. LES DONNÉES INTERNATIONALES : UNE REDÉFINITION LIMITÉE DE LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE TURQUE
A. LA PLACE DE LA TURQUIE SUR L'ÉCHIQUIER INTERNATIONAL
1. De nouvelles perspectives diplomatiques issues de la fin de la guerre froide
Si la Turquie -membre de l'OTAN doté d'une des armées les plus nombreuses de l'organisation a joué un rôle stratégique de premier plan durant la guerre froide et a été un des alliés les plus précieux des Etats-Unis dans leur stratégie anti-soviétique, l'effondrement de l'Union soviétique et du communisme a ouvert des perspectives diplomatiques nouvelles à Ankara.
Tout en réduisant l'importance stratégique d'Ankara, la dislocation de l'Empire soviétique a subitement accru la marge de manoeuvre internationale de la Turquie. Ankara a ainsi retrouvé des possibilités d'action plus importantes vers l'ouest, dans les Balkans, mais surtout vers l'Est, en Transcaucasie, dans la région de la mer Noire et en Asie centrale. Beaucoup d'observateurs ont ainsi hâtivement annoncé l'avènement d'une nouvelle grande puissance régionale et comparé le rôle potentiel aujourd'hui dévolu à la Turquie dans sa zone d'influence régionale -principalement dans le Caucase et en Asie centrale- à celui que tend à jouer l'Allemagne réunifiée en Europe centrale. Cette appréciation est excessive.
Mais, de même que la politique économique de la Turquie a pris un cap libéral et d'ouverture radicalement nouveau au début des années 80, de même le statut international de la Turquie a sensiblement évolué en moins de dix ans. Ankara constituait jusqu'alors, sur le flanc sud du système de défense de l'OTAN, une sorte de poste avancé au Moyen-Orient à la recherche d'appuis économiques en Europe. La Turquie, dans un contexte géopolitique radicalement bouleversé, voit son rôle évoluer et tend à devenir le centre d'un ensemble de projets politiques et économiques régionaux qui va dans le sens d'une certaine redéfinition de la politique étrangère turque.
Cette évolution doit être pleinement prise en compte dans l'approche de nos relations et de notre coopération avec la Turquie. Elle doit être aussi justement appréciée, sans être surestimée.
Si la Turquie est incontestablement devenue un élément important du jeu régional qui s'esquisse, l'hypothèse -ou la tentation- de la reconstitution d'une zone pan-turque (cf 3° ci-dessous) ne paraît pas probable et doit être écartée. La Turquie a, jusqu'ici, conduit la redéfinition de sa politique étrangère et l'affirmation de son nouveau rôle régional (cf 2° infra) avec une grande retenue , sans remettre en question son choix occidental et européen, fondamental et traditionnel.
Mais il faut également s'interroger sur les conséquences potentielles du renforcement du courant islamiste sur les orientations internationales de la Turquie. Les succès du parti islamiste peuvent-ils annoncer dans le futur un renversement de politique dont les conséquences pourraient être dévastatrices pour l'Occident et pour la stabilité du continent européen ? Tel n'est pas aujourd'hui le sentiment dominant. La mouvance islamiste en Turquie est très diversifiée et ses composantes extrémistes très minoritaires, tandis que le Rafah semble accepter le jeu politique démocratique. De nombreux observateurs estiment, à tort ou à raison, qu'un parti islamiste participant au pouvoir en Turquie recentrerait ses orientations internationales et ne remettrait pas fondamentalement en cause les options internationales de la Turquie. Il va cependant de soi que la plus grande vigilance s'imposerait alors, compte tenu du caractère central de la Turquie pour la stabilité européenne et régionale.
2. L'affirmation de la Turquie comme puissance régionale
Quoique conduite jusqu'ici avec modération et prudence, sans abandonner sa vision stratégique traditionnelle, la politique régionale de la Turquie s'est affirmée, au cours des dernières années, dans plusieurs zones de proximité : les Balkans, le Caucase, la mer Noire et l'Asie centrale.
- Dans les Balkans , auxquels la Turquie est attachée par des liens historiques, géographiques et ethniques, Ankara a heureusement recherché avant tout à préserver la stabilité de cette région explosive. La politique balkanique de la Turquie a été jusqu'ici à la fois réaliste et modérée et n'a mis en avant ni l'islamisme ni le soutien aux minorités turques. Ainsi, malgré la dimension musulmane du conflit bosniaque fortement relayée à l'intérieur de la Turquie, Ankara s'est efforcée de bâtir des relations de bon voisinage avec les pays de la région. Tout en soutenant fermement la Bosnie-Herzégovine, la Turquie a su résister à la tentation de lancer une quelconque guerre sainte au nom de l'Islam.
