N° 292
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SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1995-1996
Annexe au procès-verbal de la séance du 27 mars 1996
RAPPORT
D'INFORMATION
FAIT
au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées (1), à la suite d'une mission effectuée en Turquie , du 26 au 29 février 1996.
par MM. Xavier de VILLEPIN, Guy PENNE
et Christian de LA MALÈNE
Sénateurs
(1) Cette commission est composée de : MM. Xavier de Villepin, président ; Yvon Bourges, Guy Penne, Jean Clouet, François Abadie, vice-présidents ; Mme Danielle Bidard-Reydet, Michel Alloncle, Jacques Genton, Jean-Luc Mélenchon, secrétaires ; Nicolas About, Jean-Michel Baylet, Jean-Luc Bécart, Mme Monique ben Guiga, MM. Daniel Bernardet, Didier Borotra, André Boyer, Mme Paulette Brisepierre, MM. Michel Caldaguès, Robert Calmejane, Charles-Henri de Cossé-Brissac, Pierre Croze, Marcel Debarge, Bertrand Delanoë, Jean-Pierre Demerliat, Xavier Dugoin, André Dulait, Hubert Durand-Chastel, Claude Estier, Hubert Falco, Jean Faure, Gérard Gaud, Philippe de Gaulle, Daniel Goulet , Yves Guéna, Jacques Habert, Marcel Henry, Christian de La Malène, Edouard Le Jeune, Maurice Lombard, Philippe Madrelle, Pierre Mauroy, Paul d'Ornano, Charles Pasqua, Alain Peyrefitte, Bernard Plasait, Jean-Pierre Raffarin, Michel Rocard, André Rouvière, Robert-Paul Vigouroux, Serge Vinçon.
INTRODUCTION
Mesdames, Messieurs,
Une délégation de votre commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées, composée de MM. Xavier de Villepin, président, Guy Penne et Christian de La Malène, a effectué, du 26 au 29 février 1996, une mission d'information en Turquie, à Ankara et à Istanbul.
L'attention vigilante que porte notre commission à l'évolution de la Turquie et aux relations bilatérales franco-turques -qui avaient déjà justifié un déplacement de nos collègues MM. Yves Guéna et André Rouvière en juin 1993- est naturellement liée à la place que joue la Turquie -trait d'union géographique entre l'Occident et l'Orient- comme élément de la stabilité européenne , sur le flanc sud de notre continent, au coeur d'une des zones les plus instables de la planète.
Mais cet intérêt est encore renforcé, en ce début d'année 1996, par deux événements d'actualité dont les conséquences doivent être précisément appréciées :
- les élections législatives du 24 décembre 1995 qui ont vu, pour la première fois depuis la fondation de la République laïque par Mustafa Kemal Atatürk, un parti islamiste -le « Refah », « parti de la Prospérité »- devenir la première formation politique de Turquie, même si, au terme d'une longue crise gouvernementale qui s'est dénouée au moment même du séjour de votre délégation en Turquie, une nouvelle coalition de centre-droit a été finalement mise en place ;
- et l'entrée en vigueur, le 1er janvier 1996, de l'accord d'union douanière conclu entre la Turquie et l'Union européenne, signé le 6 mars 1995 après de très longues négociation et que le Parlement européen a approuvé, le 13 décembre dernier, tout en l'accompagnant d'une résolution demandant aux autorités turques d'améliorer la situation des droits de l'homme et de trouver une solution pacifique au problème kurde ainsi qu'à la question de Chypre.
La qualité et la densité des entretiens qu'a pu avoir la délégation de notre commission -notamment avec le Président de la République, M. Demirel- lui ont permis d'approcher les principaux dossiers majeurs pour l'avenir de la Turquie. Nous le devons d'abord à la qualité de l'accueil que les autorités turques ont souhaité réserver à notre délégation. Nous le devons aussi à l'assistance très précieuse qui nous a été apportée, tant à Ankara qu'à Istanbul, par S. Exc. M. François Dopffer, Ambassadeur de France en Turquie, par M. Jean-Michel Casa, Consul général à Istanbul, et par tous ceux de leurs collaborateurs qui ont permis le parfait déroulement des travaux de la délégation.