- C'est à l'est, en Transcaucasie et en Asie centrale, où vivent des communautés turcophones dont la population dépasse celle de la Turquie, que la chute de l'URSS a ouvert des perspectives réellement nouvelles à la diplomatie turque qui s'est efforcée d'élargir son champ d'action pour devenir une véritable puissance régionale. Les principaux axes de cette politique turque ont été les suivants :
. en Transcaucasie , Ankara, tout en écartant naturellement toute politique expansionniste, a tenté de favoriser l'émergence d'Etats indépendants et stables -ce qui a été, une nouvelle fois, source de tensions avec la Russie ;
. dans la zone de la mer Noire , la Turquie a eu aussi pour ambition d'aménager un espace de coopération et de stabilité ; d'où notamment la constitution en juin 1992 de la "zone de coopération économique de la mer Noire" (ZCEMN) qui s'inscrit dans le cadre d'un effort diplomatique vers "l'étranger proche" mais constitue un projet à long terme qui nécessiterait de vastes infrastructures et de lourds investissements dont la Turquie n'a pas aujourd'hui les moyens ;
. c'est peut-être en Asie centrale que la Turquie a disposé de la marge de manoeuvre la plus grande, même s'il s'agit là pour Ankara d'un enjeu plus économique et culturel que stratégique. L'influence de la Turquie y passe avant tout par des actions de coopération (aides, bourses ...) et, en aucune manière, par des velléités d'absorption ou d'annexion. Mais Ankara a ainsi manifesté clairement son aspiration à jouer le rôle d'un pays de référence naturel pour ces nouveaux pays et pour l'ensemble des communautés turcophones, voire musulmanes.
3. La tentation écartée d'un illusoire « panturquisme »
La Turquie a ainsi affirmé au cours des dernières années sa vocation de puissance régionale. Mais elle l'a fait avec mesure, à la fois par prudence et réalisme politiques et faute de moyens pour mener les actions et effectuer les investissements qui seraient nécessaires.
L'illusoire tentation d'un quelconque panturquisme (ou « pantouranisme », simple mouvement linguistique à l'origine) n'a jamais orienté, au moins durablement, la politique étrangère turque et a été clairement écartée.
L'opinion et la presse turques célèbrent souvent l'importance du monde turc qui rassemble, sur un espace géographique très éclaté, plus de 100 millions de personnes principalement constituées de trois groupes : les habitants de la Turquie eux-mêmes, les Azeris (d'Iran ou d'Azerbaïdjan), et les quelque 30 millions de turcophones des pays de l'ex-Asie centrale soviétique. L'attrait qu'exerce la Turquie sur ces populations doit naturellement être pris en considération.
Mais la perspective de tout panturquisme politique ou économique paraît aujourd'hui pouvoir être écartée. Seul le panturquisme culturel, même s'il n'a jusqu'ici débouché que sur des résultats plus symboliques que concrets, reste vivace et pourrait éventuellement retrouver une vigueur accrue.
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B. DES ORIENTATIONS OCCIDENTALES PROFONDÉMENT ANCRÉES
1. Un allié de l'Occident qui ne saurait être négligé
Si le renforcement de l'influence régionale de la Turquie est parfois considéré par les Européens -notamment par les Allemands qui peuvent la percevoir comme une rivale potentielle dans les Balkans- comme préoccupant, la Turquie demeure un allié de l'Occident qui ne saurait être négligé.
Traditionnel dans l'histoire, conforté par les choix idéologiques de Mustapha Kemal, l'alignement de la Turquie dans le camp occidental a été inconditionnnel pendant la guerre froide et symbolisé par l'entrée de la Turquie dans l'OTAN - dont elle a été la sentinelle avancée face à la menace soviétique- dès 1952.
Même si son importance stratégique a aujourd'hui diminué, même si les Etats-Unis -tout en demeurant attachés à des relations étroites avec Ankara et en apportant un soutien politique d'ensemble à la Turquie- donnent aujourd'hui la priorité au dialogue stratégique avec la Russie, il demeure essentiel de maintenir l'ancrage à l'Occident de la Turquie .