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Les travaux de votre délégation
L'arrivée de votre délégation à Ankara, le lundi 26 février 1996, a coïncidé avec la reprise et, quelques jous plus tard, l'aboutissement des négociations entre les deux partis de centre-droit dirigés respectivement par Mme Tansu Ciller et M. Mesut Yilmaz à l'issue d'une crise gouvernementale de plus de deux mois.
Dans ce contexte particulièrement intéressant pour apprécier le fonctionnement de la vie politique turque, la délégation sénatoriale a bénéficié d'une série d'entretiens caractérisés à la fois par leur diversité et leur très haut niveau. Elle a notamment rencontré parmi les personnalités politiques turques :
- le Chef de l'Etat turc, le Président Suleyman Demirel,
- le nouveau président de la Grande Assemblée nationale turque, M. Mustafa Kalemli,
- le ministre des Affaires étrangères, M. Deniz Baykal, également président du CHP, parti de centre-gauche,
- M. Bulent Ecevit, président du parti de la gauche démocratique (DSP),
- et M. Müntaz Soysal (DSP), président sortant de la commission des Affaires étrangères et ancien ministre des Affaires étrangères, francophone de grande culture, auquel la délégation doit une particulière reconnaissance pour l'accueil qu'il lui a réservé et qui a organisé plusieurs rencontres avec des parlementaires turcs appartenant à toutes les sensibilités politiques , y compris le parti islamiste du Refah.
La délégation a également pu participer, tant à Ankara qu'à Istanbul, à une série de réunions ou de dîners de travail qui lui ont notamment permis de rencontrer :
- M. Ali Tigrel, ancien conseiller de Mme Ciller pour les affaires communautaires et l'un des principaux négociateurs pour la Turquie de l'accord d'union douanière,
- M. Aktan, sous-secrétaire adjoint aux Affaires étrangères, chargé des questions européennes, et ses collaborateurs,
- et de nombreux hommes politiques, personnalités du monde économique, spécialistes des questions stratégiques et journalistes turcs.
La délégation a naturellement rencontré, à Ankara comme à Istanbul, de nombreux représentants de la communauté française en Turquie (environ 2 500 personnes alors que la colonie turque en France s'élève à 260 000 personnes). Elle a enfin pu faire le point sur la situation du lycée Charles de Gaulle à Ankara (450 élèves, dont 65 % de Turcs) et visiter, à Istanbul, d'une part le lycée franco-turc Saint-Benoit (1 600 élèves), et d'autre part l'université francophone de Galatasaray où enseignent 35 professeurs français.
Cinq thèmes principaux ont été évoqués à l'occasion de ces multiples contacts.
- S'agissant de la situation politique intérieure en Turquie, le déroulement de la crise gouvernementale retenait naturellement l'attention de tous les interlocuteurs de la délégation. En dépit de sa longueur et des critiques sévères adressées aux leaders des partis (notamment en raison de la rivalité aiguë entre Mme Ciller et M. Yilmaz), cette crise a aussi constitué une illustration de la vitalité du jeu de la démocratie parlementaire en Turquie. Sur le fond des choses, l'accord finalement conclu entre les deux partis de centre-droit a été globalement accueilli avec une forme de soulagement : l'arrivée au pouvoir du parti islamiste a été écartée, la vocation européenne et l'identité laïque de la Turquie ont été préservées. Il reste que le Refah est considéré comme un parti légaliste, représentatif d'un fort courant de l'opinion publique, qui est appelé à jouer un rôle important dans le jeu parlementaire. Il est tout aussi clair, que si l'alliance ANAP-DYP reflète le choix des électeurs, la formule retenue d'une rotation de M. Yilmaz puis de Mme Ciller au poste de Premier ministre risque d'être d'un maniement malaisé.
- Sur la question kurde, l'optimisme n'est pas de rigueur face à un problème extrêmement difficile et une situation gravement détériorée. Il existe toutefois, selon plusieurs interlocuteurs de votre délégation et notamment les représentants des partis de centre-gauche, une certaine concordance de vues laissant espérer des initiatives pour répondre à certaines aspirations kurdes. Il s'agit toutefois, selon une expression de M. Soysal d' « une vision qui attend son leader ».
- En ce qui concerne les relations entre la Turquie et l'Union européenne, elles sont apparues au centre des préoccupations et des interrogations turques. Le souci de ne pas rester dans l'antichambre de l'Europe a été un leimotiv constant des interlocuteurs de la délégation, au moment même où venait de se produire une nouvelle crise avec la Grèce. L'union douanière , entrée en vigueur le 1er janvier 1996, suscite des commentaires différents : jugée comme très positive à droite, elle est critiquée à gauche et, plus encore, par le parti islamiste. Les concessions faites par la Turquie sont jugées excessives. La modestie de la coopération financière provoque une amertume non dissimulée. Surtout l'objectif -exprimé parfois de façon très vive- demeure une adhésion pleine et entière : l'union douanière ne doit être qu'une étape intérimaire alors que l'Union européenne se prépare à accueillir les pays d'Europe centrale et orientale.
- S'agissant des relations extérieures de la Turquie, les positions exprimées par les personnalités turques rencontrées sur les relations gréco-turques ont fait apparaîre un large consensus : la Turquie n'a aucune visée expansionniste, elle souhaite résoudre les différends par la voie du dialogue, elle est ouverte à la reprise d'un processus du type de celui initié à Davos il y a une dizaine d'années par les Premiers Ministres turc et grec de l'époque. La France pourrait apporter une contribution utile à ce type d'exercice diplomatique.
Au sujet de la politique régionale de la Turquie dans une zone particulièrement troublée, les autorités turques, et notamment le Chef de l'Etat, ont notamment réaffirmé leur souhait de voir se poursuivre le processus de paix au Moyen-Orient et la stabilisation durable du régime en Russie. La liste des voisins de la Turquie suffit toutefois à rappeler la multiplicité des problèmes posés, comme le conflit du Nagorny-Karabakh, les relations avec la Syrie, ou la réintégration progressive de l'Irak dans la communauté internationale.
- Concernant enfin les relations bilatérales franco-turques, toutes les personnalités turques rencontrées ont formulé une appréciation extrêmement positive de la politique de la France en Turquie, considérée comme le principal allié d'Ankara en Europe. Le Président Demirel s'est exprimé à cet égard très nettement devant la délégation : la Turquie, reconnaissante du rôle primordial joué par la France pour rapprocher la Turquie de l'Europe, se félicite de cette amitié et entend développer les relations bilatérales. Il a relevé notamment avec satisfaction l'importance des investissements français en Turquie, la qualité de notre coopération en matière d'industrie de défense, en faisant valoir les possibilités futures d'étendre celle-ci. De même, les hommes d'affaires français devaient être sensibilisés aux opportunités, qui s'offrent à eux en Asie centrale, de s'associer avec des industriels turcs. Sur le terrain politique il a appelé de ses voeux une implication plus forte de la France dans le traitement du conflit du Nagorny-Karabakh. Il a enfin insisté sur la nécessité d'accroître, dans tous les domaines, le dialogue pour mieux se connaître et se comprendre, reprenant ainsi un thème largement abordé par l'ensemble des interlocuteurs de la délégation : la Turquie a un déficit d'image qui ne peut être comblé que par le dialogue et l'échange.
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Défis et tentations de la Turquie
Les informations ainsi recueillies par notre délégation à l'occasion de cette mission mettent en lumière l'ampleur des défis que doit aujourd'hui relever la Turquie et que le présent rapport s'efforce d'éclairer.
Par delà l'hypothèque majeure que continue de constituer -sur le plan intérieur comme pour l'image de la Turquie sur la scène internationale- la question kurde, ce pays paraît aujourd'hui soumis à une triple tentation :
- la première, qui doit être vigoureusement écartée, est celle d'une éventuelle dérive islamiste dont la crainte a pu être avivée par la percée électorale du Refah, mais qui ne saurait faire oublier les spécificités fortes de la Turquie au sein du monde musulman qui doivent conduire à écarter toute analogie fallacieuse avec la poussée islamiste dans d'autres pays ;
- la deuxième tentation, qui doit être au contraire encouragée sur la base de relations de partenariat dynamiques avec l'Union européenne, est celle du rapprochement avec l'Union européenne, dont la mise en oeuvre satisfaisante de l'accord d'union douanière doit constituer une étape décisive et qui est, à terme, la meilleure garantie de l'ancrage occidental d'une Turquie moderne et démocratique ;
- enfin, une troisième tentation, qui ne doit pas être ignorée, est celle d'un renouveau du rôle régional de la Turquie dans le nouveau contexte géopolitique, à la suite du démembrement de l'ex-URSS ; les orientations de la politique étrangère turque doivent, à cet égard, être suivies avec attention, même si elles écartent désormais clairement l'illusoire tentation du panturquisme.