Le particularisme de la Turquie parmi les pays musulmans doit être mis en valeur et préservé. Qu'il s'agisse de sa stabilité politique, de son développement économique ou de son rayonnement culturel, la situation de la Turquie est sans égale dans un autre pays musulman.
Le succès électoral du Refah , désormais principale force d'opposition, est naturellement préoccupant. Il ne saurait cependant occulter les différences majeures entre l'islamisme turc et celui du Maghreb, de l'Egypte ou a fortiori de l'Iran.
L'importance de l'enjeu suppose cependant que les Occidentaux -Américains et Européens-, sans faire preuve de complaisance, demeurent aux côtés de la Turquie « occidentalisée », moderne, démocratique et pluraliste, faute de quoi ils risqueraient de contribuer à faire le lit d'un régime infiniment plus inquiétant.
C'est également dans cet esprit que doit être abordé l'avenir des relations entre la Turquie et l'Union européenne.
2. Le nécessaire développement d'un partenariat dynamique avec l'Europe
Les obstacles sont en la matière importants et expliquent les réserves européennes . Rappelons ici d'un mot :
- les contentieux permanents avec l'ennemi héréditaire grec , lui-même membre de l'Union européenne : la délimitation des frontières, la question des eaux territoriales en mer Egée, la démilitarisation de certaines îles, la question des espaces aériens respectifs des deux pays ; et, bien sûr, la question de Chypre dont la partition de fait remonte à 1974 -plus de vingt ans ...-, lors du débarquement des forces armées turques dans l'île, tandis que l'Etat chypriote turc, proclamé en 1983, n'a jamais été reconnu que par Ankara. Encore récemment, un affrontement a été évité difficilement à propos de l'îlot d'Imia et la Grèce a demandé le blocage de l'aide financière européenne qui doit accompagner la mise en oeuvre de l'Union douanière avec la Turquie ;
- la question kurde (cf I ci-dessus) et, plus généralement, des droits de l'homme , aux manquements desquels les Européens ne peuvent que s'opposer sans relâche ;
- et l'écart de développement économique entre la Turquie et les Quinze (cf II ci-dessus) qui rend difficilement envisageable une intégration prochaine de la Turquie à l'Union européenne.
Ces légitimes réserves ne sauraient cependant, aux yeux des membres de votre délégation, justifier une esquive européenne permanente. Il faut au contraire mettre en place un partenariat dynamique adapté entre la Turquie et ses partenaires européens, dont l'accord d'union douanière constitue désormais le cadre évolutif.
Cette union douanière doit être mise en oeuvre avec toute la résolution nécessaire. Et la dynamique créée par cet accord doit être encouragée et mettre un terme à l'irritation -parfois virulente- ressentie par les dirigeants politiques et les milieux d'affaires turcs face aux refus polis, bien que jamais exprimés clairement, opposés par les Européens aux ambitions communautaires de la Turquie.
Une opposition constante et durable des pays européens aux souhaits de la Turquie risquerait de favoriser en effet une sorte de « contre-nationalisme » anti-occidental dont le développement serait gravement préoccupant pour la Turquie et pour la stabilité européenne elle-même.
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LES CONCLUSIONS DE VOTRE DÉLÉGATION
Au terme de cette analyse consécutive à un séjour bref, mais exceptionnellement dense, à Ankara et à Istanbul, votre délégation estime être en mesure de formuler trois séries d'observations principales sur la situation en Turquie, sur les relations entre ce pays et l'Union européenne, et sur les relations franco-turques.
A. PREMIÈRE OBSERVATION : LA TURQUIE DOIT AUJOURD'HUI RELEVER, SUR LE PLAN INTÉRIEUR, DEUX DÉFIS MAJEURS : LA POUSSÉE ISLAMISTE ET LA QUESTION KURDE.
La très longue crise gouvernementale qui s'est ouverte après les élections législatives du 24 décembre 1995 et ne s'est dénouée que 73 jours plus tard, a illustré les délices et les poisons du régime démocratique et parlementaire turc. Mme Tansu Ciller et M. Mesut Yilmaz, malgré une profonde rivalité personnelle, se sont finalement entendus pour la mise en place d'une coalition laïque de centre-droit et sur un mécanisme de rotation à la tête du cabinet dont la mise en oeuvre risque de s'avérer malaisée. Mais, au-delà des jeux politiciens, cette issue, favorisée par l'armée, les médias et le grand public, marque aussi, d'une certaine manière, la victoire de la Turquie institutionnelle sur les parlementaires, dont certains auraient souhaité associer le parti islamiste du Refah, principal groupe politique du Parlement, aux responsabilités gouvernementales. Elle signifie l'exclusion maintenue des islamistes du pouvoir.
1. La résurgence islamiste
La résurgence islamiste demeure néanmoins un défi croissant pour la Turquie moderne, qui assume l'héritage de la laïcité et est tournée vers l'Europe et l'Occident.
L'islam fait naturellement partie intégrante de la culture de la Turquie, pays à 98 % musulman. Après avoir été enserré dans le corset de la laïcité kémaliste, il connaît aujourd'hui une nouvelle vigueur. Il dispose, avec le parti du Refah, d'une expression politique légale et structurée. Son influence est croissante depuis quelques années : il a conquis les mairies d'Istanbul et d'Ankara en mars 1994 ; il est devenu, en décembre dernier, le premier parti politique turc avec plus de 21 % des voix.
Ecarté des responsabilités gouvernementales -ce qui ne peut que rassurer dans l'immédiat les partenaires occidentaux de la Turquie-, le Refah est ainsi devenu la principale force d'opposition . Il ne manquera pas de dénoncer les injustices et la corruption et risque de renforcer son influence notamment dans les populations croissantes des banlieues insalubres en proie au chômage. En définitive, le succès électoral du Refah a une signification probablement moins religieuse que politique : il illustre l'essoufflement des partis qui se partagent le pouvoir et la désaffection d'une partie importante de l'opinion à leur égard. Le Refah dispose de surcroît de moyens financiers importants, accrus par des fonds venant de l'étranger, et du charisme de son chef, M. Erbakan, leader populiste qui fustige l'Occident et l'ordre existant.
Si le Refah dit accepter le jeu démocratique tel qu'il s'est progressivement affirmé depuis les années 80, deux dérives majeures doivent être évitées.
- La première serait naturellement une extension, voire une internationalisation, de la vague islamiste qui risquerait d'aboutir à une remise en cause du choix fondamental de la Turquie vers l'Occident et l'Europe. Il s'agirait là d'un renversement dont les conséquences seraient dévastatrices pour notre continent. On peut toutefois raisonnablement estimer que plusieurs facteurs permettront d'écarter un tel risque : le mouvement islamiste en Turquie est très diversifié, en raison notamment d'une forte minorité alévie de 12 millions d'habitants qui s'oppose au fondamentalisme et à l'orthodoxie sunnites ; les groupes islamistes extrémistes apparaissent très minoritaires et le Refah dispose d'une place légale dans le jeu politique turc. Toute analogie avec le FIS algérien par exemple serait superficielle et la Turquie, grand pays souverain depuis plus de cinq siècles et s'appuyant sur une classe moyenne solide, doit être capable d'absorber démocratiquement la vague islamiste.
- Un autre danger, qui doit être impérativement écarté, consisterait en une collusion entre le PKK et le mouvement islamiste extrémiste . Certains signes d'islamisation du PKK semblent à cet égard inquiétants. Ce serait sans doute le risque majeur pour la Turquie que de voir se constituer un pôle islamiste radical qui s'allierait à la revendication nationaliste kurde. De telles retrouvailles entre le PKK et l'islamisme constitueraient un rapprochement explosif, alors que le Refah, les confréries et leurs alliés incarnent jusqu'à présent un islam conservateur et modernisateur.
2. L'autre défi principal pour la Turquie est en effet naturellement la question kurde, intimement liée à celle des droits de l'homme.
Sur environ 25 millions de Kurdes répartis principalement entre la Turquie, l'Iran, l'Irak et la Syrie, la Turquie en rassemble en effet 10 à 12 millions. Ils sont fortement majoritaires dans les provinces du sud-est mais constituent aussi désormais -phénomène relativement récent- des minorités importantes dans les grandes villes, notamment Istanbul. Ils seraient également près de 500 000 au sein de la communauté turque en Allemagne.
On sait la tournure particulièrement sanglante qu'a prise la question kurde depuis que le PKK, parti d'inspiration stalinienne, est passé à la lutte armée depuis 1984. La guérilla menée par le PKK au nom de l'indépendance du Kurdistan aurait fait plus de 15 000 victimes depuis cette date.