Ces différentes considérations doivent conduire, aux yeux des membres de votre délégation, à renforcer et à développer encore les relations bilatérales franco-turques, même si notre pays constitue d'ores et déjà un partenaire majeur de la Turquie puisqu'il en est -situation assez rare pour être soulignée- le premier investisseur étranger et, selon les ans, le quatrième ou cinquième fournisseur.
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I. LES DONNÉES POLITIQUES : LES DÉFIS DE LA SITUATION INTÉRIEURE TURQUE
A. LES DONNÉES POLITIQUES INTÉRIEURES
La coalition gouvernementale dirigée depuis juin 1993 par Mme Tansu Ciller -première femme ayant accédé au poste de Premier ministre depuis la proclamation de la République turque en 1923- n'a pas résisté à la crise politique de l'automne 1995. Après la constitution d'un gouvernement minoritaire, les élections législatives anticipées du 24 décembre 1995 ont donné lieu à une très longue crise gouvernementale.
1. L'échiquier politique turc
Cinq partis politiques dominent le jeu politique turc :
- d'abord les deux partis rivaux de droite ou de centre-droit :
. le « parti de la juste voie » (DYP), dirigé par Mme Tansu Ciller, conservateur, héritier du parti de la justice de l'actuel Président de la République, M. Suleyman Demirel ;
. et le « parti de la mère patrie » (ANAP), libéral-conservateur, fondé après l'intervention militaire de 1980 par l'ancien Président Turgut Özal, et aujourd'hui dirigé par M. Mesut Yilmaz, rival de Mme Ciller.
- ensuite les deux partis sociaux-démocrates :
. le parti républicain du peuple (CHP) qui a été créé dans les années 1920 par Mustafa Kemal et représente la continuité des idées kémalistes ; il est aujourd'hui dirigé par M. Deniz Baykal ;
. le parti de la gauche démocratique (DSP), représentant de la gauche nationaliste, qui s'appuie sur la personnalité de M. Bulent Ecevit, ancien leader du CHP .
- enfin, bien sûr, le Refah, parti de la Prospérité, parti islamiste dirigé par un leader populiste, ingénieur de formation, M. Necmettin Erbakan, dont la progression électorale s'était déjà manifestée de façon spectaculaire lors des élections locales de 1994 où il avait recueilli 17,3 % des suffrages, conquérant notamment les mairies d'Istanbul et d'Ankara.
Il faut également citer, parmi les autres partis politiques turcs, non représentés au Parlement :
- le parti du mouvement national (MHP), mouvement ultra-nationaliste dirigé par le leader d'extrême-droite, le colonel Turkes, souvent allié aux partis de droite ;
- le mouvement de la nouvelle démocratie (YDH), nouveau parti libéral dirigé par un homme d'affaires, M. Cem Boyner ;
- et le parti de la démocratie du peuple (Hadep), qui prend la défense des droits de la population kurde , en s'inscrivant dans la continuité des partis pro-kurdes précédemment interdits (le HEP et le DEP).
Enfin, le parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en lutte armée contre l'Etat turc depuis 1984 et dirigé par Abdullah Ocalan, est illégal.
2. La crise gouvernementale consécutive aux élections législatives du 24 décembre 1995
Les résultats des élections législatives anticipées du 24 décembre dernier ont eu pour principal résultat la poursuite de la progression électorale du parti islamiste, le Refah, devenu, avec 21,32 % des voix (près de 6 millions de voix), le premier parti du pays.
L'élection des 550 députés de la Grande Assemblée nationale, s'est déroulée, selon la nouvelle loi électorale, à la représentation proportionnelle par circonscription ; sur les 55 partis politiques qui se sont affrontés, seuls les cinq partis les plus importants sont représentés au Parlement puisque 10 % des suffrages exprimés à l'échelle nationale sont désormais exigés pour obtenir des sièges, ce qui a notamment eu pour conséquence de priver le parti Hadep pro-kurde de toute représentation dans la nouvelle assemblée.
Le succès électoral du parti islamiste, incontestable, a fait sensation. Il mérite toutefois d'être relativisé, tant dans son ampleur que dans ses conséquences.
Son avantage en voix (21,32 %) est d'abord très faible sur les deux partis de la droite turque (l'ANAP de M. Yilmaz, 19,65 % des voix, et le DYP de Mme Ciller, 19,20 %) qui rassemblent, à eux deux, près de 40 % des voix et ne se distinguent guère que par les rivalités de leurs leaders respectifs.
Près de 80 % des électeurs turcs ont ainsi rejeté les positions radicales du parti islamiste (remise en cause de la laïcité et rupture avec l'Occident) et, d'une certaine manière, confirmé le choix de l'ouverture vers l'Europe, symbolisé par l'entrée en vigueur de l'accord d'union douanière.
En terme de sièges, le Refah dispose de 158 députés sur 550, tandis que le DYP et l'ANAP en comptent respectivement 135 et 133. Les deux partis de droite obtiennent ainsi une quasi-majorité absolue au Parlement, sans toutefois l'atteindre. La formation d'un gouvernement de coalition était donc nécessaire.
Après l'échec des tentatives de M. Erbakan puis de Mme Ciller, M. Mesut Yilmaz a été à son tour chargé par le Président de la République de former le gouvernement. Après avoir tenté de s'allier au parti islamiste du Refah -qui a ainsi été sur le point de participer au gouvernement-, les deux partis de centre-droit -l'ANAP et le DYP- ont été contraints de mettre -provisoirement ?- un terme à une rivalité qui remonte aux années 80 (entre Turgut Özal et Suleyman Demirel), encore exacerbée aujourd'hui par l'hostilité personnelle entre Mme Ciller et M. Yilmaz.
Sous la pression discrète de l'armée -garante de la laïcité- et ouverte des médias, une coalition laïque de centre-droit a été finalement mise sur pied le 6 mars dernier, après plus de deux mois de crise politique. La coalition entre l'ANAP et le DYP, minoritaire à l'Assemblée nationale, sera soutenue de l'extérieur par le DSP de M. Bulent Ecevit. Son fonctionnement harmonieux sera toutefois d'autant plus malaisé que les responsables se sont mis d'accord sur un mécanisme incertain de rotation à la tête du gouvenement : M. Yilmaz en 1996, Mme Ciller pour les deux années suivantes, et à nouveau un leader de l'ANAP en 1999.
3. Vers la remise en cause des principes kémalistes ?
Le succès -même relatif- du Refah conduit à s'interroger plus généralement sur la pérennité ou la remise en cause des principes kémalistes dans la Turquie d'aujourd'hui.
Il convient de rappeler les principes doctrinaux du kémalisme -symbolisés par les six flèches de l'emblème du Parti républicain du peuple - : le républicanisme, le nationalisme, la laïcité, le populisme, l'étatisme et le réformisme, principes inscrits dans la Constitution en 1937.
Réduit à des principes rigides, le kémalisme est, à bien des égards, remis en cause dans la Turquie des années 90 : la laïcité intransigeante a reculé devant la montée de l'islamisme ; de nouvelles élites ont modifié la conception initiale du républicanisme ; l'étatisme est battu en brèche par une politique économique libérale ; le pluralisme démocratique et l'industrialisation ont fait reculer le populisme ; le réformisme radical a cédé la place à une modernisation conservatrice ; et le nationalisme tend à se diluer dans l'ouverture économique et les perspectives d'intégration européenne.
Il reste que s'il est conçu, non pas comme le respect de principes stricts, mais comme une démarche pragmatique vers l'émergence d'une Turquie moderne, démocratique, sécularisée et industrialisée, le kémalisme garde toute son actualité. Sa contribution à l'édification de la Turquie du XXIe siècle demeure, de ce point de vue, essentielle.
Et, si des évolutions importantes restent à accomplir -notamment en matière de droits de l'homme et de droit des minorités, principalement kurdes- il est raisonnable de parler, non pas d'abandon du kémalisme, mais de phase post-kémaliste.
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B. LA MOUVANCE ISLAMISTE EN TURQUIE : ÉVITER LA DÉRIVE DE L'ISLAMISME D'ETAT
La poussée de l'islamisme politique en Turquie constitue un événement politique majeur. Ses conséquences doivent être toutefois limitées par les fortes spécificités de la Turquie par rapport au reste du monde musulman. C'est pourquoi la problématique de l'islam en Turquie ne saurait en aucun cas être posée dans les mêmes termes que dans d'autres pays, comme l'Iran ou l'Algérie.