La lutte armée engagée par l'armée turque avec des effectifs considérables -250 000 hommes dans les provinces du sud-est- paraît ainsi sans issue. Cette perpétuation du conflit pèse lourd dans l'image trop souvent négative de la Turquie à l'étranger.
Le rôle de l'armée dans la lutte contre le PKK a en effet entraîné des restrictions à l'exercice des libertés fondamentales et des violations des droits de l'homme qui portent gravement atteinte à la perception de la Turquie en Europe, ainsi que l'a illustré la résolution du Parlement européen du 13 décembre dernier accompagnant l'avis conforme sur l'accord d'union douanière ou, auparavant, les réactions à l'emprisonnement des députés du parti pro-kurde du DEP (dont Leyla Zana). La Turquie est, il faut aussi le dire, d'autant plus vulnérable à ces critiques qu'il s'agit d'un pays doté d'un système démocratique, contrairement aux autres Etats où vivent les populations kurdes (Iran, Irak et Syrie).
Il reste que la Turquie doit trouver les moyens de sortir du cycle terrorisme-répression dans le sud-est . Les mesures prises jusqu'ici restent modestes, même si la révision constitutionnelle de juillet 1995 et la réforme de l'article 8 de la loi anti-terroriste fin 1995 ont permis la libération de 170 détenus d'opinion et conduit les tribunaux à se montrer moins sévères.
Aux yeux de votre délégation -et même s'il appartient aux dirigeants turcs d'en décider- seule une approche politique de la question kurde peut apporter une solution effective et durable. L'aide économique aux provinces du sud-est, amorcée par Mme Ciller, doit être concrétisée. Une forme de décentralisation administrative semble également nécessaire, ainsi que des concessions dans le domaine des droits culturels. Enfin, la représentation au Parlement d'un parti pro-kurde fournirait une voie à la revendication kurde et donnerait un interlocuteur au pouvoir central turc.
C'est dans la mesure où elle réussira à maintenir ou à introduire les questions islamistes et kurdes dans le champ démocratique que la Turquie pourra approfondir son ancrage à l'Europe. Mais il appartient aussi aux pays européens, et d'abord à la France, d'accompagner cette évolution nécessaire à l'image de la Turquie, à sa démocratisation complète, à l'équilibre de la région et à ses relations avec l'Union européenne.
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B. DEUXIÈME CONCLUSION : L'UNION EUROPÉENNE DOIT ÉTABLIR, AU-DELÀ MÊME DE L'UNION DOUANIÈRE, UNE RELATION APPROFONDIE ET ADAPTÉE AVEC LA TURQUIE
La très grande majorité des Turcs -et notamment de ses responsables politiques, ceux du Refah mis à part- voient l'avenir de leur pays dans une association aussi étroite que possible avec l'Europe.
Cette orientation est historiquement ancienne et, sans remonter à l'Empire ottoman ou à Atatürk, a été confirmée à plusieurs reprises depuis la dernière guerre mondiale : adhésion à l'OTAN en 1952, accord d'association avec la Communauté en 1963, demande formelle d'adhésion en 1987, et tout récemment mise en oeuvre de l'accord d'union douanière signé le 6 mars 1995.
1. L'entrée en vigueur, le 1er janvier 1996, de l'union douanière constitue une étape très importante
Il faut à cet égard souligner que l'accord d'union douanière va bien au-delà des seules questions tarifaires :
- le volet économique et commercial est fondé sur la libre circulation des produits industriels et l'adaptation de la Turquie au marché unique par l'harmonisation de sa législation dans de nombreux domaines : concurrence, environnement, politique agricole ; de nombreux domaines de coopération nouvelle sont en outre prévus, permettant la participation de la Turquie au programme de réseaux d'infrastructures trans-européens ;
- le volet coopération financière -bien que jugé insuffisant par la plupart des responsables turcs- comporte, de la part de l'Union européenne, un engagement d'assistance financière substantiel : le déblocage, sur cinq ans, de 375 millions d'Ecus (protocole bloqué par la Grèce depuis 15 ans), 300 à 400 millions d'Ecus de prêts, et des prêts de la BEI pouvant aller jusqu'à 750 millions d'Ecus sur cinq ans ;
- enfin, le volet politique comporte l'intensification du dialogue et des mécanismes de coopération politique, notamment au niveau ministériel dans le cadre du Conseil d'association et par des rencontres entre le Premier ministre turc et les présidents du Conseil et de la Commission européenne.