1. La progression de l'islamisme politique : un événement politique majeur
La progression du parti de la Prospérité aux dernières élections législatives -confirmant et amplifiant ses résultats des élections municipales du 27 mars 1994- constitue un fait politique de première importance. Dans le climat politique, volontiers passionnel, de la Turquie, la crainte suscitée par ces résultats, ressentie parfois comme un véritable séisme politique, est en soi préoccupante.
Ce succès électoral revêt une portée symbolique considérable puisque, après avoir enlevé les mairies d'Istanbul et d'Ankara -la ville symbole du kémalisme-, le Refah est devenu le premier parti politique turc et son leader, M. Erbakan, a pu revendiquer -même s'il n'est pas parvenu à former un gouvernement- le poste de Premier ministre.
Cette progression de l'islam politique en Turquie ne constitue pas cependant une surprise : précédée par les élections locales de 1994, elle apparaît surtout comme le fruit d'une lente évolution de plusieurs décennies et semble correspondre à un mouvement durable d'islamisation des institutions républicaines turques. Amorcé dès les années 50, ce mouvement s'est poursuivi par la création d'un parti islamiste par M. Erbakan dans les années 70, M. Erbakan lui-même ayant alors participé à plusieurs gouvernements de coalition.
De même que le Refah ne se présente pas comme un parti opposé au système politique turc dans son ensemble, de même cette islamisation progressive n'exprime pas, comme dans d'autres pays musulmans, une réaction contre une modernisation trop rapide mais repose avant tout sur les conséquences de l'urbanisation intensive et de l'exode rural.
Certains analystes estiment même, à tort ou à raison, que le Refah pourrait, au bout du compte, contribuer à la consolidation du parlementarisme -dans un pays à 98 % musulman- un peu comme la démocratie-chrétienne a conforté, en son temps, la construction des systèmes démocratiques en Allemagne ou en Italie.
Reste la question des liens complexes entre le parti islamiste et le nationalisme kurde . Si ces liens apparaissent aujourd'hui plutôt conflictuels, le risque majeur résiderait en effet dans la constitution d'un pôle islamique radical prenant en charge la revendication nationaliste kurde et contestant la voie actuelle de la modernisation conservatrice.
2. Des risques de dérive fortement limités par les spécificités du modèle turc
La Turquie ne semble toutefois pas aujourd'hui confrontée à un véritable danger de dérive islamiste en raison de la présence de garde-fous très importants.
Les premiers résident dans les spécificités du modèle turc qui concilie l'identité musulmane avec les valeurs occidentales de démocratie et de pluralisme. Les particularismes de la Turquie au sein du monde musulman ne sauraient être oubliés :
- un Etat laïc solidement établi , qui fait l'objet d'un fort attachement populaire ;
- une démocratie pluraliste, elle aussi profondément ancrée dans la conscience populaire, malgré quelques vestiges législatifs hérités des régimes militaires ;
- et un niveau de développement économique et la présence d'une classe moyenne sans équivalent dans les autres pays musulmans.
Ce modèle turc, démocratique et pluraliste, partageant l'essentiel des valeurs occidentales dans un pays musulman, constitue un rempart efficace contre une éventuelle montée du fondamentalisme.
La mouvance islamiste turque apparaît, en second lieu, très hétérogène. Il serait erroné de voir dans l'islam une force monolithique qui menacerait le régime établi. Le Refah n'a pas le monopole du parlementarisme musulman en Turquie et est, au demeurant, divisé :
- la personnalité charismatique de M. Erbakan ne dissimule pas les divisions d'une mouvance éclatée ; le Refah s'apparente à un parti « attrape-tout » dans les grandes villes de l'ouest et un parti plus provincial et conservateur dans le centre et l'est anatolien ;
- le Refah est loin d'autre part d'avoir le monopole de la représentation politique islamiste et les confréries religieuses étaient traditionnellement proches d'autres partis ;
- il faut surtout rappeler le poids considérable de la communauté alévie qui rassemble en Turquie dix à quinze millions de citoyens ; cette minorité religieuse, issue du chiisme (dont elle s'est éloignée pour des raisons historiques liées à l'Empire ottoman) et dont le principe premier est le secret de l'appartenance, suscite l'hostilité de la communauté sunnite et surtout des traditionalistes.