L'union douanière constitue ainsi un cadre de rapprochement évolutif et un projet politique véritable. Il n'apporte toutefois que partiellement satisfaction aux responsables politiques turcs.
2. La Turquie souhaite une relation plus approfondie avec l'Union européenne dans une perspective d'intégration
L' attirance européenne de la Turquie est profonde et ancienne. La vocation européenne de la Turquie rencontre une large adhésion. Les partis politiques favorables à l'intégration européenne représentent environ 75 % de l'électorat .
La Turquie a d'autre part accompli des efforts considérables pour adapter sa législation et sa réglementation aux impératifs de l'Union européenne.
Ankara n'en a pas moins le sentiment d'être toujours maintenue, sinon à la porte, du moins en lisière de la Communauté . Pays en voie de développement, elle a l'impression d'embarrasser par sa demande les pays riches d'Europe occidentale. Pays musulman, elle est maintenue sur le seuil de l'Europe chrétienne. Elle l'admet d'autant plus difficilement que la Grèce est déjà membre à part entière et que l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale paraît désormais considéré comme inéluctable.
C'est pourquoi, si l'élargissement de l'Union européenne à la Turquie ne peut être considéré comme une perspective raisonnable dans des délais rapprochés, il paraît nécessaire de construire entre l'Union européenne et la Turquie une relation approfondie et adaptée à son cas particulier , fondée sur des solidarités tangibles et débouchant éventuellement sur un statut sur mesure .
Votre délégation estime dans cet esprit que les Européens devraient notamment envisager -sans se laisser bloquer par les contentieux gréco-turcs- :
- un renforcement de la coopération financière avec la Turquie, qui reste à la mesure de l'Union européenne,
- et une association plus étroite de la Turquie à la PESC , sur le modèle du dialogue structuré dont bénéficient déjà les pays d'Europe centrale et orientale, Chypre et Malte.
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C. DERNIÈRE SÉRIE D'OBSERVATIONS : LA QUALITÉ PARTICULIÈRE DES RELATIONS FRANCO-TURQUES
Par la qualité des relations bilatérales entre Paris et Ankara, la France apparaît, à bien des égards, comme le principal allié de la Turquie en Europe et comme le pays le mieux placé pour favoriser le renforcement des relations entre l'Union européenne et Ankara.
1. Une coopération économique et culturelle bilatérale active
- Sur le plan économique , les relations bilatérales franco-turques ont fait un remarquable bond en avant depuis le retour à la démocratie et, singulièrement, au cours des dernières années. Quelques chiffres l'illustrent clairement :
. les échanges commerciaux bilatéraux sont passés de 5 milliards en 1986 à 15,4 milliards en 1993 (année, il est vrai, exceptionnelle) et à 12,8 milliards en 1994 ;
. la France est le 3ème client et le 4ème fournisseur de la Turquie (après l'Allemagne, les Etats-Unis et l'Italie), avec 6,3 % de parts de marché ;
. le nombre d' entreprises françaises implantées en Turquie a spectaculairement augmenté, passant de 9 en 1986 à 160 fin 1994 ;
. surtout, la France occupe depuis 1990 le premier rang parmi les investisseurs en Turquie , avant les Pays-Bas et l'Allemagne.
Il s'agit là de résultats très intéressants s'agissant d'un pays de plus de 60 millions d'habitants disposant d'un PNB par habitant d'environ 5 000 dollars (en parité de pouvoir d'achat), la Turquie étant un pays émergent au fort potentiel de développement, ouvert sur les marchés extérieurs et constituant une véritable passerelle vers les pays de la mer Noire et d'Asie centrale.
- Sur le plan culturel , ensuite, la France poursuit une politique de coopération ancienne, centrée sur Istanbul et Ankara. Cette action culturelle a été renouvelée en optant pour un effort de formation de l'élite universitaire turque . C'est là une orientation particulièrement positive, trop souvent négligée dans les autres pays.
Dans ce cadre, le projet de création d'un établissement d'enseignement francophone intégré autour de l'actuel lycée de Galatasaray est devenu la priorité de notre action. Ce projet, qui engage la France en Turquie pour une très longue durée, a démarré en 1994 et achèvera sa montée en puissance en l'an 2000.
2. Des relations politiques et diplomatiques de forte densité
La densité des relations politiques bilatérales constitue enfin un autre facteur positif, favorisé par la très bonne image dont dispose la France en Turquie.