- on ne saurait enfin confondre la progression du Refah, recrutant ses partisans parmi les mécontents mais depuis longtemps intégré au système politique, avec l'émergence de petits groupes fondamentalistes radicaux.
Pour toutes ces raisons, le succès électoral du Refah a une signification probablement plus politique que religieuse, manifestant la désaffection d'une partie de l'opinion (21 %) à l'égard des partis politiques traditionnels qui se sont partagés le pouvoir depuis le retour à un régime civil.
3. La nécessité de combattre l'extrémisme religieux par l'Etat de droit et le progrès économique
Le péril de l'extrémisme religieux et de l'islamisme liberticide -qui n'a triomphé que dans des Etats dictatoriaux- est donc faible dans la Turquie démocratique et pluraliste d'aujourd'hui où, malgré les résistances héritées de l'histoire, la presse et les médias en général -radios, télévisions- disposent d'une grande liberté.
Un double risque demeure néanmoins latent :
- celui d'abord de voir les déséquilibres économiques et sociaux, le vieillissement des institutions et les accusations de corruption renforcer, au fil des ans, le nombre des mécontents et, de ce fait, le vote protestataire islamiste, avec le danger de voir alors réapparaître sur la scène politique une armée turque qui se poserait en garante de l'ordre kémaliste.
- le risque ensuite de voir se développer, parallèlement à l'islam conservateur et modernisateur, un extrémisme religieux qui pourrait s'appuyer sur une islamisation du PKK et sur le clivage entre sunnites et alévis pour déboucher sur des actions violentes et un clivage social explosif.
S'il convient de dissocier clairement un islam modéré, inscrivant son action dans un cadre légal, et un extrémisme religieux s'appuyant sur des mouvements radicaux violents, il est essentiel pour la Turquie de s'attaquer aux racines du mal dont l'islamisme se nourrit. Cela suppose des réformes profondes visant à conforter l'Etat de droit et à avancer sur la voie du progrès économique et social.
Cela suppose aussi que les partenaires européens de la Turquie confortent la spécificité du modèle turc par une coopération renforcée et ne favorisent pas, au contraire, par des réticences excessives, un sentiment d'exclusion dans lequel se nourriraient les tentations d'un islam conquérant et extrémiste.
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C. L'HYPOTHÈQUE MAJEURE DE LA QUESTION KURDE
1. La question kurde, un défi déterminant pour la Turquie
Sur environ 25 millions de Kurdes, partagés entre plusieurs Etats, (principalement la Turquie, l'Irak, l'Iran, la Syrie et les républiques du Caucase), près de la moitié vivent sur le territoire turc.
Ils représentent, sur les 60 millions d'habitants de la Turquie, environ un cinquième de la population, quelque 12 millions de personnes . Si environ la moitié vit toujours dans les zones rurales d'implantation traditionnelle de l'est et du sud-est, de fortes minorités résident désormais dans les grandes villes comme Istanbul, Ankara ou Izmir. Les régions turques traditionnelles sont sous-développées et font apparaître une forte disparité du revenu par habitant entre les régions à majorité kurde et le reste de la Turquie. Enfin et surtout, la lutte armée y est conduite depuis 1984 par le PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), né à la fin des années 70, qui dispose de combattants bien entraînés et d'une milice armée, auxquels s'oppose, avec des moyens considérables, l'armée turque.
L'intensification de l'insurrection, la situation dans le sud-est et la question kurde en général constituent ainsi, de facto, une question cruciale pour les autorités turques, alors même que l'arsenal constitutionnel et législatif interdit d'aborder clairement la question et que l'absence des partis kurdes modérés au Parlement les prive d'interlocuteurs possibles. Dans ce contexte, les principaux partis politiques turcs n'abordent pas de front la question kurde, en raison à la fois du risque de sanction et de la forte tradition nationaliste en Turquie. Mais tous s'accordent pour lutter contre le terrorisme et refuser de négocier avec le PKK. Et, pour la plupart des dirigeants turcs, l'objectif majeur est d'éviter le démantèlement de l'Etat unitaire, le traitement du problème kurde passant par une meilleure assimilation et par le développement économique de la région.
C'est dans ce cadre que s'inscrit le « grand projet d'Anatolie du sud-est », le GAP , vaste programme de développement économique constitué de la construction de 22 barrages pour régulariser le débit du Tigre et de l'Euphrate, accroître les surfaces cultivables et la production d'électricité.