Ces relations doivent s'inscrire dans le cadre de notre politique méditerranéenne , dont la conférence de Barcelone a constitué une importante illustration, et qui représente une ambition nécessaire pour l'Europe, en particulier pour contenir l'intégrisme. Une bonne entente avec la Turquie est, à cet égard, extrêmement utile et favorise de bonnes relations à la fois avec les pays turcophones d'Asie centrale et les pays riverains de la mer Noire.
Ces relations positives n'empêchent naturellement pas la France d'intervenir auprès des autorités turques et de suivre avec la plus grande attention la situation des droits de l'homme dans ce pays. Paris affirme également sa conviction que seul le dialogue politique peut apporter une solution satisfaisante au très difficile problème kurde .
Mais la qualité des relations bilatérales fait aussi de la France un des principaux soutiens d'Ankara dans les relations de la Turquie avec l'Union européenne.
Elle peut aussi être mise à profit pour apaiser les relations gréco-turques , fondamentalement conflictuelles. Ainsi, le récent incident, en février dernier, à propos de l'îlot d'Imia-Kardak en mer Egée, a ravivé l'ensemble des contentieux entre Athènes et Ankara : délimitation de la frontière, plateau continental, limite des eaux territoriales, espace aérien, démilitarisation de centaines d'îles. Votre délégation estime qu' une initiative française serait particulièrement bienvenue pour favoriser la reprise d'un dialogue nécessaire pour régler des contentieux qui menacent la stabilité régionale et empoisonnent les relations entre la Turquie et l'Union européenne.
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Au total, la Turquie est peut-être l'un des pays sur lequel il existe le plus de préjugés et d'idées fausses. La Turquie est mal connue. Elle est encore perçue, à tort, comme une société monolithique, voire totalitaire. Elle souffre, selon une formule d'André Fontaine, d' « un déficit d'image qui se traduit par un déficit d'affection ».
Combler ce déficit est une nécessité. Cela favorisera l'approfondissement des relations entre la Turquie et l'Union européenne. Cela contribuera aussi à aider la Turquie à surmonter les multiples défis auxquels elle est confrontée.
A N N E X E S
ANNEXE N° 1 - CARTE D'IDENTITÉ DE LA TURQUIE
Données géographiques et humaines
Superficie : 781 000 km²
Population : 61,2 millions
Densité : 74 h/km²
PNB/Habitant : 2 622 $
Institutions
République : 1922 - Constitution : 1982
Chef de l'Etat : M. Suleyman DEMIREL (mai 1993 - mandat 7 ans)
Premier ministre : M. Mesut VILMAZ (mars 1996)
Assemblée nationale : mandat 5 ans
Elections législatives : 24 décembre 1995
Données économiques
PIB : 144 Md $
1991 |
1992 |
1993 |
1994 |
1995 |
|
Taux de croissance |
0,5 % |
5,9 % |
7,5 % |
- 2,8 % |
6,5 % |
Taux de chômage |
12,0 % |
20,0 % |
7,2 % |
||
Taux d'inflation |
71,1 % |
66,0 % |
71,1 % |
134 % |
83,8 % |
Dette totale en 1995 : 41,1 % du PNB
Principales productions : Energie : charbon, lignite - Mines : bore (1er rang mondial), chrome (2e rang)
Agriculture : coton, laine, oléagineux, tabac
Tourisme : (1994) 4 Mds US$
% du PIB : Agriculture : 15,2 % - Industrie : 25,6 % - Services : 59,2 %
Relations bilatérales
Colonie turque en France : 260 000
Colonie française en Turquie : 2500
(MF) |
1991 |
1992 |
1993 |
1994 |
1995 (11 mois) |
Exportations vers la Turquie |
6 455 |
7 207 |
10 712 |
7 653 |
8 200 |
Importations de Turquie |
4 786 |
4 970 |
4 625 |
5 181 |
5 290 |
Solde |
1 669 |
2 237 |
6 087 |
2 472 |
2 910 |
ANNEXE N° 2 - GRANDE ASSEMBLÉE NATIONALE DE TURQUIE
Répartition des sièges
au 14 février 1996
PARTIS
DYP (Parti de la Juste Voie) 135
ANAP (Parti de la Mère Patrie) 133
RP (Parti de la Prospérité) 158
CHP (Parti Républicain du Peuple) 49
DSP (Parti de la Gauche Démocratique) 75
Total des Députés 550