Mais la répression du terrorisme s'est traduite par de vigoureuses actions militaires contre le PKK , notamment des bombardements aériens en territoire turc et des incursions en territoire irakien. Cette répression, sans parvenir à ses fins malgré les violations des droits de l'homme associées à ces campagnes militaires, a propulsé la question kurde à la une de la presse turque et accentué les critiques de la communauté internationale.
Cette émotion internationale a de surcroît été récemment renforcée par la confirmation de la condamnation de six des huit ex-députés kurdes du DEP , qui a conforté dans la région le quasi-culte voué à l'un de ces députés, Leila Zana, qui apparaît désormais comme la figure emblématique de la cause kurde.
On ne saurait enfin mésestimer les vastes implications régionales de la question kurde, la diplomatie turque déployant tous ses efforts pour faire cesser le soutien -militaire ou logistique- apporté au PKK par des puissances étrangères, tandis que la guerre du Golfe est venue encore compliquer la situation en conférant à la question kurde une dimension internationale, l'opération « Provide comfort » étant destinée à assurer la protection des Kurdes d'Irak au nord du 36e parallèle.
2. L'armée turque et la question kurde
L'armée turque est demeurée, en s'appuyant sur diverses dispositions constitutionnelles, un acteur central de la scène politique turque, même depuis l'accession de personnalités civiles à la Présidence de la République -successivement MM. Turgut Özal et Suleyman Demirel. C'est ainsi, à titre d'exemple, que le chef d'état-major des forces armées turques, le général Hakki Karadayi, a rappelé, au lendemain des dernières élections législatives, « le caractère laïc et démocratique de la Turquie », déclaration interprétée comme un avertissement aux islamistes et le rappel que l'armée se considérait toujours comme la garante de l'ordre kémaliste.
Mais c'est naturellement autour de la question kurde que le rôle de l'armée turque est apparu de la façon la plus spectaculaire. La reprise de la guérilla du PKK en 1984, l'aggravation du conflit après le faux-espoir de cessez-le-feu de 1993, et la nouvelle offensive militaire de 1994 marquant la volonté de résoudre militairement le problème, ont conforté cette influence de l'institution militaire en Turquie, de même d'ailleurs que les turbulences de l'environnement régional du pays et ses contentieux permanents avec la Grèce.
Il reste que la situation sur le terrain ne fait apparaître aucun élément de détente rapide. Si le PKK semble en perte de vitesse, son élimination n'est pas pour demain. Et si l'approfondissement du processus démocratique et les efforts économiques -notamment le projet du GAP- sont indispensables pour sortir de l'engrenage de la violence, la lutte contre le terrorisme par les moyens militaires demeure, aux yeux des autorités turques, un mal nécessaire pour maintenir l'unité de l'Etat turc.
3. L'impasse d'une approche exclusivement militaire
Pour l'heure, les positions adoptées par les différents partis politiques ne laissent pas présager d'évolution rapide à l'égard de la question kurde. D'autant que l'absence de toute représentation au Parlement du parti pro-kurde autorisé à se présenter aux élections laisse entière la question pour le nouveau gouvernement de disposer d'un interlocuteur avec lequel il serait possible d'engager un dialogue.
Or, dans le même temps, la plupart des observateurs concluent à l'impasse d'une approche exclusivement militaire.
Certes, le projet du GAP constitue un facteur d'amélioration de la situation, susceptible d'accroître le développement économique d'une région dont les potentialités sont considérables, mais aussi de créer de nouvelles relations entre la population kurde locale et les techniciens turcs appelés à développer ce projet.
Mais le traitement de la question kurde à long terme passe aussi -même s'il appartient naturellement aux Turcs, et à eux seuls, de décider ce qui doit être fait- par le retour à l'Etat de droit dans le sud-est, par la reconnaissance de certains droits culturels et d'expression (presse, médias, enseignement), et par la mise en oeuvre de mesures de décentralisation, de nature à satisfaire certaines aspirations kurdes.
La France, pour sa part, sans méconnaître naturellement à la Turquie le droit à la souveraineté et à l'intégrité de son territoire, a toujours considéré que la solution militaire ne pourrait résoudre le problème kurde et que seule une approche politique de cette question permettrait d'y parvenir.
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